l’élargissement
de l’OTAN de 1993 à 1999 FACTEUR DE RAPPROCHEMENT ENTRE LA CHINE ET LA
RUSSIE
Nathalie
Hoffmann
Depuis
qu’elle a été évoquée en 1993, la question de l’élargissement de
l’Alliance atlantique à plusieurs pays autrefois sous la coupe du bloc
soviétique a suscité à Moscou, mais aussi à Pékin, une multitude
d’interrogations et d’inquiétudes. Alors qu’un élargissement de
l’Union européenne (UE) voire de l’Union de l’Europe occidentale
(UEO) à différents pays d’Europe orientale ne soulevait pas
d’objection pour Moscou et Pékin il n’en allait pas de même avec un élargissement
de l’OTAN. Celui-ci posait, en effet, de nombreux problèmes tant à la
Russie qu’à la Chine. Plusieurs éléments étaient mis en relief, le leadership
des États-Unis sur cette structure restant, malgré tout, le nœud de la
question. La République populaire de Chine (RPC) pour sa part, bien
qu’apparemment moins concernée par cette question que ne l’est Moscou,
considère que cet élargissement de l’OTAN, constitue pour le camp
occidental - et en premier lieu pour les États-Unis - un renforcement de
puissance susceptible de modifier l’équilibre stratégique actuel en la
seule faveur de Washington. Nous nous proposons donc d’examiner les
positions chinoises en la matière et de voir quels ont été les points
soulevés par Pékin et leur impact sur les relations sino-russes.
La question de l’élargissement
de l’Alliance atlantique
Le
cadre
Comme
l’indique Nicole Gnesotto, la question de l’élargissement de l’OTAN
peut trouver deux justifications. On peut considérer que la guerre froide
achevée, l’élargissement de l’Alliance atlantique peut permettre une réconciliation
entre les anciens adversaires (ce qui avait été le cas entre la France et
l’Allemagne)
ou estimer, au contraire, qu’il permettra aux États-Unis de mener une
politique hégémonique malgré la fin de la guerre froide.
D’une
certaine manière, que la Chine s’en tienne à l’une ou l’autre des
deux hypothèses soutenant l’élargissement de l’OTAN ne change pas
radicalement les conclusions que Pékin peut en retirer. En effet, quelle
que soit l’analyse des motifs qui ont conduit à cette politique d’élargissement,
sa mise en œuvre entraîne une modification de la donne stratégique. Ce
faisant, elle impose au régime chinois une nouvelle analyse de son
environnement et la nécessité d’y faire face par la mise en place
d’une politique adaptée.
Cette
situation est d’autant plus importante que dans le contexte d’une année
1999 lourde de symboles pour le régime communiste chinois,
plusieurs éléments peuvent être analysés négativement par Pékin ou, à
tout le moins, l’irriter :
—
la symbolique de la date retenue finalement pour procéder à un élargissement
de l’Alliance à de nouveaux membres (le cinquantième anniversaire de
l’OTAN et pratiquement le dixième anniversaire de la chute du mur de
Berlin) ;
—
le choix des nouveaux membres ;
—
la possibilité d’élargissement à de nouveaux membres ;
—
l’inconnue quant à une adhésion de la Russie elle-même.
Les États-Unis
ont certes pris grand soin de ménager la susceptibilité russe en préservant
son statut de “grande puissance” mais la Chine de son côté s’est
vue, une nouvelle fois, mise à l’écart de ces dernières. Or, en
refusant de lui reconnaître ce statut auquel le régime communiste chinois
aspire pourtant depuis sa victoire sur les troupes nationalistes en 1949,
les États-Unis prenaient le risque de pousser Pékin à prendre des mesures
allant à l’opposé de leurs intérêts. Nous en donnerons des exemples
par la suite.
En
plus, et ce fait ne pouvait, que pousser la RPC à avoir une interprétation
négative des intentions américaines : bien qu’engagés dans une
politique de dialogue avec les Russes, les Américains ne renonçaient pas
pour autant aux moyens diplomatiques ou militaires dont ils disposaient pour
promouvoir leurs intérêts
en Europe mais aussi ... en Asie.
Il fallait également y ajouter que très rapidement, les États-Unis
allaient considérer que l’extension de l’OTAN à de nouveaux membres
ainsi qu’à de nouvelles missions faisait partie intégrante de
l’influence américaine sur les pays européens.
Cette
perception de la situation a donc, sans aucun doute, contribué à
entretenir le mouvement de rapprochement entre la Chine et la Russie, amorcé
dès le deuxième semestre de 1989 avant les événements de la place Tian
An Men. Elle a également vraisemblablement participé au fait que des
prises de positions communes aient été adoptées sur les différentes
facettes de l’élargissement de l’OTAN ainsi que sur de nombreux
dossiers.
Les
raisons de l’opposition russe et chinoise à l’élargissement de
l’OTAN
Ainsi
que le dit Xue Gang, chercheur de l’Institut chinois d’études stratégiques
internationales,
la Russie a, dès 1993, montré son opposition aux projets d’élargissement
de l’OTAN. L’opposition russe était dictée par la volonté de protéger
à la fois sa position stratégique en Europe et sa sécurité face à un
“grignotage stratégique progressif” de la part de l’OTAN alors
que les questions économiques - qui auraient du, à la fin de la guerre
froide, recevoir une plus grande attention- étaient, quant à elles,
repoussées à une date ultérieure.
Elle ne pouvait, dans cette manière de voir, qu’être suivie par la
Chine... Xue Gang distingue donc trois phases dans les positions russes face
à la question de l’élargissement :
—
le rapprochement avec l’OTAN dans le cadre du partenariat pour la
paix (juillet 1994) ;
—
la menace du recours à des actions politiques et militaires
(mi-septembre 1995) ;
—
l’imposition par la Russie de certaines de ses vues stratégiques
concernant l’expansion de l’OTAN (à partir du deuxième semestre 1996).
Lors de
la première étape, la Russie allait en quelque sorte chercher à retarder
le processus d’élargissement de l’OTAN. Elle allait, pour ce faire,
contrer le projet avancé en janvier 1994 par les pays de l’Alliance
atlantique aux anciens membres du Pacte de Varsovie (l’établissement
d’un partenariat pour la paix -PPP) en demandant, au mois de juillet de la
même année, une transformation complète de l’organisation de la sécurité
régionale en Europe. Comme les pays occidentaux y répondaient par la négative
et mettaient en place le calendrier concernant l’élargissement de
l’OTAN aux pays est-européens, la signature des documents ayant trait
aux relations Russie-OTAN
fut reportée tout comme la participation officielle de la Russie au
partenariat pour la paix.
La
modification de la politique des pays de l’OTAN vis-à-vis de
l’ex-Yougoslavie à l’automne 1995 allait provoquer de nouvelles réactions
de la part de Moscou. En lançant, au mois de septembre 1995, une série de
raids aériens contre les Serbes en Bosnie-Herzégovine, l’OTAN étendait
en effet son mandat au théâtre Centre et Est-Europe, contre l’avis de la
Russie et contre un allié de celle-ci... La Chine de son côté
s’insurgeait contre le recours à la force décidé par les États-Unis.
L’OTAN
allait également rendre publique son intention d’étendre l’Alliance à
de nouveaux pays, évoquer la possibilité d’un déploiement de troupes
mais aussi d’armes nucléaires dans les pays concernés. Ces déclarations
allaient conduire la Russie à proclamer sa volonté de mettre en place une
alliance militaire similaire au Pacte de Varsovie et susciter une nouvelle
opposition de la part de Pékin. A la mi-septembre, le président Eltsine
paraphait donc le document sur les orientations stratégiques de la CEI
tandis que se posait la question de la réaction russe en fonction du choix
des futurs candidats à l’adhésion.
A
partir du deuxième semestre de l’année 1996, la position de la Russie
entre dans une nouvelle phase et va quelque peu se modifier. Incapable
d’empêcher l’élargissement (et alors que la question de son utilité
demeure soulevée)
Moscou demandait désormais à l’OTAN des “garanties” qui prennent en
compte ses intérêts stratégiques. Plusieurs personnalités allaient même
jusqu’à évoquer les risques de déstabilisation qui pesaient sur un
gouvernement russe affaibli ainsi que les dangers provoqués par le
processus d’élargissement de l’OTAN sur une montée des extrémismes très
envisageable selon eux.
La Russie demandait ainsi qu’il n’y ait pas de déploiement de forces ni
d’armes nucléaires sur le territoire des nouveaux membres de
l’Alliance, que les États baltes ne fassent pas partie des candidats à
l’adhésion, que Moscou soit consultée dans le cadre de l’élargissement
de l’Alliance
mais aussi que cette dernière instaure des relations formelles avec elle.
En
parallèle, la Russie mettait en place une stratégie visant à faire
contrepoids à l’élargissement de l’OTAN. Elle instaurait un système
de défense collective parmi les pays de la CEI, mettait un frein au désarmement
nucléaire
(le Parlement russe - la Douma - refusait ainsi de ratifier START II)
et développait de manière considérable ses relations extérieures avec
les pays d’Orient dont la Chine.
Elle
finissait par obtenir gain de cause sur la question du déploiement des
armes nucléaires (au mois de décembre 1996) et sur celle du
stationnement de forces de l’OTAN sur le sol des nouveaux membres de
l’Alliance (en mars 1997).
Enfin, de nouvelles propositions lui étaient faites dans le domaine de la réduction
des armements en Europe.
Le rapprochement
Russie-OTAN... et ses répercussions sur les positions chinoises
Un
rapprochement forcé entraînant une redéfinition
de la politique étrangère russe
En
mars 1997, lors du sommet Clinton-Eltsine à Helsinki, bien que demeurant
hostile à tout élargissement de l’OTAN en direction des pays d’Europe
orientale, le changement d’attitude de la Russie allait démontrer que
Moscou ne pouvait s’opposer à la volonté américaine. Elle signait donc,
à la fin du sommet, un “Acte fondateur” établissant ses
relations avec l’Organisation atlantique.
Nombre de désaccords demeuraient toutefois, notamment sur la question de
la non-adhésion de certains pays de l’ex-URSS, principalement les États
baltes et l’Ukraine. Le président russe aurait, néanmoins obtenu à
cette occasion, des garanties sur le fait qu’aucune “décision
importante” (mais ce terme reste vague) ne serait prise sans la
participation de la Russie.
Malgré
les “garanties” obtenues à Helsinki, le président russe s’attachait
rapidement à redéfinir la place de la Russie dans son environnement. Il
donnait ainsi un éclat tout particulier à la visite qu’effectuait, fin
avril 1997, le président chinois Jiang Zemin. Les deux dirigeants signaient
en effet un texte dans lequel ils décrivaient leur vision de l’après-guerre
froide et leur refus commun de “voir le nouvel ordre mondial dominé
par un seul pays”[17].
Réaffirmant
l’importance du partenariat stratégique russo-chinois, Boris Eltsine se félicitait
également de l’essor des relations “au sein du triangle stratégique
Moscou-Pékin-Delhi” et souhaitait aussi voir s’ouvrir les relations
extérieures russes sur des pays comme l’Iran.
Mais
cela n’empêchait toutefois pas le président russe de saluer, à la
mi-mai 1997, la conclusion d’un nouvel accord entre l’OTAN et la Russie :
le futur Acte fondateur qui devait être signé le 27 mai 1997 à Paris et
qui lierait la Russie aux seize pays de l’OTAN. Les relations tissées
entre les deux pays depuis l’éclatement de l’URSS permettaient à la
Chine d’accueillir favorablement cette décision.
Outre
le fait que les deux pays avaient réussi, depuis 1991, à mettre en place
des relations qu’ils qualifiaient de “mutuellement profitables”
à la fois dans les domaines de l’économie et de la défense, ils
insistaient tous les deux sur l’identité de leurs vues en matière de
questions internationales et en tout premier lieu sur ce à quoi ne devait
pas correspondre le nouvel ordre mondial.
Tous
deux refusaient en effet l’émergence d’un monde unipolaire,
l’apparition de nouvelles lignes d’opposition entre les pays qui
reprendraient les anciennes lignes de confrontation, la domination de pays
par d’autres. La coexistence pacifique, insistait Pékin, devait
constituer la base des relations internationales modernes. La souveraineté
nationale devait être respectée, les ingérences extérieures condamnées
et le mode de règlement pacifique des crises devait être privilégié
par dessus tout, le recours à la force ou la menace du recours à la force
étant condamné tout comme l’étaient les sanctions économiques ainsi
que, précisait Pékin, toute intervention armée menée au nom d’une
quelconque organisation régionale sans mandat de l’ONU.
Dans
tous ces domaines, les deux pays estimaient pouvoir apporter une
contribution des plus significatives et ils allaient en effet attacher une
importance toute particulière au règlement de crises régionales dans différentes
parties du monde, au Proche-Orient, en ex-Yougoslavie, en Afrique ou en Asie
méridionale.
Du
fait de cette grande proximité de vues entre les deux voisins, Pékin ne
voyait donc aucune raison de s’opposer à l’établissement d’un
dialogue plus suivi entre la Russie et les pays de l’OTAN et elle annonçait
ainsi qu’elle espérait qu’il permettrait à Moscou de renforcer ses
relations avec les pays européens.
Cela n’empêchait pas la RPC de préciser qu’elle soutenait la Russie
dans ses droits et intérêts, qu’elle comprenait parfaitement la position
de Moscou face à la question de l’élargissement de l’OTAN qui, selon
elle, donnait aux deux pays un motif de convergence stratégique supplémentaire.
Elle insistait d’ailleurs lourdement sur le fait que les actions de
l’Alliance ne correspondaient ni avec les intérêts de sécurité ni
avec les souhaits des pays concernés et qu’elles devraient plutôt mener
une politique de stabilisation et de paix en Europe et dans le monde.
Prudente,
Moscou se réservait donc la possibilité d’adopter des “réserves” et
de revoir ses relations avec l’OTAN au cas où l’organisation déciderait
de s’élargir à des pays de l’ex-URSS. C’est dans ce cadre-là
qu’elle pensait mettre en place une union avec la Biélorussie, concevoir
un nouveau concept de doctrine de sécurité demeurant basé sur le principe
de la dissuasion et développer ses relations avec l’Asie...
Le
12 juin 1997, les États-Unis faisaient savoir que la liste des premiers
pays à être admis au sein de l’OTAN serait limitée à la Pologne, la
Hongrie et la république tchèque
à l’exception de tout autre que les États-Unis n’estimaient pas prêts,
en effet, à remplir les conditions d’une participation à l’OTAN. Cette
décision allait être entérinée lors du sommet de Madrid au mois de
juillet 1997.
Vers
une opposition Russie-OTAN de plus en plus marquée et une communauté de
vue Chine-Russie de plus en plus grande
Les
relations entre l’Alliance et la Russie allaient, à partir du sommet de
Madrid de juillet 1997, entrer progressivement dans une phase de
normalisation. Cela ne devait cependant pas empêcher notamment en Asie,
certains pays, et parmi eux le Japon, de craindre que l’élargissement de
l’OTAN ne produise des effets plus déstabilisants que stabilisants. Ils
redoutaient notamment qu’il ne conduise à déstabiliser la Chine ou bien
à réactiver une alliance entre Moscou et Pékin.
Toutefois,
c’est de Russie que devaient provenir quelques inquiétudes à l’été
1998. Moscou s’affirmait en effet “très préoccupée par
l’activité grandissante du bloc de l’Atlantique nord dans les anciennes
républiques d’Asie centrale”[24]
et notamment les plans d’extension de la coopération dans le cadre du
programme de partenariat pour la paix (PPP).
Élément
central de la coopération entre les pays de l’Alliance et ses
partenaires, le PPP, lancé lors du sommet de l’OTAN à Bruxelles en 1994,
avait pour objectif de promouvoir la coopération militaire afin, en
final, de favoriser une approche commune de la sécurité dans la région
euro-atlantique. Il avait été complété en mai 1997, après la tenue de
la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’OTAN à Sintra,
au Portugal, par la création d’un Conseil de partenariat euro-atlantique
(CPEA) constituant un forum de consultation et de coopération sur les
questions liées à la défense et la sécurité.
Moscou
avait donc prêté une grande attention aux visites effectuées par le secrétaire
général de l’OTAN et le président du comité militaire de l’Alliance
dans les républiques d’Asie centrale entre le mois de mars et le mois de
juillet 1998. Ces visites suivaient, de fait, la mise en place, effective
depuis le lancement du PPP, d’un bataillon de maintien de la paix composé
de militaires ouzbeks, kazaks et kirghizes, la réalisation de manœuvres
communes avec des unités de pays membres de l’OTAN ainsi que l’évocation
d’une possible formation d’officiers ou de modernisation du matériel
de certains pays de la région.
La
Russie redoutait donc que ce rapprochement entre l’Alliance et les républiques
d’Asie centrale ne se traduise, à terme, par un affaiblissement des
positions économiques, politiques et militaires de la Russie dans la
zone, les États-Unis confirmant par ce biais leur intérêt pour ces
pays. Dans cette optique, la Chine ne pouvait que se montrer, elle aussi, un
peu plus inquiète des facilités que l’OTAN pouvait se voir reconnues à
ses propres marches... d’autant que ses relations avec les États-Unis
demeuraient pour le moins houleuses.
C’est
dans ce contexte que l’opposition entre les pays occidentaux proches de
l’OTAN et la Russie allait s’amplifier. Deux dossiers d’actualité
internationale vont en être la cause : l’ex-Yougoslavie d’une
part, la politique américaine dans le Golfe de l’autre.
La
rencontre entre le président russe et le président yougoslave qui se
tint à Moscou à la mi-juin 1998 ne devait pas donner de résultats “suffisamment
satisfaisants”. La communauté internationale souhaitait obtenir le
retrait des forces de sécurité serbes stationnées au Kosovo, elle
n’obtenait pourtant que l’engagement du président Milosevic de
reprendre les négociations avec les représentants de la communauté
albanaise tandis que le Monténégro adoptait une résolution demandant
l’application des exigences de la communauté internationale et que les
Albanais du Kosovo réitéraient leurs appels à l’intervention de
l’OTAN.
La
question yougoslave allait, une fois de plus, donner l’occasion à la
Chine d’apporter son soutien à Moscou. Les deux pays estimaient en effet
que le recours à la force que certains des pays du groupe de contact (qui
comprend l’Allemagne, les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne,
l’Italie et la Russie), souhaitaient mettre en œuvre devait être
subordonné à une autorisation de l’ONU. Or, la Russie et la Chine,
toutes les deux membres du Conseil de Sécurité et dotées d’un droit de
veto, y étaient fermement opposées.
Les
autorités russes allaient proposer qu’une force internationale
d’intervention soit constituée en dernier recours. L’objectif était
multiple. Les Russes cherchaient tout à la fois à éviter que les États-Unis
ne fassent, selon l’expression de Sophie Shihab,
“cavalier seul” dans les Balkans et ne répètent l’intervention
en Bosnie. Mais ils voulaient également éviter de se retrouver marginalisés
par les décisions de l’OTAN et craignaient que les événements
n’aboutissent à imposer durablement la présence et l’influence des
États-Unis dans une zone où ils n’avaient pas été des acteurs à part
entière lors des premières guerres mondiales. Ils redoutaient également
qu’une intervention n’encourage d’autres séparatismes, qu’ils se
trouvent dans les Balkans ou bien dans la sphère d’influence russe
traditionnelle (Tchétchénie notamment) ce en quoi ils devaient,
vraisemblablement être rejoints par la Chine.
Dans
le cas du dossier irakien, l’opposition Russie-États-Unis allait avoir
des répercussions directes sur les relations entre Moscou et l’Alliance
atlantique (et provoquer, dans le même temps, un nouveau rapprochement
entre la Russie et la Chine). C’est en effet l’OTAN qui devait, en décembre
1998, faire les frais de l’opposition russe à la politique américaine
dans le Golfe. Le déclenchement de l’opération “Desert Fox”
devait en effet entraîner la suspension de la participation du ministre
de la Défense russe à un comité Russie-OTAN qui devait se tenir à
Bruxelles.
Les
Russes estimaient en effet qu’il ne servait à rien de participer à ce
type de comité si leur position concernant les grandes questions
internationales, en l’occurrence sur les frappes contre l’Irak, n’était
pas écoutée. De fait, l’opposition entre Washington et Moscou remontait
à déjà plusieurs années. Elle s’avérait patente lorsque, au mois de
novembre 1998, les membres du Conseil de Sécurité se retrouvaient opposés
en deux camps : d’un côté les États-Unis et la Grande-Bretagne, de
l’autre la France, la Russie et la Chine,
favorables à l’acceptation irakienne de reprendre la coopération avec
l’UNSCOM.
Le
résultat en fut quasi-immédiat, les représentants chinois et russes
profitant de leur participation au sommet de l’APEC à Kuala Lumpur pour
discuter de la crise irakienne. Les deux ministres des Affaires étrangères
demandaient ainsi qu’une plus grande diplomatie soit mise en place pour
aplanir le contentieux entre l’Irak et les Nations unies.
Ces déclarations communes étaient même aussitôt relayées par
l’ambassadeur de Russie en Chine qui annonçait que le sommet bilatéral
prévu du 22 au 25 novembre 1998 en Russie entre les deux présidents
aurait notamment pour objectif de forger “un nouvel ordre mondial
visant à réduire l’influence américaine”. Il déclarait également
que, selon lui, “les deux pays partagent des opinions similaires ou
identiques sur de nombreuses questions de politique étrangère”[33].
Il n’était pas à proprement parler question d’une alliance entre les
deux pays mais plutôt d’entretenir les avancées positives du “partenariat
stratégique” instauré en 1996.
Le
déclenchement de l’opération “Desert Fox” le 16 décembre
1998, par les États-Unis et la Grande-Bretagne allait provoquer
l’indignation de la Chine et de la Russie qui réclamaient toutes deux
l’arrêt des bombardements.
La Chine estimait même qu’il s’agissait d’un dangereux précédent
qui risquait de provoquer une escalade du conflit.
L’opération allait en tout cas remettre à l’ordre du jour à Moscou la
création du triangle stratégique avec la Chine et l’Inde (malgré des
relations toujours difficiles entre les deux derniers)
et conduire la Chine et la Russie à dénoncer lors d’un forum sur la défense
à Munich, au début du mois de février 1999, l’élargissement des blocs
militaires “qui ne contribuent pas au développement de la paix”[37].
L’évolution
du dossier yougoslave n’allait pas permettre aux relations entre la
Russie, la Chine et l’OTAN de s’améliorer. En effet, la menace de
recours à la force faite par le Conseil de l’OTAN à la fin du mois de
janvier 1999 au cas où les différentes parties à la crise refuseraient de
participer à la conférence de Rambouillet, même si elle avait été faite
pour amener les différentes parties à la table des négociations,
n’avait aucune chance de recevoir le soutien de Moscou et Pékin. Les résultats
de la conférence qui se tint du 6 au 23 février 1999 n’allaient
cependant donner qu’un résultat mitigé. Il était en effet décidé de
remettre au 15 mars, la tenue d’une nouvelle réunion qui aurait lieu
à Paris. Ajournée dès le 19 mars, elle allait être à la source d’une
nouvelle intervention dans les Balkans... à laquelle Chine et Russie se
montraient résolument hostiles.
Quelques perspectives
On
peut donc identifier des permanences dans les prises de position chinoises
qui doivent servir de grille de lecture face aux réactions du régime et
d’indices pour l’avenir :
—
dans le cadre du processus d’élargissement de l’Alliance
atlantique, la Chine se voit exclue du jeu diplomatique international
alors qu’elle ne veut pas se contenter d’une position de puissance
asiatique mais se voir reconnaître celle de puissance mondiale ;
—
elle rejette de manière systématique (comme elle l’a fait par
exemple dans le cas des crises irakiennes), le recours à la force qui lui
rappelle les interventions étrangères contre un Empire chinois déclinant
(et qui avaient conduit aux “Traités inégaux”) ou, à la période
contemporaine, les opérations menées au nom de l’ONU des années 1950
aux années 1970 (contre lesquelles elle s’était également insurgée) ;
—
elle rejette également les interventions militaires sur le sol de
pays qu’elle considère comme “souverains” et les qualifie d’ingérence
et de “violation du droit international”.
Derrière
ces prises de position, il s’agit en fait pour Pékin d’éviter, à
terme, qu’en soutenant la mise en œuvre de ce genre de mesures par la
communauté internationale (mais surtout par les États-Unis), la Chine ne
cautionne des interventions qui pourraient peut-être être envisagées par
certains pays... à son encontre ?
Si
l’on observe la position chinoise face à “l’élargissement géographique”
de l’OTAN, on s’aperçoit que Pékin analyse ce “grignotage
territorial” progressif comme dirigé contre la sphère russe au
moment où justement celle-ci est la plus faible. Cette situation ne pouvait
que susciter la sympathie de Pékin envers un voisin avec lequel elle s’était
réconciliée mais être également source d’inquiétude car elle analyse
ce processus comme risquant de remettre en cause l’unité de l’ensemble
géopolitique né de l’éclatement de l’URSS et susciter l’émergence
de nouvelles entités ?
Enfin,
un autre volet de l’élargissement de l’OTAN constitue lui aussi une
source supplémentaire d’inquiétude pour Pékin. Les Américains ont
demandé, au début du mois de décembre 1998, à leurs alliés européens
d’élargir le champ des missions de l’OTAN “afin de s’adapter aux
nouvelles menaces du xxie
siècle”. L’administration américaine cherchait ainsi à faire
avaliser par les membres de l’Alliance atlantique leur politique de lutte
contre, notamment, les armes de destruction massive.
Cette exigence mettait en tout cas l’ensemble des membres de l’OTAN
devant le problème de la définition d’un nouveau concept stratégique.
Si tous les membres étaient d’accord pour mettre à jour le concept de
l’Alliance qui datait déjà de 1991, les positions divergeaient complètement
quant à la nouvelle définition des missions et à ses mandats.
La Chine pouvait, en tout cas, craindre que ce nouveau concept stratégique
ne finisse, en devenant d’application générale (et de plus en plus
contraignante) et plus seulement américaine, par lui être opposé par un
nombre croissant de pays. Les États-Unis avaient-ils alors trouvé le moyen
d’imposer à leurs alliés leurs orientations et de faire en sorte
d’avoir les moyens de leur dicter leur ligne de conduite ?
Ce
faisant, la Chine risque-elle alors de se retrouver dans le même état
d’esprit que lorsque ses dirigeants disaient que “les agressions impérialistes
ont détruit les illusions des Chinois qui comptaient s’instruire auprès
de l’Occident” ?
Sa
position face à l’élargissement de l’OTAN et le refus manifeste des États-Unis
de la considérer comme une grande puissance y compris sur un dossier
“européen” comme celui de l’OTAN, ne risque-t-elle pas de renforcer
ses relations avec la Russie ?
Reprendra-t-elle
alors ce vieux principe historique établi par Mao :
“à l’extérieur
(du pays) il faut nous unir dans une lutte commune avec toutes les
nations du monde qui nous traitent sur un pied d’égalité” ?
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