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Le projet de zone dénucléarisée d’Asie centrale
Bernard Sionneau
En mai 1995, le traité de non prolifération (TNP) est reconduit pour une durée illimitée. Le document final produit par la Conférence de New York[1] sur les progrès et l’extension du traité, se prononce en faveur de la création de nouvelles zones dénucléarisées dans le monde. C’est à partir de cet encouragement que les cinq États d’Asie centrale[2] décident de se lancer dans la création d’une zone dénucléarisée englobant leurs territoires[3]. Plusieurs sessions et des engagements officiels confirment leur ambition de voir avancer le projet : la déclaration d’Almaty du 28 février 1997, le rapport de Tachkent produit le 15 septembre 1997 par les ministres des Affaires étrangères des cinq, la déclaration de Bichkek[4] formulée le 10 juillet 1998 lors d’une réunion de consultation avec des experts internationaux. C’est au cours de la réunion de Tachkent (septembre 1997), que les principes de base d’une zone dénucléarisée d’Asie centrale sont énoncés[5] : - la zone devra être totalement exempte d’armes nucléaires ; - les membres du traité, mais également tous les États intéressés, s’engageront à contribuer à son bon fonctionnement ; - l’accord sur la création d’une zone dénucléarisée inclura un système de contrôle efficace permettant de s’assurer que les engagements pris sont respectés ; - le type de contrôle susmentionné sera mis en œuvre, conformément aux recommandations de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique et au système de garanties conçu par le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Lors de la Conférence de Tachkent, le ministre ouzbek des Affaires étrangères insiste sur la nécessité de créer un dispositif fiable, destiné à fédérer les efforts consentis par les parties impliquées dans le traité en matière de dénucléarisation. Ce dispositif doit comprendre : - des mesures efficaces pour assurer le respect du régime de non-prolifération ; - la création d’un système fiable de contrôle des armements ; - la protection de l’environnement contre les pollutions dues à l’exploitation mal maîtrisée des produits fissiles ; - des mesures contre le détournement de technologies et matériels nucléaires[6]. L’Assemblée générale des Nations Unies légitime le processus en adoptant plusieurs résolutions. La résolution 52/38S du 9 décembre 1997 et la résolution 53/77A du 9 décembre 1998, toutes deux intitulées “Création d’une zone dénucléarisée d’Asie centrale”, mettent en avant plusieurs éléments : elles réclament l’assistance de tous les États dans la réalisation de cette initiative régionale ; elles félicitent les États d’Asie centrale pour les mesures concrètes prises dans la préparation juridique du projet ; elles réclament l’assistance du secrétariat général des Nations Unies pour la finalisation d’un accord[7]. La dernière conférence sur les progrès du TNP, organisée à New York du 14 avril au 19 mai 2000, prenait acte de la dimension internationale du projet de dénucléarisation de l’Asie centrale. Elle rappelait que la réunion de Tachkent (15-16 septembre 1997) avait vu la présence de nombreuses délégations officielles envoyées par les Nations Unies, l’Agence Internationale de l’Energie Atomique, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, l’Organisation de la Conférence Islamique, ainsi que les représentants des membres permanents du Conseil de Sécurité et de 54 États-membres de l’ONU. Les réunions organisées à Tachkent, Bichkek, Genève (27-30 avril 1999) et Sapporo (28 septembre-1er octobre 1999)[8] mettaient également en présence des experts appartenant à des centres de recherche privés[9] et officiels. Elles aboutissaient à l’esquisse d’un texte de traité. C’est en effet sur la base de propositions faites à Tachkent qu’une première mouture avait été proposée en avril 1999 à Genève. Elle devait faire l’objet d’améliorations, lors de la réunion suivante de Sapporo en octobre 1999, où la quasi totalité du texte recueillait l’approbation des participants. Une autre réunion était de nouveau organisée à Sapporo (Sapporo II) en avril de l’année 2000[10] qui permettait, selon les propos du secrétaire d’État de la République Kirghiz, de produire un traité presque achevé[11]. La déclaration du 25 avril 2000, faite lors de la Conférence sur le TNP par le vice-ministre des Affaires étrangères du Kazakhstan, M. Kairat Kh. Abusseitov, soulignait les progrès réalisés sur trois ans dans l’élaboration du traité et exprimait le souhait de voir les parties prenantes parvenir dès que possible à un accord sur le texte final[12]. Même si les parties impliquées dans la création de zones dénucléarisées suivent les recommandations définies par l’ONU, chaque projet reste bien spécifique, en fonction des intérêts politiques, économiques et stratégiques régionaux. Il ne peut donc y avoir deux zones semblables. Les différences peuvent apparaître au niveau des obligations consenties par les parties, de la superficie géographique susceptible d’être dénucléarisée, ou des parties concernées par le traité ou le protocole[13]. Les caractéristiques du projetPlusieurs éléments spécifiques de la zone doivent être relevés : - la zone dénucléarisée d’Asie centrale jouxte la Chine populaire et la Russie, deux États du club nucléaire officiel ; - elle se situe également non-loin des territoires de l’Inde et du Pakistan, deux membres du club nucléaire informel ; - jusqu’à la fin des années 1980, l’Asie centrale a servi de terrain privilégié pour les essais nucléaires russes, et les armes nucléaires stratégiques qui y étaient stationnées n’ont été enlevées que récemment ; - certains États d’Asie centrale sont encore liés par des accords de sécurité collective avec la Fédération de Russie dans le cadre de la Communauté des États Indépendants ; il n’est donc pas question pour eux de prendre des engagements contraires à ces accords. Si la zone dénucléarisée d’Asie centrale devait voir le jour, ce serait, comme le notait la représentation japonaise à la 6e conférence d’examen du TNP, la première de ce type dans l’hémisphère nord[14], en raison de la nature de la zone géographique, des formes de transit des armes nucléaires, d’une conception large des États pouvant y adhérer et des parties concernées par le traité. La zone géographiqueLa zone dénucléarisée inclut les territoires, eaux intérieures et espaces aériens appartenant aux cinq Républiques d’Asie centrale. Cependant, la mer Caspienne ne peut en faire partie pour les raisons suivantes : seules deux Républiques couvertes par la zone ont des façades maritimes (Kazakhstan et Turkménistan) ; en outre, cette mer est soumise à un régime juridique particulier : en tant que mer intérieure, elle ne fait l’objet d’aucune partition délimitant eaux territoriales et eaux internationales[15]. Le transit des armes nucléairesLes traités sur les zones dénucléarisées contiennent généralement une clause en fonction de laquelle les partie concernées acceptent ou refusent l’accueil sur leur territoire (terre, mer, air) ou sa traversée, à des navires ou avions étrangers transportant des armes nucléaires. La fréquence ou la durée de ces séjours ou transits n’est pas spécifiée. Au cours de la négociation sur la zone dénucléarisée d’Asie centrale, des avis divergents se sont exprimés sur ce sujet : certains pensaient qu’en raison du refus de la part des puissances nucléaires de divulguer des informations sur le positionnement de leurs armes nucléaires, elles ne respecteraient pas cette obligation et la rendraient pas là même caduque ; d’autres estimaient au contraire qu’ils fallait s’en tenir aux recommandations édictées par l’ONU, selon lesquelles les accords sur les zones dénucléarisées ne doivent consentir aucune exception. Les États-parties au traitéDans la déclaration d’Almaty de 1997, qui appelait à soutenir l’idée de transformer l’Asie centrale en zone dénucléarisée, les présidents des républiques d’Asie centrale avaient émis le souhait que la zone puisse être ouverte à d’autres États. Plus tard, des précisions indiquèrent que seuls les États voisins de la zone, c’est-à-dire ceux dont les territoires étaient contigus, seraient autorisés à devenir parties prenantes au traité lors de sa mise en œuvre. Un précédent de ce type existe déjà avec le traité de Rarotonga (1985). Ce dernier envisage en effet la possibilité, pour un membre du Forum du Pacifique Sud, dont le territoire se trouve à l’extérieur de la zone dénucléarisée du Pacifique Sud, de rejoindre le traité. Toutefois, même si aucune clause d’accession ne figure dans le texte original du traité, les cinq États fondateurs sont toujours à même de l’amender. D’autres précisions ont été faites concernant les parties prenantes au protocole du traité. Il semble également acquis qu’en cas d’un élargissement de la zone dénucléarisée d’Asie centrale, celles-ci seront libres de refuser tout changement apporté à leurs obligations définies dans le texte original[16]. Les parties concernées par le protocole du traitéLes traités portant sur les zones dénucléarisées comportent généralement un protocole assurant leurs membres qu’ils ne feront l’objet, de la part des puissances nucléaires, d’aucune attaque ou menace d’attaque nucléaire. Sur ce point précis, le traité de Tlatelolco fait référence, en des termes généraux, à tous les pays détenteurs d’armes nucléaires, alors que les protocoles des autres traités précisent que cette assurance sera fournie par les cinq membres du club nucléaire officiel (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, Chine populaire, France). Après que l’Inde et le Pakistan ont procédé à des essais nucléaires et se sont présentées comme des puissances nucléaires, la question s’est posée de savoir si ces pays devaient être également invités à signer le protocole de zone dénucléarisée d’Asie centrale. Toutefois, les États-membres du TNP (187 en 1999) n’ont pas voulu leur accorder ce statut officiel dans le mesure où, selon les termes du traité, seuls les pays qui ont fait exploser un engin nucléaire avant le 1er janvier 1967 peuvent prétendre à ce statut. Une autre question, qui reste en suspens, est de savoir si les assurances fournies par les puissances nucléaires doivent l’être sans conditions, c’est-à-dire qu’elles seront valables dans toutes les circonstances, ou si elles doivent être soumises à condition, c’est-à-dire qu’elles laissent la possibilité de frappes nucléaires contre des membres du traité dans certains cas, ainsi que le revendiquent les grandes puissances. Le contexte géopolitique d’une zone dénucléarisée d’Asie centraleCréées de façon artificielle par Staline dans les années 1930, les cinq ex-Républiques soviétiques du Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan, Kirghizstan et Tadjikistan ont, depuis cette époque, assuré à l’URSS un réservoir de ressources naturelles et de main d’œuvre. Le retour des Républiques d’Asie centrale sur la scène internationale date du milieu des années 1990 et semble avoir été motivé par plusieurs facteurs : - la volonté de désenclaver des territoires cernés par ceux de cinq puissances régionales ambitieuses (Fédération de Russie, Chine populaire, Pakistan, Iran, Inde) et dépourvus d’accès aux grandes routes commerciales maritimes[17] ; - le désir de consolider une souveraineté et une intégrité territoriale encore fragiles et de réduire une dépendance de fait par rapport à Moscou, en diversifiant les liens avec le monde extérieur ; - l’intérêt des pays occidentaux pour l’exploitation de nouveaux marchés et des gisements de pétrole et de gaz de la Caspienne, qui permet d’envisager l’ouverture de nouvelles routes commerciales et de nouvelles voies pour l’exportation d’énergie[18]. Malgré ces ambitions communes, plusieurs facteurs compromettent les projets des cinq Républiques. Clientélisme et “localisme”Les cinq Républiques d’Asie centrale conservent des structures politiques héritées de l’Union soviétique. Leurs ex-élites communistes continuent de gouverner sous des noms de partis différents, jouant la carte du nationalisme et pratiquant une politique de pragmatisme flexible[19]. Bien que
des éléments de pluralisme aient été intégrés en politique, dans l’économie
et la société, ces pays n’en demeurent pas moins des États
autoritaires. Leur logique politique interne est fondée sur un équilibre
fragile entre clans et factions. Ancrée dans une culture de clientélisme
et de “localisme”, cette réalité ne favorise pas la mise en œuvre de
réformes fondamentales. En outre, par manque de volonté politique, les
communications entre les nouvelles Républiques ne se font pas : “il
n’existe pas de liaisons aériennes entre elles, les relations bilatérales
sont réduites à des accords techniques, et chacune refuse tout nouvel
ensemble qui pourrait mettre en cause les souverainetés”[20].
Le puzzle ethniquePolitique de russification et tracés arbitraires des frontières posent aux Républiques d’Asie centrale des problèmes de cohésion nationale. Le Kazakhstan doit ainsi composer avec les aspirations d’une population russe qui forme 32 % de la population totale et se concentre dans le nord industrialisé du pays à proximité de la Russie[21]. Les Ouzbeks sont répartis dans l’ensemble des Républiques et tous les autres groupes sont représentés en Ouzbékistan. Il y a plus de Tadjiks en Afghanistan qu’au Tadjikistan. En outre, les principaux centres de population tadjiks sont localisés en Ouzbékistan. Le processus de déstabilisation est encore renforcé par des conflits à l’intérieur même des tribus, qui sont parfois plus sérieux que les luttes inter-tribales. Le Tadjikistan en offre un exemple. L’un des foyers de tensions ethniques les plus explosifs en Asie centrale reste la vallée de Ferghana, un oasis de fertilité au milieu de pics montagneux. Partagée entre trois pays (l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le Tadjikistan), 85 % de ses habitants sont Ouzbeks, répartis principalement dans trois provinces : celle de Leninabad au Tadjikistan, celles de Och et de Jelalabad au Kirghizstan. L’agitation islamiqueAvec la décomposition de l’Union soviétique et la chute de l’idéologie communiste, c’est un islam militant qui, soutenu principalement par les Talibans afghans, tente de prendre le relais en Asie centrale. Bien que les cinq Républiques nouvellement indépendantes soient des pays majoritairement musulmans, leurs dirigeants ont fait de la laïcité un élément clé de leurs constitutions. S’ils considèrent l’islam comme partie prenante de leur sphère culturelle et sont prêts à en utiliser le symbolisme pour plaire aux populations, ils sont tous opposés à un islam politiquement actif qui pourrait menacer leur pouvoir. En outre, l’islam pratiqué en Asie centrale appartient aux traditions libérales et tolérantes Soufi et Jadid ; il est différent de l’islam des Talibans, inspiré par une version extrême de la tradition déobanti, originaire de l’Inde coloniale et du Pakistan. Financées par les Saoudiens, les écoles (madrassas) déobanti tentent de propager dans la région une idéologie qui s’est peu à peu rapprochée du wahhabisme. Or l’islam wahhabite, extrêmement orthodoxe et puritain et qui trouve ses sources en Arabie Saoudite, est une tradition étrangère au milieu Centre Asiatique. Le passif écologiqueLa situation financière des Républiques d’Asie centrale ne leur permet pas de rendre prioritaire la protection de l’environnement : - au Kazakhstan, la création de gigantesques complexes miniers et de centres métallurgiques jamais modernisés, est responsable d’une forte pollution atmosphérique[22] ; - dans la région de Semipalatinsk, l’installation d’un centre d’essais nucléaires a provoqué une grave contamination encore mal évaluée ; - autour de la mer d’Aral, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan doivent gérer le passif écologique créé par la planification soviétique : l’eau des deux principaux fleuves qui l’alimentaient (Syr-Daria et Amou-Daria) a été détournée pour l’irrigation des cultures intensives de coton ; l’usage massif de fertilisants et pesticides a contribué à l’épuisement et la stérilisation des sols ; la mer d’Aral s’est asséchée et une partie des sols dénudés et salinisés a été transportée par les vents vers les terres agricoles des régions voisines qui se sont dégradées ; - au Kirgizhstan, ce sont des déchets radioactifs produits par l’exploitation des mines d’uranium dans l’ouest du pays qui sont stockés sans protection et menacent de polluer les cours d’eau de l’Ouzbekistan voisin ; - en mer Caspienne, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan se sont lancés, avec le concours de grandes sociétés pétrolières, dans des activités de forage à grande échelle et en eau peu profonde qui menacent l’équilibre des écosystèmes. Le partage difficile de l’eauLes conflits au sujet de l’eau opposent les Républiques d’Asie centrale contrôlant les sources des grands fleuves (Kirghizstan, Tadjikistan) et celles qui sont en aval (Ouzbékistan, Turkménistan, Kazakhstan). Ainsi, le Kirghizstan perçoit aujourd’hui l’armée ouzbèke (la plus puissante de la région), comme une menace, et craint qu’elle ne s’empare, par la force, du barrage de Toktogul dans le massif de Ferghana[23]. Entre ces deux Républiques, les ressources naturelles sont d’ailleurs devenues un moyen de pression. L’exemple qui suit en est une illustration : le Kirghizstan est approvisionné en gaz naturel par l’Ouzbékistan, mais manque de devises pour régler sa note ; aussi, en février 1999, les dirigeants ouzbeks interrompent leurs exportations vers le Kirghizstan ; en représailles, les dirigeants kirghizs exigent le paiement des eaux qui coulent sur les flancs de leurs montagnes et irriguent les champs de coton ouzbeks ; le Kirghizstan réclame également 5 millions de dollars pour l’entretien des digues et des canalisations ; mais jusqu’ici, l’Ouzbékistan a refusé de répondre à ces demandes. D’autres tensions sont apparues entre le Tadjikistan et le Kirghizstan. Elles concernent le partage de l’eau entre les villages kirghizs du sud-ouest qui accusent les Tadjiks d’une enclave voisine d’être responsables de sa rareté. Le chaos afghanEn raison de leurs frontières perméables, et d’appareils de sécurité inefficaces, les cinq Républiques d’Asie centrale craignent l’extension des troubles venus d’Afghanistan. À l’exception du Turkménistan qui s’est déclaré neutre, elles soutiennent l’Alliance du nord et son commandant Ahmed Shah Massoud, qui dispose d’une importante base arrière dans le sud du Tadjikistan, d’où il reçoit des armes envoyées par la Russie et l’Iran. En réponse à cette politique, les Talibans ont offert un sanctuaire aux mouvements d’opposition islamiques d’Asie centrale[24]. Quant au trafic de stupéfiants, il est devenu une source essentielle de revenus pour les combattants afghans[25]. 97 % des cultures se font dans des zones contrôlées par les Talibans : ils collectent un impôt islamique (zakat) non seulement sur les cultures de pavot, mais également sur les laboratoires d’héroïne et le transport des drogues (opium, morphine, héroïne). L’Alliance du Nord impose d’ailleurs une taxe similaire sur les cargaisons en direction de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan[26]. La route que prend leur exportation vers l’Europe passe par l’Asie centrale, principalement par l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan[27]. À ces activités, s’ajoute la contrebande régionale de biens de consommation, de nourriture et d’essence. Les routiers afghans et pakistanais se livrent à ce trafic, dans une immense zone qui va de la Russie au Pakistan, en passant par le Caucase, l’Asie centrale et l’Iran. Le phénomène a deux conséquences : il paralyse les industries locales qui ne peuvent supporter la concurrence de produits échappant aux taxes ; il induit également de sérieuses pertes financières pour les États. Comme pour le trafic de drogues, les Talibans perçoivent une taxe sur la contrebande ; c’est leur deuxième source de revenus, et les mafias du transport sont devenues des soutiens importants[28]. La gestion problématique du “grand-frère”Créée en décembre 1991 pour permettre à la Russie de jouer un rôle particulier dans l’ancien espace soviétique, la Communauté des États Indépendants (CEI) est aujourd’hui en panne. Les États-membres n’ont pas réussi à s’entendre sur la finalité du dispositif, ni à le faire fonctionner de façon efficace ; les rivalités et conflits qui opposent plusieurs membres, demeurent un obstacle à un approfondissement de leurs relations. Concernant plus particulièrement l’Asie centrale, l’objectif d’intégration poursuivi par la Russie a tourné court. Il a d’abord été suivi par des Républiques qui avaient du mal à consolider leur souveraineté : le Kazakhstan, enclavé et obligé, pour des raisons démographiques et géographiques (longue frontière commune), à avoir des relations étroites avec la Russie ; le Tadjikistan, en proie à une guerre civile récurrente ; le Kirghizstan, petit et pauvre, qui redoute les ambitions du grand voisin Ouzbek. Mais cet objectif d’utilisation de la CEI n’a jamais été partagé par le Turkménistan et l’Ouzbékistan, hostiles à tout ce qui pouvait limiter leur souveraineté, et dont les dirigeants ont vu dans la Communauté une solution transitoire, leur permettant de gérer dans les conditions les moins mauvaises l’éclatement de l’empire[29]. Depuis 1997, la CEI est en proie à une crise institutionnelle ouverte. Les déclarations récurrentes des présidents d’Asie centrale sur son inertie et son inefficacité traduisent cette réalité. L’insistance de Moscou à privilégier le facteur politique, au détriment de l’économie est un élément d’explication[30] ; elle a eu pour effet d’encourager les Républiques qui en avaient les moyens, à se tourner vers des acteurs extérieurs à leur zone[31] (Chine populaire, États-Unis, Iran, etc.). D’autres éléments ont terni l’image de la Fédération de Russie, en Asie centrale : la crise financière de 1998 qui a souligné la fragilité de l’économie russe, de même que l’incapacité des forces armées de la Fédération à rétablir l’ordre dans leurs frontières (Tchétchénie). Malgré cela, dans le domaine énergétique, les dépendances à l’égard de la Russie restent très fortes pour certaines Républiques comme le Tadjikistan et le Kirghizstan. Et d’autres richement dotées, comme le Kazakhstan et le Turkménistan[32], sont tributaires de la Russie pour leur acheminement[33]. En outre, l’opinion dominante en Russie est que la Fédération, malgré le faible dynamisme de la CEI, ne doit pas abandonner une zone stratégique et “une sphère d’influence naturelle”. Les dirigeants d’Asie centrale doivent gérer ces réalités, amplifiées par la frustration qu’éprouve l’ex-“grand frère” à ne plus être, dans la région, qu’un acteur parmi d’autres. Le contexte géostratégique
d’une zone dénucléarisée d’Asie centrale
Pour les cinq Républiques concernées, une zone dénucléarisée constitue une garantie de sécurité dans une région “sur-nucléarisée”. L’ensemble territorial formé par le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Tadjikistan et le Kirghizstan est situé au voisinage de deux puissances nucléaires officielles (Russie et République de Chine), de deux puissances nucléaires avérées non signataires du TNP (Inde et Pakistan), et d’un pays qui paraît vouloir rejoindre le club (Iran). Ajoutons que, depuis 1997, les États-Unis ont déclaré que l’Asie centrale, en raison de ses ressources pétrolières et gazières, était devenue une zone stratégique pour les intérêts américains. L’évocation rapide des postures nucléaires adoptées par leurs “encombrants voisins”, dans des conditions de méfiance réciproque, de tensions accrues, et pour certains, d’expansion de leurs arsenaux, nous permettra de mieux comprendre les menaces indirectes auxquelles ils soumettent la zone. Russie : “l’emploi en premier” de ses armes nucléairesAprès la disparition de l’Union soviétique, la redéfinition de la doctrine militaire russe se traduit, en novembre 1993, par l’abandon de la posture de non-emploi en premier de l’arme nucléaire. La Russie utilisera l’arme nucléaire comme moyen de dissuader toute agression à son encontre, ou à l’encontre du territoire de ses alliés (le bouclier nucléaire russe est étendu aux ex-Républiques appartenant à l’espace désigné sous le terme d’“étranger proche”). Plusieurs facteurs paraissent avoir motivé cette révision : une inquiétude à l’égard de l’expansion de l’OTAN[34] ; la crise du Kosovo et le bombardement de la Yougoslavie, interprétés comme une violation des principes de la Charte des Nations Unies et une agression contre un État souverain ; un sentiment, de la part de nombreux Russes, que les États-Unis veulent dominer la scène internationale et dicter leur volonté au reste du monde. D’autres éléments s’ajoutent à ces préoccupations : l’intérêt manifesté par la superpuissance américaine pour les projets de défense anti-missiles (NMD, TMD) ; l’opinion partagée, par les milieux dirigeants russes, que la préservation et la modernisation des armes nucléaires restent une composante essentielle du statut de grande puissance ; l’état de faiblesse des forces conventionnelles du pays qui renforce la nécessité de s’appuyer davantage sur les armes nucléaires. Les documents officiels sur la sécurité nationale et la doctrine militaire, reflètent ce changement d’état d’esprit : ils expriment une plus grande méfiance de l’étranger et des voisins immédiats de la Russie, et le tout confère une base idéologique pour justifier des augmentations de dépense concernant la défense[35]. Il existe donc, aujourd’hui, en Russie, un intérêt plus marqué pour l’action unilatérale, et une moindre préoccupation pour la coopération et le partenariat. Ces perceptions de la sécurité expliquent l’accent mis sur les armes nucléaires[36], un facteur qui ne peut qu’inquiéter les dirigeants des Républiques d’Asie centrale impliqués, malgré eux, dans les calculs stratégiques de la Fédération. Chine : dissuader l’Inde et contrer les dispositifs américainsIl n’y a pas, à proprement parler, de doctrine nucléaire chinoise, mais plutôt une politique nucléaire chinoise. Elle repose sur deux fondements : un engagement à ne jamais utiliser l’armes nucléaire en premier (la seule exception restant Taiwan qui dans l’optique chinoise n’est pas un pays étranger) ; un engagement à ne jamais utiliser l’arme nucléaire contre des pays qui en sont dépourvus (ou contre des zones dénucléarisées). L’engagement de non-emploi en premier, signifie théoriquement que la Chine populaire abandonne son droit d’attaque préemptive. Sa stratégie nucléaire est donc fondée sur la notion de “dissuasion par représailles”. Dans la mesure où les principaux adversaires de la Chine (Russie, États-Unis) ont des forces nucléaires supérieures, les dirigeants chinois ont développé une stratégie de riposte nucléaire polyvalente et limitée[37]. Les principales menaces qu’ils perçoivent portent sur l’Asie du Sud et l’Asie orientale et viennent principalement de l’Inde et des États-Unis. Concernant l’Inde, ils considèrent toujours ce pays voisin comme une menace, dans ses intentions et capacités : les relations Inde-Chine populaire n’ont toujours pas fait de progrès significatifs sur la question des frontières ; l’Inde a déclaré, en outre, qu’elle voulait atteindre la parité avec la Chine populaire au niveau de ses programmes nucléaires, alors que la Chine populaire veut l’obliger l’Inde à accepter une place de subordonné ; Pékin dénonce enfin, la prise en otage de son territoire, par la dernière génération de missiles indiens. Deux autres éléments perturbent les stratège chinois dans leurs engagements de non emploi en premier de l’arme nucléaire : les propositions américaines d’extension, à l’Asie orientale, d’un système de défense anti-missiles (TMD) ; les performances des armes conventionnelles de précision guidées que possèdent les États-Unis. Pour contrer ces menaces, la Chine populaire s’est dotée de missiles intercontinentaux (DF-5/5A). En 1998, un rapport américain indiquait que 13 d’entre eux étaient pointés sur des villes américaines et 5 autres, sur des objectifs asiatiques et russes[38]. Pour moderniser ses forces nucléaires et les rendre plus crédibles, la Chine populaire a mis au point deux nouvelles générations de missiles à longue portée[39] (ICBM) : le DF-31, susceptible d’être déplacé par voie terrestre ou embarqué à bord de sous-marins (version JL-2 SLBM), capable de prendre en otage l’ouest des États-Unis ; le DF-41, dont la portée couvre tout le continent américain[40], mais dont le risque est, de conforter, aux États-Unis, les arguments des partisans d’un programme national de défense anti-missile (NMD). Iran : une riposte nucléaire contre l’Irak et les États-UnisL’Iran a ratifié le TNP en 1970, et depuis 1992, a autorisé les experts de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique à conduire des inspections dans ses usines nucléaires. Mais, à côté de ce programme nucléaire civil, les experts estiment que l’Iran a mis sur pied un programme nucléaire clandestin[41]. Depuis sa défaite lors de la guerre contre l’Irak, Téhéran a redoublé d’efforts pour produire des armes de destruction massive et des missiles balistiques. Trois raisons principales expliquent ce choix : le désir de contenir les ambitions de l’Irak que l’Iran considère toujours comme la principale menace régionale malgré les dommages que ce pays a subi lors de la guerre du Golfe ; le désir de posséder une capacité de dissuasion vis à vis des États-Unis et une capacité d’intimidation à l’égard des alliés de la Superpuissance (Arabie Saoudite et Turquie) lors d’une crise éventuelle dans le golfe Persique ; la volonté de faire contrepoids aux capacités nucléaires et de projection israéliennes. Dans ses ambitions nucléaires, l’Iran aurait obtenu l’assistance de la Russie, de la Chine, de la Corée du nord, mais aussi de pays européens concernant l’équipement nucléaire à double usage (civil/ militaire). En janvier 2000, et contrairement à des évaluations précédentes, la CIA déclarait qu’il était possible que l’Iran soit désormais capable de fabriquer des armes nucléaires[42]. L’analyse n’était pas fondée sur des preuves certaines, mais sur le fait qu’il était impossible aux États-Unis de contrer et d’identifier tous les efforts déployés par l’Iran pour acquérir des technologies et matériels nucléaires[43]. Deux autres documents officiels américains[44] avaient auparavant affirmé que Téhéran était en train de mettre au point des vecteurs d’emport indispensables pour rendre sa dissuasion crédible : test, en juillet 1998, puis déploiement de missiles de portée intermédiaire (MRBM) Shahab 3 et travaux sur un Shahab 4[45] - deux types d’engins très probablement dérivés, pour la première catégorie, du No Dong 1 nord-coréen, et pour la seconde, du SS-4 russe, capables d’atteindre les territoires d’Israël, de l’Arabie Saoudite et certaines parties de la Turquie ; d’autres travaux seraient en cours sur un missile intercontinental (ICBM) dont le nom de code est Kosar[46] ; il pourrait infliger des dommages à des parties du territoire américain, grâce à la technologie et à l’assistance de la Fédération de Russie. Les
cibles nucléaires de l’Inde : la Chine populaire
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