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Après
le Blitzkrieg :
le réveil de la pensée militaire française
(juin
1940 – mars 1942)
Le rôle de la revue
La France Libre
Christian
Malis
Tout
au long du second conflit mondial, l’affrontement entre les belligérants
ne fut pas seulement physique mais fit également rage sur le champ immatériel
des idées. Si l’on connaît bien la lutte des propagandes, par laquelle
se disputait l’empire politique sur les esprits[1],
on néglige généralement le débat stratégique qui, spécialement du côté
allié, se poursuivit dans la presse générale et la littérature spécialisée.
À
cet égard la revue La France Libre,
liée au mouvement du général de Gaulle, qui parut entre septembre 1940 et
la fin de 1945 à Londres, offre un cas tout à fait particulier :
revue de l’exil, elle ne fut diffusée dans la France métropolitaine, où
l’opinion était sous surveillance et la presse soumise à censure, que
sous forme de minces rouleaux parachutés par l’aviation britannique.
Rapidement devenue en Grande-Bretagne une institution du fait, notamment, de
la qualité de ses chroniques militaires, elle constitue un remarquable
observatoire du débat stratégique d’ensemble qu’anime une lancinante
question : quel est le secret des foudroyantes victoires allemandes ?
Un nouvel art de la guerre, basé sur la manœuvre aéro-blindée, a-t-il réellement
vu le jour, ou l’adversaire a-t-il été avant tout servi par des
circonstances favorables ? “Anciens” et “Modernes”
s’affrontent à ce sujet.
Paradoxalement
en effet, les spectaculaires victoires de la Wehrmacht en Pologne, en Norvège,
en France, dans les Balkans, ne suffisent pas à signer le triomphe des
Modernes. Les controverses se poursuivent dans la continuité de celles qui
avaient entouré les événements militaires de la guerre d’Espagne, ban
d’essai des nouvelles méthodes. C’est la campagne de Russie, illustrant
l’efficacité des tactiques spécifiques de “contre-Blitzkrieg”, qui
marque le point de basculement et le ralliement général aux thèses
modernistes.
Un
débat français spécifique se détache sur ce fond, et s’attache
particulièrement à comprendre les causes de la déroute de mai 1940. Sa
richesse offre un puissant contraste avec l’ankylose intellectuelle des
années trente[2].
L’historiographie récente, à la suite de l’ouverture des archives
françaises pendant les années 70, tend à remettre en cause le concept de
Blitzkrieg[3].
Elle s’efforce aussi de réhabiliter les autorités militaires françaises
dans leur compréhension et leur préparation de la guerre “moderne”[4].
Cette tendance à la “révision” nous paraît parfois poussée
jusqu’au paradoxe en masquant l’événement lui-même de la défaite
française et sa brutalité sidérante. Elle met de côté la perception des
contemporains, que nous voudrions ici reconstituer.
Cet
article voudrait principalement démontrer que la mise en cause du concept
de Blitzkrieg, opérée par l’historiographie récente, reproduit dans une
certaine mesure le débat de l’époque entre “Anciens” et
“Modernes” : les protagonistes français du débat, au premier rang
desquels La France Libre, se rangent résolument dans le camp des Modernes,
dont les vues s’imposent avec la campagne de Russie : en effet, si le
Blitzkrieg allemand échoue dans les vastes plaines d’Union soviétique,
c’est que les méthodes défensives du contre-Blitzkrieg, méconnues des
Français, sont désormais au point.
L’électrochoc
de la défaite est à l’origine d’un brutal réveil de la réflexion
militaire française, prélude au renouveau spectaculaire des années
1945-1965 ; dans ce renouveau, la revue La
France Libre joue un rôle majeur ; elle constitue ainsi, dans
l’histoire de notre pensée militaire, l’un des “chaînons
manquants” entre l’avant- et l’après-guerre.
Après
avoir décrit l’équipe de rédaction et son approche originale des problèmes
stratégiques, nous examinerons le diagnostic porté par La France Libre sur la défaite militaire française et les caractéristiques
des nouvelles méthodes de guerre allemandes. Les positions prises étant
à situer dans le contexte plus large du débat militaire allié, nous
examinerons la nature des controverses britanniques en nous appuyant
notamment sur les analyses contemporaines de Liddell Hart. Avec les premiers
mois de la campagne de Russie, nous verrons, revenant sur les chroniques de La
France Libre, comment les thèses modernes trouvent dans les méthodes
opératives et tactiques soviétiques une confirmation de leurs approche de
la révolution militaire du Blitzkrieg.
La
France Libre
et les protagonistes du débat militaire français
Une équipe internationale et pluridisciplinaire
Les
circonstances de la création de la La
France Libre ont été notamment rapportées par Raymond Aron[6].
Fondée par André Labarthe, alors proche collaborateur du général de
Gaulle[7],
à l’été 1940, cette revue mensuelle veut matérialiser une présence
culturelle de haut niveau pour la France en exil qui a choisi de poursuivre
le combat. Pendant plusieurs années, elle accueille de prestigieuses
signatures, françaises et étrangères : Maritain, Bernanos, H.G.
Wells, Henri Focillon, Albert Cohen, pour ne citer que quelques écrivains,
mais aussi des diplomates, des scientifiques, des économistes. Parachutée
en France par la Royal Air Force
sous forme de rouleaux, elle y est lue clandestinement – par exemple par
Jean-Paul Sartre qui témoignera plus tard de la qualité des analyses stratégiques.
Le positionnement politique de la revue, marqué par la rupture bruyante de
Labarthe avec de Gaulle et l’indépendance intellectuelle et politique
ostensible d’Aron vis-à-vis du chef de la France libre fit l’objet,
notamment à partir de 1942, de vives polémiques avec les gaullistes ;
ce n’est pas notre objet d’aborder ces questions[8].
À
côté de la “chronique de France” qu’Aron, sous le pseudonyme
de René Avord, consacre à la vie en France occupée, la chronique
militaire fait partie des rubriques régulières. Anonyme, elle est en fait
l’œuvre de Szymonzyk, dit “Staro”. Polonais né à Katowice,
Staro avait fait la Première Guerre comme officier d’artillerie dans
l’armée austro-hongroise, avant de servir dans l’armée polonaise après 1918.
Il déserta à la fin de la guerre, appartint longtemps au parti communiste
allemand. Spartakiste, il fit le coup de feu en 1923 à Hambourg contre
les troupes de Noske, résida en Union soviétique, milita dans
l’Allemagne de Weimar.[9]
Ayant abjuré son communisme, il aurait fait partie de l’équipe de
Labarthe dans le premier cabinet de Pierre Cot, quand celui-ci fut ministre
de l’Air dans le premier Front Populaire (1936)[10].
Agé
à cette époque d’une quarantaine d’années, Staro est un intellectuel,
“d’une intelligence remarquable”[11],
connaisseur brillant des problèmes militaires. Très grand lecteur de
Clausewitz, qu’il cite sans cesse dans les conversations, il a lu avec
assiduité au cours de l’entre-deux-guerres toute la littérature
militaire de l’époque, notamment celle d’Allemagne, si riche :
dans les années vingt et trente paraissaient outre-Rhin plusieurs
remarquables revues militaires (Deutsche
Wehr, Militärische Rundschau,...) tandis que de nombreux spécialistes
militaires ou géopoliticiens multipliaient les essais : Karl Justrow,
le Pr Banse, etc. sans oublier l’illustre historien militaire Hans Delbrück,
dont Aron fera une de ses lectures militaires favorites. Staro dévore également
ce qui s’écrit en Grande-Bretagne, en Russie soviétique, en France (De
Gaulle, Castex, Rougeron). À Londres, il a réussi à emporter avec lui une
bibliothèque considérable.
Les
chroniques militaires mensuelles qu’il conçut ou rédigea tout au
long de la guerre dans La France libre
contribuèrent grandement à la réputation et à l’autorité
intellectuelle de la revue. Pour l’essentiel, c’est à l’expertise
militaire de Staro qu’Aron doit la qualité de son propre apprentissage
des questions stratégiques. Les articles militaires sont en effet le fruit
d’une collaboration entre les deux hommes, car Staro ne maîtrise ni
l’anglais ni le français, il s’exprime et écrit en allemand pour se
faire comprendre. En outre, il n’a pas l’habitude de rédiger des
articles ; aussi est-ce à Aron que les chroniques militaires doivent
leur facture de splendides dissertations.
Sait-on
qu’une autre figure majeure du débat stratégique français de l’après-guerre,
Pierre-Marie Gallois, fut placée à la même école et en retira les plus
grands fruits ? Le capitaine Gallois avait rejoint la Royal Air Force
au milieu de 1943, à partir de l’Afrique du Nord. Au cours des années précédentes,
il s’était attiré les foudres de Vichy en prononçant, en 1941, sur la
base aérienne de Marrakech, des conférences historiques sur l’Allemagne
de tonalité peu favorable au IIIe Reich[12].
Affecté à des missions nocturnes de bombardement sur l’Allemagne, Pierre
Gallois se rendait à Londres pendant les temps de récupération ; il
y fréquentait dans la journée la bibliothèque du Petit Lycée Français,
où enseignait d’ailleurs Aron.
C’est
là qu’il rencontra en juillet 1943 André Labarthe, qui lui proposa d’écrire
dans La France Libre à propos de
ses missions aériennes. À cette époque, Raymond Aron ne venait plus que
très rarement à la revue : c’est Pierre Gallois qui prit sa suite
pour aider Staro à rédiger les chroniques militaires, ce qui fut pour lui
une formation incomparable[13].
Enfin, l’équipe fut rejointe à partir de 1943 par un écrivain militaire
déjà réputé, transfuge de la France occupée, Camille Rougeron. Cet
avocat de l’aviation militaire de bombardement avant-guerre, chroniqueur
de L’Illustration, de Science
et Vie et d’Interavia
de 1940 à 1943, ajouta dans les colonnes de La France Libre ses remarquables études technico-opérationnelles.
Une
approche globale des questions stratégiques
Les
analyses militaires de Staro ne sont pas la seule contribution de La
France Libre au commentaire de l’actualité stratégique. Dans ses
chroniques de France, Aron/Avord revient sur les causes militaires de la défaite
de 1940 à la lumière des débats du procès de Riom[14].
Mais c’est surtout sous l’angle de la sociologie et de l’histoire
philosophique que l’émule d’Elie Halévy aborde la dynamique de la révolution
militaire à la lumière du contexte politique de l’entre-deux-guerres en
Allemagne et en Russie soviétique, la contribution de la propagande à la
lutte militaire, ou bien les chances que les nouvelles techniques militaires
offrent aux impérialismes du xxe
siècle. S’ajoutent enfin à cet ensemble les chroniques consacrées à
l’étude de la guerre en cours sous les aspects de la stratégie économique
et de la stratégie des ressources. Les premières sont signées par
Robert Vacher, pseudonyme de Robert Marjolin[15],
et examinent en une suite de monographies remarquables la manière dont les
différents belligérants organisent la mobilisation de leurs ressources
industrielles et financières au service d’un conflit de plus en plus “total”.
Dans les secondes l’attention se concentre sur l’enjeu que constitue
la course au contrôle des matières premières, et spécialement du pétrole,
dans la stratégie de la guerre.
Ces
traits de la revue lui composent un visage unique : celui d’un organe
de presse animé par une équipe qu’on appellerait aujourd’hui “pluridisciplinaire”,
apte à saisir la guerre dans ses multiples dimensions. Ainsi se
hisse-t-elle d’emblée au niveau de la “grande stratégie”,
selon le concept que la pensée militaire anglo-saxonne a commencé de
populariser dans le courant des années trente[16].
S’il nous est aujourd’hui difficile de savoir si un comité de rédaction
élaborait concrètement la maquette de chaque numéro, on discerne
nettement, d’un article à l’autre, l’unité et la complémentarité
des vues entre l’analyste militaire, l’analyste économique et le
politologue, produit manifeste de fréquents échanges.
La
France Libre était la seule revue française à
Londres. Le journal France, de
tendance socialiste, dirigé par Henri Combaux[17],
ne contenait pas d’analyse militaire digne de ce nom.
Il en va bien sûr différemment dans la presse métropolitaine. L’évolution
des opérations militaires est suivie avec attention et commentée dans la
presse quotidienne (Le Temps) et
les magazines populaires, comme L’Illustration,
mais il faut convenir que l’analyse proprement dite demeure courte et ne
s’élève guère au-dessus de l’événement. Beaucoup plus spécialisés
et nombreux sont les articles que l’on peut lire dans Science
et Vie : plusieurs auteurs y signent des articles d’une richesse
remarquable sur l’évolution accélérée des techniques d’armement :
méthodes du bombardement aérien ou de la guerre sous-marine, développement
des parades contre les chars, évolutions des porte-avions… Mais il
s’agit plus d’ingénierie militaire que de stratégie et, pour des
raisons compréhensibles, la tonalité politique reste d’une prudente
neutralité.
Indéniable,
le rayonnement de La France Libre,
dépassant largement les frontières de la petite communauté des Français
en exil, touche notamment l’ensemble de la communauté intellectuelle
militaire. En témoigne la préface élogieuse que l’un des chroniqueurs
britanniques en vue, “Strategicus”, consacre à La
Guerre des Cinq Continents,
réunion en livre des articles de Staro, paru en 1943, ou bien encore
l’intérêt que lui porte un J.F.C. Fuller[19] :
tout indique que La France Libre
s’est hissée au rang de véritable institution, ce que confirme le témoignage
de Raymond dans ses Mémoires. Soulignons notamment que les articles
militaires font l’objet de toute l’attention de la part du War
Office britannique qui les fait régulièrement traduire et étudier par
ses services[20].
De fait on y trouve l’écho des grandes interrogations stratégiques
auxquelles se trouvent affrontées autorités politiques et états-majors
dans l’exercice de la conduite de la guerre : portée et limites de
la guerre-éclair allemande, nouveaux atouts de la puissance terrestre
(l’Allemagne), face à la puissance navale (Grande-Bretagne), etc. En
France occupée, où sa lecture est clandestine, son impact est signalé par
le témoignage de Jean-Paul Sartre, qui au lendemain du conflit mondial loua
le
critique militaire anonyme qui a su prendre, pour expliquer les batailles et
la stratégie de cette guerre universelle, un point de vue mondial et
montrer en chaque cas comment le sort des armes et la lutte économique se
commandaient étroitement[21].
Le
Blitzkrieg et les causes militaires de la défaite française
L’étude
du débat militaire de l’époque montre que l’opinion selon laquelle un
art de la guerre novateur, reposant sur la manœuvre aéro-blindée, se
trouvait à la base des surprenants succès allemands, ne s’est que
progressivement imposée en dépit d’un scepticisme répandu. Si, pour
ceux que nous appellerons les Modernes et dont Staro est l’une des
figures, la campagne de France illustre particulièrement les principes
nouveaux de l’attaque, c’est la campagne de Russie qui va donner
l’exemple d’une défense stratégique moderne.
Mai
1940 : Infériorité tactique et fautes stratégiques
Dès
novembre 1940, Staro tâche d’éclairer les grandes lignes de la stratégie
allemande. Dans un article prophétique où il pronostique une guerre longue[22],
il reconnaît que l’Etat-major allemand, se refusant à une nouvelle
guerre de positions avec les hécatombes qu’elle entraîne, a su trouver
dans l’aviation et les divisions blindées employées en étroite
collaboration l’instrument de rupture et d’exploitation du succès. Mais
il relativise l’originalité des méthodes allemandes, inventées
ailleurs, pour l’essentiel :
Peu
originaux dans leurs conceptions – toutes leurs prétendues nouveautés
sont empruntées à des théories et pratiques étrangères
(De Gaulle, Rougeron, Castex, Liddell Hart, expérience russe des
parachutistes et de la motorisation) – les
Allemands appliquèrent les idées des autres avec une conscience et un
esprit de système remarquable[23].
Notre
chroniqueur croit nécessaire de revenir sur une analyse proprement
militaire des événements en janvier 1941 dans “La bataille de France”.
Depuis des mois les discussions n’ont pas cessé au sujet de l’“étrange
défaite”, et prennent une coloration nouvelle avec les opérations en
Afrique : les Anglais de Wavell étrillent les forces italiennes du maréchal
Graziani dans une campagne toute de mouvements blindés et motorisés. La
thèse générale de Staro est la suivante : dans la guerre moderne il
y a non seulement une stratégie offensive mais également une stratégie défensive
que le Commandement français, dans la bataille de France, a été incapable
de prévoir, a fortiori de mettre
en pratique : peut-être ne l’aurait-elle pas été faute de moyens
modernes de combat, aussi la bataille de France ne fut-elle pas une expérience
authentique de guerre moderne, dont les Anglais montrent au contraire
l’exemple en Libye[24].
Depuis
des mois les aspects tactiques de la bataille de France ont été
abondamment commentés dans la presse et suscité des analyses à peu près
convergentes sur lesquelles Staro ne croit pas nécessaire de s’appesantir :
on a maintes fois souligné en effet l’infériorité française en matériels
modernes, la tactique appropriée des divisions blindées, la combinaison
des bombardiers en piqué et des tanks, les erreurs commises par l’état-major
français dans la doctrine d’emploi des diverses armes. L’élément véritablement
frappant est ailleurs :
Que
les 90 divisions de l’armée française aient été détruites en six
semaines, l’étude tactique et technique ne suffit pas à en rendre
compte. La stratégie de la bataille de France fournit le complément
d’explication.
Face
au plan de campagne allemand, l’analyse du plan de Gamelin, par les vices
qu’elle révèle, permet de s’élever à une compréhension des
principes et méthodes de la stratégie moderne qui témoigne, de la part de
notre commentateur, d’une lucidité remarquable.
Le
plan allemand fut, selon Staro, une variante du plan Schlieffen[25],
qui consistait primitivement, à la faveur d’un rapport de 1 à 7 entre
l’aile gauche et l’aile droite allemandes, à franchir rapidement la
ligne étroite Anvers-extrémité nord de la ligne Maginot, pour occuper les
ports de la Manche, prendre ensuite Paris, enfin se lancer dans la
destruction définitive de l’armée française, soit vers le Jura soit
vers les Pyrénées, selon la direction de la retraite qu’elle adopterait.
La marche de 1940 vers les ports de la Manche répondait donc sans doute au
souci d’encercler l’armée franco-britannique avancée en Belgique, mais
aussi à l’idée fondamentale de Schlieffen : par un vaste mouvement
tournant couper la retraite à l’armée française qui livrerait sa grande
bataille d’arrêt sur Paris et livrer bataille à front renversé. La percée
par la Meuse, variation sur l’idée initiale, rendit encore plus difficile
la stratégie de retraite redoutée par le Commandement allemand. Dans son
ensemble la manœuvre rééditait, à une échelle gigantesque, le mécanisme
tactique de la bataille de Leuthen, remportée par Frédéric II en
1757sur les Autrichiens. D’une manière générale, la guerre motorisée
restaure les possibilités d’enveloppement conduisant à la destruction
de l’armée ennemie. Les figures historiques de référence sont constituées
par les batailles de Cannes, Leuthen et Leipzig (bataille des Trois
Empereurs)[26].
Peu
importe en l’occurrence que le chroniqueur de La France Libre ignore la véritable histoire de la genèse du plan
allemand[27],
révélée par la suite : le plan Manstein, appuyé sur l’aptitude prêtée
aux divisions blindées de Guderian à la percée et à l’exploitation
rapide sur la Meuse, remplaça une version initiale qui était lui une pale
copie du plan Schlieffen, celui-là même auquel s’attendait Gamelin[28].
De même, dans la réalisation de la manœuvre, on sait aujourd’hui à
quel point le Haut-Commandement de la Wehrmacht tenta de freiner l’avancée
rapide des corps blindés en direction de la Manche, redoutant pour le mince
couloir une contre-offensive depuis le Sud de la part des armées françaises.
Incontestablement, selon la formule de Liddell Hart, “Guderian et ses
hommes remorquèrent l’armée allemande et furent ainsi à l’origine
de la plus éclatante victoire de l’histoire moderne”[29].
Ces révélations postérieures servent notamment à la nouvelle
historiographie pour mettre en doute l’idée même de Blitzkrieg, et
attribuer la défaite française à “des facteurs contingents,
politiques et une évidente malchance”. On réhabilite la “grande
stratégie” de Gamelin (défense stratégique, victoire sur la longue
durée), on souligne la compréhension lucide qu’avait Gamelin des méthodes
mises en œuvre par les Allemands en Pologne, ainsi que ses efforts
incessants pour améliorer l’armée française en conséquence[30].
Un
commentateur militaire proche de l’événement comme Staro est plutôt
frappé par les fautes stratégiques
du plan d’ensemble de Gamelin. Selon le chroniqueur de La France Libre en effet la meilleure riposte au plan Schlieffen
aurait été le verrouillage de la ligne Anvers-Sedan : mais en
l’absence d’une organisation de la ligne et d’un accord avec l’armée
belge, cette riposte pouvait être et est devenue en fait mortelle. Aussi
fallait-il être en mesure, comme Joffre, d’effectuer une retraite aussi
longue que possible avant d’opérer le rétablissement après regroupement
des forces. Au lieu de cela, le Haut-Commandement français a, selon le
chroniqueur de La France Libre, jeté en Belgique, dans l’espoir d’une bataille
d’arrêt, les meilleures forces de combat, mais représentant seulement
une quarantaine de divisions face au gros des forces allemandes, selon la
logique de Schlieffen (une centaine de divisions), parties les premières
et mieux armées pour l’offensive car plus motorisées[31].
L’armée française, peu mobile, destinée à se battre sur une ligne
fortifiée, fut précipitée dans une aventure presque désespérée. Elle
fut attaquée, avant même d’avoir pris position, par des divisions
concentrées aux points décisifs, sans jamais opposer aux attaque de
l’ennemi plus qu’une fraction de ses forces disponibles. Selon l’image
employée plus tard par J.F.C. Fuller, on opposa la vieille défense linéaire
aux modes nouveaux d’attaque par pénétration, un peu comme un homme qui
voudrait barrer la route à un boxeur en étendant les bras.
Pourquoi,
demande
Staro, jeter ainsi des forces insuffisantes et mal préparées ?
On n’avait rien voulu risquer, parer à toutes les éventualités :
il fallait simultanément protéger les ports de la Manche, sauver l’armée
belge, retenir l’ennemi aussi loin que possible de la riche région industrielle
du nord, ne pas dégarnir la frontière de l’Est[32].
Au-delà
de l’erreur, largement soulignée depuis, que constitua la fameuse
variante “Dyle-Breda” de la manœuvre en territoire belge, qui
conduisait notamment à se priver de toute réserve stratégique en
engageant la 7e armée placée initialement autour de Reims,
compromettant la stratégie globale d’attente et de sécurité[33],
l’intérêt des commentaires de La
France Libre est de montrer que c’est le concept même de la défense
stratégique française qui est périmé. Faute d’avoir su reconnaître
la restauration des conditions de la mobilité sur le champ de bataille, on
a continué de privilégier un modèle statique
de défense, c’est-à-dire fondé sur un dispositif linéaire – et non
échelonné en profondeur – et peu manœuvrant. Au contraire,
comme
toute manœuvre de la guerre moderne la retraite employée comme méthode
stratégique suppose une préparation minutieuse : destructions de
toutes espèces par des unités spéciales, procédés anti-tanks (mines,
fossés, barrages…), organisation du pays ; le réseau routier,
splendide, de la France, aurait dû être utilisé pour les manœuvres de la
défense élastique et non pour l’évacuation des populations.
La
conclusion est sans appel : la campagne de France n’a pas offert un
exemple authentique de campagne moderne. Ce diagnostic sévère rejoint la
sentence formulée à peu près à la même époque par Camille Rougeron,
esprit indépendant et depuis des années avocat des “armes nouvelles” :
les succès foudroyants n’ont pas été remportés par l’attaque sur la
défense, mais par l’attaque type 1939 sur la défense type 1918[34].
Le
débat britannique
Comment
ces analyses s’inscrivent-elles dans le cadre du débat militaire en
Grande-Bretagne ? À vrai dire, dans le pays qui continue la lutte, les
débats n’ont pas cessé au fil des mois de guerre : au témoignage
de F.O. Miksche, les milieux militaires comme les cercles politiques sont
plongés dans un véritable “désarroi doctrinal”, dont on tente
de sortir par des explications excessives des succès allemands : pour
les uns les chars, pour les autres l’aviation sont la clef unique. Au
lendemain de la conquête de la Grèce et de la Yougoslavie un
parlementaire en vue réclame ainsi la mise sur pied d’une force de “50 000
chars”. Cependant la conviction concernant la supériorité radicale
des méthodes allemandes est loin d’être unanime, d’autant que l’échec
du Blitz, à l’automne 1940, a
donné un coup d’arrêt à l’enchaînement des victoires militaires sur
le continent depuis septembre 1939.
Liddell
Hart, chef de file des Modernes
Parmi
les arguments généralement employés par les sceptiques on trouve la
dépendance logistique des forces blindées, qui oblige à les accompagner
de nombreuses troupes auxiliaires et de véhicules non blindés pour les
aider à forcer les postes fortifiés et à passer les rivières, ainsi que
leur inaptitude probable à opérer dans des milieux au relief accidenté.
Plus généralement, la presse conserve l’habitude de mesurer la force
militaire au nombre d’hommes sous les armes, et donc à la quantité de
divisions d’infanterie. Le déroulement des événements voit s’affirmer
les progrès des “modernes” dont les thèses sur la supériorité
absolue des nouvelles méthodes de guerre sont peu à peu confirmés par les
faits. À vrai dire ces débats prolongent ceux de l’avant-guerre, voire
de la drôle de guerre. Ils transposent dans l’univers international ceux
qui avaient eu lieu au sein même de l’armée allemande, quasiment
jusqu’à la guerre, et qu’a rapportés Guderian dans ses mémoires[35].
Avec
la campagne-éclair des Balkans, en avril 1941, les Modernes marquent des
points décisifs. En effet, se référant à la résistance acharnée de
1914, l’Etat-major britannique tablait sur une résistance prolongée des
forces grecques et yougoslaves à la faveur de la protection offerte par
le relief montagneux. Escomptant ouvrir un second front continental, comme
dans le précédent conflit mondial, il avait débarqué à cet effet un
corps expéditionnaire, mais la Wehrmacht par une série de manœuvres
rapides de percée et d’enveloppement[36]
met en pièce le dispositif de défense et contraint les forces de sa
Gracieuse Majesté à un nouveau Dunkerke. Staro ne manque pas de tirer la
leçon de ce “Blitzkrieg à l’Est” dans la livraison du mois de
mai :
Après
la campagne de Pologne, de Norvège, des Flandres ou de France, la campagne
des Balkans vient de confirmer la supériorité irrésistible d’une armée équipée avec des
armes modernes,
organisée et conduite selon les principes du nouvel art des batailles, sur toute
armée, à qui manque l’une ou l’autre des armes
essentielles ou dont l’état-major reste prisonnier des conceptions
vieilles de vingt ans seulement mais aussi anachroniques déjà que les
charges des chevaliers bardés de fer contre les armes à feu, ou de
l’infanterie contre les nids de mitrailleuses.
À
cet égard notre chroniqueur campe résolument sur la même ligne qu’un
Basil Liddell Hart, qui voit dans les événements la confirmation de ses thèses
de l’avant-guerre[37].
Depuis des années le célèbre écrivain militaire avait en effet préconisé
la restructuration d’ensemble des forces armées britanniques, appelées
selon lui à délaisser le nombre des divisions d’infanterie au profit
d’une force beaucoup plus réduite mais mobile et décisive, à base de
divisions blindées et mécanisées. Une telle armée aurait apporté un
concours beaucoup plus décisif à l’armée française en mai-juin 1940,
juge-t-il après la campagne de France, et elle se trouverait beaucoup plus
adaptée à la défense des positions au Proche-Orient (Irak, Liban) que les
forces “type 1914”.
Commentant
la campagne des Balkans dans le Daily
Mail[38], Liddell Hart met en garde, au début de
l’offensive, contre les “habituels marchands d’illusion” qui,
dans la presse en général et le Times
en particulier, croient, comme en Norvège un an plus tôt, voir
s’ouvrir la perspective d’un second front[39].
La couverture offerte par les montagnes à la Grèce du Nord-Est et la
Serbie du Sud-Est a été plus que compensée par l’extension de leurs
frontières et le manque d’armes modernes. Les Allemands en ont profité
pour développer leur “stratégie caractéristique de l’approche
indirecte” : l’avance en Croatie avait une visée
essentiellement politique, tandis que leur poussée à travers les montagnes
faiblement défendues du sud-ouest prouvait une fois de plus que “les
obstacles naturels, aussi formidables soient-ils, sont généralement un
obstacle moins grand qu’un front solidement défendu”[40].
En définitive, Liddell Hart exhorte la Grande-Bretagne à se consacrer au développement
d’une “armée moderne petite mais puissante, en consacrant au front
civil intérieur [le front de la production de guerre] les ressources
en main-d’œuvre qu’il serait vain aujourd’hui d’utiliser pour la
constitution de pléthoriques divisions d’infanterie”.
Position
quelque peu extrême, mais fort caractéristique parmi les Modernes, de la
part d’un Liddell Hart qui considère que la réalité de la force
allemande, sa “force de frappe” réside dans ses forces blindées
et motorisées appuyées par l’aviation d’assaut et les troupes aéroportées,
tandis que les divisions d’infanterie “type 1914” valent avant
tout pour l’occupation des régions conquises de l’Europe. Il existe en
Grande-Bretagne d’autres commentateurs réputés, comme le commandant E.W.
Sheppard, rédacteur dans Army Quarterly, ou les commentateurs à pseudonymes du Spectator
(“Strategicus”) et du journal français libre d’obédience
socialiste France (“Miles”).
Les
positions de F.O. Miksche
F.O.
Miksche, écrit lui, dans le Manchester
Guardian, tout en appartenant à l’Etat-Major Particulier du général
de Gaulle, détaché de l’armée tchécoslovaque, ce qui le place en
quelque sorte à l’intersection du monde de la France libre et de
l’univers anglo-saxon[41].
Avec Liddell Hart et Staro, il est l’un des rares à s’efforcer de dégager
des événements une vision globale en dépit du désarroi général. Avec
eux il partage la conviction que les méthodes de guerre allemandes
illustrent l’avènement d’une révolution de l’art militaire.
Tacticien remarquable, il tâche d’en faire percevoir les grandes lignes
dans un ouvrage de 1941 significativement intitulé Blitzkrieg.
Sans
résumer l’ensemble de l’ouvrage, on retiendra notamment deux points.
Conformément à la doctrine de Clausewitz, tout d’abord, les Allemands
fondent leur méthode offensive sur la surprise, la vitesse (dans
l’exploitation), la supériorité en matériel ou en puissance de feu
(localement dans la conception allemande, et non sur un large secteur du
front selon la doctrine française) :
C’est
la coordination de ces trois éléments - motorisation comme moyen de
transport, mécanisation comme moyen de rupture, aviation comme moyen
d’appui, de protection et de transmission – qui donne à la guerre
actuelle un caractère entièrement différent de celui de la dernière
guerre mondiale.
Cependant
la mise au point des tactiques sur lesquelles repose ce retour à
l’offensive a nécessité des expérimentations pour lesquelles, selon
l’ancien des Brigades Internationales qu’est Miksche, la guerre
d’Espagne a servi de laboratoire en grandeur réelle. À cette époque,
l’attention des armées européennes s’était concentrée sur la
bataille de Guadalajara, en 1937 : de la défaite italienne, consécutive
à une attaque menée par une colonne blindée/motorisée, on avait généralement
conclu que les armes motorisées et mécaniques ne permettaient pas la
guerre-éclair. En France notamment les Français se convainquirent que leur
conception générale de la bataille sur un front très étendu demeurait
valable, et que les engins modernes (char, avion) étaient vulnérables aux
armes anti-chars et aux armes anti-aériennes (c’est ce qu’avait conclu Les
Leçons militaires de la guerre d’Espagne (1937), d’Helmuth Klotz
(en fait un officier de marine), qui conforta les stratèges de la défensive.
Conclusion
trop hâtive, selon Miksche, d’une expérimentation mal conduite par les
Italiens (exploitation trop lente, faible soutien aérien, conditions
atmosphériques mal choisies), ignorant les perfectionnements auxquelles les
années 1938 et 1939 devaient permettre d’aboutir pour les troupes engagées
par Allemands et Italiens : on vit apparaître “la tactique
d’infiltration[43],
celle des concentrations massives sur fronts étroits en vue
d’attaques profondes progressant à toute allure, on vit aussi se
perfectionner la tactique des îlots de résistance, en deux mots – les
nouvelles méthodes”[44].
Le
regard en arrière de l’officier tchécoslovaque illustre la continuité
des débats, des années trente à 1941. Paradoxalement, la défaite
spectaculaire des armes françaises ne provoqua pas le basculement en faveur
des Modernes, avocats des “nouvelles méthodes”, que l’on
aurait pu escompter : c’est plutôt la campagne de Russie, illustrant
le succès de nouvelles méthodes défensives comme les “îlots de résistance”,
qui marqua l’étape décisive.
La
campagne de Russie et les méthodes du contre-Blitzkrieg
Pour
la première fois du conflit, le choc de deux armées modernes
Avec
la première phase de la campagne de Russie s’achève, sur un échec de la
Wehrmacht, la phase des guerres-éclair. Les méthodes soviétiques pour
faire obstacle à la machine de guerre allemande illustrent pour Staro les
principes tactiques d’une défense stratégique moderne, telle que
l’armée de Gamelin s’est révélée incapable de les mettre en œuvre.
Elles révèlent aussi, contrairement à l’opinion qui a prévalu
couramment depuis concernant l’“impréparation” de l’URSS au
conflit, que l’armée soviétique était sans doute une des mieux armées,
intellectuellement et matériellement, pour faire face au choc qui
l’attendait.
Déclenchée
le 22 juin 1941, l’opération Barbarossa vise la destruction du gros de
l’Armée rouge à l’ouest de la Dvina et du Dniepr, ainsi que
l’occupation des pays baltes et de Leningrad, avant la prise de Moscou. Si
au cours des trois premières semaines la campagne paraît bien se dérouler
“conformément au plan” et reproduire le schéma trop connu des années
précédentes, dès la mi-juillet la résistance soviétique, en dépit de
pertes énormes, se raidit sur tous les fronts. À la mi-août, la force
propulsive initiale est épuisée sans que l’objectif de destruction
globale de l’adversaire ait été atteint par les troupes du Reich.
Hitler doit relancer l’offensive selon de nouveaux axes d’efforts qui
font d’ailleurs l’objet de vifs débats avec le Haut-Commandement. Le
mois de septembre est alors consacré à une offensive éclair contre
l’Ukraine menée par Guderian, avant l’assaut contre Moscou en
octobre-novembre. Les premières rigueurs de l’hiver, l’élongation des
lignes de communication, et la résistance farouche de l’adversaire
finissent par l’enrayer.
Si
la foudre s’abat à l’Est, elle vise indirectement l’Angleterre et
derrière elle les États-Unis, juge notre chroniqueur avec lucidité en se
plaçant au niveau de la grande stratégie. Envisageant désormais la
perspective d’une guerre longue, l’État-Major allemand cherche en éliminant
l’URSS à acquérir une position continentale inexpugnable en Europe,
avant le règlement de comptes final avec les “puissances maritimes”[45].
Sans présager de la tournure que vont prendre les opérations, Staro souligne
dès le mois de juillet la singularité de la nouvelle campagne :
Pour
la première fois, une armée moderne se heurte à une armée moderne :
des milliers de tanks et d’avions des deux côtés, une tactique moderne
d’attaque contre une tactique moderne de défense (…)
La conception linéaire de la frontière ou du front disparaît : le
sens de la profondeur domine à nouveau la pensée stratégique[46].
Certes,
la force militaire de la Russie “est un mystère”[47],
et tout le pari des Allemands repose sur un effondrement militaire rapide.
Chez l’assaillant on méprise en effet la technique des Russes et l’on
tient leur industrie pour incapable de renouveler le matériel moderne que
la guerre consomme avec une incroyable rapidité. La sous-estimation par la
Wehrmacht, ses services de renseignement, et Hitler lui-même du potentiel
de guerre soviétique, tant au plan des effectifs, des matériels, que des
capacités industrielles a été confirmée depuis[48].
Seul à l’époque Guderian exception à l’optimisme général.
Staro
cependant, qui a suivi pendant toute l’entre-deux-guerres à travers la
littérature spécialisée l’évolution des affaires militaires en
Russie, insiste au contraire sur la transformation de l’armée russe
depuis 1934, en particulier à travers la motorisation fortement poussée,
et la construction de milliers de chars et d’avions servis par un
personnel d’élite. Il cite également les premières expériences
d’emploi des troupes parachutistes, effectivement réalisées par les
Russes au début des années trente, base de la tactique de l’“enveloppement
vertical” pratiquée avec succès par les Allemands en Hollande, en
Belgique et en Crête notamment.
Modernité
des conceptions opérationnelles soviétiques
L’idée
même de guerre motorisée telle qu’appliquée par les Allemands trouve
d’ailleurs, selon Staro, son origine dans l’idée russe de la
concentration de forces de cavalerie pour forcer un front linéaire :
elle avait été mise en œuvre en 1920 par Budienny qui enfonça le front
polonais en massant toute sa cavalerie dans un seul secteur, puis continua
sa charge, entraînant la retraite polonaise jusqu’à Varsovie (une simple
manœuvre tactique obtenait un résultat stratégique[49]).
En outre, contrairement aux soldats français déstabilisés sur la Meuse
par les attaques aériennes et l’irruption des chars les 13 et 14 mai
1940, les soldats russes ont été préparés au choc nerveux de la guerre
moderne :
Les
Russes savent lire et écrire, ils ont été entraînés aux sports, on leur
a appris à tirer, à se jeter en parachute. Corps, esprit, nerfs ont été
préparés à la guerre moderne (…) La guerre aérienne, si effrayante au
premier abord pour ceux qui n’en ont pas l’expérience, n’a pas pour
l’Armée rouge le même caractère de révélation terrifiante que pour
l’armée française. Les Russes ont résisté nerveusement au premier choc[50].
On
sait aujourd’hui que la modernisation de l’Armée rouge après la Guerre
Civile avait été confiée par Staline à Toukhatchevski, qui en avait fait
un des outils militaires les plus modernes de l’époque en 1937[51]. L’expérience décisive
de la guerre civile et de la guerre en Pologne avait convaincu les théoriciens
militaires de l’Armée rouge de la supériorité de l’offensive sur la défensive.
Le concept de “bataille dans la profondeur” s’imposait alors, par
opposition avec la bataille linéaire dont les opérations sur le front
occidental avait donné l’exemple pendant quatre ans[52]. Dès 1932 des brigades mécanisées
avait été créées pour apporter aux unités d’infanterie appui et surtout
capacité de manœuvre. En 1936 des corps mécanisés étaient mis en place
pour réaliser, au niveau d’un front
d’armées, la percée tactique et l’exploitation
dans la profondeur.
À
l’orée du conflit les forces blindées soviétiques étaient donc très
nombreuses, bien que les machines fussent vieillissantes. Toutefois, l’État-Major
avait été profondément désorganisé par les purges de 1937-1938, dont
Staro ne souffle mot[53].
La terreur avait été responsable de l’élimination d’une bonne
partie des cadres les mieux entraînés et les plus capables[54].
En outre et paradoxalement, les expériences de la guerre d’Espagne et de
la guerre de Finlande furent jugées décevantes par le Haut-Commandement :
aussi avait-il entrepris fin 1939 de démanteler les grands corps mécanisés
au profit d’unités plus petites. Il fallut l’exemple allemand en
Pologne et en France pour le convaincre de l’efficacité de ses idées
d’origine, reprises par la Werhmarcht, et le pousser à reconstituer, à
la hâte et dans de mauvaises conditions, 29 corps mécanisés à partir de
la seconde moitié de 1940[55].
L’Armée rouge est donc en pleine restructuration au moment de l’attaque
allemande.
L’intuition
de Staro concernant la modernité des conceptions opérationnelles soviétiques
est malgré tout exacte. Ce sont surtout les méthodes défensives pratiquées
par les Soviétiques qui frappent l’observateur de la France Libre. Entre les deux formes extrêmes de stratégie possible
- défense aux frontières, qui s’était révélée catastrophique dans
les cas précédents, ou bien retraite systématique et contre-offensive ultérieure
– les Russes semblent avoir choisi une solution intermédiaire, celle
d’une défense en profondeur reposant sur des lignes fortifiées, des
destructions, des contre-offensives partielles. En bref, le type même de
“défense dynamique” dont notre analyste avait stigmatisé la
carence dans la stratégie opérationnelle française.
Principes
tactiques de la “défense dynamique” : armements modernes, défense
en profondeur et “bataille des poches”
Effectivement,
on sait aujourd’hui que les Soviétiques avaient conçu et expérimenté
dans les années trente l’utilisation des corps mécanisés comme outil de
contre-attaque contre les pénétrations ennemies, l’échelonnement des défenses
dans la profondeur avec de fortes défenses anti-chars (concept de “régions
anti-chars”), la généralisation des armements anti-chars avec dotation,
au moins en théorie, jusqu’au niveau du régiment[56].
Plus généralement, les Soviétiques, du fait de leur expérience de la
Grande Guerre et de la Guerre civile, croyaient dans le concept de régions
fortifiées (sur les axes défensifs jugés fondamentaux), plutôt que de
ceinture fortifiée ininterrompue[57].
En
termes d’analyse opérationnelle, le grand mérite, selon notre
chroniqueur, de l’Etat-major russe est d’avoir reconnu qu’entre les
engins blindés et la masse de l’armée existe un secteur de moindre résistance.
Sur ces secteurs ont été dirigés les attaques et ainsi a été inhibé le
développement de la tactique ordinaire des Allemands, appliquée ici sous
forme d’une triple percée blindée créant des enveloppant partiels
(poche de Bialystock notamment). Au mois d’août il est clair que le
Blitzkrieg a échoué, l’objectif stratégique soviétique étant de
retarder la décision assez longtemps jusqu’à l’automne pour que
l’offensive allemande s’épuise.
Cette
méthode explique l’importance des troupes massées aux frontières devant
résister entre les colonnes blindées et le gros de l’armée, mais elle
est possible uniquement grâce aux armements modernes (blindés, avions
d’attaque au sol), aux conceptions théoriques nouvelles et à l’entraînement.
Toute une bataille s’est donc développée dans et autour des poches :
résistance des unités blindées dans la poche, injection de forces fraîches
par le Commandement, poussée extérieures sur le cercle d’enveloppement
par attaques de flanc contre les divisions blindées et contre-attaques
blindées contre les troupes d’infanterie.
À
nouveau l’analyse de La France Libre
coïncide entièrement avec celle de Liddell Hart qui étudie les événements
quasi au jour le jour dans les colonnes du Daily Mail.
Au vu des premières semaines d’engagement,
pour Staro comme pour le théoricien anglais, beaucoup dépend avant
l’hiver des réserves en forces blindées de l’Armée rouge. Comme on
sait, ces réserves se révéleront bien supérieures aux estimations
allemandes.
Quoi
qu’il en soit, la tournure prise désormais par le conflit nous éloigne
de la “pure problématique” du Blitzkrieg et du contre-Blitzkrieg :
La
phase des victoires-éclair est passée. Aussi longtemps que les Allemands
avaient le monopole des armes et des méthodes modernes, aussi longtemps
qu’ils furent les seuls à posséder l’art de la stratégie et de la
tactique motorisées, ils remportèrent des victoires éclatantes et
faciles. Depuis que les adversaires de l’Allemagne disposent, eux aussi,
en quantités suffisantes, des moyens de combat mécaniques, depuis que les
états-majors alliés ont appris l’art nouveau des batailles, les
possibilités de victoires-éclairs n’existent plus[59].
Un
Mische partage cette analyse, estimant certain, à la fin de 1941, qu’on
ne peut plus attendre de la machine de guerre moderne des “succès
aussi spectaculaires qu’au cours des premières campagnes”. Car,
de même que tout poison a son antidote, “la guerre-éclair a rencontré
l’arme qui la neutralise dans la tactique défensive adaptée aux procédés
d’attaque”[60].
À
la place, bien qu’on évolue vers une longue phase d’usure auquel par sa
tactique comme sa stratégie générale le Reich cherchait par dessus tout
à échapper, les opérations prennent désormais
une figure inédite combinant le mouvement, la bataille profonde, les
traditionnels assauts d’infanterie, la guerre des partisans :
Cette
intervention de la guérilla, ajoutée à la tactique des unités motorisées,
achève de donner à la bataille de Russie un visage sans précédent
dans l’histoire. Sur plusieurs centaines de kilomètres en profondeur, on
se bat. En avant, les divisions blindées manœuvrent sur les routes
principales, pour rattraper et envelopper les troupes russes en retraite ;
plus à l’ouest les divisions allemandes ordinaires s’efforcent de
briser la résistance des zones dont les défenseurs, qu’ils soient ou
non enveloppés, continuent la lutte ; en arrière, des détachements
allemands se heurtent à des îlots de résistance tenus par des éléments
détachés ; enfin, la guérilla constitue un quatrième échelon qui
se prolonge loin dans les arrières de l’armée allemande[61].
La
nature des opérations militaires a été profondément renouvelée, mais
la page ouverte par le Blitzkrieg est tournée.
Conclusion
Après
l’ankylose des années trente, la pensée militaire française a connu
pendant le second conflit mondial un réveil spectaculaire sous l’effet de
deux grands chocs : la défaite d’une part, d’autre part le
spectacle de la puissance militaire américaine à partir de la fin 1942.
Nous avons tâché de lever le voile sur le premier pan, ces deux années
qui séparent le désastre de la campagne de France de la liquidation de
l’armée d’Armistice. Tirant la leçon écrasante des faits, la pensée
française rompt résolument les chaînes du conformisme intellectuel et se
tourne, avec une passion angoissée, vers le modernisme militaire. Cet épisode
prélude à l’âge d’or des années 1945-1965.
À
cet égard La France Libre joue le
rôle de creuset : deux des plus grandes figures du débat stratégique
national de l’après-guerre, qui incarneront deux partis opposés au sujet
de notre stratégie nucléaire, Raymond Aron et Pierre-Marie Gallois, s’y
forment à la même école. Staro, stratège méconnu, auteur de leur
initiation, fait en quelque sorte la passerelle entre la pensée militaire
allemande, imprégnée de Clausewitz, et la pensée militaire française, à
travers Aron et Gallois. Camille Rougeron, autre grand protagoniste, rejoint
l’équipe en 1943.
Le
premier grand débat, cœur de cet article, fut l’étude de la défaite et
des méthodes de guerre de l’Allemagne. La convergence d’analyse des
protagonistes, séparés pourtant par la Manche et le comportement face à
l’Armistice, est frappante : oui, les méthodes de guerre allemandes,
qui se traduisent par une stupéfiante succession de campagnes-éclairs,
représentent bien une révolution de l’art militaire qui renvoie au passé
l’expérience de 1914-1918 ; non, l’armée française n’avait pas
su s’y adapter, prisonnière de concepts défensifs périmés :
l’armée soviétique, en faisant la démonstration d’une défense
dynamique d’un nouveau type, clôt un débat qui avait commencé avant
guerre, et s’était manifesté au sein même de l’armée allemande.
Ces
vues contemporaines certes étaient basées sur des informations très
incomplètes, par la nature des choses. Emanant d’analystes militaires de
premier ordre, elles devraient cependant amener, nous semble-t-il, à
relativiser les tendances actuelles de l’historiographie à minimiser
l’impréparation militaire française comme la notion de Blitzkrieg.
Qu’Hitler ait conçu délibérément le Blitzkrieg en tant qu’outil de
conquête relève peut-être bien, en effet, de la légende. Mais une
“campagne-éclair” a bien eu lieu en France entre le 10 mai et le 22
juin 1940. Elle fut rendue possible par de nouvelles méthodes tactico-opératives
(largement mises au point par Guderian), finalement exploitées au niveau
stratégique (plan Manstein) en dépit du scepticisme d’une grande partie
du Haut-Commandement. Du côté français les failles du plan stratégique
ont aggravé l’infériorité des méthodes de combat et transformé la défaite
en déroute. Chance et malchance ont certes joué leur rôle de part et
d’autre, comme dans tous les grands épisodes historiques : mais la
chance se provoque et, comme on sait, ne sourit qu’à ceux qui se donnent
les moyens de la saisir au passage.
Au
débat sur un épisode de l’Histoire militaire vieux de 63 ans fait écho,
à ce qu’il nous semble, les controverses récentes au sujet de la théorie
– et de la pratique – américaines de la “révolution dans les
affaires militaires”. Les partisans d’une approche évolutionniste de la
transformation de la guerre, et ceux portés à une vision radicale, se sont
opposés au long des années quatre-vingt-dix. Anciens et Modernes, à
nouveau, en quelque sorte. Les faits – une succession remarquable de
campagnes ultra-rapides, sur des théâtres variés (golfe Persique,
Afghanistan, Balkans) – semblent, sur la durée, ajouter crédit aux thèses
des seconds.
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