L’école
russe des études arabes, la
arabistika (1804-1917)[1]
[2]
Lev
Evgen’evič Kubbel’
Introduction
et
traduction par Maryta
Espéronnier[3]
CNRS-Paris
L’école
russe des études arabes est-elle bien connue en France ? Il est
permis d’en douter. Et pourtant, elle a une longue histoire et une riche
tradition. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité tracer les
grandes lignes de son évolution[4].
L’intérêt
porté en Russie à la langue arabe et à la civilisation arabo-islamique
est un phénomène ancien, motivé de tout temps par de nombreuses et
diverses raisons politiques religieuses, commerciales, voire même
culturelles. Cet intérêt, mêlé bien souvent de fascination pour
l’Orient et de curiosité ou de crainte à l’égard de cette région
du monde, remonte à l’Ancienne Russie, celle de Kiev, puis celle de
Moscou. Il s’intensifie au xviie-xviiie siècles, en particulier à l’époque de
Pierre le Grand et de sa célèbre ouverture sur l’Occident. Dès 1804,
et jusqu’à la Révolution d’Octobre, les études arabes
s’organisent dans les différentes villes de l’Empire russe, d’abord
à Kharkov et à Kazan, ensuite à Moscou et à Saint-Pétersbourg. À
l’époque soviétique, les études arabes sont très à l’honneur,
mais elles se développent sur des bases totalement différentes. Enfin,
la naissance de la Fédération de Russie ouvre une nouvelle étape dans
l’histoire de la arabistika
russe et c’est déjà l’actualité.
Dans
la présente Introduction, j’ai choisi de traiter de la période
comprise entre 1804 et 1917, car elle m’a paru fondamentale à plus
d’un égard. C’est au cours de cette période que s’est affirmé le
caractère scientifique des études arabes en Russie : la création
de chaires universitaires, l’organisation de fonds d’archives et de
collections numismatiques, la recherche et l’exploitation de manuscrits,
la fondation de bibliothèques, enfin la formation de chercheurs et
d’enseignants à l’étranger comme sur place. Il faut toutefois préciser
qu’en Russie, les études arabes faisaient partie intégrante des études
orientales et en étaient indissociables. Autrement dit, il était rare
qu’un spécialiste étudie exclusivement l’arabe.
À
l’époque considérée, au xixe
siècle, la Russie a une frontière commune avec deux grandes puissances
musulmanes : d’une part l’Empire ottoman qui englobe, entre
autres, des pays arabes – la Syrie, l’Irak, le Hedjaz – et,
d’autre part, l’Empire perse sur lequel règne la dynastie des Séfévides.
De ce fait, la Russie est en contact avec les trois principales langues de
l’Orient musulman : l’arabe, le persan, le turc, qu’elle
retrouve par ailleurs dans ses possessions d’Asie centrale.
Lorsqu’au
début du xixe siècle,
l’enseignement supérieur des langues orientales commence à
s’organiser en Russie, on constate l’absence d’enseignants russes.
Des professeurs étrangers sont alors invités à venir en Russie et se
voient proposer des postes dans les universités et les différents
organismes d’enseignement supérieur. Cela explique en grande partie
l’influence de la tradition occidentale, dite “sémitologique et théologique”
sur les études orientales en Russie dans la première phase de leur
existence. Dans cette tradition prévalait l’étude des langues sémitiques
anciennes avec une nette prédominance de l’hébreu, langue de la
Bible et de l’exégèse biblique.
Les
instances russes concernées s’adressent dans un premier temps aux
universités allemandes qui envoient en Russie d’éminents spécialistes
ou bien leurs brillants quoique jeunes élèves et successeurs, dont Ch.
Rommel, Ch. M. Fraehn, J. Dorn et d’autres. Plus à l’Ouest, la Russie
entretient des relations scientifiques avec les Français Silvestre de
Sacy, Caussin de Perceval, J. Renaud, J.F. Domange. Parmi les savants qui
arrivèrent en Russie, certains retournèrent rapidement dans leur pays
d’origine, d’autres s’attachèrent au contraire à la Russie ;
ils se distancièrent peu à peu de leur formation initiale et s’orientèrent
vers la tradition orientaliste russe en cours de formation, pour mieux répondre
aux intérêts scientifiques et autres de ce pays et à son esprit.
Les
universités situées dans les villes des possessions occidentales de
l’Empire russe, Vilno, Dorpat, Helsingfors, où la tradition
scientifique des langues et civilisations orientales était fort ancienne,
ont, elles aussi, largement participé à l’élaboration de la tradition
orientaliste en Russie.
C’est
en 1818 que s’ouvre en Russie une ère nouvelle pour les études
arabes à proprement parler. Cette année-là fut instauré à Saint-Pétersbourg
(plus tardivement que dans les autres universités) l’enseignement de
l’arabe (et du persan) à l’Institut Pédagogique Principal, institut
qui en l’espace d’un an donna naissance à l’Université de Saint-Pétersbourg.
La même année fut fondé, au sein de l’Académie des Sciences de
Saint-Pétersbourg, le Musée Asiatique, dont la direction fut confiée à
Fraehn, l’un des plus grands orientalistes arabisants et numismates de
tous les temps.
Toutefois,
les arabisants au sens strict du terme étaient relativement peu nombreux
en Russie à cette époque. Dans la majorité des cas, les spécialistes
du Proche-Orient apprenaient parallèlement ce que les Russes appellent
“la triade de langues musulmanes” : l’arabe, le persan et le
turc et privilégiaient éventuellement l’une ou l’autre de ces
langues. On les appelait les orientalistes.
Le
début des études arabes en Russie. L’enseignement universitaire à
Kharkov et à Kazan
En
1804, un décret promulgué par le tsar Alexandre Ier
introduit les langues orientales dans les programmes de l’enseignement
supérieur et autorise la création de chaires en rapport avec ces
langues.
C’est
à Kharkov que fut créée la première chaire universitaire de langues
orientales en Russie. C’est également dans cette ville qu’elle a
disparu en premier. Le pasteur local I.B. Berendt fut titulaire de cette
chaire deux ans durant. Il incarnait la tradition occidentale des études
sémitiques et n’accorda à l’arabe qu’un intérêt secondaire. Après
son départ, la chaire des langues orientales resta vacante pendant près
d’un quart de siècle.
Ce
n’est qu’en 1829 qu’elle fut de nouveau occupée, et pendant six
ans, par un illustre orientaliste allemand, Johann Dorn (1805-1881). Dorn
maîtrisait plusieurs langues orientales (l’hébreu, l’arabe, le
persan, le turc, le sanscrit[5])
et fut le précurseur de l’étude scientifique de certaines d’entre
elles, par exemple le persan afghan. Suivant les nouvelles tendances qui
s’affirmaient en Russie, il accorda la première place à l’arabe et
au persan. Son départ (pour Saint-Pétersbourg) marqua le déclin des études
orientales à l’université de cette ville-pionnière.
Les
études arabes prirent une tout autre dimension à l’Université de
Kazan avec l’arrivée d’un certain Christian Martin Fraehn (1782-1851)
qui, à l’âge de 25 ans, se vit confier la chaire des langues
orientales (créée un peu plus tard que celle de Kharkov). Fraehn avait
étudié l’orientalisme dans sa ville natale de Rostock (Mecklembourg)
sous la houlette d’O. Tychsen. Les dix années (1807-1817) qu’il passa
comme professeur de langue et littérature arabes à l’Université de
Kazan, lui ont permis de se distancier de sa formation initiale de “sémitologue
exégète” et de devenir un arabisant de premier ordre, comparable selon
ses contemporains en Europe, au seul Silvestre de Sacy. Quoiqu’il ne
disposât pas à Kazan d’un fonds de manuscrits solide, il s’efforça
d’ores et déjà d’attirer l’attention des spécialistes sur
l’importance fondamentale des sources manuscrites pour la connaissance
de l’histoire. Il les encouragea à se consacrer à la recherche de
manuscrits et leur apprit à les exploiter. C’est à Kazan qu’il posa
les bases de ses publications de textes arabes relatifs aux Slaves. Il
est le précurseur dans ce domaine.
L’Université
de Moscou. La chaire des langues orientales
En
1811, c’est l’Université de Moscou qui se dote d’une chaire des
langues orientales. Elle est confiée à Aleksej Vasil’evič
Boldyrev tout désigné pour ce poste. Boldyrev avait d’abord étudié
l’hébreu et le chaldéen à l’Université de Moscou, puis avait complété
et perfectionné sa formation auprès de Johann Gottfried Eichhorn, le célèbre
orientaliste et théologien allemand (1752-1827). C’est auprès de lui
qu’il avait appris l’arabe. Enfin, durant quelques années, il avait
étudié les langues de l’Orient musulman à Paris avec Silvestre de
Sacy. Sa préférence allait à l’école française : il s’en
inspira dans ses travaux de linguistique.
Dès
son entrée en fonction, il constata le manque flagrant d’instruments de
travail à l’usage des étudiants d’arabe et de persan. Il enrichit de
caractères arabes pleins la base typographique existante, ce
qui lui permit d’abandonner progressivement les manuels lithographiés
et de les remplacer par des manuels imprimés. Les principaux travaux de
Boldyrev, la Grammaire arabe et
la Chrestomathie arabe firent
longtemps autorité.
Le
Musée Asiatique de Saint-Pétersbourg et l’activité de Fraehn
De
passage à Saint-Pétersbourg l’été 1817, Fraehn, déjà célèbre,
est sollicité par l’Académie Impériale des Sciences pour classer les
monnaies de sa collection entassées dans la Kunstkamera (le Cabinet de
curiosités). La richesse de cette collection fascine le jeune chercheur
(35 ans) passionné de numismatique. L’Académie évalue
rapidement ses qualités scientifiques et crée, pour servir de cadre à
ses recherches, une sorte de laboratoire. Ce sera le futur Musée
Asiatique. Fraehn décide alors de rester en Russie. Le travail accompli
sur les collections de Saint-Pétersbourg fait de lui le véritable
fondateur de l’école russe de numismatique. Il est également considéré
comme le fondateur du Musée Asiatique[6].
En
1819, le Musée Asiatique a l’opportunité d’acquérir une
importante collection de manuscrits arabes, persans et turcs réunie par
un diplomate et bibliophile français, Rousseau[7].
En 1828, la Section d’enseignement des langues orientales du ministère
des Affaires étrangères (Saint-Pétersbourg) s’enrichit de la
collection Italinskij[8].
Ainsi,
à la fin des années 20 du xixe
siècle, la Russie peut se prévaloir d’un véritable fonds de manuscrits
orientaux dont l’exploitation commença rapidement sous l’impulsion du
fondateur du Musée Asiatique, Fraehn. Sa description des manuscrits
arabes, persans et turcs qui vinrent de son vivant enrichir le Musée
Asiatique servit de guide pour l’étude des manuscrits. Des générations
de spécialistes qui lui succédèrent s’en sont inspirées. Dans son
ouvrage classique sur la Relation d’Ibn
Fadlān[9]
retrouvée dans le Dictionnaire géographie
d’al-Yāķūt, il démontra l’importance des sources
arabes pour la connaissance de l’Europe orientale au Moyen Âge et
pour la question de l’origine des Russes. Il consacra à cette question
et à la Relation d’Ibn Fadlān
de nombreux écrits rédigés en allemand, en latin et en français.
Bien
qu’ayant une vision d’ensemble large et novatrice des études
orientales, Fraehn a effectué avec patience et rigueur un travail
minutieux de recherche, et a consacré sa vie à la science. C’est là
tout son mérite.
L’Université
de Saint-Pétersbourg.
La chaire d’arabe
Le
caractère austère de Fraehn et son activité scientifique, certes
fondamentale, mais somme toute peu spectaculaire, l’opposent à son
contemporain le Polonais Józef Julian Sienkowski, alias Baron Brambeus
(1800-1858), personnalité éclatante et talentueuse, mais dont
l’activité resta plutôt superficielle. Élève de l’Université de
Vilno, Sienkowski succéda à J.F. Demange comme professeur titulaire de
la chaire d’arabe[10].
Il avait alors 22 ans. Il dirigea cette chaire pendant un quart de siècle
(1822-1847). Sienkowski avait non seulement une parfaite maîtrise de
l’arabe, mais aussi une réelle connaissance du terrain (en
l’occurrence des pays arabes orientaux), fait exceptionnel à l’époque.
Fougueux, spirituel, large d’esprit, ses cours passionnaient, mais il y
exposait parfois des théories fantaisistes.
En
tant qu’arabisant, Sienkowski n’a pas laissé d’ouvrages
substantiels. Il est connu principalement pour avoir fondé et dirigé la
Bibliothèque de lecture.
Si
le premier professeur titulaire de la chaire d’arabe de l’Université
de Saint-Pétersbourg fut le Français Demange, le deuxième le Polonais
Sienkowski, le troisième fut également un étranger.
L’Égyptien
Cheikh Ţanţawī (1810-1861) naquit à Nidjrid près
de Ţanţa (ville du Delta du Nil) et fit ses études au Caire à
l’Université d’al-Azhar. Il fut appelé à Saint-Pétersbourg, par
ordonnance impériale en 1840, pour occuper la chaire vacante d’arabe à
l’Institut des langues orientales du ministère des Affaires étrangères.
Il succédait à Demange, décédé. En 1847, il fut nommé professeur
titulaire de la chaire d’arabe de l’Université, succédant à
Sienkowski, parti à la retraite.
L’enseignement
scolastique du Cheikh fut peu apprécié en Russie, voire même, par
certains, sévèrement critiqué. Ses travaux n’ont pas acquis une
grande renommée. Même sa personnalité, pourtant attachante et
originale, fut incomprise. On a retenu de lui le côté “exotique” et
haut en couleur. On lui a tout de même reconnu deux mérites : avoir
légué à la postérité une collection de précieux manuscrits (même si
parmi eux figurent peu de manuscrits anciens) et avoir fait venir de
Helsingfors des orientalistes talentueux, par exemple G.A. Wallin et A.G.
Tallgren, et les avoir formés.
Le
Cheikh ne revit jamais son pays natal. Il passa en Russie près de vingt
années de sa vie et y mourut le 27 octobre 1861, au terme
d’une longue et invalidante maladie. Il fallut attendre le début des
années 30 du xxe
siècle pour que soit publié en Russie un livre dont l’auteur I. Kračkovskij[11],
impressionné par la beauté, la diversité et le sérieux des écrits du
Cheikh, ainsi que par son courage face à la maladie, le réhabilita,
contrariant ainsi une partie de la communauté scientifique russe.
La
Faculté des langues orientales de Saint-Pétersbourg et la chaire de
langue et littérature arabes
Les
années cinquante du xixe
siècle marquèrent un tournant important dans l’histoire des études
arabes en Russie. Fraehn mourut en 1851, Sienkowski disparut en 1858. Le
27 août 1855, la Faculté des langues orientales de l’Université de
Saint-Pétersbourg fut inaugurée. Son premier doyen fut d’Azéri Kazem
Bey (1802-1870), officiellement professeur de littérature persane. Il
enseignait aussi l’arabe et publia notamment la Concordance
complète du Coran et l’Essai
sur la littérature arabe (en arabe). Il marqua par quelques écrits
les études turcologiques. Ses travaux, rédigés en français, en
anglais, en allemand et en russe, lui assurèrent un renom en Europe. Le
second doyen de cette Faculté fut l’orientaliste polonais Antoni
Muchliński (1803-1877), à qui on doit la découverte du manuscrit du
Kitāb al-Buldān (Livre des
pays), œuvre du géographe arabe du ixe
siècle al- Yacķūbī. Le manuscrit fut publié
dans la Bibliotheca Geographorum
Arabicorum (Leyde).
Un
autre Polonais, Michal Nawrocki (1823-1871) fut chargé d’organiser la
chaire de langue et littérature arabes de la jeune Faculté. Il avait 32
ans. Son ouvrage principal fut la Grammaire
de l’arabe, pour laquelle il espérait obtenir le titre de docteur honoris causa. Cet espoir déçu, il abandonna son activité
scientifique et se replia totalement sur lui-même. Il mourut à 48 ans.
Bien
qu’hébraïste de formation, D.A. Chvol’son (1819-1911) fut l’un des
plus remarquables arabisants de la jeune Faculté. Dans son premier
ouvrage capital sur les Sabéens et le Sabéisme, il réunit un nombre
considérable de matériaux arabes inédits provenant en partie des différents
fonds de manuscrits conservés en Russie. Un autre mérite de Chvol’son
aux yeux des arabisants est d’avoir analysé les extraits des Atours
précieux d’Ibn Rusta (auteur du xe
siècle), relatifs aux Khazar, aux Bulghar et aux Rūs.
Dans son travail, Khvol’son tient notamment compte des hypothèses selon
lesquelles les Rūs descendraient des Varègues, des Normands, des
Danois. C’est encore Khvol’son qui attira l’attention de Bartol’d
(Barthold) sur l’importance des sources arabes pour l’histoire du
Turkestan.
Un
autre hébraïste de formation, excellent arabisant également, A.J.
Garkavi (Harkavy) (1839-1919), publia un choix important de textes sur les
Slaves, dus à 26 écrivains musulmans des viie–xe
siècles. Cette publication, intitulée Skazanija
musul’manskikh pisatelej o slavjanakh i russkikh (Les témoignages
des écrivains musulmans sur les Slaves et les Russes), était
d’ailleurs sa thèse pour le grade de magister et, malgré son caractère
désuet, elle demeure un ouvrage de référence.
Une
étape nouvelle de l’orientalisme russe fut franchie avec l’arrivée
à la chaire d’arabe de la Faculté de Saint-Pétersbourg de personnalités
capables d’appréhender les problèmes et les objectifs de la science
de leur temps, non seulement en Russie, mais également hors des frontières.
Ils se sont fixé pour mission de reconsidérer les fondements
scientifiques du premier quart du xixe
siècle en Russie, de les restructurer et de les adapter aux exigences
de leur époque.
Vladimir
Vladimirovič Guirgass (Girgas) (1835-1887) est l’une de ces
personnalités.
Cet
arabisant d’origine biélorusse- (polono-) lithuanienne fit ses études
supérieures à la Faculté des langues orientales à l’Université de
Saint-Pétersbourg. Il apprit l’arabe auprès de Nawrocki, mais, comme
la majorité des orientalistes russes de son époque, il suivait parallèlement
les cours d’autres langues orientales, en particulier de turc. En
automne 1865, il débuta dans sa carrière d’enseignant à la chaire de
langue de littérature arabe de l’Université de Saint-Pétersbourg
comme assistant de Nawrocki. Après le décès de celui-ci (en 1871), il
resta le seul et unique enseignant de ce département. Ce n’est
qu’en automne 1878 qu’arriva un jeune chargé de cours (docent) un
certain Viktor Romanovič Rosen.
Constatant
à quel point les arabisants russes manquaient d’instruments de
travail, Guirgass prépara en collaboration avec V.R. Rosen, la Chrestomathie de première année, puis la Grande Chrestomathie destinée aux élèves de deuxième année. Un Dictionnaire
de la Chrestomathie et du Coran, qu’il composa tout seul, vint
compléter ces manuels indispensables et en faciliter l’utilisation. En
troisième année, les étudiants avaient à leur disposition son édition
de l’Histoire d’Abū Hanīfa
al-Dīnawarī (auteur du ixe
siècle) ainsi que le Manuel de
droit musulman de Van den Berg, qu’il traduisit du néerlandais.
Pour les examens d’État, ils pouvaient s’appuyer sur l’Histoire
de la littérature arabe, d’après un manuel lithographié, également
composé par Guirgass. Grâce à sa thèse de doctorat, ils avaient la
possibilité de se familiariser avec le système grammatical de
l’arabe.
Mais
Guirgass doit sa renommée internationale principalement à l’édition
fondamentale de l’Histoire d’Abū
Hanīfa al-Dīnawarī, dont le manuscrit fut découvert par
Rosen.
Miné
pendant de longues années par la tuberculose et la malaria, Vladimir
Vladimirovič s’éteignit le 28 février 1887.
Le
baron Viktor Romanovič Rosen (1849-1908) naquit à Revel en Estonie
le 5 mars 1849 d’un père issu d’une famille de barons baltes
d’origine allemande et d’une mère mi-russe, mi-géorgienne. Il avait
également de lointaines ascendances françaises.
Il
entra à la Faculté des langues orientales à l’âge de 17 ans,
soit en 1866, quand Guirgass enseignait seulement depuis deux ans. Doté
d’une forte personnalité, il domina rapidement son maître, pourtant
de 14 ans son aîné. Cet état de fait s’accentua lorsque six ans plus
tard, en automne 1872, Rosen fut nommé chargé de cours (docent) à la
Faculté et devint par conséquent l’assistant direct de Guirgass.
À
la Faculté, conformément à la tradition des études orientales en
Russie, il portait un intérêt équivalent à l’arabe, qu’il avait étudié
sous la houlette de Guirgass et de Nawrocki, et au persan. Toute sa vie,
il resta fidèle à cette ligne et il fut un iranisant de valeur autant
qu’un grand arabisant.
Il
séjourna en Europe occidentale où il fut en contact avec des sommités
telles que l’Allemand G. Fleischer (Leipzig), le Hongrois I. Goldziher,
l’Italien I. Guidi, l’Anglais E. Browne et le Français C. Schefer. Il
estimait particulièrement l’école hollandaise (M.J. de Goeje, M.T.
Houtsma).
Dans
plusieurs domaines de recherche, il prit Fraehn pour modèle. Comme
Christian Martin, il portait un intérêt fondamental aux manuscrits, dont
il rédigea plusieurs catalogues. Notons : les Manuscrits
arabes de l’Institut des langues orientales ; Notices sommaires des
manuscrits arabes du Musée Asiatique ; Remarques sur les manuscrits
orientaux de la collection Marsiglia à Bologne ; les
Manuscrits persans de l’Institut des langues orientales.
Il
étudia surtout les sources arabes et persanes relatives à l’histoire
de l’Europe orientale. À ce titre, il publia (avec A. Kunik) les témoignages
d’al-Bakrī sur la Russie et les Slaves avec une bonne traduction en
russe et de sérieux commentaires. Par ailleurs, il enrichit les thèmes
étudiés par Fraehn d’un volet comparatif avec l’histoire de Byzance,
car il avait pleinement saisi l’importance des œuvres d’historiens
arabes chrétiens. Il est à juste titre considéré comme l’initiateur
des études byzantino-arabes, poursuivies par la suite par des historiens
tels que Vasil’ev, Canard, Minorsky et autres. L’un de ses
remarquables écrits est l’Imperator
Basilius Bulgaroctone (1883).
Rosen
avait toutefois une vision plus vaste que Fraehn de l’orientalisme
russe, dans le sens où il s’efforçait de le faire connaître sur le
plan international. Encore jeune chercheur, il avait montré ses talents
d’organisateur à l’occasion du IIIe Congrès international
des orientalistes qui s’était tenu à Saint-Pétersbourg en 1876. Il
fut l’un des rédacteurs des Travaux
du Congrès.
Membre
de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, doyen de la Faculté
des langues orientales de l’Université de Saint-Pétersbourg,
professeur et président de la Section orientale de la Société archéologique
russe, Rosen fut aussi le fondateur des Zapiski
(Mémoires)[12],
première revue orientaliste en langue russe. Cette initiative fut saluée
par la communauté internationale. Les articles qui paraissaient dans les Zapiski
étaient rédigés en russe dans le but d’inciter les orientalistes
occidentaux à se familiariser avec cette langue. Et en effet, nombre
d’entre eux apprirent le russe, pour pouvoir lire les Zapiski.
Rosen
instaura progressivement une nouvelle école de l’orientalisme russe qui
réussit à s’imposer sur le plan international grâce notamment à des
représentants aussi éminents que N. Ja. Marr (caucasologue et linguiste)
et l’historien Bartol’d, qui furent ses élèves. Dans l’œuvre
immense et diversifiée de ces savants, les études arabes occupent une
place honorable.
Même
si les arabisants à proprement parler n’étaient pas majoritaires parmi
les nombreux élèves de Rosen, celui-ci a su former dans ce domaine,
comme dans d’autres disciplines de l’orientalisme, un certain nombre
de chercheurs de grande valeur. Citons le plus célèbre d’entre eux,
Nikolaj Aleksandrovič Mednikov pour son fameux corpus de sources
arabes relatives à l’Histoire de la Palestine (depuis la conquête arabe jusqu’aux Croisades),
assorti de traductions remarquables pour leur exactitude.
En
l’espace d’un siècle, l’école russe des études arabes a comblé
le fossé qui la séparait de la science occidentale. Dotée désormais
d’un fonds de manuscrits solide, d’une bibliothèque riche, de
nombreuses institutions et d’un corps d’enseignants et de chercheurs
de haut niveau, elle a gagné ses lettres de noblesse. Dans cette
importante étape de son histoire, le baron Viktor Romanovič Rosen a
joué sans conteste un rôle de premier plan.
À
la mort du maître survenue en 1908 à 60 ans à peine, l’école
russe pouvait dresser un bilan positif d’un siècle de son histoire et
envisager l’avenir avec sérénité et confiance.
L’Institut
Lazarev à Moscou
Les
études arabes, de même que plusieurs autres branches de l’orientalisme
à Moscou, furent dans les années 70 du xixe
siècle, transférées progressivement vers une institution qui venait
d’être créée, les Classes spéciales de l’Institut Lazarev. Ces
“classes” avaient initialement pour but de dispenser une formation
pratique aux personnes amenées à travailler dans les pays d’Orient.
Mais comme les autres centres d’orientalisme de Moscou avaient cessé
d’exister, les Classes spéciales ont rapidement été amenées à développer
également une orientation spécifique.
Parmi
les orientalistes diplômés et rattachés à l’Institut Lazarev, les
plus illustres sont Ahatanhel Evtymovič Kryms’kyj (1871-1949) et
son élève Vladimir Vladimirovič Minorskij (1877-1966), deux savants
qui connurent aussi la période soviétique.
Né
en Ukraine et issu d’une famille ethniquement complexe, Kryms’kyj
descendait entre autres des Tatars de Crimée. Il fit ses études à
l’Institut Lazarev, puis à l’Université de Moscou (Faculté
d’histoire et de philologie), formation qu’il compléta par un séjour
de deux ans en Syrie. L’éventail de ses intérêts scientifiques était
très vaste. À la fois slaviste et orientaliste (arabisant, iranisant et
turcologue), il était aussi un écrivain et poète ukrainien renommé. Il
a cependant préféré se consacrer aux études orientales. Il choisit
notamment les filières suivantes : l’enseignement, l’élaboration
d’instruments de recherche et de manuels, les travaux de vulgarisation.
Les élèves de Kryms’kyj disaient que ses cours et ses manuels étaient
pour eux une “fenêtre ouverte sur la science”. Parmi les travaux de
Kryms’kyj citons : l’Histoire
de l’islam ; Histoire de la Turquie et de sa littérature ;
Histoire des Arabes et de la littérature arabe laïque et religieuse ;
Histoire de la nouvelle littérature arabe.
Il
est permis d’affirmer que si, au début du xxe
siècle, il existait à Moscou une véritable école des études arabes
figurant honorablement au sein de la science en Russie, c’était en
grande partie grâce à Kryms’kyj et à ses élèves.
Minorskij
(Minorsky), également pupille de l’Institut Lazarev, fit une carrière
internationale (Iran, Turquie, France, professeur à Oxford et à Londres)
et rédigea un nombre considérable de travaux orientalistes en français,
en anglais, en russe. Il doit sa célébrité notamment à une étude
exhaustive des sources arabes des Hudūd
al-calam (Régions du monde). Il annota et traduisit en
anglais cette importante œuvre géographie persane anonyme du xe
siècle, dont le manuscrit avait été découvert en 1920 à Boukhara par
Alexandre Grigor’evič Tumanskij (Tumansky)[13].
Minorskij
permit également aux arabisants de se familiariser avec al-Marwāzī,
médecin du xiie
siècle et auteur d’un ouvrage de géographie, d’anthropologie et de
sciences naturelles : Ţabā’ic
al-hayawān (les qualités innées des animaux). Il édita ce
texte et en traduisit des extraits en anglais, d’après un ms. de
l’India Office de Delhi. La publication de Minorskij porte le titre de Sharāf al-Zamān Ţahir Marvazī on China, The
Turks and India (Londres, 1942).
Notre
aperçu de l’histoire des études arabes en Russie avant la période
soviétique s’achève sur le souvenir de ce grand orientaliste,
historien et causacologue que fut Vladimir Fedorovič Minorskij, né
et formé en Russie, mais dont la carrière scientifique se déroula
presque exclusivement hors des frontières de ce pays. Il est l’un des
orientalistes russes les plus réputés et les mieux connus sur le plan
international.
Lev
Evgen’evič Kubbel’, l’auteur du présent article traduit par
nos soins, est un illustre arabisant de l’époque soviétique[14].
Voici quelques éléments de sa biographie et de ses travaux[15].
Né le 16 mai 1929, aujourd’hui décédé. Il fit ses études à la
Faculté orientale de l’Université de Leningrad. Docteur en histoire,
sa thèse : l’Histoire de l’ancien Mali fut publiée en 1963. Professeur à
l’Université de Leningrad. Chercheur à l’Institut d’ethnographie
(Section de Leningrad) et à l’Institut d’Afrique de l’Académie des
sciences de l’URSS. Il participa au XXVe Congrès
international des orientalistes (Moscou, 1960), à la IIIe Conférence
des éthiopistes (Éthiopie, 1966), au IIe Congrès
international des africanistes (Sénégal, 1967). Historien et
ethnographe de l’Afrique (le Soudan, le Mali), il publia et traduisit
notamment de nombreux textes de voyageurs arabes médiévaux (al-Bakrī,
Ibn Hawkal et autres) relatifs aux pays de l’Afrique subsaharienne.
Certains de ses travaux ont été rédigés ou traduits en anglais et en
français.
quelques caractéristiques du système militaire Omeyyade
(661-750)
Le
chercheur qui étudie une formation socio-économique, quelle qu’elle
soit, ne saurait éluder la question du développement militaire. Il
existe, dans toute période, une relation étroite entre
l’organisation des forces armées d’une société, la structure socio-économique
de celle-ci et le niveau de développement de ses forces de production.
Sous
ce rapport, l’organisation des forces armées du califat, et en
particulier du califat omeyyade, présente un intérêt réel.
Cependant,
les travaux consacrés au problème en question sont peu nombreux. La
majorité de ces travaux, à commencer par celui de Reinaud[16]
et jusqu’à l’œuvre très intéressante et solide de Huuri[17],
publiée en 1941, ne concernent qu’un seul aspect de la question, à
savoir l’histoire du développement de l’armement, soit de la
technique militaire.
Les
travaux de Delbrück[18]
ou de Lot[19]
traitent surtout des questions de tactique et consacrent peu d’attention
aux armées du califat. Le travail de Haneberg[20]
traite d’un sujet très particulier : le droit militaire vu par les
juristes musulmans. Le problème général de l’histoire des forces armées
du califat n’est en fait étudié que par Kremer[21]
dans un seul chapitre de son Culturgeschichte des Orients unter den
Chalifen et dans un opuscule court mais dense de Fries[22].
Sinon, nous ne disposons que de quelques remarques isolées, quoique
parfois fort précieuses, dans les travaux de chercheurs tels que
Wellhausen, Lammens, Jakubovskij, etc.
Remarquons
que, lorsqu’on essaie d’évaluer les travaux dont nous venons de
parler, la leçon inaugurale de Fries est un résumé sérieux et assez
complet des informations que l’on trouve dans une source aussi précieuse
qu’al-Ţabarī. Cependant, l’attention de l’auteur se porte
principalement sur les questions de tactique et d’administration
militaire. Toutefois, lorsqu’il est question des normes juridiques,
Fries, comme Kremer et Haneberg, se limite en règle générale à
constater les points de vue des différents juristes musulmans, sans
aborder la question du degré de correspondance des structures théoriques
postérieures avec la pratique de l’administration militaire de l’époque
des Omeyyades.
Le
côté économique de la question intéresse beaucoup moins Fries. Et il
montre une indifférence presque parfaite envers le problème des rapports
sociaux et à leur impact sur les forces armées dans le califat des
Omeyyades. Cela se rapporte aussi bien à Kremer. Ainsi donc, il n’y a
point de travaux actuellement consacrés à la place et au rôle de
l’armée dans le système général des rapports socio-économiques du
califat dans cette période, car les travaux de la sorte, postérieurs à
celui de Fries – par exemple le travail récent de Bousquet[23]
sur les causes et la nature de la conquête arabe – sont pleins de
raisonnements et d’analogies de caractère général et n’apportent
rien de nouveau à l’étude de ce problème.
L’article
présent se limite à l’examen d’une seule question : celle des
rapports sociaux dans les troupes, c’est-à-dire des formes de
manifestation dans l’armée des contradictions sociales générales
caractéristiques de l’histoire du califat de Damas.
Dans
cet article, on utilise seulement certaines œuvres historiques arabes,
principalement al-Ţabarī[24],
al-Balādhurī, al- Yacķūbī, al-Dīnawarī
et Ibn al-Athīr. En ce qui concerne al-Balādhurī,
nous nous sommes limité au Livre des conquêtes des pays[25],
car une source aussi riche que les Ansāb al-ashrāf[26]
mériterait un commentaire particulier.
Les
informations contenues dans les ouvrages des auteurs précités ont permis
de déterminer et de montrer avec une précision suffisante la ligne
fondamentale du développement historique des forces terrestres armées du
califat à son apogée[27].
Les
différentes sources ont lié l’arrivée au pouvoir des Omeyyades avec
une réorganisation immédiate et substantielle des forces armées.
Le
processus de féodalisation de la société arabe, qui s’est renforcé
après les conquêtes, la nécessité d’astreindre à la soumission tant
la population des pays conquis que les bas-fonds des tribus arabes pour
garantir la possibilité d’une exploitation sans entrave des régions
conquises riches et étendues, et enfin le vaste programme d’expansion
territoriale – tous ces facteurs exigeaient la création d’une
force militaire plus organisée et centralisée que les forces armées
tribales de la première étape des conquêtes arabes.
C’est
justement ce but que poursuivaient les réformes de Mucāwiya
Ier qui, sans renoncer à garder le principe militaire tribal
(et d’ailleurs c’était impossible à réaliser dans le califat au
milieu du viie siècle) s’efforçait dans toute la mesure
du possible de créer un système fiable de recrutement et de
ravitaillement d’une armée sans faille.
Certaines
villes forment la base du recrutement de l’armée ; leur population
composée de conquérants sédentarisés et de leurs descendants constitue
la masse essentielle des combattants. L’armée qui a participé à la
conquête de l’Asie Centrale se composait surtout d’habitants de Kūfa
et de Başra qui étaient les principales bases du cIrāķ.
Des bases analogues furent créées également en d’autres régions du
califat, en Syrie : Damas, Hims et Ķinnasrīn ; en Égypte :
Fusţāţ ; en Iran : Shīrāz et Shuster,
et Merv dans le Khorassan. Dans toutes ces villes, on tenait des registres
d’hommes astreints à servir dans l’armée. Leur nombre atteignait des
dizaines de milliers. Ce registre, le Dīwān, n’était pas seulement une administration pour la
mobilisation, mais c’était également un document sur la base duquel on
payait leur solde aux militaires. Les Omeyyades ont emprunté aux Grecs et
aux Perses la pratique de la solde ainsi que la majorité de leurs
institutions d’État. Mais l’idée de créer des villes – camps
militaires et les districts militaires, djund, pour le
recrutement d’une armée sans faille et qui en même temps assuraient la
soumission de la contrée conquise où ils se trouvaient, appartient,
semble-t-il, aux Arabes. On ne constate pas de pratiques semblables chez
les Perses. La ressemblance entre le système byzantin de thèmes
et l’organisation arabe est purement extérieure : les bases des
deux systèmes – stratiotes byzantins et murtaziķa
arabes – sont de caractère trop différent[28].
B.N.
Zakhoder dit : “Si les premières conquêtes arabes étaient
faites en majeure partie par les forces arabes bédouines, les conquêtes
territoriales postérieures exigeaient de l’État arabe de gros moyens
pour payer les mercenaires”[29].
Cependant, on ne peut pas considérer que la population de Kūfa était
composée simplement des mercenaires ; ils formaient plutôt un ordre
militaire tenu au service et entretenu en échange par le Trésor public.
De plus, la base de cet ordre militaire était composée par des Arabes –
anciens Bédouins – et leurs descendants.
Le
principe tribal était maintenu dans les troupes. Au premier plan
apparaissait, d’une part une grande détermination guerrière et la
solidarité entre les formations tribales et militaires et, d’autre
part, la tendance notoire de l’aristocratie des tribus nomades à
conserver un grand nombre de survivances dans les relations patriarcales
à l’intérieur de la tribu.
Les
villes-bases militaires étaient peuplées selon le principe tribal. Les
tribus ou les groupes de tribus (rubc à Kūfa,
hums à Başra) occupaient dans ces villes des quartiers
particuliers et ne se mélangeaient pas les uns aux autres[30].
Ce système avait aussi l’avantage de permettre, en cas de nécessité,
de dresser les tribus les unes contre les autres, ce que les Omeyyades ont
pratiqué assez souvent[31].
Toutefois,
il ne faut pas exagérer le rôle des attachements et des antipathies
tribales dans la politique des Omeyyades. En leur temps, N.A. Mednikov et,
plus catégoriquement, Lammens, ont avancé une thèse selon laquelle le
pouvoir omeyyade reposait principalement sur les Kalbites, sur les tribus
sud-arabiques[32].
Indubitablement, le soutien des Kalbites syriens a permis aux Marwānides
de prendre le pouvoir dans le califat. Mais au cours des décennies qui
suivent immédiatement la victoire des Marwānides, on constate que de
nombreux membres des tribus de l’Arabie du nord occupaient les postes
les plus importants. A. Ju. Jakubovskij a remarqué avec justesse que
les soulèvements qui éclataient dans le cIrāķ étaient
toujours écrasés par les troupes syriennes dont la plupart se
composaient de ķaysites[33].
Enfin, une source comme Abū Hanīfa al-Dīnawarī
contient la curieuse remarque suivante : “… Hishām
détestaient les Yéménites et de la même façon les autres Omeyyades
[les détestaient] également”[34].
Ce passage d’al-Dīnawarī présente en général un intérêt
certain pour éclairer la question concernant les rapports des Omeyyades
avec les deux principaux groupes de tribus. On y dit que le calife Hishām
rejette successivement aussi bien les candidatures yéménites que
mudarites au poste de gouverneur du Khorassan. Quand il est question de Naşr
ibn Sayyār, le conseiller dit : « Il n’y a pas de
contribules dans l’armée du Khorassan et seul celui qui a des
contribules dans l’armée [du Khorassan] pourra réussir à gouverner le
Khorassan”. Il [Hishām] dit : “Et quels
contribules sont plus grands que moi ?”[35].
Même
si ce récit est inventé, il reflète visiblement une tendance du calife
à conserver une certaine indépendance par rapport aux deux groupes
rivaux de tribus. (La dynastie ne pouvait pas être entièrement indépendante
des tribus qui constituaient la force militaire fondamentale du califat de
Damas.
Wellhausen
s’éleva contre la conception, selon laquelle, les Omeyyades auraient
mené une politique exclusivement pro-yéménite. Il souligna que sous les
quatre premiers marwānides, les haines tribales ne jouent pas un rôle
particulièrement marquant dans la politique intérieure du califat[36].
Même dans le cas de la répression des soulèvements dans le cIrāķ,
l’utilisation prépondérante des troupes ķaysites était en
premier lieu conditionnée par le fait que ceux-ci formaient une partie
importante de la population arabe de la Syrie, bien que de nombreuses
tribus yéménites se trouvaient en Syrie déjà avant l’islam[37].
Il
faut dire que les troupes syriennes étaient largement utilisées pour
écraser les révoltes, et pas seulement dans le cIrāķ.
On peut donner l’exemple de l’utilisation des troupes syriennes dans
le Hidjāz contre l’anti-calife ‘Abd Allāh ibn
al-Zubayr en 683 et 692[38].
Naturellement,
les Omeyyades, dont le pouvoir avait pour centre et pour base la Syrie,
qui était dans une situation privilégiée par comparaison avec les
autres provinces du califat, utilisaient grandement les Arabes syriens, réservoir
le plus fiable de leur force militaire. Cependant, il ne faut probablement
pas parler de la prépondérance de l’utilisation des Ķaysites,
aussi catégoriquement que le fait A. Ju. Jakubovskij. Par exemple, les
troupes syriennes placées dans le cIrāķ après l’écrasement
de la révolte de cAbd al-Rahmān ibn Muhammad ibn al-Ashcath
étaient composées pour l’essentiel de tribus arabes de Ķudāca
et de Kalb, c’est-à-dire de Yéménites.
Les
historiens arabes savaient bien que, durant la période du plus grand
nombre des mouvements antiomeyyades, le sens de ces événements pour les
Arabes était donné par la lutte, non pas tellement contre certaines
tribus (ou groupes de tribus), que contre la situation privilégiée des
Arabes de Syrie, sans tenir compte de leur appartenance tribale[39].
La
situation privilégiée de différentes parties de l’armée syrienne se
manifestait également dans le montant des soldes des militaires de cette
armée. Dans les autres provinces du califat, les soldats recevaient de
300 à 600 dirhams par an[40].
Dans les districts syriens (Himş, Damas, Urdunn, Palestine et Ķinnasrīn),
la solde atteignait 800 dirhams[41]
et Kremer pensait qu’il était possible d’adopter le chiffre de 1 000
dirhams par an[42].
Ce qui est curieux, c’est que même le plus bas de ces chiffres est
plusieurs fois plus élevé que la somme que recevaient les mercenaires de
Byzance.
L’une
des causes de ce que les sympathies des Arabes de Syrie envers les Sufyānides
furent bien plus durables qu’envers la dynastie des Omeyyades, et menèrent
à l’apparition du culte de Mucāwiya et de Yazīd
qui existait encore au iiie
siècle de l’Hégire[43],
tient à ce que les initiateurs de la situation privilégiée des soldats
syriens étaient justement Mucāwiya Ier et Yazīd Ier.
Les
privilèges des soldats syriens étaient également conditionnés non
seulement par leur position au centre de l’État, mais aussi parce que
ces soldats constituaient la partie la plus combative des forces armées
omeyyades, car ils étaient de façon presque ininterrompue au contact
de l’ennemi le plus puissant et le mieux organisé du califat, les Rūmī
[Byzantins][44].
B.N.
Zakhoder a remarqué très justement que “déjà
à l’époque omeyyade, une grande partie des forces armées du califat
était d’origine non-arabe”[45].
Cependant, c’est à peine si l’on peut considérer, comme lui le
suppose, que cette partie des troupes était entièrement à la solde de
l’État. Pour nous en convaincre, analysons la composition de l’armée
omeyyade.
Les
parties proprement arabes, qui étaient l’ossature de l’armée, étaient
bien loin d’en constituer la majorité. L’armée était accompagnée
d’un très grand nombre d’esclaves[46].
Bien sûr, on les utilisait en règle générale comme force auxiliaire de
travail. Cependant, en cas de nécessité extrême, on les armait, quoique
de très mauvais gré. C’est ainsi qu’en 77/696-697, al-Hadjdjādj
a utilisé à Kūfa des esclaves armés contre les soldats du Khāridjite
Shabīb[47].
En 112/730-731, al-Djunayd ibn cAbd al-Rahmān a armé
des esclaves ayant promis au préalable la liberté, à ceux d’entre eux
qui combattaient avec l’armée contre les Turcs[48].
En 119/ 737, Asad ibn ‘Abd Allāh armé des esclaves contre les
Turcs[49].
Sans
doute, il n’était pas question d’entretenir ces esclaves comme
soldats aux frais de l’État, bien qu’en 69/688-689, pendant les
actions militaires contre les Djarādjima, le chef
omeyyade Suhaym ibn Muhādjir ait promis aux esclaves, en échange
de leur aide au combat, non seulement la liberté, mais comme nous en
informe Ibn al-Athīr, de les inscrire au Dīwān,
c’est-à-dire de leur donner le statut de murtaziķ[50].
Plus
tard, dans l’armée a existé toute une couche nombreuse de mawlā,
clients, aussi bien de tribus entières que de personnes particulières.
Ils étaient armés et participaient aux actions militaires. Théoriquement,
c’est à leur chef qu’incombait le soin de les entretenir ; l’État
ne payait rien. Mais on peut probablement parler de deux variantes
possibles du statut juridique de mawlā : ils étaient effectivement entretenus par leur chef et
ne recevaient aucune solde du Trésor public, soit, ce qui était bien
plus rare, ils recevaient la solde de l’État comme les murtaziķ
ordinaires. C’est à cette seconde catégorie de mawlā
qu’appartenaient, selon toute apparence, les gens d’entre les
“enfants” des Persans, abnā’,
qui ont formé la force principale de la révolte d’al-Mukhtār
dont parle al-Dīnawarī[51].
Si
le mawlā était à
la charge du chef, sa part était très petite : la part du lion de
tous les biens matériels, et en particulier du butin, revenait
habituellement au chef[52].
Bien entendu, cela provoquait le mécontentement des mawlā.
Selon le témoignage d’al-Ţabarī, quelques mawlā ont
adressé à Omar II une pétition en l’an 100/718-719 en exigeant le
paiement de soldes égales à celles des autres soldats[53].
Ni
les esclaves, ni les mawlā ne pouvaient constituer une force
fiable au combat. ‘Abd Allāh
ibn Wahb al-Djushamī, l’un des chefs militaires
omeyyades, a dit qu’il craignait que les esclaves et les mawlā ne
s’enfuient au cas où ils auraient à subir une poussée de
l’adversaire[54].
Mais cependant, lorsqu’al-Djunayd ibn ‘Abd al-Rahmān
à Samarcande arma les esclaves leur promettant leur liberté, s’ils
combattaient, ils se sont battus avec tant de vaillance que les Arabes jugèrent
utile d’en faire la remarque : “… Al-Djunayd a donné
l’ordre à un homme [subalterne ?] et celui-ci annonça :
Celui des esclaves qui combat sera libre !. Et les esclaves se
sont battus avec acharnement [en sorte que] les gens en étaient stupéfaits”[55].
Un
nombre nettement moins important de personnes faisait partie du groupe
al-shākiriyya
(en persan čākir) –
milices privées. On les utilisait habituellement comme personnel de
service et, parfois, pour convoyer une personnalité importante ?[56].
Naturellement, l’entretien des shākir reposait entièrement sur leur maître.
Enfin,
les troupes constituées de dhimmī jouaient un rôle tout à fait essentiel. En règle générale,
ils prenaient part aux actions militaires, groupés en unités indépendantes
sous le commandement de leurs maîtres locaux, ce qui était stipulé dans
un contrat[57],
et ils n’étaient pas à la charge du Trésor. Au lieu de cela, on
admettait qu’ils aient accès au partage du butin.
Cette
pratique a surtout été appliquée en Asie Mineure et en Transcaucasie.
De plus, les chefs arabes disposaient généralement ce type de régiments
auxiliaires aux endroits les plus dangereux dans les formations de
combat et de marche où ces régiments devaient couvrir les unités arabes
et supporter le premier choc.
De
cette façon agissait par exemple, selon al-Balādhurī, le
gouverneur de l’Arménie, Marwān ibn Muhammad, le futur calife :
“Il donna l’ordre au maître du Shirwān
qu’il fût à l’avant-garde quand les musulmans
marcheront contre les Khazars et à l’arrière-garde quand ils
reviendront. Et à Fīlānshāh de ne se battre qu’avec eux. Et à Tabarsarānshāh
d’être à l’arrière-garde quand eux s’avanceront, et à
l’avant-garde, quand ils partiront”[58].
Au
centre du califat des Omeyyades, en Syrie, on utilisait les Mardaïtes
comme force frontalière à la frontière avec Byzance. D’ailleurs,
l’administration militaire de Byzance les utilisaient exactement de la
même façon[59].
C’est
justement à cause de la présence de nombreux régiments dhimmī
dans les armées omeyyades, et parce que ce fait est clairement reflété
par les sources, que nous ne pouvons être d’accord avec l’opinion de
Hitti[60],
selon qui les dhimmī
n’étaient pas tenus au service militaire, ce qui aurait servi de
fondement à leurs droits civiques inférieurs.
Le
joug pesant du système fiscal du califat et la situation humiliante générale
des dhimmī ne
contribuaient pas à maintenir en eux un grand esprit combatif. La
mesure habituelle que l’on appliquait pour forcer les dhimmī à se battre était la menace de les priver de leurs droits
contractuels. De nombreux chefs de guerre et gouverneurs omeyyades
l’utilisaient amplement. Al-Ţabarī a conservé pour nous de
nombreux exemples de cette pratique[61].
Mais de même que pour les esclaves et les mawlā, les sources
parlent de la grande détermination au combat, à l’exemple de ces mêmes
Sogdiens, lors de leur lutte contre les conquérants arabes[62].
À
proprement parler, fard (pl. furūd), les
troupes payées, constituaient à l’époque considérée une partie tout
à fait insignifiante des forces armées du califat, et on en parle
rarement[63].
L’information d’al-Balādhurī, qui se rapporte il est
vrai au temps du calife ‘abbāside al-Hādī, concernant la
possibilité de sédentarisation de ces troupes, est intéressant sous ce
rapport. C’était apparemment une manifestation de la tendance à
transférer leur état en celui de murtaziķ
habituel[64].
Au
cours des quatre dernières décennies d’existence du califat des
Omeyyades, apparaissent beaucoup de régiments divers de volontaires.
S’y rapportent par exemple al-Waddāhiya – régiments berbères
qui tirent leur nom de celui de leur fondateur[65],
al-Ķiķāniya – archers de Boukhara, très prisés[66],
al-Dhakwāniya – régiments d’archers composés de mawlā
de Sulaymān ibn Hishām[67].
Trait
caractéristique de leur activité, la plupart de ces régiments, plus
souvent formés par quelques aristocrates, combattaient à leurs risques
et périls et n’avaient presque pas de liens avec le commandement
militaire central.
C’est
là, surtout que se sont manifestées l’accélération de la féodalisation
du califat et les tendances centripèdes qui, un siècle plus tard, ont
mené à l’effondrement du califat unique.
De
cette façon, l’armée des Omeyyades était formée d’un noyau arabe
privilégié et de quelques autres éléments aux droits limités qui différaient
entre eux justement par le degré de limitation de leurs droits.
L’absence de fiabilité des formations auxiliaires et alliées, c’était
ce qui définissait la faiblesse fondamentale caractéristique de
l’armée du califat.
En
ce qui concerne la population des pays conquis, l’armée omeyyade était
l’instrument de la consolidation de la domination de l’aristocratie
arabe sur ces pays et de l’exploitation de leur population. Selon A. Ju.
Jakubovskij, “dans le cIrāķ,
toute la population laborieuse … comprenait parfaitement qu’elle était
exploitée non seulement comme esclave, paysanne ou artisane, mais également
comme population étrangère, de plus conquise, et enfin comme d’une
autre religion”[68].
Cette
thèse peut être étendue à tous les territoires conquis. Déjà au
temps des premières campagnes, l’exploitation des régions conquises était
assez intense. Les habitants de Damas, de Baysān et de Tibériade
devaient, en dehors du paiement du tribut annuel, perdre la moitié de
leurs habitations au profit des conquérants. Cette pratique s’est
maintenue sous les Omeyyades : lors de la conquête de Boukhara en
709 et de Samarcande en 712, Ķutayba ibn Muslim a pris aux habitants
de ces deux villes exactement de la même façon la moitié de leurs
maisons, tout comme l’avaient fait 75 ans auparavant, les chefs
militaires d’Omar Ier en Irak.
Parfois,
les Arabes laissaient les impôts et les redevances dans l’état où étaient
ces prestations avant leur arrivée[69].
Que dans les premiers temps, la population ait accueilli les Arabes en
libérateurs, ne nous dit pas que la politique des conquérants était
bienveillante, mais nous dit à quel point le joug de l’administration
byzantine était intolérable. Cependant, quand les Arabes ont été dans
leurs nouvelles possessions et ont mis en œuvre leur exploitation coutumière,
l’état d’esprit a totalement changé.
Pour
illustrer la façon dont la population des pays conquis percevait la
domination arabe au début du viiie
siècle, prenons par exemple, certains passages de la Chronique de Denys
de Tell-Mahré, même si l’on prend en compte la spécificité de cette
source[70].
L’affaire a été encore plus simple dans les régions précédemment
sassanides : par exemple après la prise de Ctésiphon, les Arabes
ont partagé les maisons entre les combattants. Prendre des terres et les
distribuer entre les combattants devint une pratique très importante.
Selon al-Balādhurī, “Maslama ibn ‘Abd al-Malik établit
à Derbend (Madīnat al-Bāb wa-l-Abwāb) 14 000
Syriens”[71].
On trouve souvent des informations sur les faits de ce genre, et parfois
le texte rappelle avec une insistance particulière qu’on ne peut pas
considérer ces lots comme propriété des soldats qui y sont établis[72].
Løkkegaard a appelé avec justesse que de telles objections sont “une
protestation tardive” contre l’aliénation de ces terres après leur
conquête[73].
Une
autre forme d’exploitation très répandue de la population indigène
consistait à cantonner les soldats dans leurs habitations[74].
Le droit d’étape (diyāfa)
et la mise à disposition des guides (dalāla) aux
combattants arabes étaient régulièrement inclues dans les clauses des
traités de paix que les Arabes concluaient avec la population des régions
conquises[75].
Les
forces de production des régions où se déroulaient les actions
militaires subissaient des dommages terribles pendant la guerre. Cela était
particulièrement sensible dans les régions frontalières de l’empire
Byzantin, lorsque les deux adversaires créaient le long de la frontière
une zone de véritable désert. Les villes entières étaient détruites
et anéanties comme par exemple Tiana[76].
Mais
même s’il n’y avait pas de désertification intentionnelle de la région
des actions militaires, la population se retrouvait ruinée.
Lorsqu’elles étaient en campagne, les troupes arabes
s’approvisionnaient en règle générale par réquisition. Il était très
rare de faire provision de vivre pour les campagnes et il semble que seul
al-Hadjdjādj les pratiquait[77].
On nous dit par exemple que la cavalerie arabe a piétiné les cultures
en herbe dans les champs[78]
et, encore, que Maslama ibn ‘Abd al-Malik et ses troupes ont pillé les
environs du cIrāķ[79].
Les documents publiés par Karabaček illustrent fort bien ce système
d’approvisionnement[80].
À
cela s’ajoutent les exactions des soldats. D’après Ibn al-Athīr,
le calife Marwān II, en 126/743-744, reprochait aux soldats révoltés
leur insoumission et leur dit entre autres : “… vous voulez
toujours prendre de force leurs biens aux dhimmī
à côté desquels vous passez”[81].
En général, d’immenses convois chargés de butin suivaient les armées
omeyyades. Ces convois faisaient perdre aux armées arabes leur qualité
première, leur grande mobilité.
Il
faut souligner également ce que d’une part, comme il nous semble, les
recherches de Løkkegaard ont montré de façon suffisamment convaincante,
et de l’autre, que dans le système de taxation du califat existait
toujours le vieil impôt militaire byzantin annona militaris
sous le nom de wazīfa
(pl. wazā’f)[82].
C’était
un trait caractéristique des troupes omeyyades que de prendre au cours
de leurs campagnes un nombre considérable d’esclaves. De plus, la
population civile était réduite en très grand nombre en esclavage, sans
même parler des prisonniers de guerre[83].
Sous ce rapport sont caractéristiques les accords de Marwān
ibn Muhammad avec les souverains du cIrāķ qui
incluaient la livraison d’esclaves en tant que clause obligatoire[84].
Il arrivait de réduire en esclavage également les otages[85],
quoique beaucoup de juristes aient considéré par la suite ce procédé
comme illégal[86],
comme d’ailleurs réduire en esclavage les populations pacifiques. En général,
nous avons des informations, en assez grand nombre, qui montrent le désaccord
accusé entre la pratique de l’administration militaire omeyyade élaborée
et des normes de droit musulman au cours des décennies suivantes. Ainsi
par exemple, al-Balādhurī, parlant des campagnes en Inde,
mentionne la conquête de la ville de Ķuşdār dans le Sind :
“Et Sinān la conquit, bien que ses habitants soient restés loyaux”[87].
Ķutayba
ibn Muslim a agi de la même manière à Samarcande[88].
Le gouverneur de Mossoul, Muhammad ibn Marwān, frère du calife
‘Abd al-Malik, a fait traîtreusement brûler dans une église les
princes arméniens, après avoir conclu avec eux un traité de paix[89].
Mais
en fait d’hommes, on ne se contentait pas d’enrôler des troupes
auxiliaires et de capturer des esclaves. Il est intéressant de remarquer
que, lors de la conquête d’Irak (640-641), il y avait en plus de la
cavalerie lourde de cAmr ibn al-cĀş, des
artisans fabriquant les cottes de mailles ; ce ne pouvait être que
des artisans chassés de Syrie, pays où l’industrie d’armes était très
développée[90].
La
question du marquage de la population est en relation étroite avec celle
de l’utilisation des ressources humaines dans les pays conquis. À notre
avis, c’était une mesure militaro-administrative qui était tout à la
fois une mesure de police et une mesure fiscale. Cette dernière, très
souvent, n’avait aucun but financier. En réalité, quel but fiscal
pouvait être poursuivi, quand en 74/693-694, après la conquête de Médine,
al-Hadjdjādj a marqué les quelques compagnons du Prophète
qui étaient restés en vie à cette époque ? C’était incontestablement
un enregistrement policier des éléments potentiellement ennemis des
Omeyyades et non pas une humiliation voulue, comme le supposait J. Périer[91].
C’était
pour les mêmes raisons qu’en 119/739, Asad ibn ‘Abd Allāh a
marqué les dehkān
sogdiens que les autorités arabes considéraient comme suspects[92].
En ce sens, les opinions de Fries et de Løkkegaard nous paraissent les
plus proches de la réalité[93].
Le
cas du marquage du dehkān
de Sogdiane n’était pas caractéristique de la politique habituelle de
l’administration arabe envers les élites de la population locale. Au
contraire, les Arabes ont toujours voulu s’appuyer sur ces élites et,
à l’exception de quelques cas isolés[94],
ils y réussissaient toujours. L’aristocratie locale se soumettait aux
Arabes sans résistance particulière[95]
et avait volontiers recours aux troupes des conquérants pour résoudre
les luttes intestines et pour maintenir la population en état d’obéissance.
Les Arabes ne se faisaient aucune illusion concernant les causes d’une
soumission aussi rapide. Sous ce rapport, les paroles d’al-Balādhurī
sont caractéristiques : “… lorsque [Ķutayba
ibn Muslim] fut à Ţalķān, les dehkān de
Balkh se rendirent auprès de lui et quand ils eurent traversé
avec lui la rivière, le souverain de Saghāniyān,
qui avait également traversé la rivière, se présenta devant lui avec
des présents et une clef en or. Il lui remit sa soumission et l’invita
à s’arrêter dans son pays. Les souverains d’Akharūn
et de Shumān
cherchaient à écraser le souverain de Saghāniyān et guerroyaient contre lui. C’est pourquoi celui-là avait remis à
Ķutayba ce qu’il lui avait remis”[96].
Ibn
al-Athīr[97]
relate un événement analogue qui se rapporte à une période un peu plus
ancienne, 80/699-700, et non pas à Saghāniyān mais
à Khuţţal. Les seigneurs locaux, non seulement se sont
alliés ouvertement avec les conquérants, mais parfois devenaient des
espions au service des Arabes. Selon le même Ibn al-Athīr, en
104/722-723, al-Djarrāh, le gouverneur de la Transcaucasie,
abandonna toutes les richesses au souverain de Balandjar, car ce
dernier avait secrètement renseigné les Arabes sur les intentions de ses
propres alliés[98].
Un
fait similaire est relaté par al-Yacķūbī qui
raconte comment la “reine de Fergana” passa du côté des Arabes et
aida le gouverneur arabe de Sogdiane[99].
On connaît l’histoire de relations d’un souverain sogdien, comme
Gurak, avec les conquérants. Enfin, citons le cas des Berbères qui
furent enrôlés dans l’armée omeyyade en Irak du Nord en 79/698, sur
la base d’un compromis entre le gouverneur arabe et les fils de la prophétesse
(al-kāhina)
qui avait été à la tête des Berbères auparavant[100].
Les
Arabes utilisaient largement les discordes existant entre les différents
seigneurs locaux et, grâce à cette politique habile, ils avaient
toujours à leur disposition une quantité suffisante de troupes
auxiliaires.
Cependant
ce n’était pas la paix et la tranquillité qui régnaient au centre même
des forces armées du califat omeyyade. Au contraire, en dehors de
l’inimitié, déjà rappelée plus haut, entre les troupes syriennes
privilégiées et “les troupes de ligne”, en premier lieu ‘irāķiens,
un antagonisme violent s’est manifesté très tôt dans les détachements
militaires proprement arabes, entre l’élite des tribus et la masse des
contribules[101]
pauvres. Une lutte incessante opposait ces deux groupes et prenait souvent
la forme d’action armée des soldats du rang contre l’aristocratie
tribale qui se féodalisait.
Les
principes de la répartition du butin établis dès le début de l’islam
ont vivement souligné la tendance à renforcer la position privilégiée
de l’aristocratie : un cavalier recevait trois parts, le fantassin
une seule. Al-Wāķidī parle des prétentions de l’élite
à cet égard : “Le jour de la bataille de Badr, il y eut des
divergences au sujet de la répartition du butin. L’Envoyé de Dieu (que
Dieu le bénisse et le salue) a ordonné que tout le butin soit remis dans
l’ensemble à partager et que rien n’y échappe. Or les vaillants
pensaient qu’il le distribuerait entre eux uniquement en éliminant les
faibles. Mais l’Envoyé de Dieu (que la paix soit sur lui) ordonna que
le butin soit partagé de façon égale entre eux. S’ad dit : “O
Envoyé de Dieu ! Est-ce que vraiment tu vas donner aux cavaliers des
gens qui les défendent la même part que tu donneras aux faibles ?”[102].
On voit nettement dans ces paroles la tendance fondamentale au développement
des rapports de classes dans la société arabe et non pas seulement
l’idée que la cavalerie portait la charge militaire principale[103].
D’ailleurs, tant le Prophète lui-même que, par la suite, les chefs
militaires omeyyades comprenaient aussi fort bien l’importance de
l’infanterie et savaient que sans elle il était impossible de gagner
une bataille[104].
Sous
les Omeyyades, les principes du partage sont restés les mêmes, mais les
possibilités qu’avait l’aristocratie arabe d’agrandir son pouvoir
économique se sont encore accrues. À cela contribuait, par exemple le
fait que le chef reçoive sa part du butin militaire en mawlā,
ou bien qu’une partie de la part de l’État du butin militaire soit
revendue.
Soulignons
en particulier que l’aristocratie arabe et, avant tout, les nombreux
membres de la dynastie régnante s’appropriaient progressivement les
terres et les biens des membres les plus pauvres des tribus arabes, sans même
parler de ceux des peuples conquis. L’attitude de Maslama ibn ‘Abd
al-Malik après l’occupation par les Arabes de Khayzān qui
s’était rendu pacifiquement, est caractéristique. Al-Balādhurī
dit : “Maslama conclut la paix avec les habitants de Khayzān
et pris des dispositions concernant leur forteresse qui fut détruite, et
il y installa ses domaines”[105].
L’aristocratie
arabe acceptait très volontiers de participer aux expéditions militaires
de toutes sortes. Dans une certaine mesure, les campagnes adoucissaient le
mécontentement de simples contribules. Le principal était que le pillage
militaire contribuait substantiellement à accroître le pouvoir économique
de l’aristocratie. C’est pourquoi, les plus grands dignitaires
s’efforçaient d’obtenir des postes de gouverneur dans les régions
frontalières, où ce type d’enrichissement était particulièrement
facile. Et pour y parvenir, ils utilisaient diverses formes de corruption.
Ainsi al-Djunayd ibn ‘Abd al-Rahmān a été nommé
gouverneur du Khorassan en 111/729-730 en offrant au calife Hishām
et à son épouse de précieux colliers (ķilād)[106].
Mais les événements qui suivirent ont démontré l’incompétence
militaire du nouvel émir qui fut battu par les Turcs en 112/730-731 à
Samarcande. Bishr ibn Safwān al-Kalbī devint gouverneur
d’al-Maghrib, grâce aux présents offerts à ce même calife Hishām[107].
Khālid al-Ķaşrī
fut nommé gouverneur du cIrāķ
sur recommandation[108].
Le
détournement de fonds publics était pratique assez coutumière[109].
En 108/726-727, lorsque les troupes d’Asad ibn ‘Abd Allāh
souffraient de famine pendant la bataille de Khuttalān, l’émir
Asad ibn ‘Abd Allāh, lui-même, prit une part active à la spéculation
sur les vivres, revendant à ses propres soldats des moutons au prix de
500 dirhams par tête[110].
La
masse des simples soldats arabes opposait de la résistance à ces
pratiques depuis le début du califat. En 17/638, sous le règne d’Omar
Ier, les soldats ont exigé la distribution du butin que Khālid
ibn al-Walīd et un groupe de ses proches s’étaient appropriés à
la suite d’une expédition contre les Byzantins, entreprise d’ailleurs
de leur propre chef[111].
En 30/650-651 à Damas, il y eut des troubles et al-Ţabarī dit
que les riches “se mirent à se plaindre de leurs gens”[112].
Curieusement ces renseignements se rapportent aux provinces syriennes
relativement calmes. Quant aux troupes irakiennes et khorassaniennes, les
soldats arabes ont pris largement part aux grands mouvements
antiomeyyades, tels que les révoltes d’al-Mukhtār,
de Shabīb et surtout de cAbd al-Rahmān ibn
Muhammad ibn al-Ashcath.
La
participation de masses de soldats dans les révoltes qui se sont
produites dans le cIrāķ
sous les Omeyyades est l’un des principaux traits qui distinguent
ces révoltes des mouvements principalement de paysans et d’artisans du
temps des Abbassides[113].
Les
révoltes, dont nous venons de parler, méritent qu’on s’y arrête de
façon détaillée. Chronologiquement, la première d’entre elles est
celle d’al-Mukhtār en 685-687. Elle était chiite par ses
mots d’ordre et les soldats d’origine iranienne établis à Kūfa
en constituait la force principale. Les tribus arabes de Hamdān
prirent une part active à la révolte. Al-Dīnawarī a conservé
un témoignage intéressant concernant les relations entre les insurgés
d’origine arabe et ceux d’origine iranienne : “… [al-Mukhtār]
rapprocha les Persans leur payant ainsi qu’à leurs enfants une pension
et il rapprocha leurs habitations ; il éloigna les Arabes de lui,
les repoussant et ne les admettant pas. Mais eux se fâchèrent à cause
de cela, rassemblèrent les plus illustres d’entre eux, allèrent auprès
de lui et lui firent des reproches. Il leur a répondu : “Dieu
n’éloigne personne hormis vous. Je vous ai honorés, vous avez fait les
fiers ; je vous ai confié l’autorité, vous avez détruit le kharādj. Ces Persans sont plus obéissants que vous, plus sûrs
et plus prompts dans l’exécution de mes désirs”[114].
L’extrait
précité illustre la tendance de l’aristocratie arabe rebelle de
vouloir occuper des positions privilégiées. D’ailleurs, ce trait
caractéristique se retrouve dans beaucoup de révoltes de la période
omeyyade. Par exemple, Ķaţarī ibn al-Fudjāca,
chef des azrakites, battu par al-Muhallab ibn Abī Şufrā,
recula dans le Ţabaristān où il se conduisait à l’égard de
la population locale exactement comme le faisaient les gouverneurs
omeyyades[115].
La
révolte de ‘Abd al-Rahmān ibn Muhammad ibn al-Ashcath
est celle qui montre le mieux la participation des masses de simples
soldats arabes dans les mouvements antiomeyyades. Dans ce cas précis,
les buts subjectifs du dirigeant de la révolte – la prise du
pouvoir dans le califat – coïncidaient avec un profond mécontentement
intérieur parmi les masses de soldats, et ce mécontentement fut
habilement exploité par ‘Abd al-Rahmān .
Les
sources nous montrent fort bien, autant le jeu démagogique de ‘Abd
al-Rahmān ibn al-Ashcath
avec les troupes, que les causes réelles du mécontentement des soldats.
Ainsi cAbd al-Rahmān souligne
en 81/700-701, dans son adresse aux soldats, qu’il leur a toujours demandé
conseil et a agi conformément à leurs conseils[116].
C’est de cette façon qu’il s’adressait aux soldats, selon Ibn al-Athīr :
“… J’irai comme l’un d’entre vous quand vous irez et je
renoncerai si vous renoncez”[117].
En même temps, ses partisans qui appelaient les troupes à la révolte
disaient ouvertement que la part du lion des richesses capturées revenait
à la dynastie des Omeyyades représentée par al-Hadjdjādj,
alors que tout le poids des expéditions retombe sur les simples soldats.
Et l’un des partisans dit ouvertement : “… et si vous avez
la victoire et que vous prenez le butin, lui [al-Hadjdjādj]
dévorera le pays, prendra les richesses pour lui et ce sera un
accroissement de son pouvoir”[118].
La
tentative de Ķutayba ibn Muslim de soulever l’armée du Khorassan
contre le calife Sulaymān n’est pas moins caractéristique. Ķutayba,
tout comme ‘Abd al-Rahmān ibn al-Ashcath,
essayait d’utiliser à ses fins personnelles le mécontentement des
soldats, mais les sources ne laissent planer aucun doute sur les causes réelles
de ce mécontentement. Ainsi al-Balādhurī, dans son
commentaire sur l’attaque de Ķutayba contre le calife, constate
simplement : “… la raison en est que Sulaymān faisait des
présents aux riches et leur témoignait des faveurs, alors qu’il méprisait
tous les autres”[119].
Les administrateurs omeyyades constataient l’existence de l’inégalité
des biens dans l’armée. Selon le témoignage d’al-Dīnawarī,
al-Hadjdjādj disait à al-Muhallab ibn Abī Şufrā :
“… toi et tes soldats vous n’êtes pas égaux : tu as des
serviteurs et des richesses, tandis que les soldats ne possèdent ni
serviteurs ni richesses”[120].
Ces
contradictions internes entraînaient nécessairement des conséquences
pour le moral des troupes et leur discipline. Les sources affirment
souvent que les émirs n’avaient pas confiance en leurs soldats et que,
secrètement, ils exprimaient leurs doutes[121].
Parfois, avant une campagne, avant une bataille, les émirs se trouvaient
obligés de demander l’accord de leurs troupes pour prendre une mesure
indispensable pour certaines considérations[122].
Bien souvent, on trouve la mention du refus des troupes de suivre leurs émirs,
ou bien de troupes ou de parties de troupes essayant de quitter leurs
chefs militaires, à cause des difficultés d’une expédition, ou
encore pour d’autres raisons[123].
Aussi bien les simples soldats que les chefs ont parfois déserté, ou
bien refusé d’accomplir leur devoir[124].
Pour
empêcher l’apparition de révoltes ouvertes résultant de la lutte des
classes dans les troupes, garantir la discipline et l’ordre, les
califes omeyyades et leurs lieutenants ont mis au point tout un système
de mesures diverses de prévention. Payer leur solde annuelle aux troupes
avant une expédition était une pratique courante qui permettait aux
soldats de trouver leur intérêt dans le succès de leurs actions
militaires et de leur insuffler ainsi un esprit de guerrier[125].
Dans des cas plus difficiles, en plus de la solde, on leur versait des
sommes supplémentaires. À l’occasion de l’expédition de ‘Abd
al-Rahmān ibn al-Ashcath,
al-Hadjdjādj ordonna de verser aux soldats qui y ont
participé en plus de la solde, 2 000 000 dirhams, soit 50
dirhams par personne[126].
Le procédé consistant à verser ce genre de prime remonte au fondateur
de la dynastie omeyyade, si l’on en croit al-Dīnawarī :
à la bataille de Siffīn, Mucāwiya a versé aux
soldats 2 000 dirhams par personne[127].
Parfois, ces primes étaient payées après l’expédition ; al-Djunayd
ibn ‘Abd al-Rahmān a versé 10 dirhams à chacun des soldats à
leur retour d’une expédition malheureuse[128].
Lorsque la trésorerie n’était pas en mesure d’assurer le versement
de la solde avant une expédition, on payait les troupes sur le premier
butin[129].
Enfin, très souvent, la récompense était attribuée sur le champ de
bataille pour les têtes d’ennemis tués et ces récompenses pouvaient
aller de 100 à 300, parfois jusqu’à 500 dirhams[130].
Al-Ţabarī rapporte que le refus de l’un des émirs de payer
cette récompense était un fait exceptionnel, ce qui témoigne du caractère
massif de cette pratique[131].
En
général, les tentatives pour amadouer les troupes était un phénomène
habituel du temps des Omeyyades. L’exigence émise par Yazīd ibn Abī
Muslim, gouverneur de l’Ifrīķiya sous le califat de Yazīd
II, de payer aux troupes d’avance et en une seule fois la solde
correspondante aux cinq années de service, est un exemple caractéristique.
Cette exigence s’adressait à son prédécesseur déplacé[132].
Dans le même sens allaient les décisions prises par les califes
d’augmenter le nombre de soldats enregistrés : sous Yazīd Ier,
le dīwān
de Başra alla jusqu’à 10 000 hommes (selon Ibn al-Athīr,
30 000)[133].
D’autres califes, Omar II, Walīd II, augmentaient les soldes des
troupes (surtout syriennes)[134].
Maintenir
dans les troupes l’esprit guerrier par différents paiements supplémentaires
était un système qui avait son défaut ; les ennemis de l’armée
omeyyade l’utilisaient contre les Arabes, probablement en escomptant
que certaines parties de l’armée arabe manqueraient de fermeté.
Selon al-Ţabarī, en 110/728-729, le Khaķān turc
faisait passer dans son camp des guerriers omeyyades, en leur promettant
de doubler leur solde[135].
Toutes
ces mesures ne pouvaient pas à elles toutes seules garantir la fiabilité
militaire, la fiabilité politique et la fidélité des troupes, et n’étaient
qu’une partie du système de mesures préventives dont nous avons parlé
plus haut. Nous avons déjà dit que le principe tribal de recrutement des
armées était resté en vigueur. La division des unités militaires par
tribus, division qui procède du caractère même de l’armée omeyyade,
se maintenait non seulement dans les principales bases, périphéries et
centres des régions conquises, mais aussi dans les camps militaires[136]
ainsi que dans les formations de combat[137].
Selon Fries, le maintien du principe tribal explique l’absence de grade
intermédiaire entre l’émir et le ‘arīf[138],
décurion. Le rôle d’intermédiaire pouvait être rempli, soit par les
chefs des sous-sections tribales, soit par les conseillers militaires (aşhāb
al-ray’ fī-l-harb) que Fries considère comme une sorte
d’officiers d’État-Major (“eine Art Generalstäblern”)[139].
Il est vrai que probablement Fries surestime la régularité de la
structure de l’armée omeyyade.
L’institution
des carīf (pl. ‘urafā’), décurions jouait un rôle fondamental. Ils
constituaient le squelette de l’armée, force d’élite, ce que
confirme leur utilisation fréquente dans les conditions de combats les
plus dures[140].
Ils étaient également responsables de la loyauté politique des
soldats qui étaient sous leurs ordres.
Selon
al-Ţabarī, en 60/680, cUbayd Allāh ibn Ziyād,
gouverneur du cIrāķ, lors de l’écrasement du
mouvement chiite à Kūfa, a réuni les ‘arīf et a exigé
d’eux des renseignements sur les éléments peu fiables dans les armées,
en les menaçant de châtiments sévères si leurs décuries se
comportaient mal au combat. Voici ce récit en entier :
Ensuite,
il [cUbayd Allāh] s’arrêta et soumit les gens et les
‘arīf à des châtiments sévères et leur dit : “Faites-moi
la liste des étrangers (var.
des ‘arīf), de ceux d’entre vous qui sont recherchés par le
Commandeur des Croyants et de ceux qui sont des rebelles ou des turbulents
dont les opinions ne sont que contradiction et dissidence. Celui qui fera
pour nous cette liste sera libre. Celui qui n’inscrira personne devra se
porter garant que dans sa décurie personne ne sera contestataire contre
nous et qu’aucun jaloux ne perpétuera d’attentat contre nous. Celui
qui ne le fera pas ne sera pas en sûreté et nous pourrons disposer de
ses biens et verser son sang. Le carīf, dans la
décurie duquel on découvrira un envieux du Commandeur des Croyants, et
qui ne nous en aurait pas informé, sera crucifié sur la porte de sa
maison. Cette décurie sera privée de solde et sera envoyée dans un lieu
d’infamie dans le ‘Omān”[141].
Un
témoignage analogue, quoique beaucoup plus bref, se trouve également
chez al-Dīnawarī[142].
La
perte d’un grand nombre de ‘arīf au combat passait pour
une perte particulièrement grave, ce qui se comprend à la lumière de ce
qui précède.
Enfin,
au temps des Omeyyades sont apparues des formations militaires spécialement
destinées aux tâches policières – shurţa et haras –
organisées par Mucāwiya Ier. Les premières de
ces formations étaient des éléments particulièrement sûrs qu’en règle
générale on plaçait dans les centres des districts militaires. On les
utilisait comme police[143]
pour exécuter les condamnations[144],
ou bien comme troupes de choc au combat et pour accomplir les tâches les
plus importantes[145].
On portait une attention particulière au choix des cadres et surtout au
chef de ces troupes, car il était le chef militaire suprême de la région[146].
Le
haras, autre partie des troupes spéciales des Omeyyades, était
nettement moins nombreux, mais nullement moins important. À l’origine,
ce terme désignait la garde personnelle de protection du calife ou
d’un gouverneur, puis il prit la signification de « Garde ».
Les sources ont conservé de nombreux exemples des différentes
utilisations de ces troupes ; on employait les hommes du haras
comme courriers pour les nouvelles particulièrement importantes[147],
comme gardiens de prison[148],
pour les enquêtes politiques[149]
et comme bourreaux[150].
Le chef du haras occupait d’habitude également le poste de
directeur de l’un des principaux départements des affaires civiles.
Trait caractéristique, les chefs du haras étaient, en règle générale,
durant toute l’existence du califat omeyyade, des mawlā. Les
charges qui relevaient le plus directement du calife ou du gouverneur,
c’est-à-dire le chef du haras et le hādjib,
étaient semble-t-il volontairement attribuées à des personnes ne
disposant pas de relations importantes dans l’aristocratie arabe et dépendant
entièrement du calife ou du gouverneur, et n’ayant aucun appui hormis
leur patron. Cette tradition remonte également à Mucāwiya
Ier qui avait comme chef du haras un certain Abū Mukhāriķ
(ou al-Mukhtār), mawlā de Himyar[151].
On dit à peu près la même chose des califes Yazīd Ier,
‘Abd al-Mālik, Sulaymān, Hishām, Walīd II,
Yazīd III, Marwān II [152]
et des gouverneurs al-Hadjdjādj ibn Yūsuf et Khālid
al-Ķaşrī[153].
Du reste, au fur et à mesure du développement du califat, on nommait à
ces postes, non plus les mawlā des tribus, mais des mawlā
personnels des califes ou des gouverneurs.
L’examen
de la structure sociale des troupes nous a conduits aux conclusions
suivantes.
L’armée
du califat omeyyade était l’instrument et le soutien principal de la
domination de l’aristocratie arabe sur l’immense territoire du
califat. L’armée était le moyen principal qui maintenait dans l’obéissance
tant les peuples des pays conquis que les simples contribules arabes, mécontents
du renforcement de l’aristocratie et s’y opposant. La spécificité de
l’organisation de cette armée, son fondement, était l’existence de
la catégorie militaire privilégiée, et à la solde de l’État, des
Arabes-guerriers. L’entretien de l’armée provenait principalement
de l’exploitation par l’État de la population agricole des régions
conquises. L’armée omeyyade utilisait largement les troupes
auxiliaires fournies par l’aristocratie des régions conquises, car le
système mercenaire était très peu développé. À l’intérieur de
l’armée se profilaient nettement les contradictions générales provoquées
par le processus de féodalisation du califat qui s’accélérait.
L’armée du califat omeyyade est un exemple typique d’armée d’une
société de la féodalité naissante.