|
|||||||||||||||||||
|
|||||||||||||||||||
|
Cahiers
Herbert Rosinski IV
L’évolution
de la puissance
maritime
Herbert
Rosinski[1]
LA
PÉRIODE CLASSIQUE 1492-1914
Il
n’est pas exagéré de dire que pendant la période au cours de
laquelle l’ascension de l’Europe a dominé les autres
continents et leurs civilisations, pour atteindre finalement son
apogée avec la présente unification globale du monde dans un
unique équilibre de puissance, c’est la puissance maritime qui
a été la clé de toute cette évolution. Si certaines critiques
peuvent être adressées à celui qui a découvert et interprété
l’idée de la puissance maritime, l’amiral Mahan, c’est
parce que celui-ci ayant été le premier à pénétrer dans ce
domaine, il n’a pas pleinement et parfaitement saisi l’intérêt
et les conséquences de sa découverte. Ce ne sera que de nos
jours, avec les résultats des recherches de tout un groupe de
remarquables spécialistes qui l’ont suivi dans sa voie,
tout particulièrement sir Julian Corbett, l’amiral sir Herbert
Richmond, Richard Pares, J.A. Williamson, Arthur Bryant et Robert
Albion, que nous sommes en mesure de pouvoir établir une sorte de
représentation assez complète de cette vaste question. L’organisation
du monde
Le
premier point qu’il faut souligner dans une telle recherche est
le manque d’organisation qui caractérise le monde en 1492. Le
monde dans son ensemble, à cette époque et presque jusqu’à la
fin de cette période, c’est-à-dire jusqu’à l’ère de
l’Impérialisme (approximativement de 1875 à 1914), consiste
en un ensemble de zones stratégiques indépendantes avec peu ou
pas de liens entre elles. L’Europe, malgré ses traditions
culturelles communes, était partagée en trois ou quatre parties.
La plus importante était le résultat de l’apparition de l’équilibre
des puissances qui, vers la fin du Moyen Âge, avait commencé
à se constituer en Europe occidentale avec l’Espagne, la
France, l’Angleterre, l’Empire et le groupe des petits et
grands États italiens. L’Europe du Nord, la Scandinavie, la
Pologne formaient un autre ensemble qui ne s’est intégré dans
le premier qu’à partir du milieu du xviie
siècle (c’est-à-dire avec la guerre de Trente Ans). L’Europe
du Sud-Est, avec l’Autriche, la Hongrie, Venise et l’empire
Ottoman, constituait un troisième ensemble, tandis que l’Europe
de l’Est, avec la Pologne, les pays baltes, la Russie, etc., en
était un quatrième. Ces
ensembles n’étaient pas parfaitement isolés les uns des
autres, parce que certains pays appartenaient en même temps à
deux ensembles, mais les liens entre eux étaient si lâches que
la construction parfaite de l’année 1914 ne devint une réalité
qu’avec les campagnes de Napoléon depuis le Tage jusqu’à
Moscou : les oppositions qu’il provoqua avaient rassemblé
ces diverses entités en un ensemble stratégique, lequel fut
alors renforcé par le Congrès de Vienne (1814-1815). Dans
ce sens, l’Europe était alors devenue une entité depuis cette
époque jusqu’au commencement de la première guerre mondiale,
de 1815 à 1914, quand la révolution bolchevique triomphante détruisit
l’État russe il y a 33 ans ; ce nouveau système a fait de
tels progrès qu’aujourd’hui, nous sommes
confrontés encore une fois à un
continent si profondément divisé par l’expansion soviétique
qui règne sur sa moitié orientale, qu’il n’est pas facile de
voir comment, même dans le cas d’une complète victoire du camp
occidental, les deux moitiés pourraient encore une fois se
rejoindre, en particulier en ce qui concerne les masses populaires
et la jeunesse tellement impressionnable. Ce
qui était vrai pour l’Europe l’était encore plus pour les
autres zones et les autres civilisations. L’Hémisphère
occidental n’a connu que trois foyers de civilisation évoluée,
largement éloignés les uns des autres : la civilisation
toltèque-aztèque du Mexique, celle des Mayas du Yucatan et celle
des Incas du Pérou. En Afrique, la bordure méditerranéenne au
nord du Sahara a fait partie du monde islamique et plus particulièrement
de l’empire ottoman. Au sud du Sahara, il n’y avait plus que
des ensembles politiques locaux, quelques-uns d’une taille
considérable, mais évidemment manquant de cohésion entre eux.
En Asie, à l’est de l’empire ottoman, il y avait l’Iran, la
dynastie moghole sous Babur sur le point de faire la conquête de
l’Inde, puis un ensemble disparate de grands et de petits
royaumes de l’Asie du Sud-Est, quelques-uns de caractère plus
continental : Birmanie, Thaïlande, Laos, Cambodge, mais
aussi d’autres dont l’organisation reposait sur des puissances
navales locales en Indonésie. En Chine, l’empire Ming branlant
était sur le point de succomber devant les Mandchous, avec ses dépendances
et son glacis de la Cochinchine, du Tibet, du Sinkiang, des
Mongolies intérieure et extérieure. Enfin, le royaume
insulaire du Japon, qui n’était pas encore interdit au monde
extérieur, mais qui le sera sous le shogounat Tokugawa,
constituait une entité à part malgré ses liens culturels avec
la Corée, la Chine et même l’Inde. Dans l’extrême sud,
l’Australie et la Nouvelle-Zélande étaient faiblement peuplées
et soumises à des régimes tribaux autochtones plus ou moins
organisés. C’est
dans cette perspective générale que se présentait le monde
aux yeux de l’homme blanc en 1492 avant qu’il ne l’explore
et ne l’organise grâce à un moyen qu’il créa : la
puissance maritime. Dans l’emploi de la puissance maritime, il
est extrêmement important d’observer que, non seulement ces
divers foyers de civilisations évoluées et centres de puissance
étaient pratiquement indépendants les uns des autres, mais que
chez tous, le degré de maîtrise des forces naturelles et donc
leur niveau d’exploitation et de concentration des ressources de
leur propre zone demeuraient encore relativement faibles. Ainsi,
même dans l’Europe occidentale techniquement et économiquement
très avancée, les États qui la composaient sortaient tout juste
de cette atmosphère du Moyen-Âge chrétien où les forces
spirituelles et matérielles s’étaient propagées librement.
Les nouveaux foyers de l’évolution historique, généralement
les dynasties, mais aussi dans d’autres cas (Venise, la Suisse
et les Provinces Unies surtout), les formes républicaines
d’organisation politique, étaient en voie d’émerger, pour
ainsi dire, à la force du poignet hors de ce marais de décentralisation
de l’autorité et de la puissance que représentait le Moyen Âge ;
ces foyers s’occupaient activement de se doter des moyens élémentaires
pour rassembler et exercer la maîtrise de leurs territoires,
pour la protection de leurs sources de revenus, pour
l’organisation de leurs forces armées ; dans ces nouveaux
États, on lutta contre les ambitions démesurées de la noblesse
et de l’Église et on mobilisa contre elles les nombreux talents
qu’apportaient les classes moyennes en voie d’ascension. Dans
le domaine de la puissance et de la guerre, les moyens matériels
à la disposition de ces États se trouvaient en retard d’au
moins deux siècles sur leurs ambitions politiques. Les forces
terrestres reposaient invariablement sur le mercenariat, parfois
aussi sur des éléments féodaux, avec le résultat que
l’insuffisance des revenus entraînait l’incapacité de ces États
à maintenir ces forces pour une période indéfinie (“Point
d’argent. Point de Suisses”[2]),
rendant presque impossible l’application dans la durée de
tout plan stratégique cohérent et réduisant les campagnes à de
subtiles combinaisons pour savoir lequel des adversaires épuiserait
le premier ses ressources financières. Ce
ne fut qu’après la guerre de Trente Ans que ce genre de stratégie
procura des résultats décisifs (Wallenstein, ce personnage
exceptionnel, avait acquis sa renommée autant par son habileté
de financier que par ses qualités d’organisateur et de général).
Ils conduisirent à l’institution d’armées et de marines de
guerre permanentes dans tous les grands pays de l’Europe
occidentale pour surmonter cette inévitable faiblesse ;
c’est ainsi que les bases furent jetées grâce auxquelles, en
moins de trois siècles, notre système moderne de mobilisation
totale de la main d’oeuvre et des ressources matérielles se mit
en place. Dans ce développement progressif de la mobilisation de la puissance, l’évolution des marines de guerre a, à première vue, paru rencontrer de plus grandes difficultés que celle des forces terrestres, simplement parce que l’investissement dans le matériel de base était bien plus considérable que pour les forces terrestres, et, cependant, l’inverse est aussi vrai. Si le raffermissement de l’organisation des marines de guerre permanentes ne se produisit pas beaucoup plus tôt que celle des armées permanentes, les premières bénéficièrent néanmoins dès le début d’une supériorité sur les secondes. C’était en partie à cause du fait que, tandis que les navires construits spécialement dans des buts militaires, les navires de guerre, ne se différencièrent que peu à peu des navires marchands (cela ne fut définitif qu’à peu près au début de la guerre de Succession d’Espagne), les principales puissances navales armaient depuis longtemps des navires marchands qui, grâce à des transformations relativement peu importantes, pouvaient immédiatement être utilisés dans des opérations militaires. Un
deuxième et peut-être plus important facteur de développement
de la puissance navale réside dans les étonnantes visions prophétiques
d’hommes d’État exceptionnels dans le domaine naval comme :
le marquis de Santa-Cruz en Espagne, sir John Hawkins et Samuel
Pepys en Angleterre, Colbert en France, de grands amiraux
hollandais comme Ruyter et même le Grand Électeur de Brandebourg
et le tsar Pierre le Grand. Un
troisième facteur qui a contribué à cette remarquable
primauté de l’organisation des forces navales sur celle des
forces terrestres en Europe, au cours de ces siècles décisifs
dans la formation de notre monde moderne, repose sur la nature
de leurs fonctions. Le facteur déterminant dans la lutte pour la
suprématie au sein des puissances européennes occidentales était,
comme nous l’avons dit, l’argent. L’argent qui sert à payer
les administrations nouvellement créées, à organiser des armées
et des flottes, à mener une guerre avec ces dernières ou à
conduire une diplomatie reposant principalement sur la
corruption et le dernier, et non des moindres, l’argent employé
à satisfaire les fantaisies des princes et de leurs maîtresses.
Cet argent, avec le système fiscal primitif existant alors, ne
pouvait être collecté en quantités suffisantes dans les systèmes
économiques en voie de développement des divers pays :
Espagne, France, Angleterre, Hollande, Autriche et Empire. Les
pays d’outre-mer étaient les seules régions au monde où cet
argent pouvait être obtenu en quantités suffisantes, soit
directement par le pillage de trésors amassés par les peuples
autochtones conquis (Cortes au Mexique, Pizarre au Pérou), ou
encore, grâce au monopole établi sur un produit de grande
valeur commerciale comme les épices, comme ce fut le cas dans les
empires portugais et hollandais dans l’océan Indien, ou simplement
encore, en essayant de concentrer le commerce entre les mains des
héritiers des grandes civilisations orientales, comme cela fut
fait par les Anglais et les Français à la suite de leurs
campagnes aux Indes. Depuis
lors, l’indispensable encaisse en or ou en argent destinée aux
États pour leur entretien et leur lutte pour la suprématie en
Europe (l’Espagne ne subit pas moins de quatre banqueroutes à
l’époque de son premier apogée) dépendait de la puissance
maritime ; il y eut donc une préférence compréhensible
pour les guerres “navales” et “coloniales” fournissant
l’argent pour alimenter les conflits “continentaux”,
lesquels permettaient de le dépenser dans de très coûteuses
opérations sur terre ou de le placer dans des fonds à cette
fin. En
Espagne, en France, en Hollande, en Angleterre, le conflit entre
les tenants de la guerre “continentale” et ceux de la guerre
“maritime” a dominé la stratégie depuis le milieu du xvie siècle jusqu’à celui du xixe
siècle, mais, à la longue, il s’est terminé par la primauté
accordée à la guerre sur mer au détriment de la guerre sur
terre. Ce n’était pas seulement parce que des intérêts privés
étaient investis dans la guerre navale, de loin plus considérables
que dans les conflits terrestres, mais parce que les hommes d’État
au pouvoir comprenaient de plus en plus clairement que les deux
guerres n’étaient pas incompatibles, mais représentaient plutôt
les deux aspects interdépendants d’une unique stratégie
englobant l’Europe et les pays d’outre-mer ; dans ces
derniers, la source du “nerf de la guerre” constituait l’élément
déterminant. En Angleterre, William Pitt, s’étant présenté
comme le personnage le plus représentatif des tenants de l’école
“coloniale”, devint le plus grand chef militaire par sa façon
de fusionner ces deux aspects en un seul dans la conquête du
Canada et de l’Inde en contraignant la France à épuiser toutes
ses ressources dans un conflit indécis sur le continent. En
France, Choiseul découvrit à nouveau l’importance des
sources de richesses d’outre-mer grâce à la leçon qu’il reçut
de Pitt ; il décida de reconstruire la puissance navale française
afin de prendre sa revanche dès que les colonies d’Amérique se
soulevant contre l’Angleterre lui en donneraient l’occasion.
Voici ce qu’il écrivit : “Les colonies dépendent de la marine, le commerce dépend des colonies
et de celui-ci dépend la faculté qu’a un pays d’entretenir
de nombreuses armées, d’accroître sa population et de rendre
possibles les entreprises les plus nécessaires et les plus glorieuses” et encore :
“Je ne sais pas si on
comprend vraiment en Espagne que, dans la situation actuelle de
l’Europe, ce qui doit déterminer l’équilibre des puissances
sur le continent, ce
sont les colonies, le commerce et évidemment la puissance
maritime. La maison d’Autriche, la Russie, le roi de Prusse ne
sont que des puissances secondaires, comme le sont toutes celles
qui ne peuvent mener une guerre, à moins qu’elles ne reçoivent
des moyens financiers
des puissances marchandes”. Maîtrise de la
mer
Les
raisons pour lesquelles, dans cette guerre, l’Angleterre exerça
la suprématie sur la France qui fut perdante, sont trop
nombreuses pour être finalement réduites à une unique cause. La
France, même avec des hommes comme Colbert et Choiseul profondément
convaincus de l’importance déterminante de la puissance
maritime, fut incapable d’en saisir la vraie signification,
alors qu’en revanche, son rival britannique fit des efforts pour
en comprendre le sens et pour la mettre en pratique, à grand
peine, à grands frais, en commettant des erreurs. Contrairement
à ceux du continent, les caractères fondamentaux de la mer en
tant que champ de l’activité humaine et particulièrement de
l’action militaire sont d’abord son extension et deuxièmement
ses alentours, à la fois embrassant l’espace et parvenant au
plus profond des masses continentales ; enfin, troisièmement,
son indivisibilité. En d’autres termes, aucune portion de mer
ne peut être interdite par une barrière, ne peut être fortifiée
et défendue par elle-même, comme sur le continent, un
territoire peut l’être par un belligérant, même contre un
adversaire plus puissant qui a la maîtrise de la zone ou des
zones adjacentes. Avec les conditions particulières telles
qu’elles existèrent au cours des siècles où la puissance
maritime atteignit tout son développement traditionnel, avec
les moyens très imparfaits d’observer et de communiquer
rapidement les renseignements sur les forces adverses, avec
l’impossibilité de contrôler efficacement même des mers étroites
comme la Manche, une flotte ennemie, une fois qu’elle était à
la mer, faisait naître de profondes incertitudes et était
capable d’infliger des pertes impossibles à prévoir aux
nombreux intérêts et possessions de son adversaire ; les
menaces se porteraient contre son territoire ou celui de ses alliés,
contre son trafic maritime ou contre ses possessions coloniales
d’outre-mer. Les
diverses invasions couronnées de succès des Espagnols en Irlande
au cours du xvie
siècle, qui contrastaient avec l’échec de l’Invincible
Armada, malheureusement passées sous silence, les nombreuses
manœuvres de dérobement réussies par les Hollandais lors de
la guerre anglo-hollandaise, le passage du Vieux Prétendant en
Écosse en 1708, celui de son fils en 1745, le succès des Français
s’emparant de Minorque en 1756, l’arrivée à point nommé de
de Grasse devant Yorktown en 1781, sont parmi les exemples les
plus parlants des dommages que peut infliger à son adversaire “une
flotte ennemie à la mer qui n’a pas été localisée”
dans ces époques. D’où
cette angoissante incertitude quand une flotte ennemie prenait la
mer ou se préparait à le faire, comme celle ressentie par Hawke
surveillant Conflans au large de Brest, mais qui cessa quand celui-ci fut intercepté lors de sa
sortie ; Hawke put le battre à la bataille de Quiberon [des
Cardinaux HCB]. C’était cette incertitude à l’effet déconcertant
que Napoléon utilisa dans la conception de toute sa campagne en
vue de s’emparer de “la maîtrise de la Manche”
en 1804, campagne qui ne fut pas sans succès
car, quand l’escadre de Villeneuve appareilla de Toulon, les
objectifs que les Anglais lui assignaient, étaient aussi éloignés
les uns des autres qu’Alexandrie, l’Irlande et les Antilles. Ce
qui, en cette occasion, fit échec à Napoléon fut qu’avec
l’expérience tirée de la guerre anglo-hollandaise, William
Pitt réalisa progressivement qu’il n’y avait qu’une seule
solution d’empêcher son adversaire de jouer de l’effet
d’incertitude et de lui infliger des pertes à la mer ;
cette solution consistait soit à l’empêcher dans la mesure du
possible de sortir et d’attaquer, soit à le détruire dans un
combat à la mer ou, s’il préférait conserver ses forces
dans ses ports pour y jouer le rôle de “fleet
in being”, à contrôler sa force principale par la sienne
au moyen d’un système de blocus. Cette
stratégie navale qui, au départ, connut de nombreux échecs et
n’eut pas d’effet parce qu’elle n’était pas
rigoureusement appliquée, fut par la suite remise en vigueur avec
plus de rigueur au cours
de la guerre de Sept Ans avec Anson et Hawke et atteignit son apogée
avec Barham et Nelson dans la campagne de Trafalgar. Ainsi
dans son but fondamental, cette stratégie de contrôle systématique
des forces adverses était défensive ou plutôt, dans la “maîtrise
de la mer” les deux formes de stratégie, offensive et défensive,
coïncidaient, comme Mahan le montra dans une analyse magistrale,
“Blockade in relation with naval strategy” parue
dans le Journal of the Royal United Services Institute en 1895[3]. Sur
terre, les deux formes pouvaient être séparées, c’est-à-dire
que celui qui adoptait la défensive battait en retraite ou se
repliait derrière des défenses sur son territoire ou sur une
portion suffisante de celui-ci pour pouvoir continuer la lutte. La
différence entre ces deux formes (“stratégie
offensive qui est une forme positive pour le belligérant plus
fort et stratégie défensive qui est une forme négative pour le
belligérant plus faible”), dans son application alternative
et dans ses effets réciproques entre les deux adversaires,
constitue l’essence fondamentale de la stratégie
(Clausewitz). À la mer, comme Mahan l’a formulé : “le
principe fondamental de toute guerre navale” exige “que la défense ne soit assurée que par l’offensive” atteignant
son apogée avec la maîtrise acquise soit par la bataille, soit
par le blocus. Parce que, comme
un vieux dicton l’affirme, “la
mer est essentiellement
une”, elle ne peut être partagée entre les adversaires
comme l’est la terre, mais chacun d’eux ne pourra défendre
ses intérêts nombreux et dispersés qu’à la condition
d’interdire pour de bon l’usage de la mer à son adversaire. Cependant,
la “maîtrise de la mer”, au sens classique du
terme, signifie plus que ce contrôle offensif-défensif exercé
sur les forces principales ou les forces de combat de
l’adversaire ; elle est aussi l’élément fondamental
d’un vaste système stratégique, car derrière l’écran ainsi
formé par les forces de combat existe une organisation stratégique
étendue et complexe, connue sous le nom d’escorte de convois et
destinée à s’opposer aux tentatives que l’ennemi ferait avec
ses forces. Car, bien que ces dernières aient été complètement
détruites ou soient immobilisées dans leurs bases par le blocus,
aucun belligérant n’aura une force suffisante pour se
permettre de contrôler en outre les ports et les bases
secondaires adverses d’où des croiseurs corsaires sortiraient.
Le blocus lui-même n’est jamais absolument efficace au point
d’interdire toute sortie. Contre ces forces mineures qui ne
pourraient tenter ni débarquement, ni coup de main, mais qui néanmoins
seraient en mesure de désorganiser complètement le trafic maritime,
outre la protection indirecte que ce trafic reçoit de bâtiments
de combat qui forment la première ligne, on doit avoir, soit une
deuxième ligne
de protection avec des bâtiments patrouillant le long des routes
principales du commerce maritime (d’où
l’origine du terme croiseur), soit une escorte de bâtiments
affectés à chaque convoi. Les avantages acquis grâce à la “maîtrise de la mer” auront
permis que ces escortes ne soient plus composées de bâtiments
suffisamment puissants pour s’opposer à n’importe quel
adversaire, mais seulement de bâtiments capables de s’opposer
efficacement à des unités mineures qu’aucune maîtrise de la
mer même efficace ne pourrait empêcher de nuire. Ainsi,
la maîtrise de la mer, par cette division entre les forces
principales de combat contrôlant les forces principales adverses
d’une part et les forces d’escorte protégeant le trafic
maritime contre les croiseurs corsaires d’autre part, représente
une économie de forces pour le plus
fort, moins pour la défense de son trafic, que pour celle
de ses territoires d’outre-mer (ses colonies) contre les
attaques des forces adverses basées en Europe. En
exerçant la maîtrise de la mer sur leurs ennemis dans les mers
étroites des approches atlantiques de l’Europe : la mer du
Nord, la Manche, le golfe de Gascogne, le bassin occidental de la
Méditerranée, les premières puissances maritimes que furent
l’Angleterre et la Hollande, puis plus tard l’Angleterre
seule, étaient en mesure, grâce à une seule et même action, de
protéger leur métropole contre une invasion par mer, leur
commerce maritime contre les attaques paralysantes des corsaires
et toutes leurs colonies dispersées sur les océans. Voies et moyens
de la puissance maritime
La
stratégie navale, en s’emparant de la maîtrise de la mer et en
l’exerçant contre ses adversaires, tendait à leur interdire
l’usage de la mer, tout en se l’appropriant pour elle-même.
De cette manière, elle établissait les bases permettant à la puissance
maritime d’exercer son action, mais contre l’usage laxiste
qu’on en fait quelquefois et qui voudrait que les deux termes
soient identiques, il faut citer l’Air Vice Marshall Kingston
McCloughy (dans War in Three Dimensions, 1949, pp. 14-15) : “La
puissance qui permet de s’attaquer au trafic maritime ennemi,
tandis qu’elle protège le sien propre, est appelée maîtrise
de la mer ou plus vaguement puissance maritime” : maîtrise
de la mer n’est pas l’équivalent de puissance maritime. De
même, la totalité des éléments qu’on doit réunir
afin de créer la Puissance navale ou la Force maritime et rendre
son usage possible, ne constitue pas encore la Puissance
maritime. Envisager ces éléments avec aussi peu de rigueur que
Mahan lui-même dans ses premières tentatives : situation
géographique, structure physique, étendue du territoire,
population, caractère national et institutions gouvernementales
(The Influence of Sea Power
upon History, 1ère
partie), ou d’une manière plus étroite : bâtiments de
guerre, marine marchande, population maritime, ports, bases,
terrains d’aviation, etc., serait comme si l’on voulait définir
l’énergie électrique en la décrivant comme l’ensemble ou la
combinaison de générateurs, de lignes électriques, de
transformateurs, etc. Comme
Mahan l’a montré clairement dans l’une de ses études les
plus approfondies, The
Problem of Asia, la Puissance maritime agit sur la base des
acquis positifs de la stratégie navale au niveau plus élevé et
plus large de la grande stratégie. On peut mieux définir la Puissance
maritime comme étant les possibilités que permet la maîtrise de
la mer, dans l’intérêt de la stratégie globale au sens large.
C’est vraiment un tout, ou mieux un ensemble, lequel n’est pas
fait de composants ou d’éléments, mais de voies et moyens pour
le déploiement de sa puissance particulière, les amenant à agir
contre l’adversaire. Ainsi, ce n’est pas simplement un tout
composé d’avantages donnés pour être appliqués sans réfléchir,
selon quelque formule ou recette héritée. C’est un
ensemble de potentialités dynamiques qui exigent d’être perçues
et développées constamment selon des conditions et des moyens
variables, afin qu’elles deviennent des réalités. Le plan
initial et définitif naît de l’intelligence créatrice de
l’esprit humain. Ainsi, depuis Thucydide, son premier et son
plus grand interprète dans la suite des temps, la Puissance
maritime est apparue en maintes occasions comme le symbole et
l’expression de la liberté de la pensée imprévisible et qui
s’exprime sans entraves. Encore
une fois, la Puissance maritime diffère de la maîtrise de la mer
et la transcende dans ses buts. La stratégie navale, dont
l’ultime objectif est la maîtrise de mer, est nécessairement
limitée à son élément. Cependant, la Puissance maritime,
faisant sentir son influence en profondeur par de multiples voies
et moyens, a toujours exercé une action sur la “totalité
de la guerre” sur terre et sur mer, laquelle, en retour,
pesait sur elle. Comme on a essayé de le montrer, les multiples
fonctions que la Puissance maritime était en mesure, pendant la
période classique, de mettre en œuvre pour la défense, par la
seule action d’exercer la maîtrise, ne représentaient qu’un
aspect de ses fonctions. Quant à sa signification offensive, elle
n’était pas moins diverse ou considérable. En se basant avec
certitude sur l’immunité devant l’invasion que lui donnait la
Puissance maritime, l’Angleterre était capable, d’abord et
avant tout, d’interrompre le trafic économique venant
d’outre-mer et vital pour l’Europe ; elle le coupait
ainsi à ses adversaires tout en le détournant à son profit vers
ses ports. Au lieu d’être des gouffres financiers, les guerres
de l’Angleterre devinrent les étapes successives de son
expansion économique en permettant de compenser les dépenses
militaires par un accroissement de la richesse nationale et en
lui fournissant les subsides pour acheter des alliés sur le
continent. Outre
l’interruption de ce courant apportant des trésors et des
marchandises à travers les océans, l’immunité dont
jouissait l’Angleterre contre les réactions et les
interventions ennemies qu’elle devait à la maîtrise,
a également permis à sa Puissance maritime d’intervenir
directement avec la plus grande vigueur dans le cours des luttes
continentales avec ses forces militaires et navales. Le caractère
primitif de l’économie générale et donc de l’organisation
militaire a contraint la guerre sur terre à suivre des voies où
celle-ci est perméable à l’influence des forces navales,
particulièrement dans les trois zones clef : les Pays-Bas,
la Catalogne et la Provence. Des bombardements par mer, la
rupture des routes côtières de ravitaillement, l’escorte des
convois militaires alliés, des raids contre les côtes de
l’ennemi pour détourner son attention, enfin des campagnes plus
importantes mais limitées contre les possessions lointaines de
l’ennemi, où l’extension des voies d’approvisionnement était
conçue dans la perspective d’une longue guerre d’usure, comme
dans le “cancer espagnol”
de Napoléon, tout cela constitua une échelle croissante de
possibilités grâce auxquelles la Puissance maritime pouvait
exercer une influence dans les luttes entre les puissances
continentales rivales hors de proportion avec les forces engagées. L’influence
des deux groupes principaux de forces matérielles
d’intervention, l’économique et le militaire, était si
grande que, fréquemment, leur application pratique n’était même
pas nécessaire et que la simple menace suffisait. C’est cette
faculté de produire son effet par sa seule présence, faisant
avorter la défection des alliés ou prévenant la naissance des
conflits avant qu’ils n’aient la moindre chance d’éclater,
qui constitua la troisième et peut-être la plus spécifique et
la plus importance des caractéristiques offensives de la
Puissance maritime. Elle fit de la Puissance maritime, au cours de
ces siècles, l’instrument politique par excellence,
et permit à l’Angleterre, à partir de ses bases sûres dans
ses îles et de sa position dominante en Méditerranée, de
maintenir l’équilibre entre les puissances continentales et
d’exercer une influence hors de proportion avec sa taille, ses
ressources et sa population. Il
n’est pas surprenant que les adversaires de l’Angleterre,
pourtant exposés à ses interventions, n’aient pas réussi à découvrir
le secret de la Puissance maritime. L’évolution de la puissance
maritime britannique vers sa position de grandeur solitaire à
l’époque de sa lutte épique prolongée contre la France révolutionnaire
et contre Napoléon, était accompagnée d’un concert de voix
hollandaises, allemandes, danoises et par dessus tout de celles
des pamphlétaires et diplomates français qui dénonçaient les
interventions de la Puissance maritime dans leurs affaires
et tentaient d’en découvrir les sources. Mais tous commirent la
même erreur, celle de concentrer leur attention sur la cause
finale, le développement des colonies américaines et
l’influence que l’afflux de leurs ressources exerçait de plus
en plus sur les luttes politiques en Europe, alors qu’elle
aurait dû l’être sur la maîtrise de la mer, moyen auquel
l’Angleterre eut recours et qu’elle avait appris à
utiliser, en s’interposant à mi-chemin entre les deux
continents. Ainsi,
tous les brillants amiraux français du xviiie
siècle, à l’exception du grand Suffren, n’étaient capables
à la longue, par leurs manœuvres subtiles, que de remporter des
succès éphémères. De leur côté, leurs adversaires
britanniques étaient tout à fait hostiles à coucher sur le
papier leurs secrets durement acquis, préférant les transmettre,
par une sorte de “succession apostolique”, du chef d’escadre
à son capitaine de pavillon, lequel, à son tour portera le
flambeau de la tradition ; à tel point qu’au xixe
siècle, la domination de l’Angleterre sur les mers étant
fondamentalement assurée et n’étant plus sérieusement
contestée, cette tradition purement orale cessa d’être
transmise et le secret de la Puissance maritime dut être à
nouveau retrouvé à la fin du siècle et de l’époque
classique, grâce aux efforts conjugués de Laughton, Colomb et,
par dessus tout, Alfred Thayer Mahan. LA PUISSANCE
MARITIME DANS LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE GLOBALE 1914-1945
La
redécouverte par Mahan de la profonde influence que la
Puissance maritime exerça au cours de
la période classique et de son emprise continue sur le
cours de l’histoire européenne, ensuite sur celui de
l’histoire mondiale, correspondait à son chant du cygne, au
moins pour ce qui est des conditions tout à fait exceptionnelles
dans lesquelles elle s’était développée et dans les formes et
les limites que les moyens de l’époque lui avaient imposées.
Entre l’apogée de la Puissance maritime sous Barham et Nelson
et la fin des études de Mahan, deux des plus grande révolutions
auxquelles l’humanité a été confrontée avaient profondément
changé la scène et,
par leurs influences matérielles et intellectuelles, la nature et
les moyens de la Puissance maritime dans ses multiples aspects
significatifs. Il semblera donc expédient de considérer ces
modifications de notre monde ainsi que celles de la Puissance
maritime dans celui-ci, sous quatre rubriques plutôt que sous la
forme chronologique. D’autant qu’après avoir exposé d’une
manière détaillée les fondements, il devient possible
maintenant de concentrer la discussion d’une manière plus
rigoureuse, afin de laisser plus de place pour la suite, c’est-à-dire
la réflexion sur d’autres changements et d’autres modifications
encore plus significatifs auxquels nous sommes confrontés
aujourd’hui. La révolution
industrielle et la puissance maritime
La
Révolution industrielle est née il y a presque deux siècles ;
elle a déjà transformé notre existence matérielle et l’a
portée à un très haut niveau jamais atteint dans le passé de
l’humanité depuis le développement de la parole et de la
pensée. Les effets les plus éloignés et ceux directement
apparents sur les fondements spirituels et
intellectuels de notre civilisation commencent à peine à être
appréhendés. Car c’est un phénomène tellement irrésistible
et innovateur de toute l’époque moderne, qu’il s’est, à
proprement parler, emballé sans que nous nous en apercevions.
Ses influences nous assaillent si étroitement de tous côtés
qu’il n’est désormais plus possible pour nous de comprendre
le monde, à quoi il ressemblait et ce qu’il ressentait, avant
qu’il ne vienne à nous ; il n’est pas non plus possible
de saisir précisément ce qu’ont été les changements que
cette Révolution a suscités. Ce n’est qu’en nous transportant
dans les siècles qui précédèrent cette époque, en les
analysant systématiquement, comme nous avons essayé de le faire
pour la période “classique” de la Puissance maritime, que
nous pouvons espérer atteindre, hors de ce formidable événement
dominant toute notre conscience, le point de vue d’Archimède
d’où on peut voir la Puissance maritime de l’“extérieur”
et “dans sa totalité” et ainsi, progressivement, avoir une
vue claire de ses aspects les plus importants. L’aspect
le plus important, même si ce n’est pas le plus immédiatement
perceptible, est relatif à la stabilisation, due à la Révolution
industrielle, du processus longuement préparé par lequel les
Puissances européennes organisèrent le monde. Quelques décennies
après l’avènement de ce long processus, ces puissances avaient
consolidé leur pouvoir politique, administratif, économique et
militaire et étaient parvenues au stade où leur capacité à
maintenir cette “superstructure”, à partir de leurs
ressources intérieures propres, était assurée. Leur dépendance
à l’égard de l’afflux des ressources venant d’outre-mer
cessa, alors que cette dépendance avait été une des caractéristiques
du développement de ces Puissances du xvie
siècle au xviiie
siècles. Aucune de ces Puissances ne fut acculée, par la suite,
à la banqueroute. Les
subsides si caractéristiques des dépenses militaires
des xviie
et xviiie
siècles disparurent, car pendant les 130 années suivantes, même
les puissances européennes les plus faibles étaient capables
de financer normalement leurs forces armées à partir de leurs
revenus intérieurs. Ce processus de stabilisation de chacune des
puissances européennes et de l’Europe prise collectivement
selon trois ou quatre ensembles différents, au commencement de
l’époque moderne, se mit en place à peu près pendant la période
des conflits déclenchés par la révolution française et
trouva son aboutissement diplomatique et symbolique au Congrès
de Vienne. À
peu près au même moment, les colonies américaines, à
quelques exceptions près, comme celle remarquable du Canada,
rompirent avec leurs métropoles européennes et, sous la
protection de la doctrine de Monroe - et celle de la Puissance
maritime britannique -, constituèrent un Nouveau Monde, à l’écart
des conflits de l’Ancien. Ainsi, l’organisation
“tripartite” du monde, avec d’un côté, les puissances
européennes et leurs rivalités, de l’autre, leurs sources de
revenus et de commerce d’outre-mer qui avaient permis à la
Puissance maritime britannique d’occuper une position-clé
unique entre les deux, s’écroula simultanément des deux côtés. Car,
à la place de ce flot de métal précieux qui coula pendant des
siècles, de ce commerce de luxe avec ses fourrures, ses épices,
son sucre, son rhum, l’industrialisation naissante a fait naître
un autre flot massif d’importations de matières premières et
de denrées alimentaires. Mais la puissance que confère la maîtrise
sur ce nouveau trafic maritime n’a jamais été aussi grande que
celle exercée sur la circulation financière à l’époque
classique ; cette puissance diminua au xixe
siècle, augmenta à nouveau durant la première guerre mondiale,
pour décliner une fois de plus au cours de la deuxième quand les
enseignements de la première furent compris de tous les belligérants
pour se mettre, dans la mesure
du possible, à l’abri des effets du blocus. Le cas très
particulier du Japon, qui dépendait entièrement des matières
premières de son empire des mers du Sud nouvellement conquis, a
permis de remettre en vigueur contre lui l’arme désuète du
blocus économique, afin qu’elle exerce ses effets les plus déterminants. Les
deux moyens techniques qui, avec le concours de la stabilisation
administrative et économique, permirent aux Puissances
continentales de contre-balancer en leur faveur la Puissance
maritime sont le chemin de fer et, plus tard, l’avion ; ils
exercèrent un effet semblable sur la Puissance maritime, dans le
domaine militaire et dans l’ensemble des possibilités de
celle-ci. Cela se fit au point que le terrain fut organisé en
fonction d’eux : les forces militaires purent être
transportées par voie ferrée, par camions, ou par voie aérienne
jusqu’aux points menacés par l’ennemi, de sorte que l’effet
de diversion de la Puissance maritime perdit de son efficacité
passée. Ici encore, ce n’était pas tellement une forme générale
de déclin, mais plutôt, à la place de l’effet relativement
constant pendant la lente évolution au cours des siècles antérieurs,
un changement qui s’accéléra au cours de la deuxième guerre
mondiale : les chances de réussite des grandes opérations
amphibies comportaient un facteur d’incertitude qu’aucune étude
préparatoire, aussi méticuleuse fût-elle, ne pouvait éliminer. Développement
de la guerre océanique et stratégie mondiale
La
révolution industrielle a présenté un second aspect qui a été
cet extraordinaire élan donné à l’extension des règles et
de la civilisation occidentales à travers le monde, conduisant
d’abord à la création de nouvelles concentrations dues à la
fois à la puissance terrestre et à la puissance maritime et
finalement à leur réunion au cours de la deuxième guerre
mondiale en un seul équilibre mondial de puissance stratégique. Durant la période “classique”, tous les adversaires avec qui les amiraux britanniques eurent sérieusement en découdre : les Espagnols, les Hollandais et les Français, avaient les bases de leur puissance navale sur leur propre territoire ; elles pouvaient être bloquées et contrôlées soit depuis les ports métropolitains britanniques, soit depuis des bases avancées comme Gibraltar ou Port Mahon. Dans les cas où de puissantes forces de navires de ligne avaient réussi à échapper au système de blocus britannique en Europe, elles étaient suivies et ensuite découvertes, comme ce fut le cas de Nelson vis-à-vis de Villeneuve. En revanche, les forces permanentes de l’adversaire dans les eaux lointaines ne représentaient qu’une importance locale. Ainsi, en exerçant un contrôle étroit de l’adversaire dans ses propres eaux territoriales, la stratégie britannique pouvait, grâce à sa “maîtrise des mers étroites”, lui interdire pratiquement l’usage des Sept Mers, tout en le gardant exclusivement pour elle, ce qui signifie en d’autres termes que, par une maîtrise exercée en Europe, elle acquérait la “maîtrise de la mer” à l’échelle mondiale. Avec
l’évolution progressive de l’organisation du monde pendant le
xixe siècle,
l’expansion de l’empire britannique se présenta sous la forme
d’un réseau de territoires et de bases s’étendant sur le
monde, couvrant de vastes étendues en Asie et en Afrique ;
cet empire, outre les attaques venant de la mer, était exposé de
plus en plus aux menaces des Russes et des Allemands au Proche et
au Moyen-Orient et des Français en Afrique. Finalement, avec
l’apparition de fortes puissances navales hors d’Europe aux
États-Unis et au Japon, ce tableau singulièrement simplifié
dans lequel, à la fin de la période “classique”, la
Puissance maritime avait été pratiquement entre les mains de la
Grande-Bretagne, se transforma en un autre bien plus complexe.
Cependant, ce ne furent pas les Britanniques, mais les deux nouvelles
puissances maritimes montantes hors d’Europe qui se trouvèrent
d’abord confrontées au fait qu’avec l’extension de la scène
stratégique qui ne se bornait plus aux eaux côtières de
l’Europe occidentale, mais englobait le monde entier, le critère
établi de la “maîtrise” était modifié. Dans la guerre avec
l’Espagne, l’amiral Sampson, comme Mahan l’a très
clairement expliqué, ne pouvait pas espérer contenir son
adversaire Cervera outre Atlantique, en le bloquant dans ses
bases. Alors, il lui laissa la liberté de sortir et celle
“d’utiliser la mer”, tout en se réservant de lui imposer sa
supériorité dans la zone décisive de la mer des Antilles, où
il attendait Cervera pour lui livrer bataille. De la même manière,
six ans plus tard, Togo était en mesure d’exercer un contrôle
“efficace” de la flotte russe d’Extrême-Orient basée à
Port Arthur proche du Japon, par l’attaque de ses lignes de
communication ; mais Togo ne l’exerça pas sur la flotte de
la Baltique presque aux antipodes et attendit que Rodjestvenski vînt
à lui, avec toute l’incertitude que cette solution comportait. En
d’autres termes, la stratégie navale qui, du fait de la
situation unique de la Grande-Bretagne par rapport à ses rivaux
de l’Europe de l’Ouest, avait été capable d’interdire à
son adversaire du moment l’usage de la mer, se trouvait
maintenant, dans les conditions de guerre transocéanique,
contrainte d’assurer pour son propre camp l’exercice de la maîtrise
de mer dans les zones considérées comme sensibles pour sa
victoire, tandis qu’elle laissait l’ennemi libre de prendre
la mer et même d’exercer à son tour la maîtrise de la mer
dans les zones de son propre camp. Au
cours de la première guerre mondiale, ce problème fut épargné
à la stratégie navale britannique, car l’habileté de Londres
et l’incapacité politique allemande avaient amené toutes les
autres puissances maritimes à être dans le camp de la
Grande-Bretagne ; cette dernière pouvait donc lutter dans ce
conflit dans les mêmes conditions qu’elle le fit deux siècles
et demi plus tôt contre les Hollandais, contrôlant le gros de la
flotte de haute mer allemande par un système de blocus relativement
ouvert depuis Scapa Flow, mais toutefois d’assez près pour empêcher
une échappée de l’ennemi vers l’Atlantique. Cependant, les
problèmes qu’à cette occasion, on pouvait étouffer dans
l’œuf n’étaient pas pour autant écartés. Après la période
de “suspension de stratégie” dans les années vingt, ils
reparurent dans les années trente sous la forme d’une situation
dangereuse à laquelle était exposée la Grande-Bretagne quand
elle se trouva engagée simultanément contre pas moins de trois
puissances navales largement dispersées dans le monde :
Allemagne, Italie, Japon. Un cauchemar dans des années de tension
croissante qui devint presque une réalité en 1940 pour en être
une complète après Pearl Harbor. Cependant, à ce
moment là, la pire des menaces avait été écartée par
l’alliance entre les deux puissances navales anglo-saxonnes qui
établirent des plans pour une stratégie entièrement nouvelle
intéressant le monde entier, en février-mars 1941 à Washington.
Au
sein de cette stratégie mondiale, la maîtrise de la mer prit
d’abord les formes les plus limitées de la guerre à travers
les océans, que ce soit le Pacifique ou l’océan Indien,
jusqu’au moment où le succès de l’élan irrésistible de
l’offensive contre le Japon, assez semblable aux offensives
rapprochées de la période classique, s’arrêta aux îles
mêmes
de l’archipel nippon en 1945. Pendant ce temps, à la
plus grande échelle possible, la fusion des océans et des
continents, formant d’une façon permanente un unique échiquier
stratégique, montra pour la première fois la vraie signification
de l’unité de la mer qui entoure et interpénètre le monde par
opposition aux continents divisés et isolés les uns des
autres. La maîtrise de cette voie universelle permettant les
mouvements de masse devint l’atout majeur dans le jeu de la
combinaison des puissances maritimes anglo-saxonnes. Derrière le
bouclier de leur Puissance maritime, les Anglo-Saxons furent
capables de tenir, de mobiliser leurs forces, de planifier et de
lancer leurs contre-offensives au moment choisi par eux,
d’exploiter les avantages traditionnels des opérations
amphibies à la plus grande échelle ; finalement ils réussirent
à empêcher la jonction de deux groupes d’opposants, tandis
qu’eux-mêmes concentraient leurs efforts, d’abord contre
l’un, puis contre l’autre. Les moyens de la
Puissance maritime et la période industrielle globale
Ces
profondes modifications dans l’organisation du monde considéré
comme un tout, l’équilibre entre la Puissance terrestre et la
Puissance maritime et les formes de la stratégie navale, furent
à leur tour profondément influencés et leur action rendue
possible par l’extraordinaire évolution simultanée de leurs
moyens d’exécution. Comme la Révolution industrielle libéra
un flot irrépressible de développements techniques, il est
presque impossible de repérer la tendance, de les dénombrer et
de les analyser en détail et il n’est pas non plus nécessaire
de le faire dans la présente étude générale de l’évolution
de la Puissance maritime, sauf dans les grandes lignes. Il
est donc évident que, dans le domaine de la stratégie navale, le
développement de ses dimensions d’abord transocéaniques, puis
mondiale n’a pas été tellement influencé par les progrès
des moyens de propulsion, mais plutôt par la croissance des
moyens d’observation, grâce au développement de l’avion,
puis du radar et des moyens de communication instantanés à l’échelle
mondiale. Sans le secours de ces deux ensembles de développements
on ne peut concevoir comment les grandes campagnes transocéaniques
du dernier conflit mondial auraient pu être conduites. Par
comparaison avec l’ampleur de ces changements, le fait que le
moyen sur lequel reposait traditionnellement la Puissance
maritime, le bâtiment de ligne, ait été remplacé dans la
plupart de ses fonctions par un nouveau moyen, le porte-avions,
constitue un événement certes marquant, mais relativement
d’importance secondaire. En
outre, le développement du sous-marin a été un élément qui,
dans les deux guerres mondiales, grâce à sa discrétion et son
effet de masse, a, par deux fois, presque ébranlé la Puissance
maritime et l’a amenée au bord de la chute. La conception
fondamentale de la Puissance maritime à l’époque classique,
reposant sur le partage en deux fonctions, d’une part la
protection indirecte par le contrôle des forces principales de
l’adversaire et d’autre part, la protection directe par les
escortes de convois, posait le problème essentiel de la bataille
de l’Atlantique en 1940-1941. Cependant, si le sous-marin bénéficie
de nouveaux développements, on peut raisonnablement penser
qu’une complète révolution de la Stratégie navale en résultera. Il
en va plus encore pour ce qui est du plus important de tous les
développements technologiques auxquels nous avons fait allusion :
la conquête de l’air. Encore une fois, l’existence même de
la Puissance maritime a été sérieusement menacée et
cependant, elle a été rétablie grâce à l’emprunt qu’elle
a fait des armes mêmes de son adversaire et aussi par le développement,
avec l’aviation maritime, du moyen lui permettant, non seulement
de survivre, mais aussi d’étendre directement son action pour
frapper incomparablement plus loin qu’auparavant des objectifs
ennemis à l’intérieur des terres. Mais, à propos de l’avion
et des missiles guidés, encore plus que pour le sous-marin, des
prospectives trop tranchées, faites à la hâte, seraient
imprudentes. Influence de la
Révolution industrielle sur la pensée militaire
Il
ne reste plus maintenant qu’à parler de la dernière des
influences majeures de la Révolution industrielle, celle sur
l’organisation de la puissance, qui n’est pas la moins
importante, même si c’est la moins reconnue. Ce n’est pas
un hasard si l’oeuvre de Mahan et celle de son contemporain
Corbett, étudiant la nature et les conséquences de la Puissance
maritime, furent les dernières grandes synthèses dans le
domaine de la pensée militaire. La souveraine emprise
intellectuelle avec laquelle les grands maîtres classiques de la
puissance terrestre et navale embrassaient toute l’étendue
du champ de leur sujet, depuis les plus amples considérations générales
jusqu’au détail le plus minime, est devenue de plus en plus
difficile à maintenir depuis que la Révolution industrielle,
avec son flot constamment grossissant de faits et d’exemples,
s’est introduite avec force dans le domaine militaire à partir
de la première guerre mondiale. Aujourd’hui,
la tendance qui prévaut consiste à laisser de plus en plus la
place à cette évolution à laquelle on ne peut échapper, pour
se concentrer sur les problèmes que l’on peut encore traiter.
L’effort à faire pour conserver ou retrouver la possibilité
d’une investigation générale est devenu de plus en plus
difficile et avec lui est apparue une série de changements
visibles dans toute la pensée militaire. À force de se
concentrer sur l’immédiat, la continuité entre le Passé, le
Présent et l’Avenir est perdue de vue. Nous sommes
solennellement invités à jeter notre bagage intellectuel par la
fenêtre et à recommencer en partant de rien. En même temps,
notre attention tend à se focaliser sur des armes isolées ou sur
des développements technologiques et à leur donner un caractère
“absolu” en les arrachant au contexte de l’appareil
militaire et finalement politique de l’évolution de l’humanité. Ce
processus d’“atomisation intellectuelle” est le problème
courant que la Révolution industrielle a posé à notre contrôle
sur le monde que nous avons nous-mêmes mis en place, dans toutes
les directions. Mais ce processus n’est nulle part plus sérieux
que dans le domaine militaire, à la fois à cause de son
importance fondamentale et à cause de la complexité de notre
temps si difficile à saisir, grâce à laquelle il a réussi à
mobiliser et à attirer à lui pratiquement tous les aspects de la
vie de la nation et le champ d’activité de celle-ci à l’échelle
du monde. Ce processus est particulièrement important dans le
domaine de la Puissance maritime, précisément parce que cette
dernière depuis ses origines n’est pas conçue avec une
parcelle de paix et une parcelle de guerre, mais avec le tout :
c’est en partant de ce tout qu’elle peut atteindre sa pleine
signification. LA
PUISSANCE MARITIME DANS LA PRÉSENTE CRISE
Aujourd’hui,
cinq ans à peine après la fin de la deuxième guerre mondiale,
les représentations de l’organisation de notre monde, des
possibilités et des perspectives de l’utilisation de la force
en général et, en particulier de celle de la Puissance
maritime ont été encore une fois si profondément modifiées
qu’une évaluation radicalement nouvelle est devenue possible et
nécessaire ; tout cela représente
peut-être un aspect de la rapidité toujours plus grande avec
laquelle les affaires des hommes ont été mises en route par la Révolution
industrielle. L’intensification
sans précédent de la lutte politique dans la présente crise
Cette
rapide évolution de notre situation politique et militaire est généralement,
pour ne pas dire universellement, reconnue. Mais, sous l’inévitable
influence d’une pensée technologique unilatérale, qui
constitue à la fois l’un des plus significatifs et en même
temps des moins identifiés des effets lointains de la Révolution
industrielle dans le domaine non pas de notre vie matérielle
mais de l’évolution de l’esprit humain, cette rapide évolution
politique et militaire est attribuée, par une sorte de raccourci
intellectuel, au développement de moyens de destruction
absolument sans précédent et de leurs contre-mesures : les
bombardements stratégiques massifs et la bombe atomique, la
grande vitesse des sous-marins modernes et les moyens de lutte
anti-sous-marine, la guerre bactériologique, etc. Contre
cette tendance largement prédominante, sinon universellement répandue,
on ne peut trop souligner que toutes ces évolutions techniques,
impressionnantes et terribles, appartiennent en fin de compte à
la sphère toujours secondaire des “moyens” ; elles sont
inévitablement éclipsées par les transformations simultanées,
d’une portée plus considérable qui ont lieu dans la sphère
supérieure des “objectifs”. C’est la sphère de l’ordre
politique mondial, de son organisation stratégique globale,
ainsi que celle des nouveaux problèmes auxquels, en ce moment même,
nous nous trouvons pratiquement confrontés. Des
multiples effets importants de la Révolution industrielle, aucun
à ce jour ne s’est révélé, même de loin, de portée
comparable à la fracture radicale qui sépare l’humanité, dans
les formes politiques de l’organisation de ce nouveau monde
fait de masses bâties soit sur les fondements de la liberté démocratique,
soit sur l’automatisme de la centralisation totalitaire et
despotique. Le conflit entre ces deux possibilités extrêmes
place les hommes devant le problème de la plus extrême gravité,
l’alternative la plus critique à laquelle ils ont jamais eu
jusqu’à présent à faire face. Cette détermination
politique, la plus dramatique de tous les temps, qui déjà a
commencé à se manifester au cours du récent conflit, mais qui
s’est montrée au grand jour dans les années qui suivirent la
victoire, a donné à la crise actuelle une signification
politique et un poids sans précédents. Ceci
n’est que bien trop clairement compris par nos adversaires du
Kremlin qui ne sont pas hommes à oublier de tirer toutes les conséquences
de cette analyse. Ainsi, ils ont tendance à “jouer” sur ce
problème de tous les problèmes en lui donnant la forme d’un
différend “politique” plutôt que celle d’un véritable
affrontement militaire, le qualifiant de “guerre des nerfs”,
de “guerre froide” et finalement, comme dans leur offensive de
“paix”, de “guerre civile mondiale”. Cela ne découle pas
simplement du fait que ce caractère particulier de leur puissance
militaire, ou la crainte de notre suprématie de notre “force aérienne
stratégique” ou de nos “armes atomiques” les contraint en
toute rigueur à adopter cette attitude, mais c’est plutôt grâce
à leur analyse très fine et très profonde, mais toutefois
pervertie, du caractère essentiellement “politique” de
notre combat qu’ils la choisissent. D’où, de notre côté,
l’extraordinaire difficulté qu’on éprouve pour décider si
et comment cette offensive à l’origine politique, avec
l’“immixtion” occasionnelle d’actes locaux d’agression
militaire, peut être conduite sur le plan politique et par ses
propres moyens, ou bien si cela, en fin de compte, demandera une
intervention sous la forme d’un réel conflit militaire dont
personne n’aurait l’audace d’en mesurer les effets et les
conséquences. La stratégie
mondiale et notre propre crise
Dans
notre étude de l’évolution de la Puissance maritime, un des
aspects les plus significatifs de cette très grave crise est le
fait que les deux principes antagonistes de liberté et de
despotisme se sont identifiés, comme cela a été le cas au
cours de l’histoire, à l’opposition entre la Puissance
maritime et la Puissance terrestre. Aujourd’hui, le bloc
communiste, après l’adhésion de la Chine, représente la
plus formidable et la plus dense concentration de Puissance
terrestre jamais créée dans l’histoire. En
revanche, quelles que soient les différences dans notre camp à
propos des stratégies et de leurs détails, il a existé un
accord pratiquement unanime - accord tellement complet que
personne jusqu’à présent ne paraît l’avoir expressément
remarqué - qui fait que la nature de la puissance que nous
pouvons opposer à la menace que fait peser la tyrannie sur la
totalité du monde est la même que celle avec laquelle, il y a 2 500
ans, les Grecs écrivirent la plus glorieuse page de leur longue
et terrible lutte pour la liberté : la Puissance maritime. Cette Puissance aujourd’hui est confrontée à une situation difficile comme jamais il n’y en eut. Dans les luttes précédentes, comme nous avons essayé de le montrer, elle présentait quatre aspects principaux : elle confère à celui qui la détient l’immunité contre les attaques de l’ennemi ainsi qu’un ensemble de trois possibilités offensives : par la pression économique, par l’application judicieuse de ses moyens militaires plutôt limités aux points névralgiques adverses et enfin, par l’effet politique de l’intervention potentielle. Le
premier aspect, l’immunité contre les attaques de
l’adversaire, est encore valable aujourd’hui pour la citadelle
du monde libre qu’est l’Hémisphère occidental.
L’Atlantique et le Pacifique sont encore les plus efficaces
protections non seulement contre les invasions, mais aussi contre
les attaques aériennes ; contrairement aux craintes qui prévalent,
le bombardement massif avec des armes atomiques est encore une éventualité
lointaine, bien que des attaques ponctuelles sur des objectifs
choisis comme New York, Washington et Los Angeles soient une quasi
certitude dans un temps plus ou moins éloigné, comme faisant
partie d’une campagne de “guerre psychologique”
soigneusement préparée. Mais les autres bases avancées vitales,
comme les îles Britanniques, se trouvent aujourd’hui exposées
à un danger imminent, même si, encore une fois, elles sont
capables d’échapper à l’invasion ou de la repousser, et
aussi au danger d’être paralysées par les bombardements répétés
et massifs de leurs centres importants, particulièrement de leurs
plus grands ports : Londres, Liverpool, Glasgow. Ce
grave problème soulève l’autre question vitale de la défense
qui nous a tant occupés dans cette analyse : la capacité
qu’a la Puissance maritime de projeter ses forces à travers
l’élément dont elle a la maîtrise jusqu’à un point
quelconque qu’elle a choisi d’appuyer ou d’attaquer. Déjà
dans le récent conflit, Winston Churchill, qui n’était
certainement pas porté à décrier ou à sous-estimer la
puissance maritime, arrivé au sommet de la crise, trouva nécessaire
de poser fermement et nettement la question devant les représentants
de son pays. Le 31 octobre 1942, il affirma aux Communes :
“Toute la puissance des États-Unis
dépend du pouvoir qu’ils ont de déplacer leurs navires à
travers les océans. Leur force considérable a toutefois des
limites et cela à cause des océans eux-mêmes qui ont protégé
ces navires. Les océans qui ont été leur bouclier sont devenus
maintenant une barrière,
une prison à travers laquelle ils s’efforcent de transporter
des armées, faire passer des forces navales et aériennes pour
apporter leur soutien dans la grande affaire qui nous est commune
à tous et à laquelle nous devons faire face”. Déjà, la
menace contre la mobilité et l’“ubiquité”, qui ont été
de tout temps la caractéristique et le privilège de la Puissance
maritime, pouvait être surmontée, mais seulement avec une marge
de plus en plus réduite. On
peut se rendre compte aisément à quel point est devenue grande
entre-temps cette menace : aujourd’hui la Russie soviétique
possède non seulement une flotte de sous-marins bien plus
importante que celle que Hitler ait jamais possédée, chacun
d’entre eux infiniment plus dangereux et bénéficiant de
collaborations volontaires ou forcées des meilleurs cerveaux après
ce premier effort ; mais, en construisant en plus un groupe
puissant de raiders de surface, les autorités navales se préparent
peut-être à opérer avec une sorte de combinaison des forces
d’attaque ; or, Hitler et ses conseillers n’avaient
qu’une idée approximative des possibilités qu’offre une
telle combinaison. Dans
ces conditions, quelles seraient les chances dont bénéficierait
la puissance maritime pour s’affirmer à nouveau face à tous
les efforts de l’adversaire ? Il serait sans objet
d’essayer de l’entrevoir. On peut seulement dire que ce problème
constitue, comme par le passé, le fondement essentiel de toute
notre Grande Stratégie. Si la Puissance maritime ne fait rien
d’autre que de résoudre ce problème, elle ne fait rien plus
que de justifier amplement son existence et, réciproquement, si
elle n’est pas capable de le faire, tout autre effort manquera
presque de sens. Passant
de la question des capacités de défense de la Puissance maritime
à celles de ses capacités offensives, le premier ensemble,
celui d’infliger des dommages paralysants à l’ennemi en le
privant de son trafic maritime, doit apparaître dans la présente
situation comme le moins prometteur. Les possibilités très
controversées de blocus des côtes chinoises n’offrent plus les
mêmes perspectives qu’à l’époque des Qing, époque à
laquelle Mahan écrivait The
Problem of Asia et où
les navires de guerre pouvaient pénétrer dans le Yang-Tsé et
remonter jusqu’à Hang-koou, quand la structure politique de la
Chine était l’autocratie vacillante de la dernière grande
figure de la dynastie mandchoue. Ce
n’était pas non plus les perspectives qui avaient encore cours
au début du Kuomintang, quand avant l’invasion japonaise de
juillet 1937, une partie considérable sinon la plus importante
de sa force découlait de l’hégémonie qu’il faisait peser
sur les grands centres politiques et économiques situé sur la côte
ou bien près d’elle : Pékin, Tientsin, Nankin, Shanghai,
Canton. Aujourd’hui, le nouveau régime et chinois repose essentiellement
et intentionnellement sur une base aussi grande que le milieu
rural, donc sur les masses paysannes ; la Puissance
maritime, même avec son extension due à l’arme aérienne,
serait encore capable de provoquer de graves dommages, mais ne
pourrait guère infliger des coups décisifs. Il en va de même,
à un plus haut degré, pour le bloc communiste dans son ensemble :
une immense surface s’étendant de l’Elbe à l’Oxus et au
Kamtchatka, produisant toute sorte de richesses, qui ne peut être “réduite”
par le blocus. Militairement,
la situation offre des perspectives pleines d’espoir. En vérité,
dans le récent conflit, la Puissance maritime tira un avantage décisif
de la possibilité de séparer les adversaires en deux groupes par
des blocs d’alliés, d’une part la Russie soviétique et la
Chine et, d’autre part, le grand bloc dominé par les
Britanniques au Proche et au Moyen-Orient. Ce n’est plus le cas
aujourd’hui. Le bloc soviétique, ensemble massivement compact,
est autant une réalité dont il faut tenir compte au moins pour
le présent, tout comme l’invulnérabilité de la Chine à tout,
sauf à une contre-révolution-révolution dont les conditions préalables
et les perspectives sortent du cadre de cette étude. À
la longue, la croyance que les différences entre les deux membres
principaux de ce bloc, la Russie soviétique et la Chine,
conduiront inexorablement à son écroulement interne est
probablement justifiée. Mais les espoirs qu’un tel processus
puisse avoir lieu dans quelques années, ou même quelques mois,
au lieu de quelques décennies, procèdent d’un esprit qui
prend ses désirs pour des réalités plutôt que d’une
perception aiguë de ces mêmes réalités. De toute manière, ces
espoirs sont à trop longue échéance. Ainsi, la Puissance
maritime ne peut plus, de longtemps, espérer dresser l’une des
puissances continentales contre l’autre et encore moins
conduire avec ses forces limitées et celles des alliés sur
lesquels elle peut encore compter, c’est-à-dire appartenant à
la puissance continentale du Vieux Monde, une offensive décisive,
capable de détruire les forces armées ennemies et d’occuper
leur territoire. D’un
autre côté, la stratégie de “contention”[4],
qu’ont commencé à développer les chefs militaires
britanniques dans une situation semblable en 1940, possède des
bases solides pourvu que sa nature et son objet soient clairement
compris, que les moyens disponibles soient rapidement concentrés
dans les zones décisives et que l’opération soit menée avec
toute la souplesse nécessaire. Car une telle stratégie pourrait
encore reposer sur l’exploitation de cette large ceinture
d’obstacles naturels : chaînes de montagnes, déserts et
surtout la barrière des fleuves qui s’étendent au milieu de la
masse du vieux continent, matérialisant la “contention” de
l’expansion du bloc continental soviétique, comme au
temps où Mahan l’a analysée pour la première fois dans The
Problem of Asia. En fait, une telle stratégie de “contention” ne restera pas indéfiniment sur la défensive dans tous les secteurs. Ce peut être le cas en Extrême-Orient où, comme de récents événements l’ont malheureusement montré[5], il y a peu à gagner et beaucoup à perdre en se portant très loin à l’intérieur des terres, au-delà de la sphère de prédominance de la Puissance maritime ; c’est probablement également vrai au Moyen-Orient où la situation n’est pas avantageuse pour la puissance maritime à cause de l’éloignement de ses bases principales, autant qu’à cause des terribles difficultés naturelles et politiques que devrait surmonter une offensive de grande ampleur. Cependant,
la situation est tout à fait différente dans le troisième
secteur principal, l’Europe. La sauvegarde de la moitié libre
de ce continent est tellement vitale pour la survie ultime du
“monde libre” que, même avec la faiblesse actuelle en forces
terrestres, l’idée d’une contre-offensive locale s’impose
presque inéluctablement. Cette contre-offensive pourrait prendre
plusieurs formes, mais dans toutes, la Puissance maritime
serait appelée à jouer un rôle vital en plus de son rôle principal qui est d’assurer
le maintien des liaisons maritimes vitales et garder le contrôle
des verrous comme la Méditerranée, la mer Rouge, le golfe
Persique, l’océan Indien et les mers d’Extrême-Orient. Par
opposition à une avancée hautement probable des Russes en
Scandinavie, la nécessité pourrait se faire sentir d’une opération
combinée pour tenir cette zone-clef et interdire au bloc
communiste de posséder un flanc nord-est à l’abri ; cette
action combinée entraînerait de considérables activités sur
mer, dans l’Arctique, probablement aussi en Baltique. Encore
une fois, comme quelques-uns des plus sérieux tenants du réarmement
de l’Allemagne l’ont montré, le seul moyen réellement
efficace pour défendre l’Europe de l’Ouest est de se porter
au moins jusqu’à la Vistule. Par ailleurs, une situation est
concevable et elle a été analysée dans des cercles militaires sérieux
en Suisse ; elle supposerait que les Russes réussissent à
atteindre la Manche en envahissant l’Europe du nord, tout en étant
arrêtés par le noyau résistant composé de la Suisse, de
l’est des Alpes autrichiennes et de la très puissante ligne de
résistance italienne le long de l’Isonzo ; dans ce cas, il
deviendrait nécessaire de soulager ce noyau résistant de la Méditerranée
en utilisant l’Espagne, la Corse et les Alpes occidentales comme
tremplin. Finalement
tout cela pourrait aboutir, si une telle stratégie de
“contention” débouchait sur un conflit multiple, à une
forme d’offensive encore “limitée” tendant à rejeter les
Russes hors d’Europe derrière leurs frontières de 1939, libérant
ainsi la partie orientale du continent européen et travaillant à
consolider les deux parties de cette Europe dans un tout organique
capable de se défendre lui-même et de constituer ainsi un
contrepoids au bloc continental soviétique. Cela pourrait exiger
l’emploi de la Puissance maritime dans les opérations navales
dans l’Arctique, ou dans la Baltique, encore en mer Noire. Ces
différents scénarios d’opérations offensives-défensives,
entraînant l’engagement des forces navales principales sur le
flanc européen occidental du bloc continental communiste,
n’excluraient pas, mais au contraire, comme leur prototype
britannique de 1940-1941, exigeraient à titre de complément
l’emploi du bombardement stratégique sur la plus grande échelle
possible. L’analyse de ce problème dépasserait le cadre de ce
travail. Pour
faire le tour de notre sujet, il nous reste enfin à mentionner le
troisième des trois groupes de possibilités “offensives”
de la Puissance maritime, celui de son emploi fondamental comme
instrument de guerre politique plus que comme celui de guerre
militaire. Nous avons vu dans la première partie le caractère
particulier de la Puissance maritime ; en dépit de son rôle
considérable dans la période “classique”, en dépit de
l’importance qu’implicitement elle a eue dans toutes les
pages des œuvres de Mahan, Corbett, Richmond, elle n’a jamais
reçu la pleine reconnaissance explicite qu’elle a méritée et
qu’elle mérite encore. Il
est certain que les inestimables services de la Puissance maritime
rendus à cet égard pendant les dernières années de tension
croissante n’ont jamais reçu un atome du flot d’attention qui
a été copieusement déversé sur des formes plus voyantes et
plus spectaculaires de la puissance. Peut-être une des raisons
profondes de cela réside-t-elle dans le fait avec lequel cette
dernière analyse débute : à savoir, qu’à l’inverse
des dirigeants communistes, l’opinion dans ce pays a été
jusqu’alors trop portée à concevoir la “puissance” en
termes de technologie militaire et trop peu en termes de lutte
“politique” ; ces termes sont interprétés par Percival
Marshall, non seulement “avec
une voix qui enflammera l’imagination et réveillera l’esprit”,
mais aussi “avec une
attitude de glace consciemment calme”. Peut-être
avec la reconnaissance croissante et rapide du caractère général
de notre combat, cet aspect si essentiel de la Puissance maritime
pourra-t-il être mieux apprécié. BIBLIOGRAPHIE
Alfred
Thayer Mahan, The Influence
of Sea Power upon History; The
Problem of Asia; “Blockade in relation to Naval Strategy”,
Journal of the R.U.S.I.,
1895. Sir
Halford Mackinder, Democratic
Ideals and Reality (édition américaine avec un avant-propos
d’Edward Meade Earle, New York, 1942). Sir
Herbert Richmond, Statesmen
and Sea Power. Robert
G. Albion, Forests and Sea
Power. J.A.
Williamson, John Hawkins of
Plymouth. Richard
Pares, War and Trade in the
West Indies, 1739-1763;
“American versus Continental Warfare, 1739-1763”, English
Historical Review, vol. LI, juillet 1936, pp. 429-465. Max
Savelle, “The American Balance of Power and European Diplomacy,
1713-1778”, dans R.B. Marris, The
Era of the American Revolution. Herbert
Rosinski, “Command of the Sea”, Brassey’s
Naval Annual, 1939 ; “Mahan and the Present War”, Brassey’s Naval Annual, 1941. [1] “Tapuscrit” conservé dans les papiers Rosinski au Naval War College (Newport). Traduit de l’anglais par Jean Pagès. [2] En français dans le texte. [3]
Traduction française dans Herbert Rosinski, Commentaire
de Mahan, Paris, ISC-Économica, 1996. [4]
H.R. n’emploie pas le mot containment
(endiguement), rendu célèbre par George Kennan (Hervé
Coutau-Bégarie). [5] Probable allusion à la guerre d’Indochine (Dien Bien Phu), à moins qu’il ne s’agisse de la guerre de Corée (HCB).
|
||||||||||||||||||
![]() |
Copyright www.stratisc.org - 2005 - Conception - Bertrand Degoy, Alain De Neve, Joseph Henrotin |
||||||||||||||||||