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C'est la fameuse période du recueillement. En fait, elle ne correspond pas à des économies bien réelles ; par sentiment et par tradition la France continue à entretenir une marine assez honorable "pour être représentée sur toutes les mers", selon l'expression de l'époque, mais sans trop savoir pourquoi, le budget augmente, malgré tous les serments : il est déjà de 187 millions en 1877, de 192 en 1878 ; le crédit de 217 millions demandé en 79 dépasse tous les précédents. Au reste s'il est permis à un vieillard roulé par l'infortune de se retirer sur la montagne et d'y songer à ses fins dernières il ne saurait en être de même d'une nation entourée de rivaux actifs et pleins d'ambition. Pendant cette même période la marine autrichienne soulevée par le souvenir glorieux de Lissa, et préoccupée par le problème balkanique, s'organise avec intelligence, tandis que l'Italie, enthousiasmée par son unité conquise, et sous l'influence de chefs éminents qui se nomment l'amiral Riboty, l'amiral Saint-Bon et l'ingénieur Brin, triple en 15 ans son budget naval et crée presque de toutes pièces, une marine moderne et rapide d'une incontestable valeur. L'Angleterre suit avec bienveillance l'évolution de ces puissances qu'elle considère encore comme ses alliées séculaires contre la France qui reste, malgré son infortune, la deuxième puissance navale du monde et dont l'extension coloniale commence à l'inquiéter sérieusement. C'est dans ces conditions que Monsieur Ernest Lamy en novembre 1878 jette l'alarme avec la vigueur que l'on sait par son rapport de présentation du budget de 1879.
Déjà cet indispensable est compromis. Comment en sommes nous arrivés là ? Ce n'est pas la faute du pays. Les crédits demandés ont toujours été votés. Les 217 millions réclamés cette année représentent plus que la totalité des budgets de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Autriche et de la Russie réunis. On en peut conclure que la marine française est basée sur de mauvais principes ; une réforme complète est devenue urgente dans l'organisation même de la marine et dans l'équilibre de son budget. Mais cela ne suffira pas ; c'est à l'essence même de la puissance navale qu'il faut hardiment s'en prendre :
Ce discours peut être considéré comme l'acte de naissance officiel de la Jeune Ecole. Quelques années plus tard la guerre de Chine vient apporter à ce mouvement le plus précieux des appuis ; chacun commente avec passion le double torpillage de Fou-Tchéou du 23 août 1884, puis la fuite heureuse des croiseurs chinois rapides échappant le 12 février suivant au Bayard que son infériorité de vitesse rend incapable de les atteindre en mer tandis que son tirant d'eau lui interdit de les poursuivre au mouillage, enfin le beau fait d'armes de Gourdon et de Dubocq à Shei-Po. La torpille et la vitesse triomphent. Dans son ensemble la guerre de Chine n'est d'ailleurs qu'un demi-succès. La marine a dû mettre en fin de compte sous les ordres de l'amiral Courbet des forces considérables : 5 cuirassés, 14 croiseurs, en tout 40 bâtiments pour un résultat assez mince, contre un adversaire peu redoutable. Elle en sort épuisée. La Jeune Ecole a beau jeu pour la combattre.
Deux noms dominent nettement le groupement que l'on a pris l'habitude d'appeler (ainsi qu'il s'était baptisé lui-même) la Jeune Ecole ; ce sont ceux de Gabriel Charmes et de l'amiral Aube, un publiciste et un marin. Cette simple constatation nous révèle déjà l'un des caractères les plus singuliers de ce mouvement qui, bien loin de se maintenir dans le domaine des idées techniques, a pris dès l'abord une allure de polémique générale, philosophique, voire politique. Fait sans précédent dans toute l'histoire de la France, une question maritime a soulevé, pendant plusieurs années, non pas seulement la curiosité mais bien la passion de l'opinion publique. C'est ainsi que les partis politiques aussi bien que les journaux avaient pris position : Les Débats, la Revue Bleue, par exemple, étaient Jeune Ecole alors que Le Temps sous l'impulsion de Weyl était le champion des idées traditionnelles ; on commentait avec passion le revirement des Tablettes des Deux Charentes et la publication dans La Revue des Deux Mondes d'un article nettement traditionnaliste du lieutenant de vaisseau Degouy fut considérée à l'époque comme une véritable trahison. Il est clair qu'une telle atmosphère de passion a trop souvent faussé les conditions mêmes du débat. Gabriel Charmes, né à Aurillac en 1850 mort à Paris en 1886, était un écrivain d'un réel talent. Esprit distingué, généreux, curieux, il se fit d'abord connaître par des études coloniales et étrangères et c'est par hasard, semble-t-il, qu'il fut mené à s'intéresser aux choses de la mer à la suite d'un séjour qu'il fit dans le Midi et au cours duquel l'amiral Aube auquel l'attachait une très vive amitié l'emmena faire quelques tournées d'escadre. L'amiral Aube né à Toulon en 1826 y est mort en 1890. Pendant la guerre de 70, il avait pris part comme capitaine de vaisseau aux combats de l'armée de la Loire ; gouverneur de la Martinique en 79, il était promu contre-amiral en 80 puis vice-amiral en 86. Ses amis le jugeaient comme "une grande intelligence et une âme ardente animée de la seule passion du bien public". Quelle que soit l'opinion que l'on puisse avoir sur le fond même de sa pensée, on ne peut qu'admirer la hauteur de vue, l'indépendance et le courage civique dont il fit preuve pendant son passage au Ministère. Ses ouvrages, principalement consacrés à des souvenirs de campagne et à des études coloniales, dénotent une grande clarté d'esprit et un réel talent d'écrivain ; il est incontestable qu'il exerça une influence considérable sur toute une phalange de jeunes officiers.
Qu'ont donc en commun ces officiers et ces publicistes réunis sous l'autorité morale de l'amiral Aube ? D'une part, un très ardent patriotisme et la crainte (sans doute justifiée à cette époque), que la marine française ne soit pas à la hauteur de sa tâche - d'autre part un idéalisme profond basé sur une croyance certainement très généreuse mais presque mystique et bien souvent naïve au progrès. Leur attitude philosophique et politique se trouve par le fait même définie : ils sont libéraux, républicains et imbus de principes humanitaires. Comment concilier cette position morale avec la brutalité des méthodes de guerre qu'ils préconisent, torpillage sans avertissement, bombardement des villes ouvertes, etc. C'est une difficulté qui ne leur échappe pas et qu'il leur tient à coeur de résoudre : ils y reviennent sans cesse : Darwin, Hegel, Pascal2, sont tour à tour appelés en témoignage. Leur défense est basée sur deux arguments principaux : d'une part l'idée chevaleresque de "l'arme du faible" - d'autre part une croyance mystique en l'âge d'or de la Paix universelle conséquence inéluctable du progrès et de l'horreur même des guerres scientifiques. Les quelques phrases suivantes tirées de l'ouvrage de Guierre sont bien caractéristique de cet état d'esprit.
L'excès de la forme atteint ici au comique malgré la générosité des intentions, mais qu'on me permette de citer encore cette belle page de l'amiral Aube, dont on ne peut méconnaître toute la gravité et qui prend une singulière valeur lorsqu'on songe à son caractère prophétique :
Il y avait un réel courage à écrire ces lignes en 1885 ; et de telles idées qui nous paraissent évidentes à la lumière de la dernière guerre n'étaient rien de moins que courantes à une époque où l'amiral Bourgeois s'écriait : "une telle guerre est contraire au droit des gens ; elle appelle des représailles et enfin, et surtout elle répugne au sentiment d'humanité, honneur de notre époque et de notre civilisation". Quelques années plus tard l'amiral Krantz, ministre de la marine déclarait encore à la tribune de la chambre : "Je suis absolument persuadé que si nous avions la guerre l'ennemi ne songerait pas à bombarder Cette (ville ouverte) parce qu'il s'exposerait à des représailles. Si nous avons la guerre nous nous battrons contre des bâtiments armés et contre des places fortifiées". "Il est temps, écrivait Gabriel Charmes, d'opposer la vérité, l'implacable vérité aux rêveries dont nous nous berçons depuis tant d'années", et l'on rappelait la phrase fameuse de Clausewitz : "Dans une chose aussi périlleuse que la guerre, les erreurs provenant d'un bon coeur sont les plus dangereuses". Mais pour réaliste qu'elle soit, la Jeune Ecole repousse avec indignation l'accusation d'en être réduit à une attitude cynique et sans gloire. Bien au contraire elle exalte la valeur morale de la guerre de course "arme du faible, du pauvre audacieux contre le riche trop puissant". Seule cette nouvelle guerre favorise le courage et l'héroïsme :
Notons encore pour achever cette esquisse morale deux traits bien caractéristiques des adeptes de la Jeune Ecole : ils sont impatients et imaginatifs. Ils ne sauraient s'accomoder des lentes évolutions qu'envisage l'école traditionnelle : une phrase célèbre de l'amiral Krantz "améliorer sans doute, réformer jamais" a le don de déchaîner leur fureur. A l'amiral Peyron, ministre de la marine qui déclare à la chambre en 1884 : "Les torpilleurs sont les derniers venus dans les transformations successives que subit notre matériel naval ; il ne s'en suit pas qu'ils doivent inaugurer une ère nouvelle : c'est une évolution rien de plus", ils répondent que le torpilleur est tout au contraire "le signe précurseur de cette ère nouvelle, le premier pas dans une voie ouverte par les sciences appliquées aux marines de guerre et aboutissant par une révolution dans le matériel, dans les instruments de combat, à une révolution complète dans l'objet final de ces marines : la guerre navale" 4. Enfin, s'ils sont imaginatifs c'est autant par espoir patriotique que par tempérament : gouverner c'est prévoir disent-ils et pour respectables que soient les traditions, c'est par l'intuition de l'avenir tel que le prépare le présent qu'un peuple grandit et qu'il sort victorieux de l'éternelle lutte pour l'existence.
Générosité, idéalisme, goût du risque, impatience révolutionnaire, et imagination tels paraissent être, en résumé, les traits essentiels de la petite phalange groupée autour de l'amiral Aube. Ces hommes viennent d'assister à un désastre national sans précédent que rien ne leur faisait prévoir ; ils en sont encore tout frémissants de rage et d'indignation ; ils sont convaincus que la marine est engagée dans une voie fausse alors que l'évolution scientifique présente à leur pays une chance unique de reconquérir sur mer le rang éminent auquel il a droit. Comment leur en vouloir d'user de toute leur influence pour les faire prévaloir et de porter le débat jusque devant l'opinion publique de leur pays ? PRINCIPES GENERAUX DE LA JEUNE ECOLE Tout le monde connait les principes essentiels de la Jeune Ecole. Ils peuvent se résumer en quelques mots : la guerre d'escadre a vécu ; les cuirassés qui en étaient les instruments n'ont plus de raison d'être dans la marine française moderne ; ils doivent céder la place à des bâtiments légers, rapides et nombreux, qui assureront la défense du littoral et à des croiseurs rapides de dimensions moyennes qui feront la guerre de course au commerce ennemi. Je voudrais m'efforcer de résumer en quelques pages aussi clairement que possible la suite des raisonnements que l'on trouve plus ou moins diffus dans les diverses publications des partisans de la Jeune Ecole et qui les conduisent à établir ces principes avec la vigueur que l'on sait. La marine française, disent-ils, n'est pas actuellement à la hauteur de sa tâche : Parce qu'elle n'a pas une conscience assez nette de ses devoirs. Parce qu'elle ne dispose pas des instruments nécessaires pour y faire face. La marine en danger "The real issue is whether our navy is capable of dicharging the duties it might be called upon to perform.5 " (Lord C. Beresford, House of Commons, 4 june 1888.). Tel est l'épigraphe que Pene Siefert place en tête de son livre La marine en danger. A cette question si nettement posée, la Jeune Ecole répond : "La marine française n'est pas actuellement en état de faire face à ses devoirs". Tous les publicistes étudient longuement les diverses combinai-sons politiques possibles ; la comparaison des forces navales en présence est des moins encourageantes. Contre l'Italie seule nous serions à peu près à égalité de force, mais la rapidité des nouveaux cuirassés italiens leur permet à leur gré d'accepter ou de refuser le combat. Le Courrier de Naples en juillet 89 écrit :
Toutes les alliances possibles paraissent également dangereuses et "Si l'Angleterre s'unissait à la triple Alliance nos ports seraient livrés sans défense aux coups de l'ennemi (parce que nous n'avons pas de torpilleurs) et l'on verrait se reproduire à 2 000 ans de distance quelque chose comme l'anéantissement de Carthage". La situation est tragique : la marine est en danger. Devoirs de la marine Quels sont les devoirs qui incombent à la marine, et auxquels elle n'est pas en état de faire face ? La réponse de la Jeune Ecole est ici encore parfaitement nette : Le premier et le plus important de ces devoirs est de défendre les côtes ; le second, dont il ne conviendra de s'occuper que si le premier est assuré, est de faire tout le mal possible à l'ennemi. C'est à terre en effet que se jouera le sort de la France : "La victoire décisive, celle qui décidera du sort de la France est celle de nos armées. La flotte française doit donc, dans la prochaine guerre être avant tout l'aide, l'auxiliaire, la suivante de l'armée et pour cela assurer la défense de nos frontières maritimes". (Pene Siefert)
La
jeune
Ecole
considère
que
la
marine
française
a
dans
Ainsi le principe est formel : pour la marine française le premier des devoirs est : la défensive. Et voici le second :
C'est la nouvelle conception de la "guerre industrielle". Elle trouve d'autant plus de crédit en France qu'elle suscite outre-Manche une émotion considérable : Au cours d'un grand meeting organisé à Canon street par la Chambre de Commerce de Londres, lord Charles Bensford, ancien premier Lord de l'Amirauté qui préside la réunion prononce un discours nettement alarmiste que la presse commente avec passion :
Les buts de la guerre navale sont donc parfaitement définis. Si la marine française n'est pas en état de les atteindre c'est qu'elle n'a pas su se donner les armes nécessaires pour mener à bien cette nouvelle arme de guerre. Contre son intérêt le plus clair, au nom de traditions routinières et sans valeur, elle persiste à rechercher la prépondérance navale par ses navires cuirassés. Procès du cuirassé L'on peut ramener à quatre principaux les divers arguments présentés contre le cuirassé : - un argument philosophique, - un argument technique (stratégique), - un argument historique, - un argument financier. a) Argument philosophique Le cuirassé qui représente essentiellement la concentration sur une seule coque du maximum de puissance offensive et du maximum de puissance défensive répond à une conception philosophique diamétralement opposée au principe de la division du travail qui prévaut cependant dans toute l'industrie contemporaine. Ecoutons G. Charmes à qui revient le mérite d'avoir le premier et le plus nettement dégagé cet aspect de la question.
Il serait facile de multiplier ces citations. Ainsi le cuirassé constitue actuellement une véritable hérésie philosophique en contradiction flagrante avec le progrès et l'industrie modernes. b) Argument technique (stratégique) Au point de vue strictement technique, le cuirassé n'est pas plus défendable ; il n'est en effet que l'héritier des anciens vaisseaux dont le rôle essentiel étant d'assurer la maîtrise de la mer. Or cette maîtrise n'existe plus du fait de l'entrée en ligne de deux facteurs absolument nouveaux : la vitesse, la torpille.
Autrefois le vaisseau était bien le maître de la mer parce que rien ne pouvait le menacer ou lui échapper. Aujourd'hui un torpilleur de 40 tonnes peut porter au croiseur un coup mortel tandis que le moindre croiseur se moque de ses puissants canons, étant toujours assuré de pouvoir se tenir hors de leur portée. Si l'on serre le problème de plus près, la simple discussion des données montre que le cuirassé n'a plus aucune valeur ni offensive, ni défensive : Offensivement, une escadre cuirassée est incapable de porter la guerre sur la côte ennemie puisqu'elle courrait le risque d'être décimée par les torpilleurs dès la nuit venue : "Le blocus de tout le littoral, écrit l'amiral Aube, est impossible, celui d'un port très difficile ; il faut donc répartir nos bases en des points nombreux pour assurer la liberté des croiseurs". Si cette multiplicité des bases est acquise, les cuirassés n'empêcheront pas les mouvements d'entrée et sortie des croiseurs. Ils ne détruiront pas davantage ceux que le hasard leur ferait rencontrer en mer et auxquels leur vitesse supérieure permettra toujours de refuser un combat inégal. Inapte à toute opération continue contre les côtes, inapte au blocus, inapte à la poursuite, le cuirassé n'a plus aucune valeur offensive. Défensivement son inutilité n'est pas moins certaine : la rapidité de l'attaque sera telle que l'on ne pourra jamais prévoir sur quel point du littoral elle portera : les vaisseaux ennemis auront achevé leurs ravages bien avant l'arrivée des lourdes masses cuirassées. Les manoeuvres navales de 1889 en fournissent un admirable exemple :
Et tout aussitôt l'auteur de la Marine en danger commentant cet article compare cet exemple au cas d'une guerre franco-italienne. Ainsi le cuirassé inapte à l'offensive l'est également à la défensive. Il n'est utilisable en dernière analyse que dans la bataille navale c'est-à-dire, si nous le voulons bien, jamais puisque nous serons toujours libre d'accepter ou de refuser cette bataille.
Ainsi l'analyse technique des conditions d'emploi des cuirassés conduit à sa condamnation formelle et la "Jeune Ecole" peut prendre à son compte quarante ans d'avance la fameuse parole de Percy Scott : "Les cuirassés sont bougrement bons à rien." (Revue Maritime, janvier 1920). c) Argument historique L'histoire maritime de la France n'est qu'une longue série de défaites. De siècle en siècle les mêmes erreurs se répètent avec une tragique régularité et toujours se retrouve à l'origine chez les dirigeants de notre marine la même cause psychologique : une ambition démesurée et disproportionnée aux moyens. En dépit des plus dures leçons du passé la marine française semble atteinte d'une véritable mégalomanie chronique : contre l'Angleterre, insulaire, débarrassée de toute préoccupation continen-tale la France rêve d'établir sa suprématie par la bataille rangée des flottes. Les vaisseaux sont hâtivement construits sous l'impulsion d'un ministre énergique, hâtivement armés, hâtivement entraînés ; l'Angleterre répond par des mises en chantier plus nombreuses, la guerre est déclarée et c'est bientôt la rencontre - le désastre.
Au surplus, et même en nous écartant de ce point de vue strictement national, la faillite du cuirassé ne fait que confirmer la grande loi de l'évolution dont l'histoire maritime nous fournit déjà de nombreux exemples.
Une ère nouvelle s'ouvrait pour la marine : la gloire en fut le premier témoignage. L'Angleterre, comme toujours lente à s'émou-voir et à admettre la ruine d'une formule qui rendant des années avait assuré sa puissance finit par céder au mouvement. Ce fut l'époque de la marine cuirassée. Pourquoi cette marine cuirassée née d'un progrès ne serait-elle pas elle même sur le point de disparaître en présence d'un nouveau progrès ? Sic transit gloria mundi. C'est la loi inéluctable. Le cuirassé reposait sur un syllogisme : 1 ) L'arme supérieure, décisive du combat est le canon. 2) La cuirasse impénétrable au projectile assure l'invulnérabilité du cuirassé. 3) Donc le cuirassé est le navire de guerre de l'avenir. Les deux premiers termes du syllogisme sont devenus faux en présence de l'apparition de la torpille et des obus à explosifs puissants. Pourquoi s'entêter à défendre la conclusion. d) Argument financier Un cuirassé vaut 30 millions Un croiseur 10 millions Un torpilleur 200 000 francs Ces chiffres se passent de commentaires. Si l'on admet que la victoire navale doive inévitablement rester à la flotte cuirassée la plus puissante c'est-à-dire la plus nombreuse, il est clair que la situation financière de la France (1885) et les charges militaires auxquelles elle doit impérativement faire face lui interdisent tout espoir vis-à-vis de l'Angleterre ; la course aux armements serait une folie ; les deux nations se ruineraient sans aucun espoir de modifier l'équilibre relatif des forces. Mieux vaudrait renoncer une fois pour toutes à la lutte. Toute différente apparaît la question des petits croiseurs et torpilleurs : il ne s'agit plus ici de batailles rangées opposant ligne à ligne. Contre un seul croiseur rapide attaquant une des grandes voies de communication, combien l'Angleterre ne devra-t-elle pas mobiliser de bâtiments pour assurer la protection de son commerce ; l'extrême mobilité et le nombre des petites unités permettent toutes les combinaisons possibles ; le bien joué reprend sa valeur : la stratégie napoléonienne basée sur la surprise et la vitesse retrouve de nouvelles applications. L'importance même du commerce de la Grande Bretagne, le développement de ses lignes de communication, la longueur de ses côtes métropolitaines ou coloniales la rendent partout vulnérable. Ainsi tandis que notre situation financière nous interdit formellement tout espoir de vaincre l'Angleterre si nous continuons à rechercher la décision par la bataille des flottes, nous pouvons tout au contraire, moyennant des dépenses mieux en rapport avec nos ressources, garder l'espoir de la harceler de toutes parts tout en nous dérobant à ses coups et peut-être de l'épuiser au point de l'amener à accepter nos conditions. Toute autre politique navale n'est qu'un rêve de mégalomanie. Seule la solution proposée par la "Jeune Ecole" est compatible avec les dures réalités financières. En résumé, qu'on l'envisage au point de vue philosophique, technique, historique ou financier, le cuirassé apparaît aujourd'hui comme une véritable absurdité pour la marine française. Qu'elle y renonce donc hardiment et qu'elle porte tout son effort vers la construction d'une marine moderne composée de petites unités, nombreuses, rapides et spécialisées. Ainsi évitera-t-elle les combats d'escadre qui lui ont toujours été si funestes. Et l'escadre ennemie si puissante soit-elle ne sera pas maîtresse de la mer puisque toute action offensive lui sera interdite contre nos côtes ; tandis que nos croiseurs rapides appuyés sur de nombreuses positions de repli garderont toute leur liberté pour attaquer et détruire le commerce ennemi. APPLICATION STRATEGIQUE DES PRINCIPES DE LA JEUNE ECOLE Tel était à peu près l'ensemble des principes et des raisonnements qui caractérisaient la Jeune Ecole aux yeux de l'homme de la rue ou du Français moyen, s'il m'est permis d'employer ces expressions qui n'avaient pas cours à l'époque. Il me reste à étudier ce que, dans le domaine technique, la marine a fait de ces principes ou, en d'autres termes, la stratégie de la Jeune Ecole : je ne lui consacrerai que quelques pages, car, cette mise au pont technique ne représente, il faut en convenir, qu'un intérêt des plus médiocres. Il arrive souvent que de bonnes causes soient compromises par l'insuffisance de leurs avocats ; tel paraît bien être le cas de la Jeune Ecole et l'on demeure véritablement stupéfait de la puérilité, pour ne pas dire plus, des solutions proposées. Il est certain que dans cette association de publicistes et d'officiers les premiers étaient dans leur ensemble très supérieurs aux seconds. Les idées maîtresses de la Jeune Ecole se réduisent à deux principales : cordons linéaires pour la défensive ; raids de croiseurs isolés ou groupés deux à deux pour l'offensive. Problèmes de recherche Les études stratégiques proprement dites se bornent le plus souvent à la résolution de quelques problèmes de recherche que l'on confond toujours avec des problèmes de combat car il est admis une fois pour toutes qu'un torpilleur, s'il rencontre son ennemi, le coule. La grande nouveauté paraît être la découverte de la spirale logarithmique : "Nous avons établi l'existence de deux courbes parfaitement caractérisées ; l'une sert à trouver un ennemi parti d'un point connu, nous l'appelons RCD (Route Contre Départ), l'autre à chercher un ennemi dont l'objectif seul est connu RCA" (Route Contre Arrivée). "Les RDC sont centrifuges. Les RCA sont centripètes." 6 On suppose que l'ennemi part à 10 heures du matin et à 10 nœuds d'un point connu. A quelle distance doit se trouver le chasseur marchant 20 nœuds pour le détruire avant la nuit ? On démontre qu'à 240 milles le chasseur ne lui interdit qu'un secteur de 15° ; à 120 milles la situation s'améliore, mais à 60 milles cela devient tout à fait remarquable ; le secteur interdit est de 180°. Conclusion : les points de défense doivent être rapprochés à moins de 60 milles les uns des autres.
Pour appliquer les RCA, on suppose que l'ennemi doit arriver à 6 heures du matin à un point connu et qu'il marche 10 nœuds en ligne droite, il faut le rencontrer de jour c'est-à-dire la veille, entre 6 heures et 18 heures, par conséquent entre 120 et 240 milles et l'on a d'autant plus de chances d'y arriver que l'on part soi-même à 6 heures du matin d'un point situé à 240 milles. D'où la nécessité d'avoir des bases éloignées parfaitement constituées. Absurdité de la guerre du large Ces "théorèmes de stratégie" étant ainsi posés, les RCA-RCD n'ayant plus de secrets pour le lecteur on démontre sans peine "l'immense absurdité de la guerre du large..."
Il est à remarquer que ces chiffres sont donnés en valeur absolue sans tenir aucun compte des forces ennemies. Mais voici qui est mieux encore :
Le cas est donc entendu, la guerre du large est ruineuse et inutile. La guerre de course La guerre de course, tout au contraire, représente pour nous le maximum d'économie des forces.
Notons enfin cette formule : "Autrefois, les Anglais poursui-vaient nos croiseurs, les attrapaient presque toujours, aujourd'hui il ne les attraperont jamais." Pourquoi ? On peut se le demander, et nous touchons ici à une erreur qui se trouve à chaque ligne de ces écrits : nous sommes toujours supposés être seuls détenteurs de la supériorité de vitesse ; plus faible veut toujours dire plus rapide ! Mais cette guerre de course, pour brillante et fructueuse qu'elle soit, n'est cependant pas le principal aspect de la guerre. La guerre des côtes La véritable guerre de demain sera la guerre de côtes.
De tout ceci résulte qu'aussi bien pour la défensive que pour l'offensive la marine française peut faire face à toutes ses missions à condition qu'elle ait de nombreux points d'appui. Après une étude géographique parfaitement arbitraire, on aboutit à l'énumération des points du littoral à défendre : 37 pour la Méditerranée, 25 pour l'Atlantique et la Manche dont la défense nécessiterait : 165 torpilleurs et canonnières pour la Provence 54 pour l'Algérie et Tunisie 46 pour la Corse 250 pour l'Atlantique 567 au total. Toutes ces dispositions étant ainsi prises la tactique des torpilleurs devient infiniment simple :
Je m'arrête : ces citations sont suffisantes, je l'espère, pour prouver l'inutilité de poursuivre l'étude critique d'aussi médiocres enfantillages. MINISTERE DE L'AMIRAL AUBE - SA CHUTE Huit ministères s'étaient succédé rue Royale en cinq ans lorsque l'amiral Aube fut appelé le 7 janvier 1886 à prendre le portefeuille de la marine dans le cabinet de M. de freycinet qui ne le connaissait alors que par ses écrits. Il resta ministre jusqu'au mois de mai 1887. Il ne rentre pas dans le cadre de ce travail d'étudier le détail des actes ministériels de l'amiral Aube. Qu'il me suffise de rappeler qu'il eut le rare mérite d'appliquer, étant au pouvoir, les idées qu'il avait défendues dans l'opposition ; ses ennemis eux-mêmes ne peuvent manquer de reconnaître l'activité et l'esprit de suite dont il fit preuve. Avec lui, on abandonne le principe d'une marine exclusivement coloniale : "Le rôle de la marine est de combattre l'ennemi flottant, c'est dans les mers d'Europe que se décidera le cas échéant, le sort des colonies." Son ministère se caractérise : - d'une part par des réformes administratives nombreuses "La vitesse n'est pas moins nécessaire en administration qu'au combat". - d'autre part une série très remarquables d'expériences destinées à vérifier la valeur des idées nouvelles. Il se défend, en effet d'être un homme de parti ou de système : "Tout n'est vrai ici bas que d'une vérité expérimentalement démontrée". Citons entre autres : - les expériences relatives au lancement des torpilles et leur efficacité sur l'amiral Duperré aux îles d'Hyères. - Les fameux essais de navigabilité des torpilleurs autonomes, traversées de Cherbourg à Toulon et nombreuses croisières. - Les nombreux essais des chaudières des torpilleurs, Orielle, Normand, etc... - Les expériences de la protection à Cherbourg pour l'étude de la résistance des coques contre l'explosion des torpilles. - Celles relatives aux effets des projectiles à la mélinite contre la Belliqueuse à Toulon. - Les trop célèbres essais du bateau canon : le Gabriel Charmes. - La mise en chantier du Gymnote. - Enfin l'étude des grands problèmes stratégiques et tactiques par les grandes manœuvres navales dont l'amiral Aube est le premier instigateur. Dans le domaine des constructions navales, il ralentit simplement la construction des cuirassés au profit des autres bâtiments. Le conseil de l'amirauté consulté émet d'ailleurs l'avis que le corps de bataille doit être renforcé de 2 croiseurs, 4 éclaireurs, 6 contre-torpilleurs par escadre de 6 cuirassés, mais il déclare selon une formule savoureuse qu'il est cependant nécessaire "de ne pas engager l'avenir". En fait le ministre met en chantier 14 croiseurs et 34 torpilleurs commandés d'un coup - ce qui paraît révolutionnaire. Par ailleurs, une première ébauche de défense des côtes est mise à l'étude. Les travaux sont commencés en Corse ; Bizerte reçoit son premier établissement naval, bien modeste, à vrai dire. Chute de l'amiral Aube. - Causes de son échec. Le ministère Freycinet tombe en mai 1887. M. Barbier, sénateur, fabricant de drap à Mazamet, succède à l'amiral Aube dans le cabinet Rouvier. Il
s'empresse de défaire tout ce qu'a édifié son prédécesseur : les
grandes manœuvres sont supprimées, les travaux entrepris pour C'est l'arrêt de mort de la Jeune Ecole. Il est bien difficile de poser avec exactitude les causes de cet échec et sans doute faut-il mettre au premier plan un certain nombre d'idées fausses et surtout l'excès de zèle dont firent preuve dans leur ardeur certains officiers dont s'était entouré l'amiral Aube. Mais il est impossible de nier que les questions de personnes aient joué dans cette affaire un rôle considérable : l'amiral Aube s'était fait beaucoup d'ennemis. Il avait changé tous les directeurs du ministère, presque tous les officiers de l'EMG, abaissé la limite d'âge des commissaires, mécaniciens et des ingénieurs. Il n'avait pas craint de s'en prendre à la chapelle polytechnicienne en s'efforçant de diminuer la durée des travaux, en modifiant tout le système des marchés à l'industrie et même, fait sans précédent, en punissant un ingénieur pour faute technique (voie d'eau de la corvette Thétis). Enfin il s'était attaqué au puissant "Conseil d'amirauté" en le réduisant à des fonctions purement consultatives et en passant souvent outre à ses conseils. Peut-on s'étonner que sa chute ait déterminé une véritable levée de boucliers ! En présence de tout mouvement intellectuel il y a toujours deux attitudes possibles : le suivre ou le combattre.
Si l'on veut analyser cette résistance aux idées nouvelles il apparait qu'elle est le plus souvent basée sur deux sentiments de très inégale valeur morale. - Le premier s'appelle la fidélité et mérite toute notre estime7. - Le second se nomme la peur - peur de l'avenir, peur des responsabilités, peur de perdre les bénéfices acquis. L'un et l'autre de ces sentiments ont été largement représentés n'en doutons pas parmi les adversaires de l'amiral Aube. Quant à ses idées elles-mêmes, il me semble que l'article suivant du journal Le Yacht paru une année après sa chute donne une note assez juste.
Réaction de l'Ecole traditionnelle Les dimensions réduites de ce travail ne me permettent pas d'étudier comme il conviendrait la réaction intellectuelle qui suivit l'effondrement de la coterie de l'amiral Aube et aboutit enfin de compte à l'établissement de la doctrine de l'Ecole traditionnelle. Je me contenterai de noter que cette réaction fut d'abord sentimenta le, instinctive, sans principe défini et qu'elle mit une quinzaine d'années au moins à trouver sa forme doctrinale. Le
désarroi des idées maritimes entre 1890 et 1900 était en effet à son
comble : les progrès de
la technique n'avaient jamais suivi un rythme plus accéléré ; les
idées stratégiques étaient bien loin de pouvoir soutenir la même
allure. En 1895 M. Lockroy, ministre de
Deux ans plus tard, en 1897, nous retrouvons les mêmes doléances dans un rapport de M. de Trevebeux (11 février 1897).
Ce fut l'œuvre principale de l'Ecole supérieure et de l'école de guerre navale de mettre un peu d'ordre dans ce chaos d'idées et d'opinion. Mais il est bon de remarquer que l'on procéda d'abord avec beaucoup de prudence et d'hésitation. En 1897, le commandant Houette, chargé du cours de tactique déclarait : "Ce dont nous nous garderons avant tout, c'est d'émettre la prétention de fonder une doctrine de guerre". En 1903, le commandant Rouyer écrivait :
Ce fut le commandant Darieus qui le premier proclama en 1906 la nécessité d'une doctrine ce dont le commandant Amet prenant sa suite en 1909 le félicitait en ces termes : "cet enseignement sortait à peine d'une enfance tâtonnante. Le commandant Darrieus venait de le lancer audacieusement dans la bonne voie en proclamant son caractère doctrinal." Si bien que le commandant Fenard pouvait écrire dans l'excellente étude8 à laquelle j'emprunte ces citations :
CONCLUSION Pour qui examine l'ensemble du grand débat soulevé par les idées de l'amiral Aube, la contestation la plus frappante est sans doute l'égale intransigeance dont font preuve les deux parties en présence : les deux doctrines - Jeune Ecole et Ecole traditionnelle - proposant l'une et l'autre au problème posé, une solution éternelle et absolue. Il importe d'insister sur cette caractéristique car nous touchons ici à l'un des défauts les plus constants et les plus dangereux de l'esprit français. Nous sommes tous dans ce pays fils spirituels de Descartes : "Il est un grand nombre de choses, écrivait-il, qui, sans être évidentes par elles-mêmes portent cependant le caractère de la certitude pourvu qu'elles soient déduites de principes vrais et incontestés par un mouvement continu et ininterrompu de la pensée." Cette phrase célèbre pourrait servir d'épigraphe à toute notre histoire contemporaine à condition de faire porter l'accent non pas sur le premier terme : pourvu qu'elles soient déduites des principes vrais et incontestés, mais bien sur le trait final : par un mouvement continu et ininterrompu de la pensée. Le plaisir de raisonner est, chez le Français, une passion si dominante qu'il n'attache le plus souvent qu'une importance secondaire à la valeur des prémisses ou plus exactement il se laisse entraîner à ce point par le jeu de la logique, que si le raisonnement est continu et juste, il ne met plus en doute la vérité absolue de la conclusion. C'est ainsi que le Français se meut naturellement dans le domaine de l'universel ; ses vérités ne sont pas vraies seulement à un instant donné et dans des circonstances déterminées ; elles ont un caractère d'éternité comme les vérités mathématiques elles-mêmes ; tout contradicteur ne peut être que de mauvaise foi. Chaque soldat de l'Empire conquérait le monde au nom de principes incontestés ; il portait aux peuples libérés un bonheur logiquement démontré dont il ne pouvait admettre qu'ils ne voulussent point. Toute différente est l'attitude devant le monde des pensées anglaise, allemande ou russe ! Un raisonnement n'est jamais pour elles qu'une hypothèse ; il faut d'abord la vérifier. Ces races ont, à un beaucoup plus haut degré que la nôtre, le sens intuitif et le respect de la vie ; leur point de vue est toujours : "Si une chose vit c'est qu'elle est viable alors que nous disons : si une chose doit vivre logiquement elle vivra". Il y a un monde entre ces deux attitudes. Le plus caractérisé de tous ces cartésiens me parait être l'amiral Daveluy. Je n'en veux pour preuve que le passage suivant de son ouvrage de stratégie :
Pour lui donner toute sa force le "c'est probable" est placé en rejet à la ligne.9 Que l'on songe qu'il s'agit dans l'esprit de l'auteur d'une guerre contre l'Angleterre et que l'on mesure tout le désespoir (ou le fatalisme) qui sonne dans ce "c'est probable". Une telle attitude intellectuelle fait pleinement comprendre cette belle parole de Moreas : "S'il y a des passions la raison en est une et des plus déréglées." Il y a deux façons de poser le problème naval : - Ou bien, dans l'absolu : "Que faut-il à une nation pour être victorieuse sur mer" et la réponse est presque invariablement : "Etre la plus forte sur mer". - Ou bien dans le relatif : "Que doit être aujourd'hui la marine française étant données la situation politique et les possibilités financières du pays ? Quels sont ses buts ? Quels moyens lui faut-il pour les attendre ? Mais il est temps de quitter ces généralités philosophiques et de revenir à ces considérations techniques. Le grand mouvement intellectuel dont j'ai cherché à donner une idée est aujourd'hui assez loin de nous pour que nous puissions en parler avec sérénité. Je voudrais m'efforcer de rechercher ce qu'après plus de 40 années et à la lumière des enseignements de la guerre il parait subsister de viable et de fécond dans les doctrines de la Jeune Ecole. Rien ne vaut en effet l'expérience pour établir en dernière analyse la valeur d'un jugement et ainsi que l'a dit admirablement l'amiral Racon dans son livre The Jutland Scandal :
Les idées essentielles de la Jeune Ecole peuvent semble-t-il se réduire à cinq. 1 ) Prééminence de la défensive en matière de stratégie navale. 2) Division du travail. 3) Importance de la vitesse. 4) Fractionnement du tonnage. 5) Points d'appui.
1 ) Prééminence de la défensive en matière de stratégie navale Sur ce point il me parait incontestable que l'amiral Aube a été bon prophète : la guerre de 1914 confirme nettement ses théories. Quel que soit en effet l'intérêt des discussions sur les avantages ou les inconvénients de l'attitude adoptée par l'amirauté anglaise, le fait indéniable reste que la grande flotte s'est maintenue sur la défensive et qu'elle a ainsi conservé la maîtrise de la mer au bénéfice des nations alliées. Que l'on veuille bien comparer pour s'en rendre compte la concentration de la flotte anglaise à Scapa-Flow et même jusque dans le nord-ouest de l'Ecosse pendant les premières semaines de la guerre à l'ordre d'entrée en guerre de la deuxième escadre française : "Appareillez immédiatement ; défendez par les armes le passage de la flotte allemande partout à l'exclusion des eaux territoriales anglaises". Je ne puis, pour ma part relire ce télégramme sans un véritable sentiment de révolte, car de deux choses l'une : ou il était sincère, et il s'agissait d'envoyer à la mort des officiers et des équipages que l'on eût pu destiner à des fins plus utiles - ou c'est une simple fanfaronnade (si, comme on l'affirme, l'entrée en guerre de l'Angleterre ne faisait déjà plus aucun doute) et je la juge indigne d'un pays comme la France et d'une arme comme sa marine. Nous retrouvons ici un des exemples les plus frappants de la "mystique de l'offensive". Rien de tel dans la marine anglaise. Et si l'on s'accorde généralement à reconnaître que l'amiral Jellicoe manqua de ce que l'on appelle le génie militaire, j'avoue que je me sentirais tranquille si j'avais l'assurance que les destinées de mon pays soient toujours placées en des mains aussi sages. Au reste n'est-il pas probant de constater que le bouillant amiral Beatty mis en présence des mêmes responsabilités n'a su qu'adopter, en les modifiant à peine, les directives de son prudent prédécesseur. La guerre de 1914 a fait justice des arguments les plus généralement employés pour défendre le principe de l'offensive stratégique : - D'une part on affirmait que l'offensive seule assurait l'initiative des opérations et procurait le bénéfice de la surprise ; or c'est bien au contraire la défensive anglaise à laquelle les Allemands ne s'attendaient point qui a forcé ceux-ci à modifier leurs plans de campagne. - D'autre part on proclamait que l'offensive assurait seule le maintien du moral des troupes et j'imagine que personne n'oserait aujourd'hui soutenir cette opinion après l'admirable exemple de tenue morale qu'ont donné dans leur ensemble, soit la flotte britannique maintenue pendant des années dans les brumes du Nord loin de toute action véritablement militaire, soit surtout les armées alliées enterrées sur le front de France dont le seul fléchissement a précisément eu pour cause une offensive malheureuse. De tels aphorismes pouvaient être vrais à l'époque des guerres de pillage et de viol où l'offensive seule rapportait au combattant les joies brutales qui le payaient de ses peines. Mais nous savons bien que nos hommes sont aujourd'hui assez instruits et assez réfléchis pour qu'il soit absurde de les faire tuer sous le prétexte de maintenir leur moral ; ils valent beaucoup mieux que cela. Au surplus l'histoire moderne ne nous apprend-elle pas qu'en stratégie, c'est bien souvent la défensive intelligente et patiente qui finit par l'emporter : n'est-ce pas par la défensive russe que Napoléon lui-même a fini par être vaincu ? Autant en matière tactique et au cours de l'action, l'offensive paraît indispensable, autant en stratégie, particulièrement dans les conflits modernes et particulièrement dans les conflits maritimes, elle peut être dangereuse11. Au cours de son lumineux exposé sur les conditions probables de la prochaine guerre navale l'amiral Mouget n'hésitait pas à conclure que les forces principales seraient le plus souvent tenues en réserve. Il ajoutait que le "jeu de barre" des bâtiments légers amènerait un jour ou l'autre la sortie des bâtiments de soutien et aboutirait peut-être à la bataille, mais ce sont précisément les conditions de cette bataille qui devront être choisies et peut être patiemment attendues pendant des mois avant que se présente l'occasion de la victoire. Enfin tout l'enseignement de la dernière guerre conduit à l'idée essentielle de la guerre totale dans laquelle toutes les forces de la nation sont engagées, tendues vers un objectif commun. Dans cet ensemble, la marine ne représente que des forces qu'il convient d'appliquer le principe si souvent exposé dans cette école, de la prééminence de l'objectif principal. Si la marine ne représente, ainsi que le proclamait déjà la Jeune Ecole, que les ailes de l'armée, n'est-il pas parfaitement légitime qu'elle soit maintenue dans une situation défensive pour permettre l'économie des forces (en particulier des forces financières) et la poursuite d'une vigoureuse offensive sur le théâtre principal et contre l'objectif principal. Peut-être l'amiral Aube exagérait-il en affirmant que la défensive serait toujours l'objectif supérieur de la guerre maritime et je ne prétends pas me ranger sans réserve à son avis, mais je crois nécessaire de signaler avec force le danger que représente cette mystique de l'offensive que l'on rencontre si souvent dans nos milieux maritimes ; je parle de cette offensive dont l'amiral Rouyer écrivait que son principal général est la recherche du combat, même douteux. Rien ne me parait plus contraire aux fins de la stratégie véritable. 2) Division du travail De ce grand principe de la jeune Ecole, il ne reste par contre à peu près rien. On veut de plus en plus rendre chaque bâtiment bon à tout. Et tous ceux qui ont servi sur les bâtiments du nouveau programme savent à quel point ils sont encombrés des appareils les plus divers. La devise actuelle semble être : de tout, un peu. Est-ce un bien ? Je n'en suis pas sûr. Les torpilleurs ont en tout et pour tout 6 torpilles sans aucune rechange ; nos contre-torpilleurs également. N'y aurait-il pas lieu de faire un choix ? Et que dire des grenades. A la fin de la guerre chaque destroyer anglais en emportait 50 sur son pont ; les Tigre et les Simoun n'en ont actuellement que 12. Dans un ordre d'idées voisin, n'y aurait-il pas lieu de prévoir pour la bataille des bâtiments rapides, peu vulnérables et peu coûteux spécialement consacrés à l'émission de nuages de fumée. Je ne fais qu'en passant ces observations sans pouvoir ici les développer comme il conviendrait, mais il semble bien que la marine pourrait avec profit rechercher une plus grande spécialisation des bâtiments. 3) Importance de la vitesse La guerre elle-même a apporté peu d'arguments pour ou contre la suprématie de la vitesse, à part les deux engagements de Coronel et des Falkland où la vitesse joua un rôle considérable. La marine allemande, du fait de considérations géographiques, n'a guère employé pour ses raids que des bâtiments sous-marins. Par contre l'évolution des constructions navales d'après-guerre, dans tous les pays, indique nettement l'importance de plus en plus grande que l'opinion publique maritime attache à ce facteur, aussi bien au point de vue offensif qu'au point de vue défensif ; "Speed is everything" écrivait récemment Lord Fisher, je suis pour ma part convaincu que nous ne saurions lui faire de trop grands sacrifices. En tous cas l'amiral Aube avait fort bien compris que la vitesse doit être en raison inverse de la puissance militaire proprement dite du bâtiment. Cette loi si simple semble avoir été actuellement perdue de vue, il est illogique de construire des torpilleurs moins rapides que des croiseurs et j'estime que l'insuffisance de vitesse de nos torpilleurs de 1500 tx est une des erreurs les plus manifestes du programme naval. Nos récents exercices sur carte nous l'ont à maintes reprises démontré. 4) Fractionnement du tonnage Un fait véritablement paradoxal domine toute la guerre navale de 1914 pour qui veut l'examiner d'un seul coup d'œil et dans son ensemble : l'inactivité militaire - et par la suite l'apparente inutilité - des cuirassés (inactivité totale pour les cuirassés français, italiens et autrichiens). Dans ce conflit gigantesque qui mettait aux prises les forces vives des nations et jusqu'aux entreprises les plus pacifiques, rapidement transformées pour des fins guerrières, seules sont restées hors du jeu, bien abritées dans leurs bases aussi éloignées des opérations que les GVC des lignes du midi, ces formidables usines militaires sur lesquelles des trésors d'argent et de science avaient été dépensées dès le temps de paix en vue de la guerre et plus précisément encore en vue de celle-là. Telle est la vérité brutale, incontestable, telle qu'elle apparaît immédiatement à l'homme de la rue dont le bon sens est si rarement en défaut, telle, avouons le, que nous la sentions, nous autres marins qui en étions arrivés à considérer l'embarquement sur les cuirassés comme une embuscade qu'il convenait à tout prix d'éviter, telle encore qu'elle se présentait à tant de jeunes gens dont la soudaine vocation maritime au cours des années 1916-17 ou 18 n'eut d'autre cause que la bien légitime prudence des mamans. Mais il est dur de reconnaître l'inefficacité d'une arme que l'on a passé sa vie à forger avec amour et foi. L'on sait quels trésors d'ingéniosité furent dépensés depuis la guerre et dans toutes les nations maritimes par les partisans du "cuirassé" pour tenter - et réussir- sa réhabilitation. Je ne songe certes pas à recouvrir ici la discussion. Mais il y aurait par contre une véritable iniquité au cours de cette étude consacrée aux idées de l'amiral Aube à ne pas noter à ce propos l'extraordinaire justesse de ses prévisions. En affirmant : - Que l'escadre la plus faible resterait dans ses bases et se refuserait au combat, - Que l'escadre la plus forte serait elle-même condamnée à une attitude passive par la crainte d'exposer ses bâtiments aux torpilles, - Que la seule activité réelle prendrait la forme de guerre de course, - Et que cette guerre serait menée sans merci, L'amiral Aube avait exactement décrit, quarante ans d'avance, toute la guerre navale en Méditerranée. Un tel don prophétique - dont l'histoire offre peu d'exemples, suppose tant à la fois une richesse d'imagination et une exactitude de jugement auxquelles nous ne saurions manquer de rendre hommage. Si la guerre semble avoir donné raison à la jeune Ecole sur la question de l'inefficacité du cuirassé elle a en outre confirmé la thèse du fractionnement du tonnage, mais par un retour assez curieux des choses, il semble bien que les constructions navales d'après-guere n'en tiennent plus aucun compte. Il est incontestable en effet que la guerre navale a nécessité l'emploi d'un nombre considérable d'unités de petites dimensions et peu coûteuses (qu'on se rappelle par exemple la mise en chantier de toutes nos canonnières de 300 tx). Ce sont les seules que l'on osât risquer "en service courant" si je puis dire, et l'on peut se demander avec quelque anxiété, comment, dans le cas d'une nouvelle guerre analogue à la précédente, seront assurés les escortes et les convois, si nous n'avons plus à mettre en ligne pour ce service que des torpilleurs de 1 500 tx dont le nombre est forcément limité et dont la valeur aussi bien pécuniaire que militaire justifie largement une torpille. Par ailleurs, il est impossible de ne pas mentionner ici le rôle des MAS italiens ; et quelles que soient nos préventions contre cette poussière navale et les conditions de son emploi, force nous est de constater qu'elle a fait en définitive besogne véritablement offensive et efficace. Il est essentiel que nous ne sous-estimions pas ce danger éventuel et que nous ne négligions pas pour nous-mêmes des armes qui pourraient nous être fort utiles au nom d'une doctrine et d'une position intellectuelle qui fut sans doute légitime il y a une vingtaine d'années mais que bien des facteurs nouveaux sont venus modifier. Les expériences de 1887 sur les torpilleurs autonomes ne paraissent pas suffisantes pour prononcer la condamnation sans appel des MAS et je souhaite vivement que l'étude stratégique et tactique de ces armes soit reprises au plus tôt. Points d'appui Nous arrivons enfin à une des idées les plus essentielles et les plus justes de la jeune Ecole. Il est incontestable qu'aucune stratégie n'est possible, surtout dans un bassin aussi réduit que celui de la Méditerranée occidentale, sans l'utilisation de nombreux points d'appui fortement défendus. L'amiral Aube avait fort bien vu que le jeu de bâtiments rapides et légers nécessitait impérativement qu'ils aient le choix entre de nombreux points de départ, de ravitaillement ou de repli.
Il ne s'agit en aucune façon de reprendre l'idée définitivement abandonnée des cordons linéaires et des défenses mobiles, mais uniquement d'aménager tout le long de nos côtes des bases abritées (aviation, sous-marins, bâtiments de surface). Il faut qu'une force légère poursuivie ou à bout de combustible trouve toujours à proximité un mouillage à l'abri et les ressources indispensables. La situation géographique de la France installée sur les deux rives opposées du bassin de la Méditerranée lui donne à ce point de vue d'incomparables avantages si elle sait les utiliser. Les défenses sous-marines de nos ports et de nos rades ne sauraient être trop soigneusement étudiées et préparées. De véritables camps retranchés devraient être prévu pour nos escadres dans le golfe du Lion et sur les côtes d'Algérie et l'installation en Corse de bases (surtout de bases d'aviation) me paraît être actuellement un problème de toute première urgence. Ainsi bien loin que les années ratifient la condamnation prononcée par les contemporains contre l'amiral Aube et la jeune Ecole, il apparait que certaines de leurs idées ont eu la chance singulière de recevoir de l'expérience une incontestable consécration. Le point de départ de la doctrine était : la maîtrise de la mer n'existe plus au profit du gros bâtiment ; elle n'existe même plus localement et momentanément puisque le gros bâtiment lui-même ne peut tenir la mer avec sécurité. On ne peut manquer de reconnaître quelle force nouvelle a donné à ce principe l'entrée en ligne des sous-marins et de l'aviation et sans doute l'amiral Aube n'avait-il jamais rêvé qu'il aurait après si peu d'années un allié de l'importance de l'amiral Jellicoe déclarant au lendemain du 19 août qu'il jugeait toute l'immense armada de la Grand Fleet incapable d'assurer la protection des côtes britanniques. Le principal tort de l'amiral Aube fut peut-être d'avoir eu raison trop tôt et surtout d'avoir manqué de mesure dans l'application de ses idées. Il se pourrait que l'avenir reconnût en lui un précurseur : l'admiration que témoignent pour sa mémoire Lord Fisher et l'amiral Percy-Scott est sans doute un signe de ce revirement. Au surplus ces alternatives de faveur et de défaveur que connaissent certaines théories ne doivent pas nous surprendre : la marche des idées dans une société humaine est toujours discontinue ; elle obéit aux lois de l'éternel balancement entre l'action et la réaction. A certaines périodes d'individualisme et de libéralisme intellectuel qui apportent toute une manne d'éléments nouveaux mais qui risquent de mener à l'anarchie, succèdent obligatoirement des périodes de discipline et de classicisme. La pensée française a connu le paroxysme de sa dernière crise d'individualisme à la fin du siècle dernier ; on sait quelles réactions intellectuelles ont suivi et combien certaines d'entre elles, malgré leurs excès, ont alors paru nécessaires et bienfaisantes. Dans le domaine des idées maritimes l'école traditionnelle a tenu un rôle analogue. Qu'elle en soit louée. Mais le bénéfice étant aujourd'hui acquis et le péril d'imagination semblant pour longtemps écarté, peut-être, n'y aurait-il aucun inconvénient à relâcher la discipline et à atténuer la rigueur de ce classicisme maritime. Et c'est à l'amiral Fournier que j'emprunte la conclusion finale de cette étude : "Il ne faut être, disait-il, ni de la jeune Ecole, ni de la vieille Ecole, mais simplement de l'école du progrès et du bon sens."
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