Depuis le début
des années 1980, la Chine redécouvre l'enjeu stratégique d'une marine
moderne et efficace. Son nouvel intérêt pour le monde maritime
asiatique et ses acquisitions de matériel naval perfectionné mettent à
l'honneur le géopoliticien Wei Yuan (1794-1856)1.
Les publications sur l'histoire de la marine chinoise à l'époque moderne
et contemporaine rendent en effet hommage à ce lettré méconnu2.
Wei Yuan est l'un des
premiers chinois à réévaluer au milieu du XIXe siècle le rôle de la
Chine dans le monde maritime asiatique et à mesurer les conséquences de
l'influence des puissances occidentales en Asie. Son œuvre est unique car
elle constitue un rapport complet des notions géopolitiques de la Chine
à la fin de l'empire, sur le monde maritime, la puissance navale, la défense
des côtes et des provinces chinoises. Au moment où la Chine s'efforce de
donner une dimension maritime à sa politique de développement visant à
reconquérir sa puissance en Asie du Sud-Est, il est tout à fait
pertinent de se pencher sur la pensée de Wei Yuan3.
L'œuvre maîtresse de ce
penseur moderne, le Haiguo tuzhi, ou Géographie illustrée des
nations maritimes, publiée à la fin de la première guerre de
l'Opium en 1843, permet aux fonctionnaires et aux lettrés chinois de découvrir
les Etats du monde maritime d'Est en Ouest et contribue à une réflexion
nouvelle sur la politique navale chinoise négligée depuis le XVIIe siècle.
Les ouvrages géographiques ont une longue tradition littéraire en Chine,
ils servent aux fonctionnaires locaux lorsqu'ils prennent leurs fonctions.
Sous les Ming (1368-1644), ce genre littéraire s'est développé avec les
expéditions maritimes de Zheng He et les écrits des missionnaires jésuites.
Les idées de Wei Yuan et
des réformateurs ont aidé à la modernisation chinoise et ont amorcé
une nouvelle conception des relations entre la Chine, l'Asie et
l'Occident. Au XXe siècle, ses travaux influenceront les fondateurs de la
République Populaire de Chine et susciteront l'intérêt des
nationalistes dans leurs relations avec les Chinois d'outremer.
Wei Yuan, un reformateur
traditionnel face à l'ouverture au monde occidental
Depuis 1644, l'Empire
chinois, administré par la dynastie des Qing, s'est peu à peu détourné
de la mer après la pacification des provinces du Sud. De la dynastie des
Song à celle des Qing, le commerce maritime est confié aux autorités
locales et aux marchands des côtes. Les jonques de mer assurent de manière
indépendante le commerce entre les provinces côtières chinoises et
l'Asie du Sud-Est. Le gouvernement impérial perd peu à peu le contrôle
du commerce côtier et est ainsi exclu du monde maritime. En outre, depuis
1421, la capitale a été déplacée de Nankin à Pékin, ce qui a
contribué en partie à l'adoption d'une stratégie continentale.
Né en 1794, dans le
Hunan, province de l'intérieur, Wei Yuan, lettré éduqué dans la
tradition, se distingue des autres fonctionnaires par son esprit
d'ouverture. Bien que ses premiers ouvrages soient des oeuvres classiques
et poétiques, il se consacre très vite aux affaires publiques. En 1823,
il étudie la politique et l'administration du gouvernement impérial4.
A la veille des guerres de l'Opium, il s'interroge sur le repli de la
Chine à l'intérieur et sur trois problèmes que doivent affronter en
permanence les autorités impériales : le contrôle de l'eau
(irrigation, dragage des rivières, entretien du grand canal, transport du
grain), la réforme de l'administration du sel, et les questions
militaires et frontalières. La détérioration du grand canal, due à un
manque d'entretien et aux débordements du fleuve jaune (Huanghe), oblige
à transporter le grain de Shanghai à Pékin par mer et incite à
organiser une politique de navigation côtière. Ce changement est
important, d'une part parce qu'il modifie le rapport de la Chine à la mer
(il prouve aussi que le transport par mer est moins coûteux), et d'autre
part parce que la gestion du transport, en étant confiée aux autorités
locales et aux marchands, tend à la décentralisation du pouvoir.
Entre 1821 et 1831, Wei
Yuan entre au Grand Secrétariat5 et l'accès
aux archives lui permet de rédiger une histoire militaire des Qing (Shengwuji).
C'est à partir des années 1830 et surtout au moment de la crise de
l'opium que Wei Yuan s'intéresse aux questions maritimes. Il est d'autant
mieux informé et sensibilisé qu'il passe une partie de sa vie, entre
1845 et 1853, dans la province côtière du Jiangsu.
A la veille des guerres
de l'Opium, la dynastie des Mandchous est affaiblie par la corruption de
son administration et par la crise économique qui appauvrit les campagnes
et entraîne de nombreuses rébellions. De cette crise de confiance va naître
toute une génération de lettrés critiques. Wei participe à ce
mouvement réformiste ou mouvement de gestion de la société (Jingshi)
qui vise à revitaliser le gouvernement et à apporter quelques
modifications aux institutions et aux pratiques administratives des Qing6.
Les réformateurs tentent d'ajuster les traditions de l'Etat impérial au
nouveau contexte politique et économique. Wei Yuan devient le conseiller (muyu)
de plusieurs hauts fonctionnaires réformateurs dont Lin Zexu
(1785-1850) qui sera nommé à Canton entre 1838 et 1841 pour réprimer le
trafic de l'opium7.
La politique de fermeture
(biguan) et les guerres de l'Opium
Jusqu'en 1830, les
autorités impériales pratiquent vis-à-vis de l'Occident une politique
de quasi-fermeture qui s'applique aux domaines commercial et religieux. En
effet, seul le port de Canton est ouvert au négoce avec les Occidentaux.
Le monopole du commerce avec ces derniers appartient à plusieurs firmes
cantonaises dans le cadre du système - du Cohong -, sous la
responsabilité de l'intendant des douanes qui fixe les prix et le volume
des échanges8. Malgré cette restriction,
les étrangers ne tardent pas à pénétrer le marché chinois. C'est à
partir des années 1820 que la contrebande de l'opium sur les côtes du
Sud-Est s'accentue. Cet afflux de drogue, produit qui jusque là n'était
qu'un remède thérapeutique, perturbe la situation économique, sociale
et monétaire de ces régions. Lin Zexu, l'un des principaux animateurs de
la résistance chinoise aux exigences étrangères, se heurte aux Anglais
en voulant mettre fin au trafic. Envoyé à Canton en 1839, il fait saisir
20 000 caisses d'opium et ordonne aux commerçants britanniques de
quitter la Chine. Les Anglais ripostent par des actes de piraterie
provoquant les affrontements connus sous le nom de guerres de l'Opium.
Confronté à la supériorité
navale et militaire des Européens, Lin décide alors de rassembler tout
un ensemble de documents en langues étrangères pour mieux connaître
leurs techniques ainsi que leur géographie, leurs coutumes, leur langue
et leur culture. Il crée un bureau de traduction et publie divers
ouvrages sur les Etats européens dont le plus complet est la Géographie
des quatre continents9. Il est avec
Wei Yuan l'un des premiers à prôner l'amélioration de la défense
maritime et l'adoption des techniques occidentales pour moderniser l'armée
et la marine chinoise. Lin Zexu confie ses notes
et documents à Wei Yuan qui s'en inspire pour rédiger, pendant la première
guerre de l'Opium, sa célèbre Géographie illustrée des nations
maritimes qui connaîtra trois éditions : la première en 1843
comporte 50 volumes (juan), la seconde en 1847, 60 et la dernière
en 1852, 10010. Cet ouvrage est le
premier cri d'alarme face à l'expansion navale occidentale en Asie. Wei
Yuan redécouvre l'Asie maritime et aborde l'Europe d'un point de vue géopolitique
et géographique. Son traité est exceptionnel parce qu'il représente la
seule étude à la fin de l'empire sur les notions chinoises de géopolitique
dans un monde maritime en pleine révolution. Il tente aussi de redonner
à la Chine la puissance navale qui lui avait permis pendant plusieurs siècles
de dominer l'Asie du Sud-Est.
Le Haiguo tuzhi et son
impact sur la politique exterieure de l'empire
Le Haiguo tuzhi
est à la fois la redécouverte des relations privilégiées entre la
Chine et le monde maritime asiatique et une meilleure connaissance de
l'Occident. La première édition est publiée en 1843, l'année qui suit
la signature du traité de Nankin modifiant les conditions d'accès des
Occidentaux en Chine et
la position de celle-ci dans le monde. Il devait avoir un grand succès en
Chine, mais aussi au Japon où il est traduit dès 1854 et ne fut sans
doute pas étranger au mouvement de modernisation lancé sous l'ère Meiji
(1868-1890).
La politique
sinocentriste qui caractérise les premières années de la dynastie des
Qing s'est accompagnée d'un renforcement de la défense terrestre et donc
d'une négligence à l'égard des questions navales. La côte n'était pas
alors considérée comme une frontière entre la Chine et les étrangers,
mais comme une zone où s'affron-taient les pirates, les trafiquants et
les rebelles. C'est lorsque l'ordre interne est menacé que les dynasties
se tournent vers la mer. Pour les Chinois, l'océan a longtemps été
considéré comme incompatible avec une hégémonie définie selon des
frontières terrestres. Il y a une telle crainte de l'océan (yang) que
la déesse de la mer est appelée impératrice céleste (Tianhou)11.
Même la poésie chinoise présente beaucoup plus d'intérêt pour les
fleuves, les rivières et les ruisseaux que pour l'océan. L'habileté des
Chinois à naviguer et les tactiques pratiquées dans les eaux intérieures
leur permettent cependant de résister aux rebelles près des fleuves au
moment des troubles.
La Chine et le Nanyang
Si ses ambitions
maritimes ont été plus précaires et plus éphémères que ses ambitions
militaires sur le continent, la Chine a cependant entretenu pendant des siècles
des relations privilégiées avec les Etats du Sud de l'Asie, le Nanyang12.
Le terme de Nanyang a
été utilisé très tôt par les premiers géographes chinois pour désigner
les Etats, les îles et les régions adjacents du Sud de la mer de Chine,
l'Asie maritime. C'est la puissance navale chinoise qui permit le contrôle
de cette région. Dans la tradition diplomatique chinoise, l'empire est à
la tête de ces pays qui lui doivent reconnaissance et obéissance et dont
les relations sont régies par l'envoi régulier d'un tribut. En retour,
la Chine accorde la paix et la stabilité de la région13.
Ce système de relations
a entraîné des échanges commerciaux florissants entre la Chine et
l'Asie depuis la dynastie des Song du Sud (1127-1271) jusqu'à celle des
Qing.
Sous les Tang (618-907),
quand les routes d'Asie centrale étaient bloquées, le commerce se
faisait déjà par l'océan Indien et le détroit de Malacca. Le commerce
avec le Nord de Java, les ports de Sumatra et ceux du Sud de l'Inde a
enrichi la Chine du Sud14. Sous les Ming
(1368-1644), les expéditions maritimes ont démontré temporaire-ment une
politique navale chinoise plus agressive et expansionniste. Wei Yuan
consacre une large partie de son ouvrage à l'histoire de ces relations
sino-asiatiques pour encourager les fonctionnaires à retrouver
l'importance des communications par mer dans la richesse économique du
pays.
Si cette tradition se
traduit par une stratégie navale défensive, c'est aussi qu'elle était
adaptée au contexte asiatique jusqu'à l'arrivée des Occidentaux.
L'indifférence des Chinois quant aux étrangers au moment des guerres de
l'Opium s'explique par le caractère non stratégique de leur politique
maritime et du fait de la délégation au niveau local de la gestion du
commerce par jonques. La supériorité militaire et navale incontestée
des Occidentaux convainc Wei Yuan et certains de ses contemporains de la nécessité
d'apprendre de l'Occident afin de renforcer la Chine et de la replacer
dans un contexte maritime.
Selon Wei Yuan, les pays
du système tributaire sont aussi responsables de la protection des frontières
de l'empire. Seule la Chine, pense-t-il, a le pouvoir de stabiliser les
différentes politiques asiatiques. En réalité, Wei exagère
l'importance de la coopération tributaire dans le maintien de la paix15.
Il imagine que les Etats asiatiques pourraient s'unir contre les ennemis
occidentaux. Si les liens entre la Chine et l'Asie se sont raréfiés, les
relations commerciales traditionnelles entre les Etats du Sud leur
assurent cependant une certaine prospérité qui est fragilisée par
l'arrivée des étrangers. Wei Yuan comprend que la Chine est aussi menacée
par le risque d'instabilité de la région. Les échanges commerciaux
entre l'empire chinois et les pays d'Asie reposaient sur le principe de bénéfices
mutuels. L'apparition des puissances maritimes change totalement le
rapport de forces et met fin à la flexibilité des relations
sino-asiatiques. Dans son traité, Wei Yuan essaie donc de saisir la
nature de l'expansion maritime occidentale en Asie et ses conséquences géopolitiques
pour l'avenir de la Chine.
La clé de l'expansion
commerciale étrangère, anglaise en particulier, est liée selon Wei Yuan
à l'installation et à la fortification de ports qui constituent des
entrepôts commerciaux16. Ce réseau est
possible grâce à l'avance technologique navale des Britanniques qui
organisent des liaisons maritimes de plus en plus rapides entre l'Occident
et l'Asie. J.K. Leonard relève que Wei ne parvient pas à concevoir la réduction
de la distance qui sépare les différents continents. La rapidité de la
révolution des technologies navales de la fin du XIXe siècle est en
effet l'un des phénomènes les plus difficiles à percevoir. Aujourd'hui
encore, on ne mesure pas toujours les conséquences à la fois économiques
et culturelles des transferts de technologie dans les pays qui n'en ont bénéficié
que tardivement. Ce qui semble surprendre Wei Yuan, c'est le rôle des
marines étrangères. Au cours de ses brèves périodes d'expansion
navale, la marine chinoise poursuivait des buts politiques et contribuait
au maintien de la stabilité dans la région, alors que les marines
occidentales utilisent leurs flottes pour monopoliser le commerce et pour
s'emparer de territoires17. C'est sans
doute à partir de ce constat que les contemporains de Wei ont compris la
vulnérabilité de l'Asie et la conquête possible des océans. En précisant
ces réflexions, Wei Yuan élabore quelques grandes lignes de la politique
maritime à suivre. Ses principes régiront en partie les nouvelles
relations qui s'établiront entre la Chine, l'Asie et l'Occident au cours
des XIXe et XXe siècles.
Wei Yuan et la defense
maritime
Parmi les thèmes abordés
dans les nombreux volumes du Haiguo Tuzhi, quatre essais, dans les
deux premiers, sont consacrés à la défense navale et à la stratégie
à adopter face à l'ennemi venant de la mer. S'ils constituent une faible
part dans l'oeuvre de Wei Yuan, ils présentent néanmoins pour la première
fois les grands principes de la défense navale chinoise. Les derniers
livres décrivent la fabrication des canons, l'art de les pointer à
l'aide de la trigonométrie, et la cons-truction des navires. La dernière
partie du dernier livre est destinée à faire connaître diverses
inventions occidentales comme le télescope, les locomotives à vapeur ou
encore le ballon (bateau du ciel).
Les quatre essais sur la
politique de défense maritime auraient été rédigés par Lin Zexu et
non par Wei Yuan. Gideon Chen a en effet comparé les écrits des deux
auteurs et note que Wei préconisait l'achat des armes et des navires
alors que Lin recommandait leur fabrication18.
L'intérêt ici n'est pas d'entrer dans cette polémique, mais d'analyser
le contenu des essais.
En Occident, les
historiens de la marine sont inévitablement influencés par la pensée
navale développée à la fin du XIXe siècle. Par conséquent, lorsqu'on
réfléchit sur les marines étrangères, on est tenté d'appliquer
certaines idées exposées par A.T. Mahan ou par les penseurs de la Jeune
Ecole. En Chine, les lettrés, nous l'avons vu, ne se sont pas passionnés
pour ces questions, et exceptée la stratégie de Sun Zi (le célèbre théoricien
militaire chinois de l'époque des Royaumes combattants - 453-221) appliquée
à la mer, il n'y a pas, semble-t-il, de stratégie navale nationale définie
en temps de guerre et de paix et élaborée dans un contexte mondial. Il
existe cependant une tradition navale régionale que Wei Yuan rapelle dans
son ouvrage. Le concept stratégique énoncé par Sun zi, soumettre
l'ennemi avant le combat, est appliqué à la mer ; Wei Yuan y
ajoute celui de défense côtière (Haifang). Il s'agit d'attirer
l'ennemi et de le neutraliser sur les côtes ou dans les rivières.
L'idée de Wei Yuan est
de défendre les ports plutôt que d'attaquer les ennemis en mer et il
ajoute qu'il est même préférable de piéger les étrangers à l'intérieur
des rivières19. Il n'y a pas de concept
de la maîtrise des mers comme a pu le définir A.T. Mahan. Les Chinois,
dit-on, ne se sentent intimidés par les ennemis arrivant par la mer que
lorsqu'un navire est en vue d'un port. Au moment des hostilités avec les
Occidentaux, Wei recommande de former immédiatement les hommes et
d'organiser les flottes des régions côtières au lieu d'envoyer les
troupes et les navires, déjà entraînés, des autres provinces. En
effet, les villes stratégiques des fleuves ou des ports côtiers
disposent en principe de forces suffisantes pour repousser les
envahisseurs qui viennent par mer20. Sa
politique est celle d'une défense directe des côtes et des voies
fluviales. Il faut protéger le littoral, et par conséquent fortifier les
ports, placer des mines marines et tous les ouvrages immobiles destinés
à arrêter l'ennemi. En effet, les forts et les canons symbolisent mieux
la défense chinoise que les jonques de guerre. La conception d'une marine
de défense des côtes signifie sur le plan tactique que cette marine est
réduite à attendre l'attaque de son adversaire.
Jusqu'au XIXe siècle, la
force navale est fragmentaire, elle est avant tout une force
anti-piraterie. Les jonques complètent les défenses fixes et jouent un rôle
secondaire. Wei Yuan considère que même si les navires chinois sont
incapables de combattre les vapeurs étrangers, il faut trouver un moyen
de les empêcher de trop pénétrer à l'intérieur de l'empire. Il
propose de placer plusieurs jonques en aval des fleuves, d'attendre
l'ennemi et de le bloquer sur l'arrière par d'autres navires chinois
comme le ferait un pêcheur avec son filet : "Pris dans les
gorges étroites du fleuve et immobilisés par des chaînes placées en
travers, les navires ennemis ne peuvent plus s'échapper, car à terre des
forts et des hommes ont été installés" 21.
Ces tactiques étaient
adaptées aux besoins chinois tant que l'empire n'était pas menacé par
les puissances maritimes. Elles ont permis de réprimer les rebelles dans
les rivières et sur les lacs et de résister temporairement aux Anglais.
Quand Wei Yuan énonce ces règles, il ne croit peut-être pas encore au
danger réel que représentent les Occidentaux, ou peut-être qu'à
l'inverse, il mesure la faiblesse de la capacité de défense de la Chine
et qu'il essaie d'adapter la tactique à ces conditions. Il ne faut pas
oublier que ces éléments de stratégie ont été écrits en 1842-43. Si
sa réponse au défi occidental semble passive, elle a le mérite
d'aborder la question de la défense navale négligée depuis deux siècles.
Wei Yuan s'est informé
sur tous les pays étrangers pour connaître ses ennemis et savoir où se
situe leur faiblesse. Ainsi, écrit-il, la force des Japonais est sur
terre, il faut donc les attaquer sur l'eau. En revanche, la
puissance des Anglais réside sur mer, il faut donc les attendre
dans les eaux intérieures22. Pour
attaquer l'ennemi, il reprend une idée développée par le célèbre général
Yue Fei (1103-1141), qui pensait qu'il était difficile d'utiliser les
forces gouverne-mentales contre les pirates mais facile d'utiliser les
pirates contre d'autres. Wei pose alors la question suivante : et
qu'en est-il des barbares contre les barbares ? Il faut connaître les
pays et leurs ennemis afin que les uns se retournent contre les autres
sans que la Chine ne s'implique trop (yong yi zhi yi)23.
Dans les troisième et quatrième essais, il explique ainsi qu'il faut
s'allier avec la France, la Russie et les Etats-Unis pour résister à
l'Angleterre. Au XIXe siècle, la Russie est depuis longtemps en rivalité
avec l'Angleterre colonialiste. Les Etats-Unis sont l'autre puissance
ennemie majeure de l'Angleterre. Wei Yuan a le mérite d'informer ses
contemporains de la situation internationale et des enjeux géopolitiques.
Le dernier principe vise
en temps de paix à apprendre les techniques des étrangers pour mieux les
contrôler (shi yi zhangji yi zhi yi)24.
Ce principe sera complété vingt ans après par le réformateur Zhang
Zhidong (1837-1909) qui préconisera de prendre le savoir chinois comme
substance et d'utiliser le savoir étranger comme attribut (zhongxue
weiti, xixue weiyong). Les trois domaines où les Occidentaux dépassent
la Chine sont les armes, les navires et l'entraînement des officiers. Le
recours aux sciences étrangères est une politique ancienne pratiquée
par les lettrés chinois et les jésuites dans les domaines philosophique,
astronomique et géographique. Wei Yuan recommande l'installation
d'arsenaux maritimes dans l'arrière-pays de Canton et le recrutement
d'artisans du Zhejiang, du Jiangsu, du Fujian et du Guangdong. Il
encourage les fonctionnaires à sélectionner un ou deux étrangers afin
qu'ils transmettent leur savoir-faire.
Les propositions de Wei
n'ont été entendues que deux décennies plus tard par quelques
gouverneurs éclairés25. Le défi qui
suit les guerres de l'Opium vient de l'intérieur et n'incite pas les
fonctionnaires à se lancer dans une politique de développement maritime.
Les quelques expériences de construction de navires apparaissent isolées
et sont le plus souvent critiquées par les hauts fonctionnaires. Un
gouverneur provincial qui prenait l'initiative de construire un navire
jouait sa carrière. Le désintérêt quasi-général pour l'acquisition
de navires est peut-être dû au fait que les rebelles combattaient avec
des forces navales et une tactique traditionnelles. Une politique navale,
répondant au défi étranger, nécessitait la mise en œuvre d'une
politique globale de modernisation par les institutions centrales, alors
que les idées de Wei Yuan ne seront reprises que dans les années 1860
par les gouverneurs généraux de provinces côtières. Comme le souligne
en effet P.Cohen, au cours des XIXe et au début du XXe siècle, le
littoral assume la responsabilité des changements26.
Ce sont dans les provinces côtières que l'on trouve le plus grand nombre
de réformateurs.
Le mérite de Wei Yuan
est d'avoir posé le problème de la complexité des relations entre
l'Asie et l'Occident en termes chinois. Il a su expliquer comment la
tradition des échanges maritimes entre la Chine et les Etats du Nanyang a
modelé l'histoire navale chinoise. Cependant, il a idéalisé le rôle
historique de la Chine en Asie maritime et minimisé la menace occidentale
sur les côtes chinoises, ce qui a eu pour conséquence de retarder les
relations réalistes de la Chine avec l'Occident dans la seconde moitié
du XIXe siècle. Ses idées sur l'expansion occidentale en Asie et sur la
crise des institutions tributaires contribueront tardivement à la mise en
place d'institutions diplomatiques mieux adaptées au nouveau contexte
international. Ses successeurs s'appuieront sur ses travaux pour élaborer
une politique navale27.
Si le gouvernement impérial
n'a pas pris plus tôt cette initiative, c'est que jusque là les
institutions traditionnelles répondaient aux besoins géostratégiques
chinois. Avec l'arrivée des Occidentaux sur les côtes de l'empire, le
pouvoir central est incapable de relever le défi et de concevoir une
modernisation navale. La logique politico-économique du progrès
technique et l'élaboration d'une politique navale imposaient pourtant que
l'Etat s'en mêlât. Les questions de l'intervention de l'Etat et de la
mise en place d'une politique nationale de défense ne seront réellement
abordées qu'à la fin du XIXe siècle.
Notes:
1
Cet article s'appuie sur
une interprétation des quatre essais écrits par Wei Yuan en 1842-1843 sur
la défense maritime, et sur les travaux de Jane K. Leonard. Il a pour but
de fournir les éléments essentiels à la compréhension des relations
maritimes entre la Chine et les Etats d'Asie et d'Europe.
2
Les récents travaux sur
l'histoire de la marine chinoise ou sur sa situation actuelle font référence
à la pensée de Wei Yuan. Voir les articles de la revue Asian Defence
Journal, n° d'août, octobre 1989, janvier, mars 1990, ainsi que les
articles de Bradley Hahn dans le Journal of Defense and Diplomacy,
vol. 2, n° 12, décembre 1984. Les auteurs chinois s'appuient également
sur les écrits de Wei Yuan : Wu Jiezhang, Zhongguo jindai haijun
shi (Histoire de la marine chinoise à l'époque moderne), Beijing,
Jiefangjun chubanshe, 1989, 442 p. Li Guohua, "Qing wei haiyang guan yu
haijun jianshi" (La conception maritime à la fin des Qing et la
construction de la marine), Lishi yanjiu, n° 5, 1990, pp. 27-38.
3
Depuis 1980 la République
Populaire de Chine s'efforce de reconquérir les îles Xisha (Paracels) et
Nansha (Spratley) dont la localisation est essentielle pour sa politique
dans le Sud de l'Asie. Jane's Defence Weekly , 28 may 1988, et G.
Jacobs, "Islands in dispute. Controversy in the South China Sea", JDW,
9 juin 1990.
4
Arthur Hummel, Eminent
Chinese of the Ch'ing Period, pp. 850-852. Wei Yuan ji (Recueil
des œuvres de Wei Yuan), Beijing, Zhonghua shuju, 1976, 2 vol., vol. 1,
pp.207-209.
5
Le grand secrétariat est
une institution, dans le système bureaucratique chinois, chargée de
coordonner l'activité des divers services publics.
6
P-E Will , "L'ère
des rébellions et la modernisation avortée", dans La Chine au XXe
siècle d'une révolution à l'autre, 1895-1949, Paris, Fayard, 1989,
pp. 80-83.
7
Gideon Chen, Lin Tse-hsü,
Pioner Promoter of the Adoption of Western Means of Maritime Defense in
China, New York, Paragon Book Gallery, 1961, 65 p. Les gouverneurs des
provinces étaient entourés d'une sorte de cabinet (mufu) qui
constitue une machine bureaucratique privée. Les relations (guanxi)
avec les amis, les parents, les pairs, et les compagnons de route ont
toujours eu une grande importance dans la cohésion politique chinoise.
8
Hosea B. Morse, The
Trade and Administration of the Chinese Empire, Taipei, Ch'en Wen
Publishing Company, 1975, pp. 275-278.
9
Gideon Chen, op. cit.
note 5.
10
Les juan sont des
rouleaux de papier très fin et reliés avec de la ficelle sous forme de
fascicules moins importants que nos traditionnels volumes.
11
Yang signifie océan
mais également par extension, étranger, barbare. Wei Yuan ne classifie pas
les zones géographiques en continents, mais en yang.
12
Jane K. Leonard, Wei
Yuan and China's Rediscovery of the Maritime World, Cambridge, Mass.,
Council of East Asian Studies, Harvard University Press, 1984, 276 p. Il n'y
a pas d'étude plus complète que celle de J.K. Leonard pour comprendre la
complexité des relations maritimes entre la Chine et l'Asie du Sud-Est
telle que l'a définie Wei Yuan dans le Haiguo tuzhi. Se reporter
ausi à ses deux articles : "Wei Yuan and images of the Nanyang",
Ch'ing-shih wen-t'i, juin 1979, pp. 23-57., et "Wei Yuan Chinese
overlordship and Western penetration in Maritime Asia : a late Ch'ing
reappraisal of Chinese maritime relations, Modern Asian Studies, vol.
6, n° 2, 1972, pp. 151-174.
13
John K. Fairbank, ed., The
Cambridge History of China, vol. 10, Late Ch'ing 1800-1911, part
1-2, Cambridge, Cambridge University Press, 1978, 1980.
14
J. Aubin, Denys Lombard, Marchands
et hommes d'affaires asiatiques dans l'océan Indien et la mer de Chine,
XIIIe-XXe siècles, Paris, EHESS, 1988.
15
J.K Leonard, op. cit.,
pp.135-137.
16
J.K Leonard, op cit.,
pp.165-170.
17
J.K Leonard, op. cit.,
pp.165-166.
18
Gideon Chen, op. cit.,
pp. 28-30. La question de l'achat ou de la construction d'une marine domine
le débat naval jusqu'aux premières années du XXe siècle. Sur ces
questions : Christine Cornet, "Modernisation et politique navale
en Chine à la fin du XIXe siècle", Marins et Océans,
CFHM-Economica, n° l, décembre 1990, pp.145-159.
19
Wei Yuan , Haiguo Tuzhi,
"Chou haibian" (Plans pour la défense maritime), volumes 1 et 2,
1853.
20
Bruce Swanson, le huitième
voyage du dragon. histoire de la marine chinoise, Paris, Plon, 1982, pp.
81-84.
21
Wei Yuan, op. cit.,
essais 1 et 2.
22
Fairbank et Teng, China's
Response to the West : A documentary Survey 1839-1923, Cambridge
Mass, Harvard University Press,1954, pp.30-35 et Haiguo tuzhi vol. l
et 2.
23
Wei Yuan, op.cit.,
essai 1.
24
Wei Yuan, op.cit.,
essai 1.
25
Les gouverneurs généraux
Zeng Guofan, Li Hongzhang, Zuo Zongtang et Zhang Zhidong ont pris
l'initiative d'installer un ensemble d'arsenaux dans tout l'empire dès
1861. Sur celui de Shanghai et la coopération avec les étrangers :
Christine Cornet, "Le Grand Mauchan et le chantier naval de Jiangnan
(1905-1927) : un exemple de coopération sino-étrangère", Cahiers
d'études chinoises, n° 9, Paris, décembre 1990, pp. 55-70. christine
Cornet, Le chantier naval de Jiangnan 1865-1937, les pouvoirs publics et
la gestion d'une grande entreprise shanghaienne, thèse de Doctorat,
EHESS, mars 1990, 475 p.
26
Paul A. Cohen, Between
Tradition and Modernity, Wang T'ao and Reform in late Ch'ing China,
Cambridge, Mass., Harvard University press, 1974, p. 243. Wei Yuan compte
parmi les quelques réformateurs originaires de provinces intérieures.
27
Il serait intéressant de
se pencher sur l'ensemble des écrits des hommes politiques chinois
favorables à l'ouverture et à la modernisation maritime pour essayer de
mieux définir la pensée navale chinoise à la fin du XIXe siècle.