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DARRIEUS
ET LA RENAISSANCE D'UNE PENSEE MARITIME EN FRANCE AVANT LA PREMIERE
GUERRE MONDIALE
Henri DARRIEUS et
Bernard ESTIVAL
Le
XIXe siècle n'avait pas été une époque faste pour la Marine
française. Ayant renoncé à toute ambition d'affrontement direct
sous forme de guerre d'escadre avec la Royal Navy elle
n'envisageait plus, face à la Grande-Bretagne, qu'une stratégie
reposant sur la guerre de course et la défense des côtes. Dans
le même temps, le matériel n'avait cessé d'évoluer, rendant périmées
les tactiques en vigueur dans la marine à voile, tandis que
l'essor du commerce international et l'apparition de puissances
maritimes nouvelles bouleversaient les données de la stratégie.
Les combats de la guerre de Sécession, la bataille de Lissa,
avaient encore contribué à jeter la confusion dans les esprits
en provoquant un éphémère engouement pour l'éperon.
L'apparition de la torpille automobile, enfin, avait été interprétée
comme la fin du règne du cuirassé.
En 1882, l'Amiral
Aube avait publié La guerre maritime et les ports français
dans lequel il tentait de définir, dans l'optique d'une guerre
contre l'Angleterre, une stratégie navale reposant sur quatre
types de forces : une flotte cuirassée pour mener la guerre
d'escadre, des croiseurs pour la guerre de course, des flottilles
de torpilleurs et de garde-côtes pour la défense des possessions
outre-mer.
Déformées par
ses disciples de la "Jeune Ecole", qui n'avaient retenu
de son programme que la guerre de course et, surtout, la défense
des côtes, les idées de l'Amiral Aube allaient servir d'alibi à
la construction de navires de guerre sans valeur militaire, tels
que les torpilleurs de défense mobile, les cuirassés garde-côtes
et les croiseurs-cuirassés.
Au sortir de
cette désastreuse période d'hésitations sur les orientations à
donner à la marine, non seulement la flotte française donnait
l'image d'une collection hétéroclite de bâtiments sans valeur
militaire, mais elle présentait une lacune encore plus grave :
aucune pensée stratégique ni tactique solide n'animait le
commandement et, faute d'une doctrine cohérente, les théories s'étalaient,
de la façon la plus variée et la plus abondante, en dehors des
documents officiels, dans la presse, sur les bancs de la Chambre
des Députés, au Sénat, et dans une profusion étonnante de
publications, telles que La guerre de demain, La marine
qu'il nous faut, Réflexions sur le programme naval...
alimentant les plus ardentes polémiques, non seulement dans les
milieux politiques, mais également dans les carrés.
Dans ses mémoires,
l'Amiral Daveluy, qui avait fait paraître en 1902 un ouvrage
intitulé Etude sur le combat naval, suivi en 1905 de l'Etude
sur la Stratégie navale et en 1906 de La lutte pour
l'empire de la mer, décrit ainsi la confusion qui régnait
dans les esprits en 1898 lorsqu'il entra à l'Ecole Supérieure de
Marine :
"Sur
le Brennus
et pendant mon commandement du Gymnote j'avais
lu à peu près tout ce qui avait été publié se
rattachant à la question (la stratégie et la
tactique) ;
de ces lectures, il m'était resté l'impression du néant...
Il était difficile de prendre au sérieux de
pareilles élucubrations ; elles étaient le fait
d'officiers qui s'intitulaient eux-mêmes "la
jeune école" et disposaient d'une revue. J'avais
lu dans cette revue des choses extraordinaires ;
en particulier un article copieux et écrit avec un
grand sérieux dans lequel l'élève de la jeune école
posait comme critérium que, dans une force navale, le
corps de bataille ne doit jamais être supérieur à
six unités et les éclaireurs ne doivent jamais être
inférieurs à douze. Il était donc manifeste que la
Marine française traversait une période de décadence
au point de vue des principes militaires.
On
objectera avec raison que la jeune école ne se
composait que d'une petite minorité d'officiers qui
croyaient inventer la guerre. C'est exact, mais jamais
les énormités qu'ils publiaient n'auraient vu le jour
s'il y avait eu une doctrine officielle s'imposant par
sa netteté et sa précision ; mais
là, on se trouvait réellement en face du néant. C'est
cette carence complète, absolue, de principes
dirigeants qui permettait ces fantaisies qui nous
semblent maintenant ridicules. Il y avait bien à bord
des bâtiments trois volumineux bouquins qui étaient
intitulés : "Livre de Tactique Navale" ;
mais on était tout surpris, en les feuilletant, de
s'apercevoir qu'ils ne constituaient qu'un recueil de
signaux. Il paraît qu'il n'en avait pas toujours été
ainsi, et qu'à une époque antérieure, le chapitre
"Instructions générales" qui avait fini par
se réduire à des règles pour la navigation des bâtiments
groupés, avait contenu des directives ; mais
celles-ci, au fur et à mesure de la transformation des
bâtiments, avaient fini par disparaître complètement."
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En 1896, conscient
de la nécessité de mettre fin à cette déplorable anarchie des
esprits et cette absence de doctrine le ministre de la Marine
Lockroy décida de créer une Ecole Supérieure de Guerre de la
Marine, mais on ne fait pas sortir du néant une pensée stratégique
en quelques mois, comme le constate Daveluy.
"Mais
l'Ecole de Guerre n'était pas arrivée à un résultat
dès sa création ; elle avait tâtonné pendant
plusieurs années, cherchant sa voie, avant d'arriver à
son corps de doctrine indiscuté. Après ces trois années
d'existence, l'Ecole Supérieure de Marine n'était pas
encore sortie de cette période d'enfantement. Le
capitaine de vaisseau B... qui tenait dans notre
promotion la chaire de tactique et de stratégie, n'améliora
pas sa situation, et il nous déçut complètement ;
encore que, par son intelligence et sa culture, il semblât
qualifié pour s'attaquer au problème. La pauvreté de
pensée et d'idées qui caractérisait les conférences
de Tactique et de Stratégie avaient frappé le ministre
dans les circonstances suivantes. Le Président de la République,
Félix Faure, se rappelant qu'il avait été ministre de
la Marine, tint à assister à une conférence de l'Ecole.
Le ministre de la Marine, Lockroy, avec l'aide de camp
Darrieus, accompagnaient le chef de l'Etat. On avait
choisi de préférence une conférence sur la Tactique
navale, ce qui se justifiait ; mais le commandant
B... ne trouva rien de mieux que de traiter un petit
problème de cinématique navale qui occupa toute la
conférence. En retournant au ministère, M. Lockroy dit
à Darrieus (de qui je tiens le propos) :
"C'est donc cela, la tactique navale ?"
C'était bien cela en effet ; et il faut avoir vécu
cette fin de siècle pour imaginer l'importance qu'on
attachait alors à des problèmes de recherche, de
chasse, d'éclairage qui ont, à l'occasion leur utilité ;
mais en faire la base de la tactique, c'est confondre la
partie - une infime partie - avec le tout." 2
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Cette
visite présidentielle, et les remarques qu'elle avait
inspirées au ministre, n'ont peut-être pas été étrangères
à la désignation, quelques années plus tard de Darrieus
au poste de professeur de tactique à l'Ecole Supérieure de
Guerre de la Marine.
Entré en
octobre 1876, à dix-sept ans, à l'Ecole Navale, Darrieus
en était sorti en 1878, dixième sur 47 élèves.
Nommé en
1878 aspirant de 2e classe, il embarque sur la frégate La
Flore, école d'application. Noté à l'issue de la
campagne : "Nature d'élite, fera honneur à la
Marine" par son commandant, il est affecté pour deux
ans sur le croiseur Thémis, en campagne en Extrême-orient.
Enseigne, puis lieutenant de vaisseau, il parcourt le monde,
en se perfectionnant chaque jour dans son métier :
officier des montres sur le transport Calvados,
officier hydrographe sur la canonnière Etendard, ou
chargé de la machine sur le Linois, il fait preuve
dans tous ses embarquements de qualités exceptionnelles,
mais aussi d'un trait caractéristique que note l'un de ses
commandants : "Cet officier est soigneux dans tout
ce qu'il fait".
En 1887,
promu lieutenant de vaisseau depuis trois ans -et jeune marié-
il est nommé à la Défense mobile de Toulon. C'est le début
de la seconde période de sa carrière pendant laquelle,
plus particulièrement attiré par l'étude d'un matériel
nouveau, il va donner toute sa mesure comme inventeur.
Le
lieutenant de vaisseau Darrieus est là à pied d'oeuvre,
tantôt commandant le torpilleur Déroulède ou le
sous-marin Gymnote, tantôt attaché à l'Ecole des
Torpilles, et toujours poursuivant, à terre ou à bord,
l'utilisation ou l'amélioration du matériel qui lui est
confié. En 1889, il invente une dynamo à l'usage des
torpilleurs, qui rend les meilleurs services. L'année
suivante, il perfectionne la torpille. En 1894 il établit,
en dehors de son service, un plan complet de moteur pour le
sous-marin Gustave Zédé. En 1895, surtout, il
publie dans le Bulletin des travaux des officiers une
"Etude sur les bateaux sous-marins". En deux cent
cinquante pages environ, une vue d'ensemble des problèmes
et de l'avenir de la navigation sous-marine est exposée.
Qu'il s'agisse de l'utilisation militaire des sous-marins,
de leurs armes, de la pratique de la plongée, des moteurs,
des instruments de route, de l'habitabilité, Darrieus fait
la preuve de son expérience et de la justesse de ses vues.
E. Lockroy,
prenant au mois d'octobre 1895, le portefeuille de la
Marine, appelle l'ancien commandant du Gymnote comme
collaborateur rue Royale pour faire progresser les
recherches en cours sur la navigation sous-marine.
Après un
embarquement de dix-huit mois à l'Etat-Major de l'Escadre
de la Méditerranée, à bord du cuirassé Brennus,
il est promu capitaine de frégate et appelé de nouveau à
Paris en 1898 comme chef de cabinet de Lockroy, pour son
second ministère.
En quittant
rue Royale, il commande le croiseur du Chayla, puis
l'Ecole des Officiers Torpilleurs et devient second du
croiseur D'Entrecastaux. Cette suite de postes hors
de Paris lui évite de participer de trop près à la période
- sombre pour la marine - du ministère Pelletan.
C'est en
1905 qu'il revient à Paris, chargé du cours de Stratégie
et de Tactique à l'Ecole supérieure de Marine.
LES
"ECOLES"
Jusqu'au début
du XIXe siècle, l'étude de la stratégie reposait sur la méthode,
dite "historique" cherchant dans les conflits passés
des enseignements, des leçons, des règles générales,
susceptibles de servir de guides permanents pour l'avenir.
L'évolution des idées à la fin du XIXe siècle, lointaine
conséquence de la "querelle des anciens et des
modernes", et les nouveautés de la technique, dans le
domaine naval en particulier, allaient détrôner pour un
temps cette méthode, d'allure philosophique, au profit
d'une "méthode matérielle" se voulant plus
scientifique, et fondée sur les caractéristiques et les
performances des armes et des équipements.
Avec
l'introduction brutale de nouveaux instruments de combat :
le canon rayé se chargeant par la culasse, l'éperon, la
mine et la torpille, avec l'apparition de la vapeur, de la
cuirasse et de l'hélice, dans un siècle dominé par une
confiance absolue dans la science, la méthode matérielle
devait avoir la faveur des esprits.
C'est ainsi
que l'on va assister successivement, après la guerre de Sécession
et la bataille de Lissa, à l'engouement pour l'éperon
entre 1865 et 1880, puis entre 1885 et 1895, à
l'emballement pour la torpille et le torpilleur, à partir
de 1900 au fanatisme pour le sous-marin, en attendant le
retour en force du canon, après la bataille de Tsoushima,
de 1905 jusqu'à la première guerre mondiale, en France
surtout d'ailleurs, car, aux Etats-Unis, avec Mahan, en
Grande-Bretagne avec Colomb, c'est toujours la méthode
historique qui reste en faveur.
Il va de
soi qu'aucune des deux méthodes n'est réellement
satisfaisante, comme devait le souligner Castex :
"En
résumé, deux tendances, deux directions de
pensée, deux courants d'idées se partagent les
esprits qui rêvent du mieux en matière
militaire. Les uns iront vers cette thèse
philosophique et synthétique, éprise de lois
et principes, qui plane sur toutes les armes et
sur tous les temps, et qui s'incarne dans ce
qu'il est convenu d'appeler la méthode
historique. Les autres seront attirés par la thèse
analytique, rationnelle et positive, bornée
intentionnellement aux faits, aux engins et aux
procédés, qui n'embrasse qu'une seule arme et
une seule époque, et qui se reflète dans ce
que nous dénommerons, faute d'un meilleur
terme, la méthode matérielle.
Les
adeptes de la première méthode forment l'école
historique, qui se signale par une unité complète.
Ceux de la seconde méthode constituent l'école
matérielle, qui, à l'inverse de la précédente,
et à cause précisément de sa nature
analytique, se subdivise en autant d'écoles
qu'il y a d'armes : il y a l'école du
canon, l'école de la torpille, l'école du
sous-marin, l'école de l'aéronautique, qui
souvent s'ignorent ou se combattent...
Les
deux écoles, historiques et matérielle, sont
trop dissemblables pour ne pas être en très fréquente
opposition, tant que le jugement et le sentiment
du juste équilibre n'interviennent pas pour les
concilier. Elles provoquent des oscillations périodiques
de la masse, portée vers l'une ou l'autre
suivant le moment." 3
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En
1906, date à laquelle Darrieus accède au poste de
professeur de tactique et de stratégie à l'Ecole
de Guerre, l'école matérielle, qui avait triomphé
avec la "jeune Ecole", thuriféraire de la
torpille et conduit la France à un ruineux
programme de bâtiments sans valeur militaire, avait
redressé la tête après la guerre russo-japonaise,
mais c'était cette fois la "chapelle" du
canon qui était en vedette. Citons de nouveau
Castex :
"de
1905 à 1914, la courbe matérielle fait
une de ces "pointes" dont nous
parlions plus haut. Une école matérielle
est à son apogée : celle du
canon. Le dernier fait saillant, la
guerre russo-japonaise, en révélant
que cette arme n'a rien perdu de sa prépondérance
ancienne, en la montrant presque seule
sur la scène principale, a déclenché
un mouvement d'opinion irrésistible qui
pousse à tout lui sacrifier. Tous les
efforts sont orientés vers ses progrès
techniques et vers l'amélioration de
son emploi tactique (entraînement du
personnel, méthodes de tir, écoles à
feu, etc.). Les autres armes sont plus
ou moins négligées : l'école matérielle
est toujours nettement particulariste.
L'ensemble du corps, impressionné par
l'ardeur et la foi mystique des
canonniers, suit le mouvement. Tout est
au canon. La torpille est dans le
marasme, le sous-marin effacé, l'aéronautique
inexistante." 4
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il
reviendra justement à Darrieus, suivant en
cela Daveluy, de réhabiliter l'école
historique, sans cependant tomber dans ces
excès, car il sait compléter ses réflexions
historiques par l'étude analytique des
capacités des diverses armes, échappant
ainsi à la double critique de Castex.
Dans
la confusion des esprits qui régnait alors,
la tâche de professeur de Stratégie et de
Tactique était loin d'être simple.
Darrieus va s'y adonner avec passion, comme
dans toutes ses activités précédentes. Il
faut d'abord "remettre de l'ordre dans
la maison", discipliner les idées,
construire ce que tous les officiers
appeleront, du nom qu'il avait lui-même
employé, "la doctrine" et
l'imposer dans la Marine et même dans le
public.
Le
cours de Darrieus eut un retentissement
certain dans la marine et son auteur fut
autorisé à en publier le premier volume :
"La Doctrine", qui sera imprimé
en 1907, paraîtra sous le titre : La
Guerre sur Mer et sera traduit en
anglais, en allemand, en italien et même en
japonais... Les deux autres, intitulés
"L'Outil" et
"l'utilisation", qui ne sortiront
pas de l'Ecole, ont quelque peu perdu de
leur actualité mais ils renferment, outre
d'intéressantes indications sur la Marine
de l'époque, des remarques générales
encore valables de nos jours.
Le
principal intérêt du cours de Darrieus est
qu'il ne se contente pas de traiter du
combat lui-même, mais qu'il s'intéresse à
tous les aspects de la guerre. Elargissant
d'emblée le débat, il s'ouvre ainsi la
possibilité de traiter non seulement de la
politique, mais également des problèmes
d'organisation de la Marine.
"C'est
à l'édification d'une oeuvre
militaire établie sur des bases
solides et durables, écrit-il
dans l'introduction de "La
Doctrine", que répond
encore une fois la création
d'une Ecole supérieure ainsi
que le but du présent ouvrage.
Pour atteindre ce résultat sûrement,
il faut un objectif supérieur ;
aussi pour me servir d'une
expression heureusement employée
déjà, j'écarterai
soigneusement des sujets traités
tout ce qui n'aurait pas la
guerre pour but. C'est à cette
pensée précisément qu'obéissait
le fondateur de l'Ecole, M.E.
Lockroy, le ministre de
1895-1896, en donnant
intentionnellement à
l'institution le qualificatif d'Ecole
de guerre de la marine. Il
voulait marquer par là
l'importance primordiale qu'il
attachait à ce que cette grande
et féconde pensée de la guerre
fût toujours l'étoile
directrice de ses travaux."5
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LA
METHODE
"La
nécessité la plus
pressante est, en effet,
de coordonner les idées,
de passer au crible d'un
examen rigoureux toutes
les opinions si diverses
ayant cours en art
maritime, de retenir le
tout petit nombre de
faits pouvant être
admis comme vérité,
pour jeter les bases
d'une doctrine que
l'avenir et un
enseignement plus
documenté devront peu
à peu enrichir." 6
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D'emblée,
Darrieus annonce sa préférence
pour la méthode historique :
"C'est
donc aux
enseignements de
l'histoire que
j'aurai recours
pour commencer
l'étude de la
stratégie.
Cette méthode
est légitime,
car il est
naturel de
penser qu'en
dehors des éclairs
de leur génie,
les grands
capitaines de
tous les temps
ont dû leurs
victoires à un
certain nombre
de règles générales,
de dispositions
judicieuses,
qu'il serait légitime
d'espérer
pouvoir
appliquer aux
guerres
modernes.
"Entendons-nous
bien encore une
fois ; il
ne peut entrer
dans ma pensée
de faire
entrevoir je ne
sais quel code,
dans lequel
seraient condensées
un certain
nombre de règles
précises ,
qu'il suffirait
d'appliquer
rigoureusement
sur le champ de
bataille pour
gagner la
victoire à coup
sûr.
"Mon
but est plus
modeste et non
moins utile ;
il consiste à
chercher dans le
passé des
indications générales
propres à
fournir à un
grand chef,
toutes choses égales
d'ailleurs, une
orientation vers
des chances plus
favorables."
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Darrieus
étudie donc
successivement les
campagnes du passé,
d'Alexandre à Napoléon,
puis les grandes
guerres maritimes,
de Duquesne à
Nelson. A partir du
début du XIXe siècle,
la guerre de Sécession,
le combat de Lissa,
les guerres
chileno-péruviennes,
la campagne de
l'amiral Courbet ,
les conflits
sino-japonais et
hispano-américain
lui fournissent des
sujets de réflexion
d'autant plus intéressants
que le matériel
naval se rapproche
de celui du présent.
Mais, bien entendu,
c'est la guerre
russo-japonaise, qui
vient tout juste de
se terminer, qui
retient particulièrement
son attention, et à
laquelle il consacre
un chapitre entier.
Les
enseignements de
l'Histoire occupent
un court chapitre
d'une quarantaine de
pages, Darrieus y
expose les principes
généraux
classiques, non sans
répondre par avance
aux critiques qui
pourraient lui
reprocher leur
manque d'originalité :
"A
ce
propos,
je dois
avouer
qu'en
commençant
ce
chapitre,
j'avais
quelques
doutes
sur son
utilité.
Je me
suis
demandé
un
instant
si je
n'allais
pas être
taxé
d'enfoncer
des
portes
ouvertes
ou d'énoncer
des naïvetés,tellement
les
propositions
qui y
sont
formulées
paraissent
évidentes
et
l'expression
même du
bon
sens.
J'ai été
rassuré
par le
souvenir
de la
persistance
de
certaines
erreurs
et par
le
sentiment
de la nécessité
de les
extirper."
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|
Suit
un chapitre
consacré à
la pensée
des écrivains
militaires
et
maritimes,
de Jomini à
Mahan, se
terminant
par cette
conclusion :
"Si
tant
d'hommes
de
guerre
illustres,
si
tant
d'écrivains
militaires
renommés,
depuis
un
siècle
et
de
nos
jours
encore,
ont
cru
devoir
reprendre
certaines
idées
sous
des
formes
à
peine
modifiées,
ce
ne
peut
être
pour
la
vaine
satisfaction
de
se
démarquer.
S'ils
n'ont
pas
craint
de
les
ressasser,
c'est
qu'ils
avaient
la
conviction
profonde
que
ces
vérités
exigent
mieux
qu'une
acceptation
fugitive,
en
quelque
sorte
complaisante,
et
qu'elles
doivent
s'implanter
définiti-vement
dans
les
esprits
avec
la
violence
irrésistible
des
dogmes."
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|
LA
MAITRISE
DE
LA
MER
Des
leçons
de
l'histoire,
Darrieus
retient
d'abord
l'importance
fondamentale
de
la
maîtrise
de
la
mer
dans
tous
les
conflits
mettant
en
jeu
des
puissances
maritimes :
"Etre
maître
de
la
mer,
telle
est
l'expression
familière
à
tous
les
marins
qui,
dans
une
formule
concise,
contient
un
monde
d'idées
et
de
pensées,
et
résume,
pour
ainsi
dire,
toute
la
stratégie
navale.
"Elle
ne
signifie
pas
seulement,
pour
le
parti
vainqueur,
la
conquête
définitive
du
champ
des
opérations
de
guerre ;
elle
comprend
encore
la
liberté
de
la
navigation,
la
sécurité
des
transactions
commerciales,
la
circulation
du
pavillon,
tout
ce
qui
en
un
mot
représente
la
vie
active
d'une
grande
nation,
et
ce
qui
constitue
bien
souvent
l'objet
du
conflit.
C'est
précisément
en
cela
qu'elle
satisfait
pleinement
aux
nécessités
de
la
guerre."
10
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|
Mais,
comme
les
océans
sont
vastes,
une
maîtrise
totale
et
absolue
est
illusoire :
"La
notion
de
"maîtrise
de
la
mer"
doit
bien
être
définie ;
on
ne
saurait
viser
par
ce
terme
la
suprématie
sur
tous
les
océans.
L'Angleterre
seule
pouvait,
à
la
rigueur,
caresser
ce
rêve
mégalomane
il
y
a
quelques
années ;
elle
ne
peut
plus
y
prétendre
elle-même
aujourd'hui.
L'expression
s'applique
uniquement
au
théâtre
maritime
des
opérations
possibles"11.
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|
Même
sur
ce
"théâtre
maritime
des
opérations
possibles",
la
maîtrise
est
loin
d'être
absolue.
Le
développement
des
forces
côtières,
avec
le
torpilleur
et
le
sous-marin,
réduit
d'une
façon
sensible
l'espace
sur
lequel
s'exerce
cette
maîtrise :
"L'entrée
en
service
du
torpilleur
avait
donc
pour
premier
effet
logique
de
repousser
plus
au
large,
au
moins
pendant
la
nuit,
les
postes
de
surveillance.
C'est
pour
satisfaire
à
ces
préoccupations
légitimes,
qu'on
avait
admis
dans
toutes
les
marines
qu'il
serait
imprudent
de
la
part
d'un
chef
d'exposer
son
escadre
en
s'approchant
la
nuit
à
moins
de
30
milles,
d'un
port
pourvu
de
torpilleurs...
L'entrée
en
scène
des
sous-marins
est
de
nature
à
combler
une
lacune
et
à
apporter
un
nouveau
et
profond
bouleversement
dans
les
conditions
de
cette
opération
de
guerre."
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|
LA
BATAILLE
Le
blocus
peut
certes
assurer
la
maîtrise
de
la
mer
à
moindre
frais,
puisqu'il
fait
faire
l'économie
des
pertes
qu'entraînerait
le
combat,
mais
celui-ci
n'en
est
pas
moins
le
moyen
le
plus
sûr
d'éliminer
définitivement
la
menace
représentée
par
une
flotte
ennemie.
Une
fois
celle-ci
au
fond,
la
liberté
des
mers
est
définitivement
assurée
pour
le
vainqueur
qui
peut
en
user
tant
pour
effectuer
par
mer
tous
les
mouvements
d'hommes
et
de
marchandises
que
pour
porter
la
guerre
sur
les
côtes
adverses.
Le
combat
est
donc
bien
"l'objectif
principal",
titre
significatif
que
donne
Darrieus
au
chapitre
qu'il
lui
consacre
et
qui
commence
ainsi :
"A
bien
creuser
le
problème,
on
s'aperçoit
tout
de
suite
qu'il
n'y
a,
en
réalité,
de
définitif
et
de
décisif
que
le
premier
(le
combat) ;
le
second
(le
blocus)
ne
peut
donner
qu'une
solution
provisoire...
Cette
méthode
nous
a
vraiment
trop
mal
réussi
dans
le
passé
pour
que
nous
n'y
renoncions
pas
dans
l'avenir."
13
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Si
seul
le
combat
peut
assurer
la
maîtrise
définitive
de
la
mer,
c'est
donc
bien
l'objectif
principal,
tout
le
reste
n'étant
qu'accessoire.
Mais
la
bataille
n'est
pas
seulement
nécessaire,
elle
est
inéluctable,
comme
l'ont
montré
les
exemples
de
Trafalgar,
de
Santiago
et
de
Tsoushima.
"C'est
ainsi que l'indispensable histoire, ancienne ou contemporaine, nous
apprend avec une logique implacable, que la guerre ne peut avoir
d'autre sanction effective que le combat. Que ce soit un peu plus tôt
ou un peu plus tard, au début ou à la fin de la guerre, la bataille est
inéluctable, et le moment arrivera toujours où les deux forces
antagonistes se trouveront en présence." 14
|
|
Puisque
la
bataille
est
nécessaire
et
inéluctable,
il
faut
donc
la
rechercher,
pour
bénéficier
des
avantages
que
donne
l'offensive.
"Dans
son
Esprit des Lois,
Montesquieu dit : "La nature de la guerre défensive est
décourageante, elle donne à l'ennemi l'avantage du courage et de
l'énergie dans l'attaque ; il vaudrait mieux hasarder quelque
chose par une guerre
offensive que d'abattre les esprits en les tenant en suspens." "Heureux
le soldat, dit von der Goltz, auquel le destin assigne le rôle
d'assaillant." Et il ajoute : "Faire la guerre, c'est attaquer."
Et
il est de fait, en effet, que tous les grands hommes de guerre ont
adopté l'offensive et obtenu par elle leurs plus belles
victoires ; cela se conçoit, car l'offensive donne
au chef qui l'emploie, et avant toute action, de précieux avantages.
Celui-ci sait ce qu'il veut tenter, son adversaire l'ignore. Le premier
est maître de ses mouvements, du temps et de l'espace où il transportera l'action ;
celle-ci emprunte à ces conditions éminemment favorables un caractère
de précision dont le second ne peut bénéficier. Tout est inconnu pour
ce dernier ; entre tous les projets qu'il peut prêter à son
ennemi, entre toutes les hypothèses permises, lesquels faut-il
choisir?...
Observons,
à ce propos, que le terme d'offensive est pris ici dans son sens le
plus large ; il s'applique aussi bien à la tactique qu'à la
stratégie, à l'attaque d'une flotte sur le terrain du combat qu'à sa
poursuite dès l'origine de la guerre , ou à toute autre action
militaire analogue contre les forces ennemies.
La
méthode offensive exige avant tout une qualité primordiale :
l'activité ; c'est celle que possédaient, au plus haut degré,
Alexandre, César, Annibal, Napoléon, Suffren et Nelson. Elle exige une
grande force de caractère de la part du chef, avec une volonté tenace
au service d'une haute intelligence...
Le
rôle d'assaillant a par lui-même trop d'avantages moraux de toutes
sortes pour qu'on puisse songer à y renoncer. Pourtant, quelle que soit
la force du raisonnement, celui-ci ne suffirait pas à
emporter les convictions, si les enseignements impitoyables du passé ne
nous rappelaient que nos plus douloureux revers sur mer ont été le
fruit de notre méthode passive de faire la guerre. Bien loin de
rechercher le combat, nous l'avons le plus souvent subi.
On
ne saurait trop méditer à ce sujet les paroles de l'amiral Jurien de la
Gravière : "Si le nom de quelques-uns de nos amiraux est aussi
tristement associé au souvenir de
nos désastres, la faute, soyons-en convaincus, n'en est point à eux
toute entière. Il en faut plutôt accuser la nature des opérations dans
lesquelles ils furent engagés et ce système de guerre défensive que Pitt proclamait, dans
le Parlement, l'avant-coureur d'une ruine inévitable. Ce système, quand
nous y voulumes renoncer, avait déjà pénétré dans nos moeurs ; il
avait pour ainsi dire
énervé nos bras et paralysé notre confiance. Trop de fois nos escadres
sont sorties de nos ports avec une mission spéciale à remplir et la
pensée d'éviter l'ennemi ; la rencontre était déjà une chance
contraire. C'était ainsi que nos vaisseaux se présentaient au
combat ; ils le subissaient au lieu de l'imposer."
Longtemps
cette guerre embarrassée et timide, cette guerre défensive, avait pu se
soutenir, grâce à la circonspection des amiraux anglais et aux
traditions de la vieille tactique. C'était avec ces traditions qu'Aboukir venait de
rompre ; le temps des combats décisifs était arrivé... Ce tableau
d'une flotte à l'ancre, laissant venir sur elle une autre flotte pleine
de vitalité et d'ardeur, celle-là, n'apparaît-il point comme le symbole
même de la résignation passive, de la méthode défensive pour tout
dire ?" 15
|
|
LA
COURSE
Car
il n'y a pas, pour Darrieus, d'alternative à la bataille. La guerre de
course a, estime-t-il, fait la preuve de son inefficacité tout au long
de l'histoire` :
"Jean
Bart, Dugay-Trouin, d'autres moins illustres mais non moins valeureux
comme du Casse, firent des prodiges et, en quelques années, enlevèrent
aux Anglais un nombre de bâtiments qu'on n'évalue
pas à moins de quatre mille. Le commerce anglais en éprouva
incontestablement de grands dommages, mais la partie financière n'en
fut pas moins perdue pour la France puisqu'elle fut obligée de
reconnaître comme roi d'Angleterre Guillaume d'Orange...
Cet
exemple montre entre tous le point faible de l'argumentation sur
laquelle s'appuient les partisans entêtés de la course pour préconiser
son emploi unique. On énumère complaisamment les prises
faites au cours de telle ou telle guerre, et certaines de ces listes
sont, à première vue, singulièrement troublantes ; on fait valoir
les dommages matériels causés au commerce ennemi, les perturbations
profondes apportées dans son commerce
pendant toute la durée de la guerre, ainsi que les pertes financières
qui en sont les conséquences ; tout cela est réel, mais, puisque
nous parlons commerce, il m'est bien permis d'en emprunter le langage.
Or, ce n'est jamais en cours d'exercice qu'une maison de commerce peut
savoir exactement si une opération déterminée lui a été profitable et d'ailleurs cette opération est inséparable de toutes les
autres ; il importe peu que prise isolément elle ait donné des
bénéfices, si l'ensemble de toutes les opérations doit se chiffrer par
une perte.
"Au
règlement final des comptes seulement, lorsque le bilan sera dressé, on
pourra savoir si l'affaire a été bonne. Et justement l'affaire dont il
s'agit est toujours mauvaise. Il est certain que les armateurs
particuliers de la course y gagnent des fortunes, mais la France en
sort toujours plus appauvrie." 16
|
|
S'il
condamne la course en tant que stratégie principale, Darrieus lui
reconnaît quand même une certaine efficacité économique, car elle
affaiblit l'adversaire, mais également militaire : elle l'oblige à
distraire de ses forces principales des moyens importants pour lutter
contre elle. Judicieusement utilisée, elle peut jouer un rôle important
dans la manoeuvre stratégique.
"Cette
méthode ne peut avoir d'effet utile qu'autant qu'elle fait partie d'un
système général de guerre, s'attaquant à l'ensemble des forces
antagonistes. Appuyée sur des opéra-tions d'escadres agissantes, la course n'est plus négligeable et satisfait à l'objectif de la
guerre. En l'envisageant ainsi comme auxiliaire de la grande guerre,
nous aurons à en tenir le plus grand compte pour l'avenir." 17
|
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Encore
faut-il savoir l'utiliser :
"La
guerre de course par coureurs isolés n'a jamais abouti qu'à des
résultats négatifs. De par son principe même, un corsaire n'a qu'une
ressource, la fuite,
s'il est rencontré à la mer par des forces réelles, et comme on ne peut
pas toujours fuir, il arrive toujours un moment, tôt ou tard, où le
corsaire isolé sera pris au piège." 18
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On
n'imaginait évidemment pas en effet à cette époque que la guerre sur
mer allait, moins de dix ans plus tard, à l'image de "l'ascension aux
extrêmes",
selon l'expression de Clausewitz, qui sévissait sur le front terrestre,
voir sauter les fragiles barrières juridiques et humanitaires jusque-là
respectées par tous les belligérants, que les bâtiments neutres
seraient attaqués délibérément dans les zones déclarées zones de guerre
et que l'amarinage des prises deviendrait l'exception. Et Darrieus
n'imaginait pas non plus que le
sous-marin, dont il avait pourtant été l'un des précurseurs, allait
devenir le principal artisan de la guerre industrielle et lui faire
prendre une dimension tout à fait nouvelle.
GEOPOLITIQUE
La
grande-Bretagne
La
Grande-Bretagne, estime Darrieus, a manifesté depuis l'époque
élisabéthaine le souci permanent de contrecarrer l'ascension de son
principal concurrent commercial du moment, d'abord en détruisant sa
flotte, puis en le combattant sur le
continent avec l'aide d'alliés d'occasion, bien souvent ses adversaires
de la veille ou du lendemain. L'Espagne au XVe siècle, la
Hollande au XVIe, la France à la fin du XVIIe et au XVIIIe ont tenu
successivement le redoutable rôle de la "moderne Carthage", objet de
l'hostilité implacable de la Grande-Bretagne tant que leur puissance
maritime et économique fut capable de porter ombrage aux ambitions
britanniques.
"Il
y aurait beaucoup à dire encore sur la période qui comprend la plus
grande partie du XIXe siècle, malgré qu'elle ne nous donne aucun
exemple de grandes guerres maritimes comparables à celles des siècles
précédents. Elle offre au contraire le spectacle d'une grande
cordialité apparente de relations entre la France et l'Angleterre, qui
les conduit à sceller les deux ententes cordiales de 1843 et de 1855,
et même à combattre comme alliées pour
la même cause contre la Russie en 1854 ; elle nous rappelle aussi
qu'avant 1870, le courant de l'opinion à la cour impériale était
franchement tourné vers l'entente cordiale. Le mot et la chose, on le
voit, ne datent pas d'aujourd'hui.
Mais
j'ai hâte d'en arriver à une étape plus importante, non seulement parce
qu'elle est plus rapprochée de nous, mais surtout parce qu'elle apporte
la conclusion logique et concordante de ce trop court résumé de
l'histoire de la grandeur navale de l'Angleterre.
Après
les désastres de l'année terrible, notre malheureux pays... chercha
dans l'expansion coloniale un dérivatif puissant à ses malheurs
récents. Et en quelques années le Tonkin, Madagascar, le Dahomey, le
Congo, etc. reconstituaient pour lui un immense empire colonial
comparable à celui qu'elle avait perdu au siècle précédent.
Certains
de ses adversaires traditionnels, bien loin de s'en émouvoir, le
voyaient d'un bon oeil entrer dans cette voie. Mais cette route
conduisait tout droit sur les terrains que l'Angleterre prétendait se
réserver, en vertu de son adage favori que ce qui n'est à personne doit évidemment lui
appartenir, et c'est ainsi que notre politique coloniale, ajoutée à
d'autres causes que je signalerai, prépara les deux crises si graves de
l'année 1898, le Niger et Fachoda...
Il
est aisé de concevoir que la disproportion existant entre la possession
d'un marais fiévreux et une guerre aussi formidable que celle dont nous
étions
menacés, ne permet pas de voir entre elles une relation de cause à
effet. Les grondements de cet orage ne peuvent avoir leur source que dans un
mal organique profond... L'opinion publique, de l'autre côté de la
Manche, considérait unanimement la diplomatie française comme un gêneur
constant, contrecar-rant les
projets de l'Angleterre sur tous les points du globe : en Egypte,
en Afrique, au Siam, en Chine. Le principal grief formulé contre la
France reposait
sur notre politique protectionniste qui, fermant les marchés français
au commerce anglais, lui enlevait des débouchés considérables et lui
portait ainsi un grand préjudice. Il n'est pas jusqu'à l'alliance franco-russe qui ne fût une cause
d'irritation pour le peuple anglais ; car celui-ci y voyait une
menace pour lui, l'extension constante de la Russie vers l'Inde posant
cette nation en adversaire probable... 19
|
|
Certes
la situation n'était plus la même en 1907, car l'essor de l'empire
germanique venait de le faire accéder à son tour au rôle de "moderne
Carthage", destinée à devenir pour la Grande-Bretagne l'adversaire à
abattre, et entraînant de ce fait un rapprochement avec la France :
"La
reconstitution de l'empire d'Allemagne a donné
au mouvement commercial de ce pays un essor magnifique ; sa flotte
marchande, négligeable il y a moins de quarante ans, vient actuellement
immédiatement
après celle de l'Angleterre... Les cargos allemands sillonnent les
mers... Et enfin, par dessus tout cela, la construction par l'Allemagne
d'une flotte de
guerre puissante, son augmentation inquiétante, le caractère nettement
offensif de sa conception, montrent bien à l'Angleterre que cette fois
sa tyrannie maritime séculaire est en danger...
Tout
ce qui précède jette une vive lumière sur l'attitude actuelle de
l'Angleterre et son changement de front si rapide. C'est aujourd'hui
contre l'Allemagne
que se portent les efforts de ses hommes d'Etat, de sa presse et de
l'opinion publique ; c'est elle qui nous a remplacée, en moins de
sept années, comme point de mire des attaques violentes du peuple
anglais." 20
|
|
L'Allemagne
S'il
estime que l'hostilité de l'Angleterre est une constante dont il serait
vain d'attendre qu'elle se modifie, Darrieus n'accorde pas à
l'antagonisme franco-allemand le même caractère inéluctable,
au point que le chapitre qu'il consacre à ce pays est intitulé
simplement : "le différend franco-allemand".
Ce
"différend", selon lui, n'était que la conséquence de deux cents ans
d'erreurs de la politique française. S'efforçant avec constance
d'affaiblir la maison d'Autriche,
la France avait créé elle-même les conditions d'une unification de
l'Empire allemand qu'elle avait, par la suite, été incapable de
contrecarrer, mais, cette affaire réglée, les conditions d'une entente
franco-allemande pouvaient être considérées comme réunies.
"C'est
donc bien autant par les fautes accumulées de la politique française
que par la persévérance des efforts de ses propres ouvriers que s'est
faite l'unité allemande.
Après
ce long duel entre deux nations, duel dont le caractère particulier et
exclusif est certain, et qui réglait le différend par la perte
définitive de la partie pour la France, rien ne serait opposé à une
réconciliation également définitive entre les deux peuples..." 21
|
|
Les
Etats-Unis et le Japon
Tirant
sans complaisance les enseignements des guerres americano-hispanique et
russo-japonaise, Darrieus démontre sans peine qu'une défense de
l'Indochine contre le Japon ou des
Antilles contre les Etats-Unis demanderait un effort considérable dont
il se demande s'il serait bien proportionné aux avantages, si grands
soient-ils, que la France peut retirer de ces colonies.
Négligeant
quelque peu l'intérêt stratégique de points d'appui bien situés qui
mettaient la flotte française à l'abri des déconvenues rencontrées par
la flotte
de Rodjesvensky lors de son odyssée vers Tsoushima, et ne s'encombrant
guère de considérations sur les obstacles politiques, humains et
économiques qu'auraient soulevés des solutions aussi radicales,
Darrieus propose tout simplement de se débarrasser de ces territoires.
"Mais
cette fameuse doctrine (de
Monroe),
qui est le credo fanatique de la politique de l'union, n'a point été
conçue pour un cas isolé ; elle s'applique merveilleusement à
toutes les circonstances qui permettent d'accroître le patrimoine
étoilé ; et
Cuba n'est point, tant s'en faut, le seul satellite qui gravite autour
de cet astre puissant qu'est la nation des Etats-Unis. Beaucoup d'autres îles dans les Antilles
lui sont encore étrangères, et c'est à juste titre que plusieurs
puissances européennes, la nôtre en particulier, ont un intérêt de
premier ordre à suivre avec la plus extrême attention les
manifestations de l'opinion publique en Amérique.
"Les
progrès si rapides de l'impérialisme dans ce pays, sous la forte
impulsion de cet admirable homme d'Etat qu'est le président Roosevelt (Theodore
Roosevelt, président des Etats-Unis de 1901 à 1908),
l'activité fébrile avec laquelle s'accroît la flotte de guerre jusqu'à
vouloir disputer bientôt avec succès la seconde place dans le monde,
sont autant de symptômes non douteux de l'état d'esprit qui dirige
actuellement la politique de ce peuple...
"C'est
pour cela qu'aucun des actes, aucune des paroles même de ce conducteur
de peuple, ne peut laisser indifférents. Il y a
quelques mois à peine, dans un discours retentissant, le président
Roosevelt, faisant allusion au rôle des Etats-Unis dans la mer des
Antilles, développait l'idée que, sans vouloir porter atteinte à des
droits acquis dans ces parages, il appartenait à l'Union de ne pas
se désintéresser de ce qui s'y passait, et qu'il lui revenait par une
sorte de droit naturel une mission de surveillance et même de "haute
police", pour y rétablir l'ordre si nécessaire.
"La
gravité d'une pareille déclaration, sortant surtout d'une telle bouche,
ne saurait échapper à personne ; elle se trouve augmentée, en
outre par le fait même de son imprécision...
"Le péril
existe donc à l'état latent, mais il est certain ; si on peut le
considérer comme éloigné encore, il n'en faut pas moins l'examiner avec
tout le soin qu'il comporte.
"La
stratégie nous offre deux solutions pour y parer, et deux
seulement : ou bien préparer nos forces en prévision d'un conflit
possible avec l'Amérique, et dès lors les enseigne-ments de
la guerre hispano-américaine, puisés dans les erreurs de l'Espagne,
nous dictent d'établir à Fort-de-France une base d'opérations
colossale, capable de suffire à notre flotte entière ; ou bien
vendre les Antilles au plus offrant, au meilleur prix possible.
"La
première solution serait extrêmement coûteuse, car ce n'est qu'à coups
de centaines de millions qu'on pourrait accumuler à la Martinique les
approvisionnements de toutes sortes, les bassins de radoub, les
défenses, etc.., pour une force navale assurant la supériorité du
nombre sur la flotte si importante qui est déjà prête à sortir des
chantiers de construction de l'Amérique.
"Cette
nation nous laisserait-elle, du reste, faire cet immense effort, hors
de proportion avec la valeur de nos possessions ? Je ne le
pense pas ; car, en définitive, ledit effort serait uniquement
dirigé contre elle, aucun intérêt d'ordre militaire ne justifiant, en
dehors de cette considéra-tion, un sacrifice important quelconque aux
Antilles.
"En
vendant la Martinique et la Guadeloupe aux Etats-Unis, nous ferions de
la belle et bonne stratégie ; j'insiste sur ce mot, car loin de
nous éloigner de notre sujet, nous montrons par cet exemple saisissant
de quelle conceptions prévoyantes est fait l'art militaire...
"Si ces
deux îles ont peu de valeur pour nous, car elles constituent un luxe
coûteux, elles en auraient beaucoup pour les
Etats-Unis, à cause de leur position de grand'garde au vent de la mer
des Antilles. Fort-de-France, surtout, représenterait pour les
américains une base navale exceptionnelle, lorsque l'ouverture du canal de
Panama au commerce mondial aura fait affluer dans la mer des Antilles
les
flottes de tous les pays. C'est un poste avancé incomparable.
L'opération serait donc excellente ; ce serait un placement de
père de famille qui nous délivrerait par ailleurs d'un réel souci." 22
|
|
Appliquant
le même raisonnement, et avec des arguments encore plus solides (et
d'autant plus convaincants que la guerre russo-japonaise venait à peine
de se terminer), au cas de l'Indochine, Darrieus concluait également
qu'il n'était pas de saine politique de conserver en Extrême-Orient une
colonie que la France ne pourrait pas plus défendre que la Russie
n'avait été capable de le faire de la Mandchourie.
"L'actualité
des événements qui viennent de se dérouler en Extrême-orient, et qui
les rend encore présents à l'esprit de tous, me
dispense d'une longue argumentation, pour exposer les motifs qui font
du développement du Japon une menace future pour nous. Ce peuple, né à la vie et
au progrès européen il y a moins de quarante ans, a brûlé les étapes de
sa métamorphose, au point d'avoir gagné les premiers rangs des
puissances mondiales...
"Il
n'est pas douteux que le Japon, affaibli par ses victoires mêmes, sera
tenu pendant pas mal d'années encore d'observer une
politique de recueillement, pour réparer ses pertes, refaire ses
finances obérées et se préparer à de nouveaux exploits. Mais dès
maintenant on peut prévoir le moment où, affranchi de ses embarras
passagers,
il reprendra sa politique de race.
"Ce
jour-là, la France, qui est devenue une grande puissance asiatique,
aura à compter très sérieusement avec le Japon. Il ne
faut pas perdre de vue qu'en dehors du principe de l'application de sa
doctrine, l'Indo-Chine, immense grenier de riz, représente pour le
Japon une proie économique digne en tous points de ses convoitises...
"Pour
nous, Français, si nous voulons conserver l'Indochine, si nous estimons
que cette magnifique colonie nous est nécessaire en vue de
notre développement économique, nous n'avons que le temps strictement
nécessaire pour prendre les dispositions efficaces en vue d'un choc
inévitable, mais dont l'échéance sera d'autant plus retardée et
d'autant moins menaçante que nous aurons réussi à être plus forts.
"Ce
n'est pas ici le lieu de montrer en quoi doit consister, pour nous,
l'effort à faire pour défendre victorieusement l'Indo-chine
contre les appétits japonais ; cette question déborde du cadre que
je me suis tracé, mais je dirai cependant qu'il faut s'attendre à ce
que cet effort soit considérable. Souvenons-nous de l'Espagne à Cuba, de
la Russie en Mandchourie, et nous penserons alors que, pour si élevées
que soient les dépenses à faire pour notre
possession asiatique pour nous permettre de la garder, elles ne sont
rien en comparaison de ce que nous perdrions dans une guerre
désastreuse.
Et,
ici encore, il faut mettre en balance la dépense qu'absorberait la
protection assurée à la colonie et la valeur de
cette colonie. Si celle-ci est supérieure, il n'y a pas d'hésitation
possible, il faut se préparer à l'action et cela sans
retard, aujourd'hui même, pour museler en temps utile les appétits
connus. En définitive, une seule chose n'est pas permise : c'est
la politique du bandeau sur les yeux et les oreilles, qui
s'aperçoit seulement de l'orage lorsqu'il crève et qu'il est trop
tard...
"Et
en face de cette conclusion positive qu'il est impossible de feindre
ignorer, c'est ici le moment de demander : l'Indo-Chine et
nos intérêts en Extrême-orient, valent-ils des dépenses aussi
extraordinaires? La colonie est magnifique, je le reconnais, et si dans
la valse des millions qui s'agite
éperdument en France en ce moment, de tous les côtés à la fois, on
croit pouvoir en
distraire quelques-uns pour la conserver, qu'on le fasse. Quelque
grande que soit sa valeur, je ne crois pas, pour ma
part qu'en agissant ainsi on fasse pour le pays une bonne stratégie
politique. Si le Japon était seul en cause, peut-être parviendrait-on
museler ses convoitises, en se préparant à temps et comme il faut.
"Mais
un danger plus grave est suspendu sur toutes les colonies d'Asie ;
le parti de la jeune Chine a compris quelle
était la force latente colossale, à l'état potentiel, dans ce vaste
pays de 400 millions d'habitants ; s'il parvient à se réveiller,
à prendre conscience de lui-même, une nouvelle invasion d'Attila
emportera comme une trombe toutes les possessions européennes en
Extrême-orient. Quelqu'un
possède-t-il un moyen de défendre l'Indo-Chine contre elle? Je serais
curieux de le connaître. C'est en parfaite con-naissance de cause que
je crois plus sage d'adopter la belle formule de Reclus "Lâchons
l'Asie, prenons l'Afrique". 23
|
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TACTIQUE
ET MATERIEL
La
distance du combat
Rendu
techniquement possible par les progrès de l'artillerie et de l'optique,
le combat au canon à grande distance avait alors plus d'adversaires, qui mettaient en avant le faible pourcentage de coups au but obtenus
au-delà de 200 mètres, que de partisans. Ainsi, Daveluy écrivait, dans
son Etude
sur le combat naval :
"Le
commandement, en effet, n'a pas à s'occuper des méthodes de tir ;
il n'a qu'à constater les effets et à
en peser les résultats. Il regarde donc et il voit que, toutes choses
égales d'ailleurs, le nombre de coups au
but diminue quand la distance augmente. Puisqu'on veut réduire
l'ennemi, on est amené fatalement à adopter la portée la plus
faible pour perdre le moins possible de projectiles dans la mer...
Augmenter la distance en vue de profiter d'une meilleure
méthode de tir conduit à faire reposer le sort de la bataille sur une
spéculation difficile à calculer ; ce serait,
en tous cas, se donner un avantage pour se priver d'un autre plus
considérable qui consiste à ne pas gaspiller
ses munitions... Si nous voulons réellement nous battre, faire du mal à
l'ennemi, il faut nous battre de près ; et sans les torpilles, la
distance de combat devrait être la portée de pistolet, comme du temps
de Suffren." 24
|
|
Dans
cette controverse, qui se traduisait par des options opposées quant à
l'armement à donner aux navires, à la tactique et aux formations de
combat, Darrieus prend parti avec force pour le combat à distance.
"Des
premières armes de jet à l'artillerie moderne lançant une pluie de
projectiles à 4,5 et jusqu'à 8 000 mètres, cette évolution est
continue, obéissant à une loi unique ; les moyens seuls diffèrent.
"C'est
à cette préoccupation constante d'obtenir à la plus grande distance
possible l'écrasement de l'adversaire, qu'il faut attribuer
l'allongement
incessant des distances de combat, a fur et à mesure que les progrès de
l'artillerie ont permis d'augmenter la précision, la justesse et, d'une
façon générale, toutes les qualités balistiques des bouches à feu.
"Depuis
les combats des flottes à voiles, surtout depuis ceux de Suffren, où on
se battait à portée de pistolet, jusqu'à nos jours, partout où le canon
a été employé comme l'arme décisive de la mêlée, les distances n'ont pas
cessé de s'accroître et il n'existe aucune raison sérieuse de prévoir,
je ne dis pas une limite supérieure,
car il en existe forcément une encore très éloignée, celle de la
visibilité du but, mais un retour en arrière...
"N'eut-elle
permis d'élucider que cette seule question, que la guerre
russo-japonaise aurait rendu un grand service à l'enseignement de la stratégie. C'est aux distances de 5, 6000 mètres et même plus,
que, dans les engagements de cette guerre, les flottes japonaises ont
couramment commencé leur tir, et il n'est pas sans intérêt de rappeler
que, sans remonter plus haut
que 1899, ceux-là étaient taxés d'emballement qui, dans la marine
française, préconisaient l'entraînement des écoles à feu à des
distances de 5000 mètres." 25
|
|
La
primauté du canon
Convaincu
de la suprématie du canon et du caractère inéluctable de
l'accroissement des distances de combat, Darrieus est opposé à la
torpille comme armement des grands bâtiments de combat.
"on
ne peut pas ne pas être frappé de la part surprenante qui a été faite à
cette arme sur tous les bâtiments de combat, sans qu'un seul fait
expérimental, depuis 40 ans que cet engin
existe, soit venu justifier cette importance.
"Les
tubes de lancement aériens ont disparu, parce qu'on a reconnu
l'impossibilité de les laisser exposés, sans protection, aux
coups de l'artillerie... On les a remplacés par des tubes sous-marins
lourds et encombrants, d'une installation coûteuse et
dont l'efficacité est problématique. Les cuillers de ces tubes font des
saillies gênantes pour la manoeuvre et les évolutions des bâtiments, et cette raison serait
déjà assez forte pour faire émettre des doutes sur le bénéfice qu'on
peut attendre de la torpille à bord d'un grand bâtiment. L'incertitude
du réglage du lancement à grandes vitesses, en l'absence d'expériences
nombreuses sur la matière, ne peut que fortifier ces doutes.
"Or,
ces transformations successives et radicales se sont produites sans
qu'il existe dans l'histoire un seul exemple de combat par la torpille
entre deux flottes de guerre." 26
|
|
Darrieus
se montre encore plus véhément dans ses propos vis-à-vis de l'éperon,
encore très en faveur au début du siècle chez bien des officiers de
marine.
"Un
pareil engouement, que j'avoue humblement pour ma part ne pas
comprendre, est naturellement inspiré par ce sentiment
auquel nous avons plus d'une fois déjà fait allusion et qui pousse les
hommes dans leurs luttes, à rechercher le coup foudroyant, décisif, qui
termine la lutte instantanément.
"L'augmentation
considérable de la vitesse obtenue par l'introduction, à bord des
vaisseaux de guerre, d'un moteur mécanique, la
possibilité de discipliner désormais, quel que soit l'état de la mer,
cette vitesse ainsi que la manoeuvre des navires, enfin l'accroissement
même de
la masse des bâtiments de combat par la construction métallique et le
cuirassement, tous ces progrès nouveaux devaient nécessairement ramener
la faveur sur l'éperon...
"La
puissance croissante de l'artillerie, dont il n'était plus permis de
faire abstraction, était pourtant à ce point
méconnue, que dans une étude célèbre datant de 1870, l'Amiral Jurien de
la Gravière pouvait dire : "Aux approches
de l'ennemi, un vaisseau cuirassé n'a rien de mieux à faire que
d'imposer le silence à ses canons.
Les faibles avantages qu'il pourrait se promettre d'un tir rendu
incertain par la rapidité avec laquelle varie la distance, ne sauraient balancer les
inconvénients du nuage de fumée qui l'envelopperait à cet instant
suprême où son salut dépend de la précision de sa manoeuvre."
"On
eût pu faire observer à l'éminent Amiral que le plus sûr moyen de faire
taire le canon
eût été de n'en pas mettre du tout, et cela suffit à faire apparaître
tout ce que son opinion avait de trop absolu...
"On
comprendra aisément que si je m'attarde sur ce sujet, ce n'est pas
seulement parce qu'il représente un
intérêt rétrospectif, mais bien parce que les idées qui ont fait
conserver, jusqu'à nos jours, cette arme sur tous les cuirassés, même
sur ceux en projet, sont tellement tenaces qu'elles ont encore de
nombreux partisans." 27
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LE
SOUS-MARIN
Darrieus
n'assigne pas au sous-marin qu'un rôle auxiliaire dans une stratégie
navale dominée par la confrontation des flottes de bâtiments de ligne. Incapable de participer aux rencontres des
escadres il n'en est pas moins destiné à jouer un rôle important.
"on
peut dire que le sous-marin est venu prendre dans les ressources de la
stratégie et de la tactique une place libre...
"La
facilité avec laquelle un sous-marin peut forcer une ligne de blocus,
mise déjà en lumière dès les premiers essais du Gymnote
en 1890, exposera des bâtiments stationnant devant une place à des
attaques incessantes venant de tous les points de l'horizon et
rendra leur position intenable... Il est donc permis de prévoir
une modification profonde dans
la tenue des blocus. Ceux-ci ne seront pas supprimés, car ils pèsent,
comme nous l'avons vu, d'un
trop grand poids, sur la conduite d'une guerre navale, mais la ligne
d'investissement sera reportée plus au
large; la ceinture qui serrait si étroitement autrefois les forces
bloquées sera plus relâchée sans que l'effet utile en soit perdu pour
cela.
"Le
sous-marin qui, en plein jour, peut s'approcher d'un navire sans être
vu n'est donc pas, en définitive, autre chose que le
"torpilleur de jour". Comme le torpilleur, il est aussi l'affût de
l'arme du
combat rapproché, la torpille, et doit à sa précieuse propriété de se
rendre invisible, de pouvoir pénétrer dans le champ d'action restreint
de cette arme 28".
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Darrieus
ne voit pas seulement dans le sous-marin un élément de défense des
côtes ; dans le chapitre consacré
à la guerre contre l'Angleterre, il assigne en effet aux flottilles un
rôle essentiel contre la flotte britannique venant de Gibraltar pour
l'empêcher de se joindre avec celle de Malte.
"C'est
aux flottilles qu'est réservé ce rôle éminemment offensif, qui montre
bien que, loin de les stériliser par une attitude passive, elles sont
appelées à fournir une collaboration active, dictée par les principes de l'art
militaire, au plan général d'opérations. La concentration à Oran, ou
beaucoup mieux encore, à Rachgoun, de groupements très importants de
torpilleurs et de sous-marin satisferait à ces conditions.
"Les
deux types de bâtiments se complètent l'un l'autre de façon à permettre
sur la route de
l'armée navale partie de Gibraltar une suite ininterrompue d'attaques
de jour et de nuit, harcelant cette flotte sans
relâche. La présence en ces bases secondaires de 8 escadrilles de
torpilleurs et de 3
escadrilles de sous-marins, constituerait un véritable barrage, ou plus
exactement une suite de barrages, sinon impossible à franchir, du moins
difficile à rompre sans y laisser quelques morts ou blessés." 29
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LA
CONDUITE DES OPERATIONS
Darrieus,
écrivant au moment même où commencaient à se développer les
télécommunications, pressent l'influence que celles-ci ne vont pas
manquer d'exercer sur la conduite des opérations et en imagine les
dangers.
"Les
entraves apportées aux opérations militaires des grands chefs, par des
formules trop strictes, formulées le plus souvent sans la connaissance des nécessités techniques ou
contingentes, n'ont jamais abouti, que je sache, à des résultats heureux. L'histoire des
guerres de tous les temps et de tous les pays fournit au
contraire de multiples exemples de la part malheureuse qui incombe,
dans l'insuccès final, à l'intervention intempestive des pouvoirs
dirigeants, dans la pratique des opérations...
"Nous
avons déjà eu l'occasion de faire ressortir la féconde initiative dont
jouissait à bon droit Nelson, l'élasticité de ses instructions générales tout entières contenues dans
la brève et précise formule : conquérir la maîtrise de la
Méditer-ranée, qui lui permettait de poursuivre la flotte ennemie
jusqu'aux Antilles.
"Suffren,
lui aussi, sentait tout le prix de l'indépendance militaire lorsqu'il
écrivait au ministre de Castries :"Le roi ne peut être bien servi dans ces pays lointains que lorsque les
chefs auront de grands pouvoirs et la force
d'en faire usage."... S'il était besoin d'appuyer les exemples de
Suffren et de Nelson, nous aurions la grande autorité de Napoléon, le
maître en la matière.
Traitant
dans ses mémoires,
des devoirs des généraux, il s'exprimait en ces termes :
"Un
général en chef n'est pas couvert par un ordre d'un ministre ou d'un
prince éloigné du champ d'opérations et connaissant
mal ou ne connaissant pas du tout le dernier état des choses : 1°
Tout général en chef qui se charge d'exécuter un plan qu'il trouve
mauvais et désastreux
est criminel ; il doit représenter, insister pour qu'il soit
changé, enfin donner sa démission plutôt que
d'être l'instrument de la ruine des siens ; 2° Tout général en
chef qui, en conséquence d'ordres
supérieurs, livre une bataille en ayant la certitude de la perdre est
également criminel ; 3° Un
général en chef est le premier officier de la hiérarchie militaire. Le
Ministre, le prince donnent
des instructions auxquelles il doit se conformer en son âme et
conscience ; mais ces instructions ne sont jamais des ordres et
n'exigent une
obéissance passive que lorsqu'il est donné par un supérieur qui, se
trouvant présent au moment où il le donne, a connaissance de l'état des
choses..."
"Ces
citations m'ont paru bonnes à reproduire, non seulement parce que,
toutes proportions gardées, bien entendu, elles s'appliquent à la campagne que nous venons d'étudier, mais
encore parce qu'elles condamnent la fâcheuse tendance naturelle du pouvoir central, dans presque
toutes les guerres contemporaines, dans tous les pays, à s'immiscer dans la conduite pratique des
opérations. Je ne serais pas éloigné de croire, pour ma part,
que les défaites répétées du général Kouropatkine, dans les plaines de
la Mandchourie, n'ont pas d'autre cause initiale." 30
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LA
SANCTION DES FAITS
Pendant
la première guerre mondiale, la guerre industrielle menée par des
navires de surface a été un
échec. Les corsaires de surface allemands, après quelque succès, furent
rapidement détruits. Darrieus n'avait pas prévu
qu'elle puisse être menée également par les sous-marins, mais il
n'était pas le seul. Il s'est montré par contre bon prophète en ce qui concerne la lutte entre
bâtiments de surface. Les rares
occasions de bataille entre cuirassés ont largement confirmé ses idées.
Ni la torpille, ni encore moins
l'éperon n'y ont joué un rôle déterminant. Les combats s'y sont
déroulés en ordre, et non sous forme de la mêlée
chère à Daveluy, à des distances proches de l'horizon, hors de portée
de l'artillerie secondaire. Et, pratiquement tous les navires détruits
au cours des engagements de surface l'ont été à la suite de coups reçus
dans
les superstructures et non de brèches faites dans la ceinture
cuirassée, ce que Darrieus avait tout à fait bien déduit de
l'expérience :
"Jusqu'à
ces derniers temps, surtout en France, malgré
la persistance avec laquelle l'expérience des guerres navales de toutes
les époques condamnait cette conception,
on s'est efforcé de protéger d'une façon absolument exagérée une zone
très étroite voisine de la flottaison, au détriment
des autres parties du navire... Ce que nous avons à demander à
la protection, ce sont simplement des garanties suffisantes, non point
contre les blessures qu'il est impossible
d'éviter complètement, mais contre des coups mortels capables
d'atteindre, dans ses oeuvres essentielles, l'affût qui porte
l'artillerie et de paralyser par conséquent, l'action de celui-ci.
"Cette
conception de la protection est encore une fois légitime car, si on
examine les faits
expérimentaux, on découvre que leur enseignement confirme les résultats
des calculs de probabilité... On ne coule pas un navire à coups de
canons ; on le pourrait encore moins aujourd'hui,
aux grandes distances que les progrès incessants de la balistique
imposent." 31
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On
pourrait, si l'on arrêtait le bilan à l'armistice de 1918, considérer
que l'apport de Darrieus
à la pensée maritime a été bien modeste. Mais l'histoire maritime ne
s'est pas terminée avec la première guerre mondiale.
L'entre-deux
guerres avait déjà montré combien étaient justes les vues de Darrieus
dans le domaine géostratégique: la poursuite d'une politique
britannique d'abaissement de la puissance navale française en est le
plus éclatant exemple. La seconde guerre mondiale allait encore
lui donner raison, en démontrant l'impossibilité de défendre
l'Indochine contre le Japon, et la fragilité de
nos possessions d'outre-mer, qui furent facilement neutralisées,
lorsqu'elles ne nous furent pas tous simplement enlevées, par les
Britanniques (même si l'essentiel nous en fut rendu à la fin du
conflit).
Dans
le domaine purement naval, l'accroissement de la distance de combat
devait reprendre une dimension nouvelle
avec la mise en service des porte-avions. Le conflit allait de nouveau
sceller l'échec de la
guerre de course par les bâtiments de surface, mais surtout voir
ressurgir la "bataille décisive" que l'on croyait appartenir au passé.
Dans
le Pacifique, les Japonais n'ayant pu transformer leur attaque de Pearl
Harbor en un succès
décisif, ce sont les Américains qui, à la bataille de Midway, obtinrent
une supériorité, non seulement matérielle, mais surtout morale, qui
leur assura désormais la maîtrise de la mer.
En
Méditerranée, la flotte italienne ne se remit jamais de la bataille de
Matapan et de l'attaque de la Fleet
Air Arm
sur Tarente et se révéla par la suite incapable de s'opposer
efficacement à la marine britannique.
En
Atlantique, la destruction du Bismarck
marqua la fin des velléités allemandes d'opérer au grand large avec ses
bâtiments de surface.
C'est
également par une véritable bataille que fut gagnée la guerre contre
les sous-marins allemands en Atlantique. A
la différence de ce qui s'était passé pendant la première guerre
mondiale, c'est à partir du moment où les alliés disposèrent de moyen
pour chercher, traquer et attaquer les sous-marins (par
l'aviation et les "Hunter
Killer Groups")
que le sort de bataille de l'Atlantique fut scellé. Ce nom que les
historiens donnèrent
à la guerre sous-marine n'est en effet pas dû au hasard. Il s'agit bien
d'une bataille
quand on déploie des forces organisées pour chercher l'adversaire avec
l'intention de le détruire. Certes, cette
"bataille" s'est déroulée sur un immense théâtre, elle a duré plusieurs
années, mais elle a bien
été menée de part et d'autre par un commandement centralisé, sans
désemparer, jusqu'à la destruction totale de la puissance ennemie.
Car,
c'est bien toujours de la maîtrise de la mer qu'il s'agit, et qui est
plus
que jamais à l'ordre du jour, malgré l'apparition de l'arme nucléaire
qui, si elle a empêché
jusqu'ici, pour le bien de l'humanité, ce que Clausewitz appelait
"l'ascension aux extrêmes", n'a pas pour
autant empêché les hommes de se battre dans des conflits "limités".
Cette arme est un bouclier,
non une épée, et elle ne permet pas d'acquérir la maîtrise de la mer
qui est plus que jamais nécessaire pour l'utiliser.
La
maîtrise de la mer est, comme l'avait bien vu Darrieus, la condition
indispensable pour qui
veut entreprendre une opération combinée. C'est bien à cette nécessité
qu'a répondu l'envoi préalable en Atlantique Sud, de la force
principale de la Royal
Navy,
représentée par ses sous-marins nucléaires d'attaque, sur l'avant de la
force d'invasion des malouines. Là encore, la "bataille décisive" a été
limitée à la seule destruction du croiseur Belgrano,
mais elle fut déterminante puisqu'elle conduisit les Argentins à
maintenir leur flotte de surface dans ses bases pendant la suite du
conflit.
Détruire
la flotte adverse reste donc encore aujourd'hui plus que jamais le
grand principe de la
guerre sur mer. Or, c'est bien la clef de la pensée de Darrieus, cette
"doctrine" dont,
avec obstination, il développe tout au long de son cours, avec une très
grande cohérence, les conséquences qu'elle doit entraîner dans tous les
domaines.
C'est
ainsi que l'on ne trouve pas chez lui cette "mystique de la mission",
encore trop
souvent enseignée chez nous comme la clef d'une "méthode" devant servir
de guide à l'action et
qui, comme l'ont fait remarquer plusieurs historiens, et tout
particulièrement Jenkins et Masson, a toujours conduit
la marine française à négliger l'essentiel, qui est la destruction de
l'ennemi, au profit de l'accessoire, quel qu'en soit l'intérêt
immédiat, et l'a si souvent conduite à de cuisants déboires.
Notes:
1
Amiral
Daveluy, Souvenirs
de la Marine d'autrefois, CFHM-Economica,
1991.
2
Idem.
3
Capitaine
de vaisseau Raoul Castex, "Les idées militaires contemporaines et la
formation de l'officier", Revue
de Paris,
1er mai 1927.
4
Capitaine
de vaisseau Castex, art. cit.
5
La
guerre sur mer,
p. 7.
6
La
guerre sur mer,
p. 6.
7
La
guerre sur mer,
p. 9.
8
La
guerre sur mer,
p. 286.
9
La
guerre sur mer,
p. 356.
10
La
guerre sur mer,
pp. 294-295.
11
La
guerre sur mer, pp.
299.
12
Cours
de tactique,
tome II, pp. 442-443.
13
La
guerre sur mer,
pp. 304-305
14
La
guerre sur mer,
p. 307.
15
La
guerre sur mer,
p. 287.
16
Cours
de tactique,
tome III, pp. 6-7.
17
Cours
de tactique,
tome III, p. 9.
18
Cours
de tactique,
tome III, p. 14.
19
La
guerre sur mer,
pp. 384-388.
20
La
guerre sur mer,
pp. 391-394.
21
La
guerre sur mer,
p. 398.
22
La
guerre sur mer,
pp. 402-405.
23
La
guerre sur mer,
pp. 408-412.
24
René
Daveluy, Etude
sur le combat naval,
p. 48.
25
Cours
de tactique,
tome II, pp. 4-5.
26
Cours
de tactique,
tome II, pp. 50-51.
27
Cours
de tactique,
tome II, pp. 74-77.
28
Cours
de tactique,
tome II, pp. 484-486.
29
Cours
de tactique,
tome III, p. 34.
30
La
guerre sur mer, p.
91.
31
La
guerre sur mer,
p. 148-150.
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