En ce 25 mars 1802,
Joseph Bonaparte et Lord Cornwallis signent la paix à Amiens. Ils mettent
fin à une décennie de guerres ininterrompues entre la France et le
Royaume-Uni. Pourtant aucune des parties contractantes ne se fait
d'illusion sur la durée de cette paix. Et en effet ce ne pouvait être
qu'une trêve car :
"Bonaparte reprenait
les plus mauvais plans de l'Ancien Régime : vaincre la
Grande-Bretagne sans disposer d'une marine capable de vaincre la Royal
Navy."1
Le 29 frimaire An X (21 décembre
1802), le ministre de la marine Decrès répond à un auteur qui vient de
dédicacer au premier consul Bonaparte un Cours élémentaire de
tactique navale publié cette année-là. Napoléon Bonaparte accepte
la dédicace de l'auteur en question : Audibert Ramatuelle, qui se
qualifie sur la page de titre d'"Ancien officier de la marine
militaire". Il fut lieutenant de vaisseau pendant la guerre d'Indépendance
américaine2, et entreprit cet ouvrage
vers les années 1789-1790. Il ne put cependant le mener à bien en raison
des événements qui ne facilitaient pas la réflexion3.
Finalement, c'est en 1802 que paraît son Cours élémentaire de
tactique navale.
Dès la dédicace,
Ramatuelle explique la raison profonde de son travail :
"Le moment est venu
de rendre son utile activité à ce grand moyen de la puissance
nationale." 4
Ce "grand
moyen" est la marine, celle-là même qui fut écrasée le 1er août
1798 en rade d'Aboukir par Nelson. Mais, dans ce contexte nouveau de paix,
des esprits avertis considérèrent que la marine a un rôle capital à
tenir. Il faut donc s'en donner les moyens techniques, humains, notamment
en formant les officiers à la technique navale, reprenant la tradition
française du XVIIIe siècle illustrée par Bigot de Morogues ou Bourde de
Villehuet5, tradition rompue par la
tourmente révolutionnaire. L'instruction est le premier maillon d'une
lente reconstruction soulignée par l'auteur :
"Le commerce de la
France ne peut fleurir sans colonies, les colonies ne peuvent exister pour
la France sans sa protection ; et cette protection ne peut leur être
efficacement assurée que par une marine militaire." 6
Voilà un projet qui
rentre tout à fait dans les plans du premier Consul.
UNE REDEFINITION DU
CONCEPT DE TACTIQUE
Dès sa préface,
Ramatuelle tient à se démarquer nettement de ses prédécesseurs :
"Aucune des
tactiques connues ne me paraît avoir atteint le but qu'elles ont dû se
proposer. Tout s'y réduit à peu près à des traités sur les signaux,
à donner la manière de former les ordres et de passer des uns aux
autres."7
La critique s'adresse ici
à toute l'école française du XVIIIe siècle illustrée par des penseurs
comme Bigot de Morogues, Bourdé de Villehuet, d'Amblimont, Grenier,
verdun de La Crenne...
Bigot de Morogues
(1706-1781) est ainsi critiqué en raison de l'angle obtus qu'il choisit
pour ses mouvements de chasse ou de retraite8.
L'allusion aux traités sur les signaux vise très probablement en priorité
le très important ouvrage de Bigot sur le sujet. Un peu plus loin,
Ramatuelle précise les critiques qu'il adresse à ses prédécesseurs :
"Je suis éloigné
de restreindre la tactique aux formations méthodiques dans lesquelles on
ne peut agir qu'en masse et en vertu des signaux." 9
Il est juste de remarquer
que les "formations méthodiques" des vaisseaux occupaient une
bonne partie des ouvrages antérieurs. Prenons La tactique navale
de Bigot de Morogues. Toute la première partie est intitulée "Des
Evolutions"10 et comporte des
chapitres sur les sujets suivants :
"Les cinq ordres de
marches" (chapitre II)
"Changer l'ordre de
bataille en ordre de marche" (chapitre VIII)
"Des changements des
escadres dans l'ordre de marche sur trois colonnes" (chapitre X).
Et bien d'autres
pourraient être cités.
Dans tous les cas, Bigot
propose une description précise des mouvements et des formations à réaliser,
assorties des démonstrations mathématiques. Ramatuelle reproche à cette
méthode un côté trop descriptif sans utilité réelle lors d'un combat.
"Mon objet a été
de diminuer et de simplifier la manœuvre."11
Il rejette donc les abus
de formalisme du XVIIIe siècle, les penseurs de cette époque substituant
aux principes des procédés à appliquer aveuglement, comme la ligne de
bataille, figée depuis la fin du XVIIe siècle. Certes, d'aucuns, comme
le chef de division Grenier, avaient fortement remis en cause cette sclérose,
mais ceci n'avait jamais été très loin. Grenier avait, par exemple,
remplacé la ligne de bataille par un autre ordre de combat en losange12.
Ramatuelle semble au contraire vouloir attaquer le problème de façon
plus radicale car tout ce formalisme peut "entraver la marche du génie
dans un art où il est si nécessaire de lui donner de l'essor." 13
Il convient de rendre aux
officiers une certaine créativité tactique, ce qui ne signifie pourtant
pas qu'il faille supprimer tout contenu d'enseignement.
En effet, dans certains
cas, l'officier doit savoir ce qu'il faut faire pour exécuter "une
manœuvre ordonnée"14. Ce
que notre auteur souhaite avant tout, c'est "transmet[tre] les
leçons de l'expérience"15 éliminant
ainsi le plus possible la formation purement abstraite. L'acquis théorique
doit s'appuyer sur l'expérience. Ramatuelle délaisse pour cela toutes
les "scories" de la pensée tactique des XVIIe et XVIIIe siècles
en ne préservant que l'essentiel. Cette tâche de sélection était
capitale à une époque où la formation des officiers est limitée, en
raison des vicissitudes subies par la marine à partir de 178916.
Cette question est abordée par l'auteur : les officiers doivent,
selon lui, être admis sur "des examens rigoureux sur les
connaissances directement relatives à leur art". 17
Les dirigeants de la
marine de la France révolutionnaire avaient ressenti ces nécessités,
mais les difficultés pour faire appliquer les ordres étaient
difficilement surmontables : l'officier n'était souvent plus obéi
par les équipages, et ces derniers étaient incomplets et fréquemment
incompétents18. comment faire passer une
formation tactique dans ces conditions ?
Dès l'An I fut cependant
composée une tactique, reconduite pour l'An III. Malheureusement ces
textes étaient trop hâtivement rédigés et de peu de portée. Par
contre, l'amiral Truguet, ministre de la marine de 1795 à 1797 poursuivit
dans cette direction et supervisa la rédaction de la tactique de l'An V.
Il exerça ainsi une influence notable sur celle de l'An IX. Ces deux
tactiques furent appliquées jusqu'en 1815 et marquaient un net progrès
sur tout ce qui avait été écrit dans ce style, y compris l'ordonnance
royale de 1765. Un minimum est fourni aux officiers et l'on est loin des
savants traités du XVIIIe siècle. En même temps ce travail décanté
par les nécessités du moment a permis de faire apparaître un concept de
tactique plus précis et amélioré, Le cours élémentaire au
titre si humble et pédagogique, prend donc place dans ce contexte.
"l'habileté
consistera (... ) à
prendre une position qui facilitera à l'armée l'exécution d'un de ces
plans." 19
Plans et instructions
sont transmis aux officiers, mais une grande latitude doit leur être
laissée. La place dans la division ou l'escadre n'est plus rigidement
assignée avec interdiction de la quitter. Une idée semblable est exprimée
dès la première page du Cours :
"Le tacticien est
donc celui qui, non seulement connaît tous les mouvemens
(sic) possibles d'une armée pour
parvenir à former les ordres et à passer des uns aux autres, mais encore
qui est doué de cette perspicacité et de cette justesse du coup d'œil
qui doivent déterminer le choix des manœuvres les plus avantageuses dans
la position où il se trouve."
Un passage s'est donc
effectué de la notion de place statique des vaisseaux, pris dans une
tactique rigide, à la "position" permettant une manœuvre.
Les deux étapes sont
nettement visibles dans la définition à deux niveaux, donnée dans la
première page :
"La tactique navale,
proprement dite, est l'art de la formation des ordres et des passages des
uns aux autres. La tactique navale est, en dernière analyse, l'art des
positions en présence de l'ennemi, soit pour attaquer, soit pour se défendre,
soit que l'on chasse, soit que l'on soit chassé."
La première phrase ne
serait pas désavouée par Bigot, et décrit finalement l'évolution telle
que le conçurent Hoste, Bigot, Bourdé... Par contre la seconde définit
la manœuvre et porte en germe la re-marquable définition qu'en donne
l'amiral Castex "Manœuvrer, c'est se remuer intelligemment pour
créer une situation favorable." 20
Reste à savoir si la
nouvelle définition proposée par Ramatuelle permet à celui-ci de privilégier
une tactique plus offensive que chez les grands auteurs français des deux
siècles passés.
UNE TACTIQUE PLUS
OFFENSIVE ?
On a souvent rappelé, à
juste raison, la transformation de la conception de la guerre au moment de
la période révolutionnaire. Ph. Masson note ainsi :
"Au cours de cet
interminable conflit, une profonde mutation se manifeste, en effet, et
l'engagement débouche sur de véritables batailles d'anéantissement."
21
Cette guerre devient plus
offensive sur terre comme sur mer. Les tactiques de l'An V et de l'An IX
illustrent parfaitement cette nouvelle tendance. Des pratiques comme le
doublement de la ligne adverse, ou la rupture de celle-ci, se développent.
L'intention est bien
offensive avec un objectif de destruction22.
Les transformations dans tous les domaines ont détruit les anciens
dogmatismes tactiques, chez les Français comme chez les Britanniques.
Nelson en fournit un très bel exemple, même s'il fait encore figure de
cas. Le 14 février 1797 au large du cap Saint-Vincent, Jervis affronte la
flotte espagnole de Cordoba. Les Espagnols naviguent en deux groupes,
faisant route au nord. Jervis survient au sud. Les deux flottes sont donc
à bords opposés. Jervis passe entre les deux formations espagnoles et
commence à remonter vers le nord par la contre-marche pour attaquer sous
le vent de l'ennemi. Pendant ce temps, les Espagnols au vent se portent
sur la queue de la ligne anglaise. Voyant la manœuvre et anticipant
mentalement son résultat, Nelson vire à babord coupant ainsi la ligne
anglaise, puis se jette sur l'avant-garde espagnole dirigée par le Santissima,
énorme quatre ponts de 130 canons23.
Voilà la grande nouveauté ;
quitter la ligne et se porter sur le point le plus dangereux. Nelson empêche
de cette façon les Espagnols de détruire l'arrière-garde, et par-là même
remporte
la victoire, capturant quatre vaisseaux (deux de 112 canons et deux de
80). jean Meyer remarque fort justement que "ce n'est pas encore
la bataille-destruction"24.
En effet, l'innovation réside
surtout dans la hardiesse tactique, mais c'est ce type d'actions répétées
qui conduit à la bataille-destruction telle Camperdown le 11 octobre
1797. Ce jour-là, l'Anglais Duncan détruit en grande partie les
Hollandais de De Winter en rompant volontairement leur ligne de bataille25
Ces quelques remarques
permettent de comprendre dans quel contexte naval Ramatuelle compose son
ouvrage. S'inscrit-il dans ce courant prônant une tactique plus offensive ?
Ramatuelle accorde une
plus grande attention à l'ennemi que ne le faisaient ses prédécesseurs.
il intègre vraiment la force organisée ennemie au cœur de sa définition
de la tactique :
"La tactique navale
est l'art des positions en présence de l'ennemi." 26
Cette prise en considération
va très loin car l'ennemi n'est plus abstrait et l'auteur, à partir de là,
envisage les attitudes à prendre en face de lui : si l'armée A est
inférieur en nombre à B, "il suffira que le général de l'armée
inférieure en forces absolues se mette en mesure de déployer simultanément
toutes les siennes contre une fraction de l'armée ennemie". 27
L'infériorité ne
provoque pas la fuite. Toute l'habileté tactique est de savoir profiter
des "forces relatives" qui peuvent être plus favorables que les
"forces absolues". Ces dernières "existent par la
nature même des choses, telles que le nombre, la force des vaisseaux, le
calibre des pièces". 28
Quant aux "forces
relatives", selon l'expression de Philippe Masson, elles sont plus
"irrationnelles"29. Pour
Ramatuelle, ce sont :
"Tous les éléments
qui peuvent influer sur la situation, comme les forces physiques et
morales [...] l'énergie de l'âme qui produit l'audace, la témérité,
le courage ; [...] par-dessus tout, l'intelligence, la perspicacité,
le coup d'œil, en un mot, le talent des chefs."30
Jusqu'alors cette audace,
cet esprit offensif ne se manifestait guère - dans les traités comme
celui de Bigot par exemple - que par l'abordage de l'ennemi. Certes,
Ramatuelle y fait allusion31, mais ce
n'est plus l'unique aspect offensif dans une tactique. C'est désormais
toute la conception de la tactique qui est offensive comme le prouve cette
analyse très pertinente :
"La tactique n'est
donc que l'art de mettre de son côté cette loi du plus fort, par la
connaissance, la combinaison, et l'emploi des forces relatives. D'après
cela [...] on doit rapporter toutes les conceptions, toutes les
dispositions, toutes les manœuvres à un principe universel, qui est
commun à toutes les tactiques morales, politiques et militaires :
[...] rendre nulle la plus grande somme possible des forces absolues et
relatives de l'adversaire."32
Que de progrès par
rapport aux auteurs du XVIIIe siècle ! Quelle influence majeure a pu
permettre cette évolution ? Les guerres de la révolution peut-être,
mais il s'agit surtout des combats qui émaillèrent la geste du bailly de
Suffren aux Indes (mars 1781- juin 1783). Le bailly est plusieurs fois
mentionné tout au long du traité et Ramatuelle en fait l'éloge :
"(Il) réunissait
tout ce qui caractérise l'homme supérieur : intrépidité, activité,
coup d'œil sûr, jugement sain..." 33
Il mentionne le combat de
l'Apraya (La Praya le 16 avril 1781) où Suffren, chargé de protéger Le
Cap, étrille l'escadre anglaise de Johnstone mouillée dans la baie de la
Praya aux Iles du Cap Vert ; la bataille ne fut pas décisive, mais
permit aux Français d'arriver au Cap avant les Anglais et sauva ainsi la
colonie hollandaise34. le combat de
Gondelour (ou de Goudelour) illustre encore mieux les propositions
tactiques de Ramatuelle.
Ce combat eut lieu le 20
juin 1783 et porte pour les Anglais le nom de combat de Cuddalore35.
Le bailly dispose de quinze vaisseaux, mais cela ne l'empêche pas
d'attaquer les dix-huit vaisseaux de Hughes (Ramatuelle donne quatorze
vaisseaux pour Suffren et dix-sept pour les Anglais). Il faut ajouter que
les bâtiments du bailly sont dans un triste état, et leurs équipages
incomplets. Cette infériorité bien utilisée par Suffren fait
l'admiration de l'auteur :
"le combat de
Goudelour a prouvé que le bailly de Suffren n'était point étranger aux
exécutions méthodiques, et qu'il savait suppléer à l'infériorité des
forces par le concours des ressources de l'art et de la supériorité des
manœuvres." 36
Cette phase pose le problème
d'interprétation. Elle se situe dans la note 1 de la page 481 où
l'auteur admire Suffren et répond aux accusations portées contre le
bailly, selon lesquelles il n'essayait pas de
"mettre assez d'ensemble dans ses attaques".
Ramatuelle choisit à
dessein l'exemple de Gondelor. En effet, ce dernier combat illustre
l'application par le bailly de la ligne de file parallèle à celle de
l'ennemi.
Cependant, Suffren avait
prévu dans son ordre numéro 3, de compenser son infériorité numérique
par une concentration de huit vaisseaux du roi sur cinq vaisseaux ennemis
placés en arrière-garde. Il rétablissait ainsi la supériorité française
sur une partie de la ligne37. Mais
jugeant cette manœuvre difficile à réaliser avec les commandants dont
il disposait, Suffren délaisse ce plan le jour du combat. Ramatuelle ne
mentionne pas ce projet, mais ne retient que le combat tel qu'il eut lieu :
deux lignes parallèles s'affrontèrent avec acharnement, mais sans
pouvoir obtenir un résultat positif. Ramatuelle veut prouver aux détracteurs
de Suffren que celui-ci est à même de pratiquer les évolutions
classiques ("exécutions méthodiques") tout en sachant user de
la manœuvre pour suppléer à une quelconque infériorité. Ramatuelle
rejoint d'ailleurs la première version du plan de bataille. Il écrit par
exemple à propos du plan d'attaque :
"En général, tout
plan d'attaque est bon dès qu'il rend inutile une partie des forces de
l'armée ennemie, ou qu'il en met une partie plus faible sous le feu d'une
partie plus forte."38
Il n'est donc pas
question ici d'en conclure que Ramatuelle place le combat de ligne de file
traditionnel au-dessus des manœuvres suffreniennes, bien au contraire. Il
s'est d'ailleurs clairement expliqué sur ce sujet.
Ramatuelle réfléchit en
effet sur la traditionnelle ligne de bataille. Dans l'étude des
"ordres primitifs", il se déclare favorable à l'utilisation de
la ligne car elle est "la disposition la plus avantageuse pour une
armée déterminée à combattre : c'est l'ordre qui développe le
mieux ses forces, et qui en permet l'emploi le plus simultané" 39.
Plus cette ligne sera
serrée et plus elle sera forte, cela est encore plus vrai si l'ennemi
veut couper la ligne40. Pourtant sa
conception offensive de la tactique ne le réduit pas au formalisme étriqué
du XVIIIe siècle.
Il écrit d'ailleurs :
"développer mieux ses forces", comme pour insister
davantage sur la priorité qu'il accorde à la manœuvre ultérieure.
Quelques 200 pages plus loin, la confirmation est clairement apportée :
"C'est en manœuvrant
avec cette hardiesse mesurée qu'on peut espérer les grands succès. En
effet, tant que l'on se restreindra dans les formations méthodiques, que
l'on se contentera de combattre masse contre masse (c'est-à-dire de
prolonger une ligne, chaque vaisseau suivant strictement son matelot
d'avant), on laissera au hasard de quelques coups de canon le sort du
combat"41.
L'influence suffrenienne
est ici sensible. Peut-être est-il possible de percevoir également celle
de l'Ecossais John Clerk of Eldin qui condamne la ligne de bataille
rigide, mais rien n'est sûr, son nom n'étant pas mentionné42
dans tout le traité. Quoi qu'il en soit Suffren est la source commune de
Ramatuelle et de Clerk43. Ramatuelle est
donc bien le premier tacticien français de la fin du XVIIIe siècle à
avoir su tirer les leçons de Suffren ; Grenier ne mentionnait pas
son nom dans son ouvrage, pourtant contemporain du bailly.
Audibert Ramatuelle a
fait accomplir de grands progrès à la pensée tactique en orientant
celle-ci vers l'offensive de façon décisive. Il a su repérer au milieu
du bruit des batailles les joyaux de la tactique : les combats de
Suffren ou ceux de Nelson. En même temps, il a su dégager des
conceptions traditionnelles du XVIIIe siècle de réflexion. Il a réussi
à donner une finalité aux évolutions et aux manœuvres, au lieu de
verser dans un catalogue sec de démonstrations souvent peu utiles. Là réside
le progrès dû à Ramatuelle.
Pourtant les progrès
sont absents de ses conceptions stratégiques. Pas plus que beaucoup de
ses prédécesseurs ou de ses pairs, il n'a pu abandonner les schémas
stratégiques traditionnels qui pointent ça et là dans le Cours Elémentaire.
Castex lui a beaucoup reproché une phrase malheureuse.
"La marine française
a toujours préféré la gloire d'assurer ou de conserver une conquête à
celle, plus brillante peut-être, mais moins réelle en effet, de prendre
quelques vaisseaux ; et en cela elle s'est plus rapprochée du véritable
but que l'on doit supposer à la guerre." 44
Ramatuelle se replace ici
dans la continuité des conceptions stratégiques françaises. Il n'a
certainement pas su, dans ce cas précis, retenir les enseignements
d'hommes comme Suffren. Le passage ne s'est pas totalement fait de la
guerre à objectifs territoriaux, à la guerre visant à la destruction de
l'ennemi.
La tactique est déjà
plus offensive mais ne s'applique pas encore entièrement à la
destruction de la flotte adverse. Castex remarque que Ramatuelle est en
retard, en émettant ses idées après Napoléon Bonaparte et Nelson45...
mais qui à l'amirauté de Londres avait vraiment saisi les conceptions
stratégiques de Nelson ? Le cours élémentaire ne se place
pas à la fin d'une révolution stratégique, mais au beau milieu ! A
titre de comparaison, signalons qu'en 1815, le chevalier de la Rouvraye ne
cite même pas Nelson dans son Traité sur l'art des combats en mer 46.
Ramatuelle a au moins eu le mérite d'intégrer les enseignements de
Nelson dans une réflexion inaugurée à la fin de la guerre d'Indépendance.
Rien ne prouve enfin en parcourant l'histoire navale postérieure à 1802,
en lisant les penseurs comme la Rouvraye, que Ramatuelle ait été compris
et ses conceptions mises en pratique...
Notes:
1
Jean Bérenger,
"Les relations internationales, 1780-1802", p. 73, dans A.
Corvisier et alii, L'Europe à la fin du XVIIIe siècle, vers 1780-1802,
Paris, Sedes, 1985.
2
René Daveluy, L'esprit
de la guerre navale, T.I., Paris, 1909, P. 11, note 1.
3
Audibert Ramatuelle, Cours
élémentaire de tactique navale, Paris, Baudoin, imprimeur de
l'Institut national, an X, 610 p., et 68 planches regroupant 124 figures.
La note 1 de la page 482 indique que l'ouvrage était écrit avant la
bataille d'Aboukir (1 et 2 août 1798).
4
Audibert Ramatuelle, op.
cit., "dédicace", sans pagination.
5
Bigot de Morogues, Tactique
navale, ou traité des évolutions et des signaux, Paris, 1763, In-4°.
6
A. Ramatuelle, op.
cit., in dédicace.
7
A. Ramatuelle, op.
cit., préface, p. VIII.
8
A. Ramatuelle, op.
cit., préface, p. XV.
9
A. Ramatuelle, op.
cit., préface, P. XVI.
10
Bigot de Morogues, op.
cit., p. 1 à 90.
11
A. Ramatuelle, op.
cit., préface, p. XIII.
12
Jacques, vicomte de
Grenier, L'art de la guerre sur mer ou tactique navale assujettie à
...un nouvel ordre de bataille, Paris, Didot, 1787, In-4°. p. 10.
13
A. Ramatuelle, op.
cit., p. XIII.
14
A. Ramatuelle, op.
cit., p. XIV.
15
A. Ramatuelle, op.
cit., p. XXIV.
16
Etienne Taillemite, Histoire
ignorée de la marine française, Paris, Perrin, 1988, p.281.
17
A. Ramatuelle, op.
cit., p. XXIV.
18
amiral Maurice Dupont, L'amiral
Willaumez, Paris, Tallandier, 1987, p. 110 sqq. sur l'année 1790.
Philippe Henwood et Edmond Monange, Brest, un port en révolution,
1789-1799, Rennes, éd. Ouest-France, 1989, 320 p., p. 160 sur la
"désorganisation" sous l'An II.
19
A. Ramatuelle, op.
cit., p.XXIV.
20
R. Castex, Théories
stratégiques, Société d'éditions géographiques, maritimes et
coloniales, T. II, 2e édition, 1939, p. 1.
21
Philippe Masson, De
la mer et de sa stratégie, Paris, Tallandier, 1986, p. 210.
22
R. Castex, La liaison
des armes sur mer, Hervé Coutau-Bégarie éd., Economica, 1991,
chapitre IV. Voir aussi ses Théories stratégiques, Paris,
Société d'éditions géographiques..., 1929, T.I, p. 32 sqq.
23
E.B. Potter et alii, Sea
Power, A Naval History, us Naval Institute, Annapolis, 1981, p. 59 et
carte p. 60. L'auteur note : "(...) au mépris du signal de
Jervis et des plus sévères règlements navals (...)".
24
J. Meyer et M. Acerra, op.
cit., p. 200.
25
J. Meyer et M. Acerra, ibid,
p. 207 et E.B.Potter, op. cit., p. 62.
26
A. Ramatuelle, op.
cit., p.128.
27
A. Ramatuelle, op.
cit., p.332.
28
A. Ramatuelle, op.
cit., p.330, note 2.
29
Philippe Masson, op.
cit., p. 217, voir aussi p. 255.
30
A. Ramatuelle, op.
cit., p.309.
31
A. Ramatuelle, op.
cit., p.347 sqq., pp. 489-491.
32
A. Ramatuelle, op.
cit., p.333.
33
A. Ramatuelle, op.
cit., p.481.
34
A. Ramatuelle, op.
cit., p.351 et 480. Voir aussi sur La Praya, R. Castex, La manœuvre
de la Praya, Paris, L. Fournier, 1913, p.267 sqq.
35
W. L. Clowes et alii, The
Royal Navy, 1898, londres, Tome III, p. 562. Plus récent, B. Tunstall,
Naval Warfare in the age of sail, Londres, Conway, 1990, 278 pages,
pp. 186-187.
36
A. Ramatuelle, op.
cit., pp. 481-482, note 1.
37
Joannès Tramond, Manuel
d'histoire maritime de la France, Paris, Challamel, 1916, p. 538.
38
A. Ramatuelle, op.
cit., p. 402.
39
A. Ramatuelle, op.
cit., p. 238.
40
A. Ramatuelle, op.
cit., p. 241.
41
A. Ramatuelle, op.
cit., p. 404.
42
John Clerk, Essai méthodique
et historique sur la tactique navale..., traduit de l'anglais par D.
Lescalier, Paris, Didot, 1791. L'édition britannique est de 1790. Sur la
rupture de ligne voir la première partie p. 86 et la deuxième partie p.
8.
43
J. Clerk, op.
cit. Voir la quatrième partie, p. 89 : "[il] a employé
des moyens tout nouveaux (...) en mettant en avant un nouveau système
(...) et en donnant l'attaque par le côté du vent d'une manière
toute nouvelle".
44
A. Ramatuelle, op.
cit., note 2, p. 363. Voir R. Castex, Théories stratégiques,
tome I, p. 33. Il reprend la critique de Daveluy L'esprit de la guerre
navale, tome I, p. 11, note 1. Daveluy parle d'un
"sophisme".
45
R. Castex, Les idées
militaires de la marine au XVIIIe siècle, Paris, L. Fournier, 1911,
p. 30 sqq.
46
la Rouvraye, Traité
sur l'art des combats de mer, Paris, Bachelier, 1815.