MAHAN, DU CAPITOLE À
LA ROCHE TARPÉIENNE
Longtemps considérée comme
l’orthodoxie navale par excellence, la pensée de l’amiral Mahan fait
de plus en plus l’objet de remises en cause très dures1.
Stratégiquement, Mahan n’est sans doute pas aussi original qu’ont
bien voulu le dire ses disciples, glanant de-ci de-là des idées déjà
anciennes, restant conceptuellement très inférieur à certains de ses
contemporains (par exemple Corbett) et déployant une ignorance
ahurissante des innovations techniques de son époque : prisonnier du
dogme de l’immutabilité des lois de la stratégie sur mer comme sur
terre, à propos de laquelle il se réfère constamment à Jomini, il a
par exemple superbement méconnu la révolution des sous-marins.
L’étude des guerres du passé l’ayant convaincu du caractère
non-décisif des opérations corsaires, il en concluait que la victoire
sur mer serait assurée au XXe siècle par les seules escadres cuirassées
comme elle l’avait été aux XVIIe et XVIIIe siècles par les vaisseaux
de ligne, selon la méthode de la bataille décisive. Toute autre
forme d’engagement naval, guerre de course (sous-marine ou non), guerre
de côtes et opérations amphibies, formaient le corollaire de la
suprématie obtenue par la bataille décisive ; c’était une
erreur stratégique de croire qu’elles pouvaient être conduites
efficacement avant cette bataille, car elles auraient alors été à la
merci des escadres ennemies. Les ouvrages historiques de Mahan
développent ce point à partir de l’opposition entre une stratégie
britannique orthodoxe, qui a toujours privilégié l’offensive et la
destruction de l’adversaire, et des méthodes françaises plus
timorées, souvent cantonnées à la défense du littoral ou au
harcèlement du commerce ennemi. La Hougue et Trafalgar apparaissent comme
les sanctions d’une politique qui, à trop vouloir éluder le
bras-de-fer, se le voit imposer par l’adversaire à ses propres
conditions.
Les deux guerres mondiales allaient
apporter un sévère démenti tactique aux analyses de Mahan. En fait, il
n’y eut pas à proprement parler de batailles navales décisives durant
cette période : les flottes de surface germaniques refusèrent
prudemment la confrontation avec les escadres alliées supérieures en
nombre ; les U-Boote, en revanche, menèrent la guerre au commerce
dans des proportions inédites et furent à deux doigts de couler plus de
tonnage que les Alliés n’en pouvaient lancer, ce qui aurait signifié
à terme l’effondrement de la logistique occidentale et la défaite. Les
armes nouvelles, sous-marin et aviation, condamnaient le blocus rapproché
- que Mahan croyait toujours d’actualité à la veille du XXe
siècle - et forçaient les Alliés à un blocus à distance beaucoup
moins gênant pour l’Allemagne, puisqu’il n’empêchait aucunement la
sortie de ses corsaires.
Ceci dit, les critiques adressées depuis
lors à Mahan sombrent dans l’excès faute de distinguer suffisamment
les aspects stratégiques des aspects tactiques de ses théories. Les
erreurs tactiques de Mahan sont le corollaire de son incompétence
technique, d’ailleurs nullement étonnante si l’on songe qu’il fut
avant tout un homme de la marine à voile dont la formation s’était
faite pendant la guerre de Sécession. Mais la tactique n’occupe pas la
première place dans son œuvre, qui est plutôt une philosophie
historique visant à dégager les quelques grands traits permanents de la
stratégie navale. Or, sur ce plan, les deux guerres mondiales confirment
les intuitions de Mahan : le Sea Power a été indispensable
à la grande stratégie et à l’économie des Alliés, a fini par
maîtriser la guerre de course germanique, a contribué à
l’étranglement économique de l’Allemagne, a permis enfin et surtout
l’engagement des troupes américaines en Europe. On ne peut donc
évacuer la pensée de Mahan avec autant de désinvolture que certains
auteurs récents. Et surtout, il est méthodologiquement inacceptable
d’oublier, dans les jugements qu’on porte sur le mahanisme, qu’il a
été en son principe une réaction contre les théories technicistes
souvent aberrantes qui prospéraient à la fin du XIXe siècle Cet aspect
du problème nous ramène directement à la question des rapports entre
Mahan et la pensée navale française, dans la mesure où, derrière la
"Jeune Ecole", la France était justement à la pointe de ces
théories technicistes.
LE TECHNICISME ET LA
JEUNE ÉCOLE
La "Jeune Ecole", pour ne
s’être affirmée sous cette dénomination qu’à la fin du XIXe
siècle, représente l’aboutissement d’une longue réflexion navale
remontant au moins à la Restauration. Depuis 1815 en effet, il est
couramment admis en France qu’un grand pays continental, très menacé
par ses voisins terrestres et devant par conséquent entretenir
d’imposantes armées, ne peut pas consacrer à la marine des ressources
suffisantes pour rivaliser avec une puissance intégralement maritime
comme la Grande-Bretagne. D’un autre côté, la permanence des
inimitiés franco-anglaises exigeait qu’on ne négligeât pas le danger
venu de la mer2. Les
progrès techniques et les nouvelles armes apparaissent aux jeunes
novateurs des années 1880 comme la réponse à ce dilemme, dans la mesure
où elles rendent leurs chances aux méthodes traditionnelles des marines
secondaires, interdire le littoral à l’ennemi (par les torpilleurs) et
attaquer son commerce (grâce aux croiseurs à vapeur). Mais, par ses
méthodes corsaires, la Jeune Ecole se révèle enracinée au plus profond
de la culture navale française : par-delà 1815, c’est à Vauban
et à son Mémoire sur la caprerie au moins qu’elle se rattache3.
Aussi faut-il la replacer dans la dialectique séculaire définie par
Philippe Masson : "Dans les périodes de développement de la
marine, les théoriciens français se rallient à la notion britannique
d’affrontement direct et de maîtrise de la mer. Dans les moments de
déclin, de crise, la pensée s’oriente vers des forces maritimes d’un
modèle différent de celui de la Royal Navy jugées à la fois
économiques et rentables, comme la défense des côtes et la guerre de
course"4. Ce fut
le cas après La Hougue (1692) comme après Trafalgar (1805). Quant à
l’engouement pour les techniques de pointe, il s’est en fait affirmé
durant tout le siècle : Fulton, précurseur des sous-marins dès
1801, Paixhans, inventeur des bateaux-obusiers en 1822, l’amiral Jean
Grivel, apôtre de la guerre de course en 1832, le Prince de Joinville,
théoricien de la vapeur en 1844, l’amiral Richild Grivel, partisan de
la torpille en 1869, jalonnent une réflexion qui se transforme peu à peu
en système stratégique complet. Ces armes nouvelles mettent le littoral
à l’abri d’un blocus rapproché ; dès lors, la sortie des
vapeurs corsaires pourra s’effectuer en toute impunité. Ils mèneront
sur toutes les mers une guerre de course beaucoup plus dangereuse pour
l’Angleterre que par le passé, car l’industrialisation et son
corollaire, le besoin de matières premières, renforcent sa dépendance
à l’égard du commerce maritime. Les nouvelles technologies, les
nouveaux matériels entraînent donc un bouleversement complet des
principes stratégiques.
Après la guerre de 1870, cette doctrine
va connaître une extraordinaire fortune. La menace continentale vient de
se concrétiser avec une violence terrible ; la priorité militaire
passe donc à la fortification des frontières de l’Est, programme
imposant et coûteux. Le dilemme qui se pose alors est essentiellement
financier : comment concilier les lourdes dépenses terrestres avec
l’exigence d’une marine efficace ? Les théories technicistes
semblent apporter une réponse idéale, car les petits bâtiments dont
elles vantent les qualités offensives - canonnières et
torpilleurs - sont beaucoup moins coûteux que les monstres
cuirassés. L’amiral Aube, chef de file de la "Jeune Ecole",
se fait le chantre talentueux de cette nouvelle politique navale adaptée
aux problèmes financiers de la France, reprenant aux théoriciens de
l’avant-1870 l’association des flottilles de défense côtière et des
croiseurs corsaires. Il n’écarte pas pour autant le rôle des
cuirassés, qui doivent représenter une menace constante pour le blocus
que l’adversaire, chassé des côtes, ne manquera pas de reconstituer en
haute mer. Le drame est que les vues d’Aube allaient être déformées
et caricaturées par ses disciples de la Jeune Ecole, Paul Vignot et
Gabriel Fontin ("Commandant Z et Henri Montéchant"), le
journaliste Gabriel Charmes et un mystérieux "Lieutenant X"
jamais identifié5.
Ces auteurs remplacent sans complexes le trinôme garde-côtes/cuirassés/
croiseurs par un binôme d’où disparaît le cuirassé, alors qu’il
constituait dans le système d’Aube une condition essentielle du succès
des croiseurs en immobilisant les escadres adverses loin de la zone de
course. Ils prêtent au torpilleur des caractéristiques stupéfiantes,
estimant qu’il pourra opérer en haute mer ; inversement, leur
hostilité envers le cuirassé se nourrit du traditionnel argument
financier, mais elle se complique aussi des considérations idéologiques
les plus saugrenues. Les tenants de la Jeune Ecole, généralement de
sensibilité républicaine voire radicale, expliquent gravement que le
torpilleur est "démocratique" alors que le cuirassé est
"réactionnaire" : le cuirassé est l’arme du riche et de
l’oppresseur (c’est-à-dire de l’Anglais), mais le torpilleur donne
au pauvre, à l’opprimé l’avantage de l’audace, du nombre et du
progrès scientifique. A ce titre, ses partisans convoquent sans ciller
Pasteur, Darwin et Hegel lui-même à la rescousse de leurs
théories !
La dérive idéologique de la Jeune Ecole
lui valut la bienveillance des forces politiques montantes. Clemenceau,
Floquet, Pelletan, pour ne citer qu’eux, l’ont massivement appuyée.
L’Amiral Aube, ministre de la Marine en 1886, tomba avec le ministère
Freycinet en 1887 ; mais il avait eu le temps de donner un sérieux
coup de frein aux programmes de construction de cuirassés, au bénéfice
des croiseurs et des torpilleurs, dont la vogue persista dans les milieux
parlementaires jusqu’à la fin du siècle. L’Amirauté s’est
constamment inquiétée du discrédit du cuirassé, mais l’argument
financier jouait contre elle dans un contexte de crise économique
imposant la stagnation des crédits de la marine entre 1884 et 1890.
C’est en vain qu’elle invoquait l’absence de tenue à la mer du
torpilleur : l’opinion s’en tenait aux rêveries de Gabriel
Charmes qui le croyait capable de "franchir isolément l’Atlantique"
et d’"assaillir à l’improviste une escadre de haut bord à
des milliers de kilomètres de son port d’attache" 6.
On continua aussi à privilégier les croiseurs, mais devant les risques
qu’ils couraient en cas d’accrochage avec des cuirassés ennemis, on
se mit en devoir de les cuirasser... Résultat : le
croiseur-cuirassé se révéla être aussi coûteux qu’un cuirassé pour
une puissance de feu qui ne lui laissait aucune chance face à ce
dernier ! Ainsi, non contentes d’avoir affaibli militairement la
flotte, les expériences inspirées par la Jeune Ecole n’ont pas même
tenu leurs promesses financières. Comme l’écrit Etienne Taillemite :
"Jamais la France n’avait dépensé autant d’argent pour sa
marine avec des résultats aussi déplorables".
MAHAN FACE AUX
THÉORIES TECHNICISTES
En dépit de ses impasses, la Jeune Ecole
exerça une influence qui s’étendit "largement hors de
France : l’Amiral Valois en Allemagne, la Cruiser School en
Grande-Bretagne défendent des idées semblables et partout les programmes
de cuirassés sont remis en question et ralentis au profit des
torpilleurs"7.
On pourrait ajouter à ce catalogue la Russie, l’Autriche-Hongrie ou
l’Italie, sans oublier bien sûr les sirènes que la Jeune Ecole fait
chanter aux Etats-Unis où la défense côtière et la guerre de course
ont jusque-là prévalu. Si cette influence mondiale de la Jeune Ecole est
souvent postérieure à la diffusion des travaux de Mahan, la tendance
dont elle procède est plus ancienne : on peut donc admettre avec
Theodore Ropp que "l’une des grandes préoccupations de Mahan fut
de réfuter les idées hérétiques de la Jeune Ecole"8.
La condamnation du technicisme est sans appel dans son best-seller The
Influence of Sea Power upon History. Mahan y souligne que la marine à
vapeur est trop récente pour avoir fourni des principes militaires
éprouvés ; les enseignements de l’histoire, la méthode
historique (au rebours des enthousiasmes tapageurs de ce qu’il est
convenu d’appeler en marine la méthode matérielle9),
constituent donc la seule référence valable : des galères antiques
aux voiliers classiques et de ceux-ci aux vapeurs modernes, les tactiques
ont évolué mais les principes stratégiques, "le point où doit
se concentrer l’armée, la direction à prendre, le côté de la
position à attaquer, la sécurité à assurer aux communications n’ont
pas changé". En définitive, "les batailles ont été
heureuses ou malheureuses suivant qu’elles ont été conduites en
conformité ou à l’encontre des principes de la guerre" 10.
L’un des plus brillants développements
de la méthode historique de Mahan concerne les torpilleurs,
bâtiments-fétiches de la Jeune Ecole. Mahan reconnaît que "le
torpilleur sera toujours utile à petite distance d’un port", comme
l’a montré la guerre de Sécession. En revanche il montre ses limites
en haute mer à partir de l’exemple historique du brûlot ; le
brûlot et le torpilleur ont en commun "le caractère terrible de
l’attaque, la petitesse relative du navire assaillant, le sang-froid
nécessaire à son capitaine". Or, souligne Mahan, les brûlots
ont disparu au XVIIIe siècle parce qu’ils retardaient et compliquaient
la marche des escadres et parce que les perfectionnements de
l’artillerie des gros vaisseaux les condamnaient à être détruits
avant d’être arrivés en position d’attaque ; le parallèle avec
les torpilleurs, mauvais marcheurs, peu marins et de plus en plus menacés
par les nouveaux canons à tir rapide des contre-torpilleurs, montre les
limites de cette nouvelle arme. La doctrine de Mahan sonne donc le glas
des espoirs de la Jeune Ecole ; mais elle s’élève plus
généralement à la hauteur d’une condamnation de la tradition navale
française dans son ensemble, dans la mesure où le technicisme n’avait
apporté qu’une actualisation tactique aux stratégies pratiquées
par la "Royale" à l’ère classique, course et défense du
littoral. Ces stratégies apparaissent d’ailleurs comme le corollaire
d’une situation géopolitique très défavorable de la France, à
laquelle Mahan consacre de remarquables analyses.
MAHAN ET LA
GÉOPOLITIQUE MARITIME DE LA FRANCE
Pour Mahan, la puissance maritime dépend
de quelques facteurs géopolitiques fondamentaux dont le moins qu’on
puisse dire est qu’ils n’avantagent guère la France dans sa
confrontation avec l’Angleterre. Tout d’abord la position
géographique : "Si un Etat est situé de manière à
n’être ni forcé à se défendre ni poussé à s’étendre du côté
de la terre, toutes ses aspirations seront dirigées vers la mer".
Ce fut le cas de l’Angleterre par opposition à la Hollande et à la
France, trop épuisées par leurs guerres continentales pour lui contester
durablement la maîtrise de la mer. La position centrale de l’Angleterre
sur l’axe mer du Nord-Manche-Atlantique la place au beau milieu du
commerce maritime européen, d’où l’essor de sa marine marchande.
Elle lui permettait en outre, dans sa lutte contre les coalitions
continentales, d’éviter la jonction des flottes adverses et de les
battre séparément avec le gros de sa flotte (c’est l’équivalent
naval de la manœuvre sur lignes intérieures chère à Jomini, corollaire
du principe de concentration). Inversement, l’écartèlement de la
puissance maritime française entre Ponant et Levant est "une
cause de faiblesse militaire sur mer", Gibraltar empêchant la
concentration des deux escadres. Deuxièmement, la conformation physique
du littoral : la fertilité des côtes françaises a détourné leurs
habitants des métiers de la mer, à la différence de l’Angleterre qui,
"maltraitée par la nature", n’a pu trouver sa grandeur
qu’au large. Interviennent aussi des données culturelles et politiques
comme le caractère national : le goût du négoce est essentiel. "Si
la prudence excessive et la timidité financière deviennent des traits
nationaux, elles tendent à enrayer dans leur expansion le commerce et
l’industrie maritimes". C’est le cas de la France. Plus
généralement, "en Europe, les classes nobles ont reçu en
héritage du Moyen-Age un mépris hautain du commerce pacifique" ;
les puissances qui ont su échapper à cette attitude ont dominé les mers
(Hollande, Angleterre). Les institutions ne sont pas moins
importantes. La puissance maritime exige beaucoup d’esprit de
suite ; il faut notamment créer et entretenir les flottes, mais
encore favoriser le commerce et les colonies, mener une action
diplomatique subtile et constante pour décourager les coalitions
adverses, ruiner la concurrence, etc. C’est pourquoi Mahan, méfiant
envers l’instabilité démocratique, vante les pouvoirs forts comme
celui de l’aristocratie britannique. Mais le pur volontarisme politique
ne suffit pas à assurer la puissance maritime tant que celle-ci ne
s’est pas associée les intérêts des particuliers (armateurs, etc.),
puisqu’en définitive la marine militaire dépend des intérêts
économiques engagés sur mer. S’il rend un hommage appuyé à l’œuvre
de Richelieu et de Colbert, Mahan note que "toute cette
merveilleuse prospérité, éclose comme par force sous l’action du
gouvernement, se flétrit comme ‘la gourde de Jonas’ dès que fut
retirée la faveur gouvernementale. Ses racines n’eurent pas le temps de
s’enfoncer profondément dans la partie vitale de la nation".
Les désavantages géopolitiques de la
France expliquent amplement ses choix stratégiques hétérodoxes :
faute de pouvoir concentrer autant de vaisseaux de ligne que la Royal Navy,
elle a, depuis la Hougue, fui tout engagement massif au profit de
stratégies indirectes, délaissant les escadres anglaises pour attaquer
les colonies ou les navires marchands de l’ennemi. Le passé de la
France est donc chez Mahan le contre-exemple par excellence de la guerre
navale. Cette condamnation à première vue totale a de quoi faire
soupçonner Mahan de francophobie. Il ne peut se défendre, en effet,
d’un sentiment de supériorité protestante à l’égard des Français,
réputés médiocres travailleurs et économiquement timorés. A y bien
regarder cependant, son attitude est plus complexe qu’il n’y paraît.
Notons d’abord que par sa mère, descendante d’émigrés huguenots,
Mahan est d’ascendance française et en tire un certain orgueil dans ses
mémoires (From Sail to Steam, 1907). A l’époque où il écrivit
Sea Power, la politique navale des Etats-Unis et celle de la France
étaient en outre assez similaires : la jeune république
américaine, craignant de ne pouvoir rivaliser avec les puissantes flottes
européennes en cas de guerre dans les Caraïbes, privilégiait la
défense des côtes et la guerre de course, non la maîtrise du large par
la guerre d’escadre et la bataille décisive. Mahan déplore certes cet
état des choses, mais peut-être aussi crée t-il une solidarité
affective entre les deux pays. Ainsi s’expliqueraient les bouffées de
sympathie pour la France qui percent en certaines pages de Sea Power,
par exemple lorsque Mahan fait l’éloge de Richelieu et de Colbert, ou
lorsqu’il rend un hommage appuyé à Suffren, le seul marin français à
avoir pratiqué l’offensive à outrance et à avoir recherché
l’anéantissement des escadres adverses avant tout autre objectif.
L’histoire navale française est chez lui une succession d’occasions
ratées par manque de persévérance, mais louables en leur
principe ; la France apparaît donc comme une grande sœur
malheureuse des Etats-Unis, appelés à en reprendre le flambeau là où
elle a fait faux-pas. Sur la nature de ce faux-pas, le premier chapitre de
Sea Power est catégorique : le grand responsable est Louis
XIV, qui s’est détourné de la voie tracée par Colbert en laissant
péricliter l’économie maritime (alors qu’en dernier ressort "la
marine de guerre dépend des intérêts engagés sur mer") et
surtout en la sacrifiant à "des projets d’extension
continentale conçus parfois avec sagesse, mais souvent aussi très
inconsidérément".
AMBIGUÏTÉ DE L’ANALYSE DE
MAHAN
En fait, Mahan est, sur ce point,
contradictoire : son argumentation oscille entre déterminisme et
volontarisme. Après avoir démontré que la politique navale française
est handicapée par les conditions naturelles, continentalisme et double
frontière maritime, il vient déplorer que la France,
"admirablement placée comme puissance maritime" avec ses
littoraux baignés par trois mers, ait gâché ses chances sous Louis
XIV ! A supposer même que ce dernier ait pu se détourner des
guerres continentales et se consacrer sérieusement au commerce maritime
et aux colonies, il est pourtant évident que l’Angleterre n’aurait
jamais laissé s’installer un si dangereux concurrent et que sa
supériorité maritime intrinsèque, établie par Mahan lui-même,
l’aurait avantagée dans la lutte. Mais surtout, comme il est courant
chez les marins (fussent-ils français), Mahan méconnaît la philosophie
fondamentalement continentale de l’Histoire de France, telle qu’elle a
été esquissée par Jacques Bainville entre autres. La France est, au
nord, l’aboutissement d’un véritable boulevard d’invasion. A
l’époque de Louis XIV, cette menace continentale est plus présente que
jamais ; la redoutable rocade impériale qui court du Milanais aux
Pays-Bas espagnols permet aux Habsbourg de frapper où ils veulent, quand
ils veulent : à Corbie et Saint-Jean-de-Losne en 1636 ; à
Rocroy en 1643 ; sur la Somme enfin, à l’occasion des troubles de
la Fronde. Persister dans ces conditions à voir en Louis XIV un tyran
orgueilleux qui ne guerroie que pour son plaisir, ou attribuer le
"pré carré" à Dieu sait quel fantasme géométrique, c’est
oublier qu’il s’agissait ni plus ni moins de la survie même du
royaume. Mahan n’a pas vu que les guerres du Grand Règne, d’allure
offensive, relèvent en fait de cette "défensive offensive"
dont il a pourtant traité dans son œuvre, c’est-à-dire d’une
défensive politique assurée par une offensive militaire : en
démantelant méthodiquement la rocade impériale, Louis XIV et Vauban ont
donné à la France l’une de ses plus longues périodes de non-invasion
(jusqu’en 1792)11.
L’analyse de l’Histoire de France par
Mahan est donc partiellement erronée et cette erreur a pour corollaire
que le mahanisme n’est pas valable dans son intégralité pour la
France. "La comparaison avec la Grande-Bretagne, qui sous-tend plus
ou moins consciemment le jugement que l’on porte sur la marine
française, fausse les perspectives : les expériences de la France
et de la Grande-Bretagne ne sont pas comparables, ne serait-ce qu’en
raison de l’insularité de la seconde"12.
La stratégie navale française est presque toujours dépendante de
l’enracinement continental de notre pays, avec ses exigences propres qui
priment sur celles de la puissance maritime13.
L’acclimatation de la doctrine de Mahan en France posait donc plusieurs
problèmes : d’une part, elle devait surmonter les répugnances que
ne pouvait manquer d’entraîner l’opinion négative de Mahan sur la
tradition navale française, et pour ce faire mettre en avant les quelques
passages francophiles de son œuvre ; d’autre part, il fallait
proposer un dépassement critique du mahanisme, qui répondait mal aux
besoins spécifiques de la France, dépourvue des moyens financiers
d’une éventuelle bataille décisive contre la Navy.
LA
“NATIONALISATION” DU MAHANISME
The Influence of Sea Power upon
History fut traduit par le
capitaine de frégate Boisse sous le titre L’Influence de la
puissance maritime dans l’Histoire ; le volume sortit en
librairie en 1899 à la Société française d’éditions d’art, trois
ans après l’édition allemande et deux ans après l’édition
japonaise : un comble pour un livre essentiellement axé sur la
marine française ! Mais cette édition avait été précédée
d’une parution étalée de 1894 à 1896 dans la très officielle Revue
maritime et coloniale éditée par le ministère, ce qui invite à se
demander si la traduction n’avait pas été commandée au C.F. Boisse
par l’Amirauté pour faire pièce aux théories de la Jeune Ecole,
réhabiliter le cuirassé et la guerre d’escadre. Boisse, en tout cas,
se révèle dans sa Préface et ses notes ultra-mahanien : les
quelques réserves qu’il introduit visent uniquement à ménager les
susceptibilités du public, réfutant la supposée paresse des Français,
la peur des responsabilités que Mahan attribue à Tourville ou
l’infériorité qualitative de nos marins. Pour le reste, Boisse
s’attache à rendre confiance à la France quant à sa vocation
maritime : "A voir fréquemment les mêmes fautes se
reproduire", écrit-il dans sa Préface, "on peut être
tenté de se poser la question : Les Français sont-ils moins
propres au métier de la mer que les autres peuples ? Mahan laisse
soupçonner la réponse affirmative (...). Nous préférons celle
donnée par l’Amiral Grivel lui-même : des malheurs de
toute espèce ont bien pu ravir à la France son pouvoir maritime, mais
non les éléments de ce pouvoir." Exploitant l’ambiguïté qui
caractérise les développements de Sea Power consacrés à la
France, Boisse opte évidemment pour l’interprétation volontariste,
mais le plus intéressant est qu’il tente de l’asseoir sur des
théories indigènes de la puissance maritime, comme pour
"nationaliser" le mahanisme, en faire le prolongement d’une
certaine tradition française et rendre à celle-ci ses lettres de
noblesse. Cette entreprise est d’ailleurs légitimée par Mahan
lui-même, dont la Préface rend hommage aux auteurs français :
"Les historiens maritimes se sont peu inquiétés de la relation qui
pouvait exister entre leur sujet particulier et l’histoire générale
(...). Cela est moins vrai des Français que des Anglais ; le
génie et l’éducation des premiers les poussent à étudier les causes
des faits et à se rendre compte des relations des événements les uns
avec les autres". Se dessine ainsi un va-et-vient intellectuel
entre Mahan et la France qui renvoie à des pans entiers de la pensée
navale française aujourd’hui bien méconnus.
On peut du moins en évoquer quelques
jalons : les Considérations navales du contre-amiral Jean
Grivel (1832), celui-là même que cite Boisse dans sa Préface, font la
part belle aux opérations corsaires mais contiennent par ailleurs de
remarquables intuitions pré-mahaniennes : une analyse des facteurs
de la "puissance navale" qui annonce le premier chapitre de Sea
Power ; une étude de ses effets tout à fait similaire à celle
de Mahan (puissance commerciale, diplomatique, militaire, illustrée par
l’idée que la victoire britannique dans les guerres de la Révolution
et de l’Empire tient à "la prépondérance du pouvoir
naval"), l’apologie de la bataille ("la fin de tous les
travaux maritimes étant le combat, toutes les parties doivent converger
vers ce but unique, et lui être subordonnées") et de la
concentration ("nous n’entendons nullement renoncer aux
réunions soudaines ni aux avantages qui peuvent s’ensuivre")…
La philosophie de cet opuscule s’ancre comme celle de Mahan dans "la
nature des choses" et dans "les enseignements de l’Histoire,
qu’on ne méprise jamais en vain" 14.
Mahan n’a sans doute jamais lu cette étude, dont l’unique
édition précède de huit ans sa naissance ; mais le fils de Jean
Grivel, l’Amiral Richild Grivel, a perpétué dans ses travaux certaines
idées de son père et a vraisemblablement assuré leur diffusion chez
tous les penseurs maritimes de l’époque. Mentionnons également l’œuvre
du lieutenant Lapeyrouse-Bonfils qui a été la source principale de Mahan
concernant l’histoire de la marine française : Mahan dit avoir
apprécié sa "manière philosophique de résumer les causes et
les effets dans l’histoire générale liée aux affaires maritimes" 15.
Une note intéressante de Boisse (p. 257 de sa traduction de Sea
Power) laisse encore entrevoir le scepticisme de certains milieux
français envers la guerre de course : Boisse cite un passage de
Chabaud-Arnault soulignant les échecs des corsaires français face aux
escadres anglaises sous le Premier Empire ; "on peut donc
l’admettre avec Mahan et Chabaud-Arnault", conclut-il, "l’inefficacité
de la guerre de course (...) est un point d’histoire que les
luttes précédentes ont déjà mis en pleine lumière" 16.
C’est d’ailleurs à Chabaud-Arnault et à un autre auteur
français, le commandant Gougeard, que Mahan emprunte explicitement ses
développements sur les limites des brûlots dans les engagements de haute
mer (pp. 126-133 de la traduction française)17.
On trouve enfin et surtout, dans la
tradition navale française, l’extraordinaire personnalité du
bailli de Suffren dont le génie stratégique répond exactement aux
critères définis par Mahan. Sa passion de l’offensive, son âpre
recherche de la bataille décisive lui avaient valu chez ses adversaires
britanniques le surnom d’"Amiral Satan". Suffren inverse la
doctrine traditionnelle de la France : plutôt que de subordonner la
stratégie navale à la protection de littoraux, de colonies, de positions
en un mot - alors que la guerre navale est par essence une guerre de
mouvement - il court sus aux escadres adverses, dont la destruction
est le meilleur gage de protection des positions menacées. C’est ce que
Mahan appelle "son grand, son transcendant mérite"
(p. 464 de la traduction française). La haute mémoire de Suffren
sert à point nommé l’entreprise de "nationalisation" du
mahanisme par Boisse et ce n’est certainement pas par hasard que
l’édition française de Sea Power est ornée d’un portrait du
grand Provençal. La découverte du mahanisme est donc d’abord, pour la
marine française, l’occasion d’un retour fécond sur son passé.
LA DIFFUSION DU
MAHANISME
A partir de la traduction de Boisse, le
mahanisme se fait de plus en plus présent dans la presse spécialisée,
quoique souvent en filigrane. De janvier à juin 1895 par exemple,
examinant dans la Revue maritime et coloniale l’ouvrage de
l’amiral britannique Colomb Naval Warfare, Boisse continue en
fait à développer les thèses de Mahan sur le primat du contrôle de la
mer avant toute autre opération. On retrouve les mêmes idées dans un
long article du C.F. Farret, "Questions de stratégie navale" (R.M.&C.,
vol. 131, octobre-décembre 1896) qui souligne en outre que la
destruction de la flotte adverse doit être recherchée par
l’offensive ; elle "l’emporte sur la défensive" en
permettant "de porter ses forces au point décisif" (principe de
concentration à propos duquel l’auteur cite Jomini). Farret dénonce
les "théories exclusives" de la Jeune Ecole et estime
que les techniques nouvelles dont elle se réclame sont des "évolutions",
non des "révolutions". Il admet que la guerre de course
est plus que jamais nécessaire dans le contexte de maritimisation de
l’économie mondiale, mais souligne qu’elle ne peut réussir que si
l’on a déjà "la suprématie navale" ; à ce
titre "la guerre d’escadre reste l’arme la plus sûre pour
conquérir le sceptre des mers". La guerre de course sans soutien
d’escadre s’est pratiquée "à la fin du XVIIe siècle et dans
le XVIIIe siècle" et "l’histoire témoigne de la
médiocrité des résultats obtenus".
L’influence de Mahan sur cet article
est absolument indéniable, mais il n’y est jamais cité. Une telle
omission est révélatrice de l’embarras de l’auteur, qui semble
deviner les problèmes insolubles posés par la doctrine du Sea Power à
une puissance continentale financièrement incapable d’aligner des
escadres aussi imposantes que celles de l’Angleterre. En certains
passages épars, Farret s’éloigne d’ailleurs de Mahan : il note
qu’une flotte inférieure doit refuser le combat et s’enfermer dans
ses ports, où elle "profitera des occasions favorables pour
livrer des engagements partiels" ; que "l’emploi
du torpilleur" rend son blocus "très difficile, sinon
impossible" ; que dès lors la course reste "l’arme
particulièrement efficace du faible contre le fort". Les
réminiscences d’Aube viennent se superposer à l’orthodoxie
mahanienne, comme une trentaine d’années plus tard dans les Théories
stratégiques de l’amiral Castex18.
La philosophie de l’article est de ce fait contradictoire : on lit
au début que "la question de l’immutabilité de la stratégie
navale n’est pas claire sous sa forme concise", après quoi
l’auteur invoque les "lois fondamentales de la stratégie
navale", pour conclure une trentaine de pages plus loin qu’"il
n’existe pas de règles immuables qui aient le privilège de donner la
victoire" !
Un autre exemple de mahanisme ambigu,
plus ou moins aménagé et adapté au cas français, est fourni par un
article du C.F. de Carfort, "Introduction à l’étude de la
tactique navale" (R.M.&C., vol. 140, janvier-mars
1899). Après avoir établi que "le but de la guerre
maritime" est de "conquérir l’empire de la mer dans
une région déterminée", il définit cet empire comme la
faculté de "maintenir la liberté de ses communications et
d’interdire celles de l’ennemi". Le primat des communications
sur la destruction de l’adversaire est une idée sensiblement éloignée
de Mahan et préfigurant plutôt Corbett ; mais plus loin,
paradoxalement, on retrouve la bataille décisive mahanienne : "Aujourd’hui
comme autrefois, les grandes batailles navales entre escadres décideront,
seules, des destinées maritimes des peuples". Même ambiguïté
en ce qui concerne les opérations côtières : pour une nation dont "une
partie du littoral est située dans le voisinage et sous la menace
constante d’une puissance maritime supérieure"
- comprendre : les côtes françaises menacées par l’Angleterre -
la défensive est prioritaire "et l’escadre du large doit lui
prêter le concours de toutes ses forces", ce qui est totalement
anti-mahanien ; mais cette défensive n’est "que le
prologue de l’action navale", assurée par "la guerre
d’escadres". Celle-ci, "en vue de maintenir l’accès
de nos ports", est la condition nécessaire de la guerre de
course (on retrouve les idées d’Aube) mais doit aussi conduire la
bataille décisive susmentionnée : ce n’est "qu’après
la victoire" que l’on peut envisager l’attaque ou le blocus
des côtes ennemies. Au terme d’un parcours acrobatique et
quasi-contradictoire, Carfort réussit donc à rejoindre l’orthodoxie
mahanienne, sans d’ailleurs citer Mahan.
La sortie de L’influence de la
puissance maritime dans l’Histoire en librairie (1899), puis la
parution de deux autres ouvrages de Mahan, La guerre sur mer et ses
leçons en 190019
et Le salut de la race blanche et l’empire des mers en 190520
attestent le succès de la "nationalisation" du mahanisme par
Boisse : Mahan apparaît désormais comme une référence
fondamentale. Il faut dire que le contexte est exceptionnellement
favorable à la percée de ses thèses, envisagées par un article du Yacht
du 8 Juillet 1899 à la lumière de l’ humiliation de
Fachoda : "Les événements qui se sont passés dans le
Haut-Nil viennent malheureusement encore de confirmer la théorie"
de Mahan, la supériorité de l’armée Kitchener n’étant que
l’expression terrestre de la puissance maritime britannique ; en
outre, à deux doigts d’une épreuve de force avec l’Angleterre,
l’infériorité de la marine française en cuirassés a grandement
contribué à la reculade de la France. Dès lors, le pays se met à
l’école de ses vainqueurs, c’est-à-dire au mahanisme. Non que les
ministres de la Marine aient eu clairement conscience d’appliquer les
idées de Mahan, qu’ils n’ont pas nécessairement lu ; les
comptes rendus des débats parlementaires sur la marine publiés dans la
presse spécialisée ne le citent pas. Mais Fachoda et, simultanément, la
multiplication des cuirassés austro-allemands (elle-même conséquence de
l’influence de Mahan dans ces pays) viennent conjuguer leurs effets à
ceux du mahanisme ambiant qui gagne la marine pour déterminer une
nouvelle orientation de la politique navale française. Par la loi du 9
décembre 1900, Lanessan relance la construction de cuirassés.
TRIOMPHE ET LIMITES DU
MAHANISME EN FRANCE
Ce tournant avait été préparé en 1896
par la création de l’Ecole supérieure de la marine. Ses débuts
doctrinaux semblent avoir été laborieux, mais dès 1900 l’Ecole fait
preuve "d’une grande partialité en faveur de la tactique et de
la stratégie des flottes à voile", ce qui indique son
ralliement à la méthode historique21.
Elle prône à cette date "la nécessité absolue des cuirassés
dans les flottes de la France" 22.
En 1906 enfin, le capitaine de vaisseau Darrieus est chargé des cours de
stratégie et ne cache pas sa volonté de leur donner un tour dogmatique,
comme d’ailleurs son successeur Amet en 190923.
Tous deux sont des mahaniens convaincus : on peut donc estimer
qu’à ce moment, la déroute théorique de la Jeune Ecole est
consommée. C’est évidemment la guerre russo-japonaise de 1904-1905 qui
a précipité une évolution commencée depuis longtemps. Dès avant le
conflit d’Extrême-Orient de fait, Daveluy, proche de Darrieus, a
publié des travaux d’inspiration mahanienne, développant le primat de
la bataille. Tsoushima (27-28 mai 1905) est interprétée comme une
éclatante confirmation de ce dogme mahanien et Daveluy consacre à la
guerre russo-japonaise son étude La lutte pour l’empire de la mer,
parue en 1906. Mahan inspire également, à partir de 1909, les premiers
travaux du futur amiral Castex, qui se réclame de "l’école
historique" et en applique la méthode dans ses ouvrages
érudits, soulignant "le danger terrible qu’il y a à se livrer
à (la guerre de course) avant d’avoir détruit l’ennemi
flottant par la bataille qui prime tout" et louant Suffren
d’avoir retrouvé cette loi permanente de toute stratégie24.
L’école mahanienne est donc très active en France avant la Grande
Guerre et a surclassé ses adversaires sur le plan de la théorie. Ce
succès intellectuel ne peut toutefois entièrement dissimuler
l’inadaptation du mahanisme à la situation de la France, comme
l’avaient pressenti les premiers commentateurs de Mahan à la fin du
XIXe siècle.
Le mahanisme orthodoxe bute d’abord sur
une éternelle difficulté : la France a t-elle les moyens d’une
bataille décisive contre la Royal Navy ? Daveluy reconnaît sa
faiblesse numérique et sa défaite "probable", mais les
corrige par une "théorie du risque" à la Tirpitz : une
marine suffisante pour ne laisser à l’Angleterre qu’une victoire à
la Pyrrhus dissuadera celle-ci d’attaquer la France, sous peine de voir
ensuite son hégémonie maritime passer à une autre puissance25.
Daveluy reconnaît néanmoins que nous serons dans tous les cas de figure
en état d’"infériorité absolue", ce qui conduit le
mahanisme français à une impasse. La question coloniale soulève une
autre difficulté : comment défendre les parties les plus
éloignées de l’empire, notamment l’Indochine menacée par le Japon
allié à l’Angleterre ? Mahan avait orienté le colonialisme
américain vers une expansion rationnelle, proportionnée aux
possibilités d’intervention de l’U.S. Navy ; par le canal de
Panama, cette dernière reste toujours en position centrale par rapport
aux zones à protéger, évitant ainsi d’avoir à se diviser. Rien de
tel avec l’empire français, fait de pièces et de morceaux au fil
d’une longue histoire. Immobiliser une "escadre de station" en
Extrême-Orient, c’est contrevenir au principe mahanien de
concentration, c’est-à-dire concrètement affaiblir la flotte
métropolitaine sans pouvoir d’ailleurs aligner en Indochine assez de
bâtiments pour tenir tête à la marine japonaise ; inversement, y
rechercher la "maîtrise de la mer" par l’envoi de la flotte
métropolitaine, comme le préconise Castex dans Jaunes contre Blancs,
le problème militaire indochinois (1905), suppose une situation
parfaitement calme en Europe, faute de quoi on laisserait le littoral
français ouvert à l’ennemi... La seule réponse à ce dilemme, dans
une optique mahanienne conséquente, est qu’il faut vendre l’Indochine
(comme d’ailleurs les Antilles) ; c’est l’opinion de Darrieus
dans La guerre sur mer 26.
Mais cette solution est irréalisable, ne tenant aucun compte des
intérêts économiques, des attachements affectifs qui s’y opposent.
L’analyse géopolitique se révèle ici trop abstraite et
l’application des concepts mahaniens à la France bien problématique.
Seule l’évolution de la situation
diplomatique permet de dépasser le dilemme de l’inévitable
infériorité de la flotte française en cas de guerre avec
l’Angleterre. Après Fachoda, les ministres Lockroy et Lanessan ont
déjà souhaité un rapprochement avec l’Angleterre et, dans
l’ensemble, les milieux politiques envisagent de plus en plus une lutte
contre la Triplice. Cette analyse se confirme en 1904, année de
"l’Entente cordiale". La nouvelle donne diplomatique permet
alors à Delcassé, ministre de la Marine de 1911 à 1913, d’adopter en
1912 un dispositif d’action intégralement mahanien, car l’alliance
avec la Grande-Bretagne lève l’hypothèque séculaire de la division de
la flotte entre Ponant et Levant : aux Anglais les opérations en mer
du Nord-Manche-Atlantique ; à la France la Méditerranée
occidentale, où la concentration de l’ensemble des escadres en une
seule "Armée navale" doit abattre la flotte autrichienne et
défendre l’axe vital Alger-Marseille, comme l’avaient réclamé dès
1904 les disciples français de Mahan27.
La victoire sera obtenue par la supériorité numérique en vue de
laquelle Delcassé fait voter l’imposante loi navale du 30 mars 1912,
prévoyant 28 cuirassés nouveaux. Quant à la question de la défense de
l’Indochine, corollaire de la rivalité franco-anglaise via
l’alliance anglo-japonaise, elle n’est de ce fait plus à l’ordre du
jour. Episode sans précédent de sa longue histoire, la marine française
épaulée par la Royal Navy se trouve à même d’exercer pleinement ce Sea
Power dont elle a tant souffert par le passé. Mahan, dès lors,
répond pleinement à ses besoins. Mais c’est là l’effet d’une
conjoncture internationale particulière, derrière laquelle les
pesanteurs géopolitiques restent inchangées. On ne saurait donc perdre
de vue les limites du modèle mahanien dans le cas de la France.
LA JEUNE ECOLE
FACE AU MAHANISME
Face à l’imposante cohérence du
mahanisme, certains de ses adversaires allaient d’abord avancer
un argument simpliste mais d’autant plus révélateur de leur
désarroi : Mahan était en fait un cheval de Troie employé par l’Angleterre
pour discréditer la Jeune Ecole et sauver ainsi la prédominance de la
Navy ! Le Commandant Z affirme dès 1892 que "l’Amirauté
de Londres (...) a affecté jusqu’ici de dédaigner (le
torpilleur) dans l’espérance que les autres nations l’imiteraient
(...). C’est par politique que l’Angleterre continue à construire
des navires cuirassés (...) ; en excitant ses rivaux à
épuiser leurs ressources dans la construction de navires impuissants
contre elle, l’Angleterre combat, dès le temps de paix, par ses
finances. Sur un pareil terrain, elle est sûre de vaincre..." 28
L’accusation se retrouve en 1900 sous la plume de J. Legrand,
visant nommément Mahan cette fois-ci : "Le système Mahan
fait partie de l’arsenal de guerre britannique. Que les Anglais y
croient ou non, ils ont avantage à persuader au monde que la lutte contre
eux est une lutte scientifiquement et historiquement sans
espoir" 29.
Même argumentation lorsque le commandant Vignot dénonce la relance des
cuirassés par le programme Lanessan : "Est-il rien de plus
niais que l’engouement des Français pour les théories du compilateur
gallophobe Mahan", qui "prêche naturellement pour le
genre de guerre auquel la France doit tous ses désastres", à
savoir la guerre d’escadres ? C’est véritablement "un
succès de la politique navale de l’Angleterre" !30
"Elle triomphe ici du monde entier", surenchérit Paul
Fontin, "car sa sécurité et sa puissance, à l’heure actuelle,
reposent bien moins sur ses formidables escadres que sur cet état
d’esprit universel qu’elle a créé et qui est vraiment le chef-d’œuvre
de sa politique" 31.
Un tel succès suppose des complicités en France même, et c’est ici
que l’anti-mahanisme primaire atteint le fond de la grossièreté :
la manipulation britannique, exposent "un marin" et "Verax"
en 1909, a eu l’appui des "fils d’archevêques" de
l’Amirauté, qui ne soutiennent le cuirassé que parce qu’ils peuvent
s’y goberger "sans le moindre risque" ; ce type de
bâtiment fait aussi l’affaire de leurs "bons amis de la
métallurgie", accusation qui fleurit dans bon nombre d’autres
articles moins agressifs que celui-ci32.
Cette interprétation est évidemment
outrancière à l’extrême. Ne voir en l’américain Mahan
qu’un fourrier de la propagande britannique est absurde et
il est abusif de taxer Mahan de "gallophobie", la réalité
étant beaucoup plus complexe. Mais en dépit de ces raccourcis
caricaturaux, les anti-mahaniens primaires entrevoient de vrais
problèmes. A défaut d’avoir créé de toutes pièces le mahanisme,
l’Angleterre peut effectivement être portée à s’en servir pour
bloquer tout renouvellement des tactiques navales qui s’exercerait à
ses dépens ; le cas s’est déjà vu en 1804, date à laquelle l’Amirauté
de Londres semble avoir refusé de cautionner l’expérimentation du
sous-marin de Fulton, qui représentait une menace trop grande pour la
suprématie navale britannique. De toutes façons, même sans
supposer un tel machiavélisme, il reste que l’apologie de la guerre
d’escadre et de la bataille décisive sert objectivement l’Angleterre
qui pourra toujours aligner plus de cuirassés que n’importe quelle
puissance continentale. Ce problème majeur allait nourrir une critique
anti-mahanienne plus raisonnée.
CRITIQUE
STRATÉGIQUE DU MAHANISME
Dans son article susmentionné de 1892,
le Commandant Z s’en prenait déjà à la notion d’"empire de la
mer", c’est-à-dire au Sea Power de Mahan : "Des
mots, des mots, toujours des mots !" Emile Duboc prend le
terme plus au sérieux dans un article de 1897, mais y voit une réalité
du passé, estimant que "ce prétendu empire de la mer (...) n’est
plus qu’un vain mot" devant les torpilleurs et les sous-marins
qui condamnent toute tentative de blocus. Conclusion : à l’avenir,
c’est la course qui fera la décision33.
Même argumentation chez Freysinn en 190334.
Duboc et Freysinn ne font d’ailleurs que reprendre les théories de
l’amiral Aube sans les adapter au défi mahanien : on reste en
plein dialogue de sourds. D’autres auteurs, au contraire, proposent une
analyse plus fine : ils admettent le concept d’empire de la mer et
son corollaire stratégique, la guerre d’escadre, mais montrent qu’ils
ne valent que pour des puissances insulaires ; la question de leur
viabilité à l’ère industrielle est sans importance pour la France,
puisqu’elle n’a de toutes façons pas les moyens d’une telle
stratégie. Dès 1895, l’amiral Réveillère le souligne : "Nous
ne pouvons pas comme l’Angleterre consacrer toutes nos ressources à
augmenter sans cesse notre flotte (...) ; il faudrait pour
cela que nous fussions comme elle isolés du reste du continent
européen" 35.
Et Armor en 1904 : "Trois puissances seulement ont besoin de
la maîtrise de la mer " : Angleterre, Japon,
Etats-Unis, dont la situation géographique "permet de diminuer
les dépenses pour leur armée de terre et de consacrer le maximum
d’efforts et de sacrifices à leur marine. Aussi ces trois nations
peuvent et doivent construire des cuirassés ", ce qui n’est
pas le cas des autres puissances36.
La conclusion de ces auteurs ne diffère en rien de l’orthodoxie
"Jeune Ecole" : seule la course est une forme de guerre
navale adaptée au cas français. Cependant leur raisonnement ne procède
pas d’une condamnation simpliste de la guerre d’escadre, mais d’une
analyse géopolitique finalement très proche de celle de Mahan. Elle
constitue, à partir des mêmes postulats, une lecture relativiste et
critique de la théorie du Sea Power : comme l’écrit Armor,
cette théorie, "bonne pour l’Angleterre, ne l’est pas pour
les autres".
Une fois admis ce relativisme doctrinal,
il s’agit de montrer que l’attitude historique de la marine française
est l’expression d’une pensée navale différente de celle de l’Angleterre,
mais non moins cohérente et plus compatible avec la situation de la
France. Après Fachoda, le commandant Vignot fait ainsi l’éloge des
méthodes navales du XVIIIe siècle : "D’Estaing, de Grasse
et d’autres profitèrent de leur supériorité comme tacticiens pour
renoncer à l’anéantissement des escadres ennemies et lui préférer
une série d’opérations particulières à la conservation de certains
points ou à la réussite de certains projets stratégiques ultérieurs.
Ramatuelle (...) glorifia cette politique nouvelle (...) : Qu’importerait
à l’Angleterre la perte de quelques vaisseaux ? Le point essentiel
est de l’attaquer dans ses possessions, source immédiate de sa richesse
commerciale et de sa puissance maritime (...) cette politique de
nos ancêtres (...) est aujourd’hui redevenue la seule politique
acceptable pour notre pays vis-à-vis de l’Angleterre. Celle-ci nous
sera toujours supérieure en forces globales sur mer ; aussi ne
devons nous pas nous attaquer directement à ces forces..."
Vignot prône donc un harcèlement maritime à propos duquel il invoque
paradoxalement l’autorité de Mahan : "Comme l’a reconnu
Mahan (...), l’Histoire prouve que, dans une certaine mesure, le
parti le moins nombreux peut toujours tenter ces opérations en dépit de
son infériorité sur mer" 37.
Certes, mais Mahan estime que cette résistance ne fait que retarder la
défaite de la marine inférieure ; l’exemple historique choisi par
Vignot – la guerre d’Amérique – est une exception liée à un
contexte unique (pas de guerre continentale, dispersion de la flotte
anglaise, etc.) et méconnaît que la même tactique, appliquée en fait
depuis la fin du XVIIe siècle, s’est plus généralement soldée par la
défaite, comme il méconnaît que durant cette même guerre d’Amérique,
les méthodes inverses appliquées par Suffren dans la Campagne des Indes
ont donné d’excellents résultats. Le raisonnement de Vignot consiste
finalement à démontrer que puisque les stratégies françaises et
anglaises ne peuvent être comparées, procédant de deux situations
géopolitiques totalement dissemblables, on ne saurait parler
d’infériorité globale de la doctrine française. Mais dans ce genre
d’argument trop rhétorique, la différence est le petit nom d’une
fatalité qui, concrètement, ne nous laisse guère d’espoirs de
victoire. Vignot eut d’ailleurs l’honnêteté de le
reconnaître : "Pareille politique serait-elle suffisante
pour amener les Anglais à nous demander de terminer la guerre ? Nous
en doutons, mais nous n’en voyons pas d’autre à suivre !"
La réponse a de quoi surprendre, mais pas plus finalement que celle de
Daveluy, dont la défense inconditionnelle de la guerre d’escadre
débouchera sur le constat d’une défaite "probable" de la
France dans ce type de guerre...
LE SALUT PAR LES
DIPLOMATES
De quelque point de vue qu’on se place,
la pensée navale française du début du XXe siècle aboutit à
l’impasse de la nécessaire infériorité navale de la France. Aussi
est-ce du côté des facteurs extra-maritimes, et notamment diplomatiques,
que va s’orienter sa réflexion. L’article de Vignot se conclut sur
l’avis "qu’à l’heure actuelle nous devons éviter toute
cause de différend" avec l’Angleterre. D’autres auteurs
procèdent à une mise en perspective historique et diplomatique du Sea
Power britannique : dans un article de 1899, le lieutenant de
vaisseau Somborn admet la démonstration "irréfutable"
de Mahan sur le caractère non-décisif de la guerre de course française
jusqu’en 1815, mais en relativise les conclusions quant à
l’invulnérabilité de "l’empire de la mer" britannique ;
la prédominance navale anglaise était tributaire d’un contexte donné,
celui de la faiblesse des pays neutres (Scandinavie, Russie, Allemagne du
Nord, Hollande) contraints à "être rivés au service des
intérêts britanniques" ; or l’émergence des marines
allemande, américaine ou japonaise change fondamentalement la donne. La
Grande-Bretagne peut redouter une coalition contre ses intérêts, auquel
cas "la guerre de course conserve toujours sa grande importance
virtuelle" 38.
Le repli de la Navy sur les eaux européennes menacées par la
Hochseeflotte et l’abandon de l’Extrême-Orient à l’allié japonais
confirmeront effectivement la thèse de Somborn sur le caractère
contingent de la suprématie navale anglaise. Même analyse du capitaine
de vaisseau Magnon-Pujo l’année suivante : le Sea Power
étudié par Mahan n’est qu’une "vérité relative"
et "la puissance anglaise aura son terme comme tout dans le
monde", soit "sous l’effort d’une coalition
maritime", soit "devant la concurrence commerciale de certaines
nations", soit "par la suite de la séparation des
colonies" que l’auteur juge "probable" (on est
en pleine guerre des Boers)39.
L’importance des facteurs diplomatiques
fournit la réponse au dilemme dans lequel se débat la théorie navale
française : c’est désormais en termes d’alliance stratégique
que doit se concevoir notre politique. L’Entente cordiale de 1904
concrétise ces vues et lève l’hypothèque britannique. Et pourtant le
débat entre partisans et adversaires des théories mahaniennes va se
perpétuer sous une forme nouvelle : la prédominance du péril
germanique incite le dernier carré de la Jeune Ecole à critiquer plus
que jamais la construction de cuirassés. Les millions qu’engloutissent
ces bâtiments sont perdus pour l’armée de terre, qui devrait pourtant
être prioritaire face à l’Allemagne. En 1908, Freysinn imagine un
scénario-catastrophe sur ce thème : "Nous sommes, suivant
la formule dont Mahan est l’oracle, les Maîtres de la mer, et le
dernier coup de canon qui nous assure cette maîtrise fait écho à celui
de la salve allemande saluant le défilé des régiments prussiens sous
l’Arc de Triomphe !"40
Il faut donc abandonner les cuirassés au profit d’une petite marine
conçue comme un simple complément de l’armée de terre. La
Grande Guerre démentira les excès de ces points de vue : la crainte
des cuirassés français condamnera la marine autrichienne à la
passivité et assurera donc le succès du blocus, sans que le coût de nos
escadres n’ait été fatal à l’armée de terre. Du reste, l’idée
que la stratégie d’alliance nous dispensait de programmer des
bâtiments puissants était viciée à la base, car le crédit de la
France auprès de ses alliés exigeait une marine imposante. La critique
de la Jeune Ecole eut néanmoins le mérite de souligner, contre le
fanatisme de certains mahaniens, les spécificités continentales de la
stratégie française. Dans les années suivantes, le commandant Léonce
Abeille allait d’ailleurs dénoncer les inconséquences de ces
fanatiques.
CONTRE LA “MÉGALOMANIE
NAVALE”, une critique fondamentale du mahanisme
Le commandant Abeille fut
indiscutablement le plus fin critique de Mahan avant 1914. A beaucoup
d’égards, il ne peut être catalogué Jeune Ecole stricto sensu,
ne refusant pas l’idée d’un "enseignement dogmatique"
de la stratégie navale et adoptant résolument la méthode historique,
qui condamne "la marine dite défensive". Mais si les
prémisses de cette démarche sont d’inspiration mahanienne, ses
conclusions tendent au contraire à remédier "au vertige des
armements navals qui sévit actuellement dans tous les Etats, en
précisant l’outrance des généralisations que Mahan a
vulgarisées" 41.
Il s’agit notamment de combattre la "mégalomanie
navale" qui s’est emparée des mahaniens français. Beaucoup
d’entre eux, note Abeille, se gargarisent de "phrases à
effet" contre lesquelles il souhaite qu’une "volonté
extérieure et scientifique délivre notre marine de cet esprit
littéraire" qui la caractérise (et qui, ajouterions-nous,
caractérise plus généralement toute géopolitique simpliste). La
rhétorique des "mégalomanes" est en contradiction littérale
avec l’enseignement de Mahan : celui-ci "ruine en réalité
leurs illusions" en soulignant les "conditions
naturelles" qui entravent la puissance maritime de la France.
Mais "nos impérialistes navals
paraissent n’avoir retenu du livre si instructif de Mahan qu’une
formule : l’immense et décisive influence de la puissance
maritime sur l’Histoire." Pour le reste, ils ont mal compris
l’analyse mahanienne de ladite puissance maritime. Réclamer par
exemple, pour la marine militaire française, le deuxième rang mondial
derrière la Navy et devant la Hochseeflotte est une ineptie : Mahan
démontre qu’une grande marine de guerre suppose une grande marine
marchande, car c’est sa protection qui légitime les escadres de combat
et la richesse qu’elle procure qui en permet la construction. Or, cette
France dont on veut faire la deuxième puissance navale du monde n’a que
le cinquième rang mondial pour le tonnage marchand !42
La doctrine de Mahan fait également éclater les lacunes du
colonialisme français : nous possédons "un très grand
empire colonial et une très modeste marine marchande", alors que
la puissance maritime exige que celle-ci soit proportionnée à
celui-là ; et nos colonies "furent conquises au petit
bonheur, sans que la possibilité d’avoir à les défendre soit jamais
intervenue dans nos combinaisons", alors que ce souci est
fondamental chez Mahan43.
Bref, la France n’a pas les moyens du Sea Power anglo-saxon
et Mahan, loin d’être l’inspirateur dogmatique de sa politique
navale, devrait l’inciter à définir une voie réaliste et adaptée aux
besoins d’un pays continental. Dans cette perspective, Abeille dénonce
l’anglophobie persistante des milieux maritimes et coloniaux et estime
que la priorité budgétaire doit aller à l’armée de terre en vue de
la guerre contre les Empires centraux ; la marine, quant à elle,
doit rester concentrée en Méditerranée où elle peut rendre de grands
services.
Le commandant Abeille se réfère sans
cesse à Mahan pour réfuter les thèses des plus extrémistes de ses
disciples français, mais il souligne également que le mahanisme est par
essence porteur de toutes les dérives auquel il a donné lieu. Il lui
faut donc s’attaquer au cœur même de la doctrine de Mahan,
c’est-à-dire à la thèse de la toute-puissance du Sea Power.
Selon Abeille, un professeur de l’Ecole Supérieure de Marine avait
déjà déclaré que cette thèse "n’établit la prédominance
de la puissance maritime sur l’histoire du monde qu’au prix de
simplifications frisant le ridicule et de généralisations dont
l’outrance ne résiste pas à l’examen". Abeille dresse une
brillante généalogie intellectuelle du mahanisme, montrant ce qu’il
doit à "l’esprit biblique" d’Outre-Atlantique et au
tempérament mystique de Mahan : "Du jour où le principe
métaphysique de l’immense et décisive influence de la puissance
maritime sur l’histoire du monde s’était imposé à lui, ses études
l’acculaient à poursuivre, sous la domination d’une vérité
différente, la même chimère que Bossuet dans son Discours sur
l’histoire universelle." D’ailleurs, l’œuvre de Mahan
n’est pas pure d’arrières-pensées mais sert un "but
patriotique" : elle constitue un programme d’action pour
l’impérialisme américain dont "le succès n’était possible
qu’en accumulant les arguments en faveur d’une thèse qui, à ce
moment, heurtait violemment l’indifférence navale des Etats-Unis" 44.
Sous son vernis scientifique, le mahanisme constitue en dernière
instance une idéologie.
On doit donc considérer avec la plus
extrême méfiance l’idée de la toute-puissance du Sea Power :
"L’adhésion à cette formule implique nécessairement la
conviction qu’il est possible d’isoler les unes des autres les mille
causes qui ont déterminé la vie du monde, puis d’en peser assez
rigoureusement les effets directs et indirects", démarche
absolument surhumaine. Il saute aux yeux, du reste, que Mahan "néglige
totalement" des facteurs historiques aussi importants que
l’évolution intellectuelle, religieuse ou politique de
l’humanité ; il néglige enfin "tous les facteurs
terrestres qu’il faudrait confronter avec l’effet produit par la
puissance maritime avant d’attribuer à la marine une influence
décisive et universelle". Par conséquent, l’analyse
historique de Mahan reste très en dessous des cimes grandioses auxquelles
elle prétend. Et même son approche militaire prête à discussion, dans
la mesure où la période qu’elle envisage est choisie à dessein pour
servir la thèse initiale : "Il ne se peut pas que la
puissance maritime n’ait pas exercé une immense et décisive influence
sur les luttes maritimes et coloniales". Mahan "aboutit
ainsi à une certitude acquise d’avance", qu’infirment
d’innombrables autres épisodes de l’histoire militaire européenne
où la puissance maritime fut "secondaire", voire "insignifiante
ou nulle". "L’argumentation de Mahan se ramène donc à
l’exemple de l’Angleterre. Par quel miracle déduit-on d’un cas
spécial l’immense et décisive influence de la marine sur l’histoire
du monde ?"45
CONCLUSION
Les adversaires de Mahan apparaissent en
1914 comme les grands vaincus de l’évolution navale
française. Ceci dit, l’érosion du crédit intellectuel de la
Jeune Ecole, battue en brèche par les publicistes mahaniens,
n’impliquait nullement sa propre conversion : elle fit preuve au
contraire d’une résistance acharnée, dénonçant l’inadaptation
foncière du modèle mahanien à la France dont elle donna une
interprétation correcte. Ce dernier élément supposait d’ailleurs une
reconnaissance partielle des thèses de Mahan et leur mise en perspective
avec d’autres théories navales, d’où en définitive un
approfondissement théorique fécond. Qu’un tel effort n’ait pas
abouti à la formulation d’une doctrine pleinement satisfaisante de la
puissance maritime française ne saurait suffire à le condamner, les
mahaniens orthodoxes eux-mêmes butant simultanément sur les apories de
leur système ; chez bon nombre d’entre eux, l’idéologie "navaliste"
de Mahan l’avait emporté sur son enseignement stratégique. A ce titre,
les critiques de leurs adversaires ont constitué une démythification
salutaire. Plus fâcheuse en revanche fut la permanence de leur hostilité
bornée au cuirassé, qui compromit le redressement de la marine
française à la veille de la guerre : Pelletan, ministre de la
Marine de 1902 à 1905, relança les commandes de torpilleurs et le
programme massif de cuirassés lancé en 1912 venait trop tard pour porter
ses effets dès 1914. L’évolution diplomatique et l’alliance
britannique permirent pourtant à la marine française de se retrouver en
posture de concentration dans la Méditerranée, situation qui atteste la
profonde influence de Mahan. Son chef, l’amiral Boué de Lapeyrère, ne
rêvait à cette date que d’une bataille décisive qui anéantirait la
marine austro-hongroise. Mais ici, l’irréalisme tactique du
mahanisme se révéla patent et la guerre se réduisit à une longue
surveillance de la "flotte en vie" adverse. Du moins ce blocus
à distance donna t-il à la France la jouissance des avantages stratégiques
du Sea Power mahanien.
________
Notes:
1
Voir notamment le
résumé des arguments de Robert Seager II et de Craig Symonds dans Hervé
Coutau-Bégarie, La puissance maritime, Fayard 1985, pp. 62-64.
2
Voir par exemple, au
vol. 1 de la présente collection, les “Réflexions sur l’école
française de stratégie navale” de Hervé Coutau-Bégarie.
3
La caprerie, ou
guerre de course, était recommandée par Vauban comme une forme de
guerre navale plus économique que la guerre d’escadres, sur fond de
bras de fer continental qui mobilisait l’essentiel des ressources
françaises. C’est dire la permanence des dilemmes stratégiques
posés à la France et l’extraordinaire actualité de Vauban en cette
fin du XIXe siècle.
4
Philippe Masson, “La
pensée navale française de 1871 à 1914”, Revue historique des
armées n° 1, 1982.
5
Voir par exemple
Hervé Coutau-Bégarie, “Réflexions...”, art. cit., mais aussi
Philippe Masson, Histoire de la marine, Lavauzelle, 1983, ou le
mémoire du C.F. Ceillier, “Les idées stratégiques en France de 1870
à1914”, republié au vol. 1 de la présente collection.
6
Cité par Etienne
Taillemite, L’Histoire ignorée de la marine française,
Perrin, 1987.
7
Hervé Coutau-Bégarie,
op. cit., p. 67.
8
Théodore Ropp,
“Doctrines continentales de la puissance maritime”, dans E.M. Earle,
Les maîtres de la stratégie, Champs-Flammarion, 1987.
9
Distinction formulée
en 1907 par Sir Reginald Custance, mais recouvrant une réalité
antérieure. Hervé Coutau-Bégarie, Castex, le stratège inconnu,
Economica, 1985, p. 30.
10
Nous citons ici, et
dans la suite de l’article, la traduction française du capitaine de
frégate Boisse, parue en 1900.
11
La notion de
défensive offensive est constante chez Mahan. Pour une formulation
lapidaire, voir par exemple la note en p. 469 de l’édition
française de Sea Power : “Attaquer l’ennemi au loin
est la meilleure des défenses”.
12
Hervé Coutau-Bégarie,
“Réflexions sur l’école française de stratégie navale”, art.
cit., p. 32.
13
La guerre d’Amérique
forme une exception, s’étant déroulée en l’absence de toute
menace continentale. Ce n’est pas par hasard qu’elle a pour une fois
tourné à l’avantage de notre marine, et c’est une illustration
éclatante de la dialectique océan/continent qui préside aux
destinées de la France.
14
Hervé
Coutau-Bégarie est “l’inventeur” de ce texte remarquable et
méconnu qu’il a publié dans L’évolution de la pensée
navale, vol. 1.
15
Cité par Bruno
Colson dans son article “Histoire et stratégie dans la pensée
navale américaine”, au vol. 2 de la présente collection.
16
Sur ce point Boisse
durcit l’interprétation de Mahan, qui ne condamne pas la guerre de
course a priori mais seulement lorsqu’elle n’est pas soutenue par
“de fortes escadres” (même page).
17
Mahan cite Marine
de guerre du commandant Gougeard et un article de Chabaud-Arnault
paru dans La revue maritime et coloniale en 1885.
18
Voir Hervé
Coutau-Bégarie, La puissance maritime, en particulier le
chapitre 3 : après avoir fait l’apologie de la bataille
décisive héritée de Mahan, Castex introduit des réserves et des
exceptions qui finissent par ruiner le dogme.
19
Traduction par le
comte Alphonse de Diesbach des Lessons of the War with Spain sur
la guerre de Cuba.
20
Traduction par
Jean Izoulet, professeur de philosophie sociale au Collège de
France, du recueil impérialiste The Interest of America in Sea
Power.
21
Citation extraite
d’un article du commandant Vignot, “Evolution”, Marine
française, 1900. Vignot est évidemment hostile à cet
enseignement, prodigué par le C.V. Houette.
22
Débat à la
Chambre rapporté par la Marine française, 1900
(pp. 156-168).
23
Voir à ce sujet
le mémoire déjà cité du C.F. Ceillier sur la Jeune Ecole, qui se
réfère à une étude du commandant Fenard sur L’évolution de
l’enseignement à l’Ecole supérieure de la Marine.
24
Cité par Hervé
Coutau-Bégarie, Castex, le stratège inconnu, p. 37.
25
La “théorie du
risque” n’a cependant pas empêché l’Angleterre de déclarer
la guerre à l’Allemagne. Plutôt que de voir celle-ci menacer les
mers européennes, l’Angleterre a préféré compromettre son
hégémonie navale outre-mer en laissant son allié japonais dominer
l’Extrême-Orient et en rapatriant sa flotte en Europe.
26
Cité par H.
Darrieus et B. Estival, “Darrieus et la renaissance d’une
pensée maritime en France avant la Première guerre mondiale”, au
vol. I de la présente collection. En 1930, Castex reprend
cette idée dans le tome III de ses Théories stratégiques
en la perfectionnant : les colonies indéfendables seront
échangées avec les autres puissances coloniales contre des
territoires africains, plus facilement défendables par la
Méditerranée et l’Afrique du Nord.
27
Voir par exemple
l’article de Saint-Requier dans Le Yacht, 19 mars 1904, pp.
185-186.
28
“Restons
Français”, Revue maritime, 2e semestre 1892.
29
“La guerre sur
mer et ses leçons”, analyse assassine du livre de Mahan Revue
maritime, 1900.
30
“Marine et
Parlement”, Marine française, vol. 1902
31
“Les sous-marins
et la politique navale de l’Angleterre”, Revue maritime et
coloniale, vol. 155, octobre-décembre 1902.
32
“Les Anglais à
la rescousse” et “Alliance étroite”, articles se faisant
suite, Marine française, 1909.
33
“A propos de
stratégie navale”, Le Yacht, 23 janvier 1897
(vol. 20).
34
“La proie et
l’ombre : l’empire de la mer”, Marine française, 1903.
35
“De la guerre
maritime : bases de notre état naval”, Marine française,
2e semestre 1895.
36
“Inutilité des
cuirassés pour la plupart des puissances maritimes”, Marine
française, 1904.
37
“En face de l’Angleterre”,
Marine française, 1900 ; sur Ramatuelle, voir
l’article de Michel Depeyre, “Audibert Ramatuelle ou des
enseignements perdus”, au vol. 1 de cette collection.
38
“La guerre de
course”, Revue maritime et coloniale, vol. 140,
janvier-mars 1899.
39
“La vie de
Nelson”, compte-rendu du livre de Mahan, Revue maritime et
coloniale, vol. 146, juillet-septembre 1900.
40
“Une Ligue d’Union
nationale et le péril naval”, Marine française, 1908.
41
“L’enseignement
dogmatique” et “Nos illusions navales et notre devoir”, Marine
française, 1911.
42
Citations et
développements extraits de “Contre la mégalomanie navale”, Marine
française, 1911.
43
“Notre puissance
maritime et le livre de Mahan”, Marine française, 1912.
44
Idem.
45
“La thèse de
Mahan”, Marine française, 1912.