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La
géographie et le militaire : théorie et application
Le
fait militaire, acteur ou objet de la géographie ?
Etienne
Auphan
La
géographie est née avec les armées, ne serait-ce que parce que celles-ci
sont appelées à agir sur les “théâtres extérieurs”. Or, on ne peut
se rendre maître d’un terrain qu’en connaissance de cause, c’est-à-dire
par une connaissance géographique globale approfondie de ce dernier et en
maîtrisant les moyens d’y accéder. Mais cette réflexion revient à se
demander : en quoi la géographie sert-elle l’art de la guerre ?
Cette question étant largement débattue, nous souhaitons ici développer
une réflexion inverse : en quoi le fonctionnement des armées peut-il
intéresser le géographe, notamment face à l’évolution technologique de
l’armement et à celle du rôle des armées dans les sociétés
occidentales ?
La
réponse ressortit à de nombreuses approches sous les différents aspects
suivants (non exclusifs):
-
aspect spatial : réduction des
emprises et des terrains militaires : camps et installations diverses
(dépôts, usines…) en zone rurale, casernes et services divers (mess,
logements…) en milieu urbain, ce qui pose la question des transferts
d’utilisation de ces friches militaires.
-
aspect fonctionnel : transport
et logistique : leur impact sur les réseaux d’infrastructure, notamment
dans le cadre de la réduction d’effectifs et de l’externalisation de
ces fonctions.
-
aspect social : personnels,
emplois, démographie…
-
aspect économique local :
impact de l’activité proprement militaire et des familles de militaires
sur l’économie locale et les services dans les “villes de garnison”,
les ports militaires…
-
aspect industriel : usines à
statut militaire ou travaillant pour les armées nationales ou étrangères,
rôle des alliances…
L’article
se propose de définir en quelque sorte le périmètre des nouveaux
“territoires” de la géographie militaire en faisant le tour de ces différents
champs de recherche, qui interpellent directement et fermement le géographe
à travers la mutation que connaissent actuellement le rôle et le
fonctionnement des armées dans les pays post-industrialisés.
*
* *
La géographie
est née avec les armées. Mais si on sait de longue date ce que la géographie
peut apporter à l’art militaire, je souhaite développer aujourd’hui
une réflexion inverse : en quoi le fonctionnement des armées peut-il
intéresser le géographe face à l’évolution du rôle des armées dans
les sociétés occidentales ? Par souci de simplification, je limiterai
mon propos au cadre intérieur de la France métropolitaine et au temps de
paix, tout en sachant que cette approche restrictive ne couvre qu’une
toute petite partie de l’ensemble du fait militaire en soi.
Observons
tout d’abord que le militaire est acteur de la géographie. De la
manière la plus générale, les guerres en tout genre, qu’elles soient
offensives ou défensives, changent la face de la terre et souvent la répartition
des hommes, sur tous les plans. Les effets en sont trop connus pour y
insister. Lors de guerres, non seulement le militaire fait de la géographie,
ne serait-ce que parce que le succès des armes nécessite la bonne
connaissance du terrain sur lequel il se bat, mais il fait la géographie.
Mais le
fait militaire est également objet de la géographie, c’est-à-dire
que son action en temps de paix dans un territoire national se traduit par
des effets directs sur le fonctionnement de l’espace et des sociétés qui
intéressent au premier chef le géographe, comme les autres activités
humaines imprimant leur marque sur l’espace. Force est néanmoins de
constater que ce champ de la géographie s’est peu développé jusqu’à
présent. Sans doute faut-il voir là une conséquence de la difficulté
d’accès à l’information résultant de son caractère le plus souvent
confidentiel parce que stratégique. Il semble qu’aujourd’hui, les
restructurations en cours dans les Armées de notre pays sous l’effet de
l’évolution du fait militaire ouvrent de nouvelles perspectives dans ce
domaine.
Le géographe
peut s’intéresser au fait militaire par une multiplicité d’approches :
spatiales, économiques, industrielles, fonctionnelles, sociales, démographiques,
urbanistiques et environnementales…
Le fait militaire dans son
aspect spatial
La première
expression géographique du fait militaire sur le territoire, la plus
visible, est manifestée par les emprises militaires. Celles-ci sont
de deux types : les ouvrages servant à la défense d’un lieu stratégique
ou d’une ville d’une part, les emprises de l’activité militaire
proprement dite. Tous les types de terrains sont concernés : villes,
zones rurales, littoral, plaines ou montagnes…
Les
ouvrages de défense sont parmi les héritages les plus anciens de l’art
militaire, qu’il s’agisse des châteaux forts médiévaux (Bonaguil,
Najac), des forteresses littorales (La Latte) ou maritimes (Château d’If).
Plus récemment (xixe
siècle), les villes stratégiques se sont entourées d’une ligne de défense
extérieure sous la forme d’une ceinture de forts (Toulon). Autour des
villes, il s’agit des enceintes et fortifications diverses, tant dans les
petites villes (Neuf-Brisach), que dans des villes aujourd’hui moyennes
(Besançon) ou devenues de véritables métropoles (Lille). Dans le meilleur
des cas, ces enceintes sont complétées par des citadelles magnifiques
qui peuvent encore abriter des régiments (Lille).
À
l’intérieur même des villes, les emprises utilisées pour l’activité
militaire proprement dite sont constituées par les casernes
(“quartiers”) et leurs annexes : arsenaux, polygones d’artillerie
et du Génie, cartoucherie, entrepôts… toutes emprises qui ont profondément
la structure urbaine de d’innombrables villes de notre pays telles que
Grenoble, Strasbourg, Amiens, Lyon ou Toulouse.
À
l’extérieur des villes, nombreux ont été les camps, champs de tir et de
manœuvres, dépôts de munitions ou de matériel et autres emprises
strictement militaires, des plus modestes (St Sulpice, Sathonay) aux plus
vastes (Larzac, Caylus, camps de la Marne…) souvent très isolés, mais
qui constituent autant de zones d’accès interdit au public. Ces camps
et champs de manœuvre présentent souvent en eux-mêmes une écologie
particulière, ne serait-ce que parce qu’ils constituent une zone
totalement close. En outre, nombre d’entre eux ont été rendus à la vie
civile : se pose donc la question du réaménagement ou de la réutilisation
de ces friches militaires “naturelles”.
Sous une
approche différente de celle de la place occupée par les emprises, le fait
militaire est marqué dans la ville par la présence de bâtiments
proprement urbains, un peu en marge de l’activité militaire, mais néanmoins
partie intégrante de la fonction militaire. Il s’agit des bâtiments, généralement
de prestige (parfois classés) où résident les autorités militaires (par
exemple le “Palais du Gouverneur” à Nancy), des équipements plus ou
moins ouverts à l’activité civile, mais gérés par la Défense (hôpitaux
militaires, “Cercles militaires” et même logements destinés au cadres
militaires…).
Le fait
militaire dans la ville rejoint ici l’urbanisme, surtout lorsque les
installations militaires qui s’y trouvent sont rendues à un usage civil
par suite du redéploiement des Armées, comme c’est actuellement le cas
depuis une vingtaine d’années. Ces friches militaires, qui se trouvent en
général en pleine agglomération, acquièrent une grande valeur foncière
et sont convoitées pour de multiples usages dans le cadre d’opérations
d’urbanisme, souvent de grande envergure (logements, terrains de sports,
espaces verts, bâtiments publics…). Parmi les meilleurs exemples, on peut
citer ceux de Toulouse et de Montpellier.
Les bâtiments
isolés à caractère plus ou moins majestueux peuvent ne pas trouver plus
aisément acquéreur et réutilisation en raison de leur médiocre état général :
si, après restauration, l’Hôpital militaire Sédillot de Nancy est
devenu sans difficulté le siège du Conseil général de
Meurthe-et-Moselle, il est probable que la réutilisation du Palais du
gouverneur de la même ville sera plus difficile, compte tenu de l’état
de délabrement relatif du monument et du montant des travaux qui en résulteraient,
quelque peu dissuasif aux yeux de la Ville de Nancy qui a pourtant vocation
à devenir l’héritière “naturelle” de ce joyau, partie intégrante
de l’ensemble xviiie
siècle que constituent les places Stanislas et de la Carrière, classé
patrimoine mondial par l’UNESCO.
Le fait militaire dans son
aspect économique et social
Au regard
de l’aspect fonctionnel, la Défense est une activité comme une autre
dont l’impact est considérable sur l’économie d’une ville : le
départ d’un régiment, d’une base navale ou aérienne, la fermeture
d’un arsenal ou d’une usine d’armement quand ce n’est pas d’une école
militaire, ne sont pas moins dramatiques que la fermeture d’une usine
automobile ou d’appareils électro-ménagers qui font la une de
l’actualité, même si le fait qu’il s’agisse totalement ou
partiellement de fonctionnaires militaires rend sans doute les effets
moins graves sur les salariés.
Mais tout
n’est pas aussi tranché : la suppression du Service militaire et la
restructuration des armées qui se traduisent par une externalisation
croissante de certaines fonctions et une amplification de la
sous-traitance, ont pour effet de modifier les rapports entre les entreprises
civiles et la Défense, notamment en introduisant une certaine instabilité
des marchés.
Du point
de vue social, la présence de l’Armée dans une ville ou sur un
territoire déterminé se manifeste par des caractères démographiques et
un comportement social souvent originaux, notamment par un taux d’encadrement
plus élevé que dans bien d’autres activités. Si l’armée est à
l’image de la nation, ce n’est que partiellement vrai : de nos
jours, les cadres militaires empruntent à leurs homologues du secteur privé
une forte mobilité qui les distingue plutôt de leurs collègues civils
relevant pourtant de la même fonction publique d’État, mais dont la sédentarisation
est plus poussée et le comportement politique et social quelque peu différent.
Il est
enfin un domaine dans lequel le fait militaire a un impact particulièrement
important, mais très variable dans ses formes et son intensité selon les
époques : celui des transports. En ce qui concerne les réseaux
d’infrastructures, on sait le rôle joué en France par la ministère de
la Guerre dans la définition et le tracé général des lignes vers les
frontières et les ports de guerre. Ainsi, la liaison directe Paris-Metz
(par la section Lérouville-Onville) ne fut établie qu’en 1934 lorsque
fut levée l’opposition de l’autorité militaire qui jusque-là avait
souhaité ne pas affaiblir la place de Metz en multipliant ses accès par
voie ferrée.
Sans
rappeler ici les nombreuses voies ferrées militaires de tout type qui
furent réalisées pour assurer la mobilité des troupes et du matériel à
l’intérieur du front au cours des opérations militaires des trois
guerres franco-allemandes et qui n’eurent qu’une existence éphémère,
il faut signaler les nombreuses lignes du réseau national qui furent
construites à caractère stratégique, principalement pour relier les
fronts du nord-est au reste du pays en évitant le nœud stratégique vulnérable
de la région parisienne (fig. 1).
Pour
permettre l’acheminement direct des trains (sans rebroussement dans les
gares) par les très nombreux nœuds ferroviaires qui jalonnent ces itinéraires
transversaux, des raccordements directs ont été mis en place dont il ne
reste plus aujourd’hui que des traces (fig. 2 : Revigny). Il en est
de même des “ quais militaires” qui, dans toutes les gares desservant
des garnisons ou des installations militaires, avaient été aménagés à côté
de la gare commerciale pour charger et décharger dans de bonnes conditions
hommes et matériels (notamment les véhicules à chenilles).
Plus près
de nous, le processus de contraction du réseau ferré s’est opéré sous
le contrôle de la Défense : si les fermetures des lignes au trafic
des voyageurs ont été prononcées en fonction des facteurs économiques et
politiques locaux ou nationaux, en revanche le rythme des fermetures à tout
trafic reflète l’évolution de la doctrine militaire vis-à-vis de
l’utilité du chemin de fer dans la mobilité des armées. Si la plupart
de ces voies ferrées ont été “coordonnées” (fermées au trafic des
voyageurs) à la création de la SNCF (1938-1940), leur déclassement
(fermeture à tout trafic et retrait de la concession) n’est intervenu le
plus souvent que 30 à 40 ans plus tard, dans les années 1970 et 1980,
lorsque l’autorité militaire a considéré que la voie ferrée dans son
maillage hérité ne présentait plus d’intérêt stratégique.
Entre-temps,
ces voies ferrées n’ont plus supporté qu’une activité tout à fait résiduelle
de trafic de marchandises sur leurs seules sections demeurées exploitées
sous le régime du “trafic restreint”, la section centrale des lignes de
liaison étant “neutralisée”, c’est-à-dire non exploitée, mais
faisant l’objet d’un entretien minimum de manière à pouvoir être
remise en service du jour au lendemain à la demande de l’autorité
militaire. De nos jours, seules quelques traces de la plate-forme de ces
voies ferrées demeurent, mais le problème de la réutilisation (par
exemple en pistes de randonnée) de ces emprises, dont une petite partie
seulement doit son existence à la Défense, fait l’objet d’une nouvelle
sensibilité.
En matière
de transport, le fait militaire se traduit également par les prestations de
transport elles-mêmes demandées par la Défense aux opérateurs de
transport. Si aujourd’hui, sur le plan intérieur, l’essentiel se fait
par la route, et concerne donc les péages versés aux sociétés
d’autoroute, ce fut pendant longtemps, le recours à la voie ferrée,
c’est-à-dire à la SNCF, qui fournit à la société nationale une part
non négligeable de ses revenus. En 1995, le chiffre d’affaires des
transports effectués par la SNCF pour le compte des Armées atteignait
quelque 2,3 MM FF, soit 10 % de l’activité “Grandes
lignes” de la société nationale. Cette activité s’opère, soit sous
la forme des trains spéciaux lors de l’acheminement des unités vers les
terrains de manœuvre, soit sous celle du transport individuel des
personnels, qu’il s’agisse des déplacements des militaires en mission
ou en permission, ou de leurs déplacements personnels ou de ceux de leur
famille.
Sur le
premier point, les déplacements d’unités, on peut citer le cas de la
desserte du camp de Canjuers (haut Var) desservi par l’antenne ferroviaire
de Draguignan (13 km) qui s’embranche à la gare des Arcs sur la grande
ligne de la côte d’Azur. À la suite de la suppression du service des
voyageurs sur cette antenne intervenue en 1974, lors du transfert de la préfecture
du Var à Toulon, une gare militaire spéciale a été aménagée à
proximité de La Motte-Sainte-Rosseline (à 8 km des Arcs) après électrification
de la partie concernée de l’antenne (fig. 3). Une centaine de trains
militaires peut y être traitée par an, et 6 trains peuvent y être reçus
ou expédiés au cours de la même journée.
À l’égard
des déplacements de personnes, les permissionnaires du contingent ont
alimenté de nombreux flux à grande distance de fins de semaine, notamment
avec la zone d’occupation française en Allemagne (Palatinat,
Bade-Wurtemberg), mais aussi avec nombre de villes de garnisons en France même,
selon le schéma traditionnel des trains de nuit certes lents (en raison de
la brièveté des distances), mais permettant de gagner du temps au bénéfice
d’une clientèle peu exigeante sur les conditions de voyage : Epinal
et l’Alsace, Cherbourg, Rennes et Brest, Vannes et Lorient (et toutes les
garnisons branchées sur les deux axes de Bretagne littorale),
Saint-Maixent, Rochefort, Pau et Tarbes, Ussel, Périgueux et Agen, Besançon,
Bourg-Saint-Maurice, Grenoble, Gap et Briançon en constituent les
meilleurs exemples (fig. 4).
D’une
façon plus générale, les militaires de carrière et leurs familles ont
engendré un trafic important en provenance ou à destination de villes de
garnison importantes, des bases aériennes et des ports de guerre, qui a
justifié longtemps le maintien de train de nuit quotidiens avec Paris sur
des liaisons secondaires. La restructuration des Armées dans le cadre du
Plan “Armée 2000” et la fin du Service militaire ont signifié la fin
de nombre de ces dessertes, soit partiellement, soit totalement, entraînant
de vives réactions de la part des villes concernées qui se voyaient ainsi
dépouillées d’une forme d’accessibilité perçue - à tort ou à
raison - comme un frein au dépérissement.
Conclusion
Que ce
soit dans le domaine de l’urbanisme, de l’environnement, de l’aménagement
rural, de la socio-économie ou bien de la géographie des transports, le
fait militaire, même dans le cadre limité de l’espace national et du
temps de paix, est donc objet de l’analyse du géographe qui ne peut
ignorer sa présence, mais il est également acteur et donc sujet de la géographie
en tant que facteur déterminant du fonctionnement territorial.
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