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L'ALLEMAGNE
VUE PAR LES GEOGRAPHES MILITAIRES FRANCAIS ENTRE 1871 ET 1939
Philippe
Boulanger
L‘Allemagne
constitue un vaste espace de guerre selon les géographes militaires français.
Composée de plusieurs États rivaux puis confédérés, elle devient un État
puissant sous l’égide de la Prusse en 1866. En s’émancipant la tutelle
de l’Autriche-Hongrie, l’Empire allemand de Bismarck et de Guillaume II
occupe une place stratégique à l’échelle du continent européen. Tout
fait craindre l’espace allemand comme une source de domination. Sa
position centrale en Europe, l’étendue de ses frontières, la diversité
de ses peuples, l’orientation des grandes voies d’invasion, la
succession des guerres depuis l’Antiquité sont autant de marques d’un
échiquier stratégique de premier ordre. L’Allemagne est un espace
central dans l’histoire des guerres européennes, où viennent converger
toutes les grandes puissances continentales. Les autres théâtres d’opérations
ne sont que des espaces de guerre périphériques. Situé sur l’axe
Est-Ouest des grandes voies d’invasion et des mouvements des
civilisations, l’espace allemand se divise en plusieurs théâtres d’opérations
militaires ou régions stratégiques. Ceux-ci ont une valeur inégale selon
l’exposition aux menaces d’invasion. De 1871 à 1918, les façades
occidentales et orientales font l’objet d’investissements et d’aménagements
militaires, de sorte qu’elles sont véritablement quadrillées en régions
fortifiées. Le démantèlement et le désarmement de ces rideaux fortifiés
par le traité de Versailles de juin 1919 atténuent, certes, la puissance
militaire de l’Allemagne, mais de manière très provisoire puisque, dès
les années 1930, de nouveaux aménagements fortifiés sont élaborés dans
les parties occidentale et orientale[1].
Ces remparts naturels et artificiels contrastent avec les autres régions
septentrionale, méridionale et de l’intérieur. Celles-ci, en raison de
l’absence ou de l’éloignement de la menace, forment des espaces défensifs
sans contrainte. Comment l’espace allemand forme-t-il un espace de guerre
décisif en Europe ? Sa défense est aménagée selon l’orientation
des grandes voies d’invasion, renforcée à l’Est et l’Ouest, maîtrisée
mais sans menace au Sud, au Nord et au Centre.
UN AXE DE GUERRE EUROPéEN
Selon des
critères aussi bien naturels, humains que militaires, quatre grandes régions
se distinguent : les pays de la rive gauche du Rhin moyen,
l’Allemagne du Sud, l’Allemagne du Centre et l’Allemagne du Nord. Sans
conteste, par son relief de plaine et son étendue, la région du Nord forme
l’un des grands axes de guerre en Europe.
Des ensembles naturels
contrastés
L’Allemagne
forme un vaste axe de guerre en Europe[2].
Toutes les régions ne peuvent être accessibles ou franchies par des armées
étrangères. Toutes ne sont pas prédisposées, selon les géographes
militaires, à devenir des champs de bataille. Pourtant, la localisation générale
du pays en Europe en fait un espace de guerre étendu et large. Au cœur de
l’Europe, elle s’étend des Alpes à la mer du Nord et à la Baltique,
des Vosges (puis du Rhin après 1918) et des Ardennes à la Leitha et à
l’Oder. L’Allemagne forme donc un vaste espace, ouvert sur d’autres États.
Elle se compose aussi d’une “race” germanique conquérante.
L’expansionnisme allemand est une constante de la géographie militaire de
l’Allemagne. Marga, dans la Géographie
militaire (1880), considère qu’elle “empiète”
sur les zones périphériques à sa frontière. Elle s’étend au-delà
de son espace culturel et politique. À l’Ouest, elle empiéterait sur la
“race gauloise” jusqu’à la Sarre et l’Escaut, bien au-delà de
la frontière du Rhin reconnue comme la limite naturelle et juste entre la
France et l’Allemagne. À l’Est de l’Oder et le long de la Baltique
jusqu’au Niémen, son extension est nettement marquée dans la zone dite
slave, sans aspirer à intégrer l’autre civilisation. Comme dans la
plaine de Bohême, les cultures slave et germanique cohabitent sans se mélanger.
Cette
culture de l’expansionnisme germanique représente le fondement de la géographie
militaire de l’Allemagne. Elle constitue l’approche fondamentale de la
perception de l’autre qui est forcément différent et, surtout, menaçant.
Il n’est donc pas étonnant que l’ensemble de l’espace allemand se
distingue, à la fois, comme une vaste forteresse et un point d’appui pour
des visées expansionnistes.
Le relief
de l’Allemagne prédispose à différentes natures de défense du
territoire. Trois ensembles distincts se rencontrent. Le premier est
l’Allemagne du Sud, formée de hauts plateaux, du large bassin supérieur
du Danube, la vallée du Neckar et la vallée du Main. Elle forme les régions
de la Bavière, la Souabe et la Franconie. Le deuxième se situe au centre
du pays. Elle se caractérise par un contraste du relief, composé de montagnes
de hauteur moyenne, vallées et plateaux. Cette partie centrale est
l’ensemble le plus développé et le plus dynamique, de par ses industries
minières et ses activités agricoles. Elle rassemble les régions de la
Thuringe, la Hesse, l’ancien Nassau et les parties méridionales des
provinces prussiennes de Saxe et de Westphalie. Enfin, le troisième et
dernier espace est le plus ouvert vers l’extérieur et le plus
traditionnellement considéré comme l’axe de guerre principal de
l’Allemagne. La partie septentrionale se compose d’une vaste plaine s’étendant
des Alpes et du Jura au littoral de la mer du Nord et de la Baltique.
Plusieurs grands fleuves la traversent du Nord au Sud, des terrains de
tourbières et de landes s’étalent dans une partie occidentale,
d’autres sont sablonneux au centre (Brandebourg), de vastes forêts et
prairies à l’Est. Elle comprend les régions de Frise, Westphalie,
Hanovre, Schleswig-Holstein, Mecklembourg, Poméranie, Brandebourg, Silésie,
province de Prusse et Prusse orientale[3].
Les
ensembles naturels de l’Allemagne sont contrastés et expliquent la
tardive unité politique du pays. Selon Marga, professeur de géographie
militaire à l’École d’application du génie et de l’artillerie entre
1880 et 1884, “l’uniformité de la
plaine du Nord devait forcément la ranger toute entière sous un même
gouvernement, et ce dernier devait s’imposer à tout le reste de
l’Allemagne”[4].
L’unité nouvelle de l’Empire allemand, reconnue en 1871, se serait formée
dans la plaine du Nord. L’organisation militaire et la force de guerre
allemandes seraient parallèlement issues aussi de cette identité
septentrionale caractéristique de l’image de puissance mondiale qu’elle
tend à donner à l’extérieur de ses frontières. Cette identité se définit
par un esprit de travail et de rigueur, de “rudesse”
et de “rapacité” (Marga).
Cartes : Les grandes
formes de relief de l’Empire allemand. L’Empire allemand en 1871
C’est
ce peuple du Nord qui s’est imposé comme le fondateur de l’unité
allemande face aux peuples du Sud, “plus
gais, plus ouverts, plus affables, plus légers et plus divisés”[5].
L’ensemble de ces peuples forme donc une unité redoutée et une race
germanique insoumise depuis l’Antiquité. Or, cette spécificité
germanique crée un paradoxe, puisque la partie septentrionale constitue, au
contraire, un espace d’échanges et une voie d’invasion ancienne entre
l’Europe occidentale et l’Europe orientale. Dans une situation de guerre
européenne, l’espace allemand peut se transformer en théâtres d’opérations
militaires.
La diversité des théâtres
d’opérations
L’espace
allemand se divise en huit théâtres d’opérations, susceptibles de
devenir des espaces de guerre. Ces derniers se caractérisent comme autant
de régions d’affrontement entre deux armées.
Pour
Marga, l’Allemagne centrale présente deux théâtres stratégiques
possibles. Le premier se situe en Saxe et en Thuringe. Le deuxième se
rencontre dans la région hessoise et les plateaux rhénans, “pays
que de grandes armées pourront traverser (...)
mais qui ne seront sans doute pas le théâtre unique de grandes opérations”[6].
Au Sud du Main, deux autres se remarquent. Celui de la Souabe et de la
Franconie qui s’étend sur le bassin du Neckar et les plateaux peu
accidentés de la rive gauche du fleuve. Celui de la Bavière entre les
Alpes et la rive gauche du Danube. Dans la partie occidentale, la plaine du
Rhin moyen entre les Vosges et la Forêt-Noire forme un autre échiquier
stratégique qui peut se transformer en plusieurs champs de batailles
simultanément, en Alsace, Duché de Bade et Palatinat.
Dans
la partie septentrionale, deux autres théâtres d’opérations peuvent se
distinguer sur la plaine saxonne à l’Ouest de l’Elbe et sur la plaine
Wende à l’Est. Dans la partie Sud-Est, un échiquier spécifique se
rencontre dans les hautes vallées de l’Oder et de la Spree en Lusace et
Silésie.
Par la
nature du relief ou par leur localisation au débouché d’axes de
communication, les théâtres d’opérations se composent de différents
champs de bataille qui sont autant d’espaces de guerre simultanés. Huit
d’entre eux permettent à des armées de se déployer dans la conception
classique de la guerre napoléonienne. Tout l’intérêt des géographes
militaires français consiste à en connaître les grandes voies d’accès.
Les grandes voies
d’invasion de l’espace allemand
Il existe
plusieurs grandes voies d’invasion qui traversent l’espace allemand sans
toutefois atteindre le même objectif géographique. Contrairement à
l’espace centralisé de la France, qui place Paris comme centre névralgique
de tout le dispositif de défense du territoire, l’Allemagne présente une
situation inverse. Il existe plusieurs centres soit politiques, soit économiques,
soit militaires. Le regard des géographes militaires sur la question de
la définition des objectifs géographiques tient compte de cette complexité.
Il existe donc autant de voies d’invasion que de grands centres névralgiques.
Leur seule unité réside de leur orientation, suivant le tracé d’Est en
Ouest ou inversement.
Selon
Marga, il existe trois grandes voies d’invasion qui correspondent à
chacune des trois principales régions. D’Ouest en Est, ce sont les voies
de Basse-Allemagne, celles du Nord du Main, celles partant du Main et
celles de l’Allemagne du Sud. Les voies d’invasion de la Basse-Allemagne
se composent de trois lignes sans obstacle et reliées par des modes de
transports traditionnels, comme la route, ou modernes (le chemin de fer). La
première part de Hollande et pénètre en Allemagne en suivant le littoral.
La traversée des plaines marécageuses en fait une ligne d’invasion
difficile mais directe vers Brême, Hambourg et Stettin. La deuxième vient
de Wesel et se dirige vers la capitale Berlin en occupant successivement
Osnabrück, Minden, Hanovre et Stendal. La troisième part de Duisbourg,
traverse le Sud de la Westphalie. Elle se dirige vers Berlin en parcourant
les régions les plus riches et peuplées de la plaine du Nord. Elle
rencontre sur son parcours les villes de Paderborn, Halberstadt et
Magdebourg.
La deuxième
voie d’invasion part de l’Ouest de l’Allemagne et se partage en six
lignes à partir du Main. Les trois premières se situent au Nord du fleuve
et tendent à atteindre Berlin. La première suit les routes qui traversent
le Sauerland et les villes de Göttingen, Nordhausen, Halle et Wittenberg.
Elle permet de se diriger de Cologne vers les sources de la Ruhr et de la
Diemel. La deuxième part de Bonn ou de Coblence, suit les vallées de la
Sieg ou de la Lahn, rejoint la précédente à Göttingen. La troisième
emprunte l’axe Coblence-Giessen par la vallée de la Lahn ou celui
Mayence-Giessen par la Wetterau pour atteindre ensuite la trouée
d’Eisenach, Leipzig, Wittenberg et Berlin. Les trois dernières lignes
d’invasion partent du Main et rejoignent en partie les trois précédentes.
La première suit la vallée de la Kinzig et traverse Hanau, Eisenach,
Erfurt, Leipzig et Fulda. La deuxième suit la Saale de Franconie, rencontre
sur son parcours Sweinfurt, le plateau de Thuringe pour rejoindre la précédente.
La troisième part du Franken-Wald pour Cobourg, Bayreuth, Leipzig ou
Dresde.
La troisième
voie d’invasion, contrairement aux deux précédentes, n’est pas dirigée
vers Berlin. Elle a pour objectif Vienne et permet d’aboutir au Centre-Sud
de l’Europe orientale. Elle se divise à son tour en trois lignes. La
première part de Mayence pour traverser la partie Nord de l’Odenwald, la
Tauber. Elle se partage ensuite en deux soit vers Donauwörth, soit vers
Nuremberg et Ratisbonne. La deuxième part de Mannheim ou de Karlsrühe,
parcourt la dépression de Pforzheim et la vallée du Neckar, rejoint le
Danube par Donawwörth. Enfin, la dernière ligne d’invasion traverse le
Sud de la Forêt-Noire, le Rhin et rejoint les routes de la rive droite du
Danube.
L’ensemble
de ces voies d’invasion mène au cœur de l’Allemagne, le plus souvent
à Berlin. Mais celles-ci se prolongent aussi vers les Balkans et l’Europe
orientale, puis la Russie. Pour un géographe militaire français, la
description de ces voies commence toujours par l’Ouest pour se diriger
vers la capitale Berlin, dans l’esprit d’une vaste offensive française
vers l’ennemi héréditaire. Elles pourraient également suivre le
cheminement inverse, vers l’Europe occidentale. Par ailleurs, ces voies
d’invasion sont doublées d’un réseau de chemin de fer contemporain
de la fin du xixe siècle.
Elles assurent la rapidité de la mobilisation et du déplacement des armées
allemandes dans tous les secteurs menacés. En outre, alors que le réseau
ferré appartient à différents groupes de lignes indépendants et
concurrents, les grandes lignes dites stratégiques sont aux mains de l’État.
L’État prussien a montré, durant la guerre de 1870-1871, l’importance
de leur utilisation. Du 24 juillet au 3 août 1870, des transports stratégiques
sont effectués sur six lignes de concentration au Nord du Main et sur les
trois du Sud de l’Allemagne. Treize corps d’armée purent ainsi être
portés sur la frontière française en moins de dix jours. Après 1871, ce
réseau est amélioré par la construction de nouvelles voies comme celle de
la Kyll et celle de Berlin à Metz. L’ouverture de nouveaux ponts sur le
Rhin et la création de grandes gares militaires, comprenant des quais de débarquement
et des voies de garage, sont effectuées jusqu’en 1914 dans les villes
allemandes qui bordent la frontière avec la Belgique et la France, comme
celle de Metz. La réalisation d’un réseau ferré concentré à des fins
militaires dans les régions frontalières surprend tellement les géographes
militaires qu’ils y consacrent des développements importants jusqu’en
1914. Il est vrai que le dispositif ferroviaire facilite toutes les hypothèses
les plus offensives. Dans l’Ouest, dix lignes indépendantes, dont quatre
à deux voies, partent de toutes les régions d’Allemagne et conduisent au
Rhin, entre Bâle et Wesel. Des lignes doubles et parallèles au fleuve,
comme celle de la vallée de la Wutach, permettent de concentrer rapidement
des armées sur des zones menacées ou sur les ailes d’une armée en
marche. Jusqu’en 1914, dans les territoires annexés de Moselle et
d’Alsace, le dispositif ferroviaire tend à assurer la même efficacité
dans une opération militaire. Huit voies ferrées, dont trois à deux
voies, conduisent du Rhin à la Lorraine française, cinq embranchements
sont aménagés en Alsace pour recevoir des trains de renforts de toute
l’Allemagne. Dans l’Est du pays, un semblable processus tend à
faciliter la concentration des armées. Sept lignes de concentration sont
ouvertes à la fin du siècle face à la frontière russe. Une voie parallèle
à la frontière est aussi construite, des machines à décaler les roues
sont élaborées aux gares frontalières pour s’adapter à l’écartement
des rails sur le réseau des lignes russes (hors réseau polonais).
Le
territoire allemand présente cette configuration d’un espace ouvert et à
la mobilité facilitée par le développement d’un réseau ferroviaire
dense. La diversité des voies d’invasion en témoigne. Mais l’aménagement
militaire montre une grande capacité d’adaptation. L’État allemand
transforme la contrainte de la plaine du Nord en une force, par la
disposition de ces voies de transport orientées stratégiquement vers
l’offensive.
LA DéFENSE RENFORCéE DES
FAçADES ORIENTALE ET OCCIDENTALE
Entre
1871 et 1914, période pendant laquelle les géographes militaires se sont
attachés précisément à la description des dispositifs de défense,
l’organisation militaire du territoire allemand est remaniée profondément.
Certaines places sont déclassées tandis que d’autres sont renforcées
pour former un réseau de places et de vastes régions fortifiées. Dès les
lendemains de la guerre 1870-1871, une nouvelle politique d’aménagement
de l’espace militaire est appliquée.
Cartes : Les grandes
voies d’invasion de l’Allemagne occidentale selon Marga (1884)
La diversité des théâtres d’opérations militaires en Allemagne selon
Marga (1884)
Les principes de
l’organisation défensive du territoire
L’organisation
défensive du territoire allemand est remaniée dès la victoire de 1871
face à la France. Les principes directeurs, élaborés par une commission
spéciale de défense[7],
reposent sur trois éléments distincts : disposer de plusieurs places
ou forts répartis sur les lignes de défense ; déclasser les places
considérées comme inutiles ; adapter les places aux nouvelles exigences
de la guerre moderne par des constructions complémentaires.
La
commission de défense entreprend donc à la fin du siècle un nouvel aménagement
défensif du territoire. Elle fait fermer un grand nombre de places comme
celles d’Erfurt, Minden ou Landau. Elle renforce la position de
quelques-unes telles Ingolstatdt, Koenigsberg, Thorn, Posen, Cologne,
Strasbourg transformées en camps retranchés. Cette nouvelle politique
d’aménagement conduit à plusieurs conséquences. Le nombre de places
n’a pas augmenté mais diminué. L’État ne s’est pas engagé dans une
politique de construction coûteuse et peut consacrer des dépenses à
d’autres domaines militaires. Il ne s’appuie pas non plus sur le
principe d’entretenir une armée de garnison.
En fait,
la pensée militaire de l’Allemagne repose sur l’offensive. L’idée
majeure ne consiste donc pas à créer des barrières fortifiées en
l’absence de barrière naturelle. Elle porte la notion de défense du
territoire directement dans l’action. Les forts d’arrêt sont donc peu
considérés et la commission de défense fait procéder à des déclassements
nombreux. Pour le maréchal von Moltke, l’efficacité de la défense
s’appuie sur une armée de masse, un réseau de transport adapté aux impératifs
stratégiques, des dispositifs immédiats comme le minage des ponts et des
tunnels susceptibles d’être occupés.
Les ensembles fortifiés
de l’espace allemand
de 1871 à 1914
Les environs de
Germersheim en 1884
Certaines
régions frontalières font apparaître cependant des menaces plus ou
moins profondes. Une opposition se rencontre nettement dans l’aménagement
militaire de l’espace. Les régions à l’Est et à l’Ouest du pays bénéficient
des systèmes de défense les plus soutenus tandis que les régions du Sud
et du Nord, moins menacées, présentent un système peu développé.
Une défense occidentale
fondée sur la ligne du Rhin
La défense
de la région frontalière occidentale suscite les réflexions les plus
approfondies de la part des géographes français jusqu’en 1918. Tant en
raison de la menace qu’exercent la France et, dans une mesure moindre,
l’Angleterre, la défense de cette partie occidentale présente un
dispositif défensif concentré. Il faut dire aussi que son tracé rend
favorable autant la défense du territoire allemand qu’une base d’opérations
offensives. Etendue de la mer du Nord à Bâle, elle offre des dispositions
favorables à une offensive entre 1871 et 1918. Installée sur la ligne de
crêtes des Vosges et sur la partie Nord-Est du plateau lorrain, cette
frontière est traversée par plusieurs lignes d’invasion sans rencontrer
d’obstacles naturels majeurs. Elle peut donc apparaître autant
favorable à une pénétration de l’armée allemande sur le territoire
français, que l’inverse.
Il existe
plusieurs grandes voies naturelles pour pénétrer sur le territoire
allemand. Les deux plus importantes partent du plateau lorrain. Elles se
dirigent soit entre le Hundsrück et le Hardt vers Mayence, soit dans la dépression
des Vosges vers Strasbourg et la vallée du Rhin. Il existe encore deux
autres voies secondaires. La première suit la voie de la trouée de Belfort
au Sud des Vosges vers la plaine d’Alsace, l’autre la vallée de la
Meuse et la Westphalie au Nord de l’Eifel. Ces deux dernières voies
supposent cependant des objectifs stratégiques limités. La première
porte surtout sur la prise de Mulhouse, sans fortification, et de Strasbourg
pour franchir le Rhin en rejoignant les armées françaises parties de
Lorraine. La seconde n’est rendue possible que par l’intervention
conjointe de la Belgique depuis les villes de la Meuse. Elle aurait pour
objectif Aix-la-Chapelle, Crevelt et Gueldre, puis le franchissement du Rhin
vers Düsseldorf.
Les deux
autres voies naturelles, les plus importantes, permettent un mouvement
plus rapide et des objectifs plus directs. Mais elles peuvent cependant
rencontrer plusieurs lignes de résistance organisées à partir de points
naturels. Si l’armée française tente de pénétrer en Allemagne, elle se
heurterait à cinq obstacles majeurs : la ligne de la Moselle
s’appuyant sur les places de Thionville et de Metz et celle de la Seille
organisée à partir d’un relief de collines, d’étangs et de nombreuses
forêts, la ligne de la Sarre organisée à partir des places de Consarbrück
à l’Est, Sarrelouis au centre et Saint-Ingbert et Hornbach à l’Ouest,
les Vosges et les positions de la Basse-Alsace sur la route de Saverne à
Bitche, les positions du Palatinat qui comprennent les nœuds des routes de
Pirmasens et de Kaiserslautern, les lignes de défense de la vallée du Rhin
composées des affluents de la rive gauche du fleuve, les débouchés du
Hundsrück sur Birkenfeld, Kirn et Kreuznach, la ligne du Rhin qui forme un
rempart naturel mais peut être franchie par Mannheim ou Mayence.
Outre ces
différentes lignes de défense naturelle que viennent renforcer les manœuvres
des armées mobiles, l’Allemagne établit un réseau de places fortes ou
de positions fortifiées. Une vaste région fortifiée se met ainsi en place
de part et d’autre du Rhin qui reste le rempart naturel majeur à
franchir. Les 13 ponts fixes pour voies ferrées sur le fleuve sont donc
tous protégés à la fin du xixe
siècle par un ensemble de tours armées et de places fortes. À ces
fortifications placées sur les axes ferroviaires, s’ajoutent d’autres
positions fortifiées plus importantes destinées à arrêter toute
offensive. Strasbourg, Coblence, Mayence et Cologne forment les quatre
places principales. Elles sont renforcées par les quatre places secondaires
de Neuf-Brisach, Rastatt, Germersheim et Wesel. L’ensemble de ces places
fortes bénéficie après 1870 de travaux d’aménagements importants[8].
L’ensemble
de la défense dans la partie occidentale de l’Allemagne se présente
comme une vaste région fortifiée qui s’articule à partir du Rhin. Les
équipements les plus modernes en matière de transport ferroviaire et les
infrastructures routières y sont créés pour favoriser la mobilité et la
concentration des troupes vers la France, la Belgique et la Hollande. La
partie occidentale montre ainsi un réseau de places fortes qui en fait un
dispositif défensif efficace. Ses aménagements militaires en font l’une
des deux façades les mieux préparées pour contenir une invasion ennemie
ou préparer une offensive. Le traité de Versailles de juin 1919 ne permet
pas de reconstituer ce puissant barrage fortifié. Outre la perte des régions
fortifiées de Metz-Thionville et Strasbourg-Molsheim, restituées à la
France, tous les places fortifiées doivent être démantelées dans un
secteur de 50 km à l’Est du Rhin. Jusqu’à la réalisation de la
ligne Siegfried au milieu des années 1930, qui ne suscite d’ailleurs
aucun travail de recherche en géographie militaire, il ne reste donc plus
que les places anciennes et désarmées d’Istrin, Kelh, Germesheim,
Coblence, Cologne et Wesel.
Une défense territoriale
renforcée face à la menace orientale
Jusqu’à
l’entre-deux-guerres, la frontière orientale de l’Allemagne suscite un
vif intérêt pour les géographes militaires. Elle est censée, dans le
système d’alliances de la fin du xixe
siècle, devenir un théâtre d’opérations décisif, qui serait le
pendant du théâtre de guerre en Lorraine. Cette région frontalière se présente
comme une spécificité militaire de premier ordre.
La frontière
qui sépare les empires allemand et russe s’étend sur plus de 1 200 km.
Selon l’image donnée par Marga, elle se présente sous la forme de deux
arcs de cercle accolés et tournés en sens inverse. Cette frontière est
toute artificielle puisqu’elle ne s’appuie sur aucun obstacle naturel.
Elle suit seulement certains cours d’eau, comme la Drewens ou la Prosna,
mais ceux-ci sont franchissables. Elle traverse également quelques lacs,
des marais et des forêts. Ces éléments naturels contribuent à la rareté
du réseau routier, comme le plateau des Masures, au Sud de la Vieille
Prusse, entre Bromberg et la Warthe, en raison de nombreux lacs, entre Posen
et Glogau où s’étalent les marais de l’Obra. En Haute-Silésie, les étendues
forestières et accidentées rendent impraticable la région.
La véritable
ligne de défense naturelle se situe plus en arrière. Plusieurs cours
d’eau forment des obstacles naturels importants, comme le Prégel, la
Vistule, la Netze avec la Warthe et l’Oder, et offrent des conditions défensives
favorables. C’est donc sur cette ligne naturelle que s’est établie la
frontière militaire orientale. Entre 1871 et 1914, l’Allemagne n’a cessé
de renforcer ces points défensifs par des constructions militaires modernes,
pour se protéger des invasions venant de l’Est.
Il existe
en effet plusieurs voies d’invasion partant de Russie pour pénétrer en
Allemagne. La première part de Wilna et aboutit à Koenigsberg. La voie
terrestre traverse au nord le plateau des Masures, doublée d’une voie
ferroviaire venant de Saint-Pétersbourg et traversant la frontière à
Wierzbolow. La deuxième part de Varsovie et mène à Thorn en suivant la
vallée de la Vistule. Sur un plan stratégique, elle présente l’avantage
de séparer la Prusse orientale du reste du territoire allemand. Une troisième
voie relie Varsovie à Posen et à Kustrin. Elle conduit directement à
Berlin mais expose aussi l’offensive à être prise à revers par une
contre-offensive ennemie partant de la Prusse orientale et de la Silésie.
Enfin, une quatrième voie d’invasion part de Varsovie vers Glogau et
Breslau en Basse-Silésie. Cette voie d’invasion propose plusieurs
avantages : la traversée de l’Oder dans une partie facile à
franchir, la faiblesse de la place de Glogau, la richesse des ressources de
la région, la possibilité de transformer cette région en bonne base
secondaire.
La région
frontalière de l’Allemagne constitue donc une région accessible, sinon
vulnérable sur le plan stratégique en raison de l’absence de tout
obstacle naturel majeur, de l’étendue de la frontière à surveiller et
de la diversité des voies d’invasion. Pour se protéger de ces possibilités
d’invasion, plusieurs places militaires sont construites. Koenigsberg sur
la première voie, Thorn et plusieurs autres places au bord de la Vistule
sur la deuxième, Thorn, Posen, Glogau et Kustrin sur la troisième, Glogau
et Breslau sur la quatrième. Les trois grandes places de Koenigsberg, Thorn
et Posen composent les points d’appui du système défensif oriental
comme du système offensif. Elles contrôlent tous les nœuds de transport,
comprennent des positions fortifiées adaptées à l’armement moderne et
sont protégées par des forts détachés à la périphérie. Elles forment
un dispositif semblable à celui de Strasbourg, Mayence et Cologne sur la
frontière occidentale[9].
Après le
traité de Versailles de juin 1919, qui prévoit le démantèlement de tous
les sites fortifiés, des tentatives de fortification sont effectuées en
Allemagne orientale[10].
En 1925-1926, l’organisation clandestine des places de Prusse orientale et
du Brandebourg est vivement dénoncée. Entre Lotzen et Glogau, des
constructions militaires sont repérées en avant des points stratégiques
frontaliers comme à Koenigsberg où des abris bétonnés sont édifiés en
périphérie. Ces constructions nouvelles donneraient l’apparence de
vastes places de rassemblement destinées à assurer avec des effectifs réduits
la défense de points stratégiques et à permettre le débouché en rase
campagne d’importantes forces mobiles. Le règlement international de 1927
entre la Société des nations et l’Allemagne reconnaît officiellement ce
nouveau dispositif fortifié malgré les craintes qu’il provoque auprès
de l’état-major français. Ce dispositif demeure toutefois bien diminué
par rapport à celui d’avant 1914 et ce, jusqu’aux travaux de
fortification commencés au milieu des années 1930. Il s’appuie, en
Prusse orientale, sur la pièce maîtresse de Koenigsberg (une forteresse,
douze forts, 31 abris bétonnés), les forts des Lacs Mazures et Lotzen,
la ligne d’ouvrages d’infanterie et de batteries de Maremberg ;
dans le Brandebourg, sur la vieille place de Glogau et celle de Custrin,
comprenant chacune quelques ouvrages également anciens ; en Silésie,
sur la place du moment de Breslau composée de dix-neuf points d’appui
permanents.
La région
orientale constitue l’une des deux façades les plus fortifiées et aménagées
de l’Allemagne. Aux côtés de la façade occidentale, le dispositif défensif
traduit la nécessité de fermer les voies d’invasion traditionnelles sur
un axe Est-Ouest et Ouest-Est. Les autres théâtres d’opération, au Sud
et au Nord, sont considérés comme secondaires tant en raison de
l’existence des obstacles naturels (mer, montagnes) que des alliances
conclues avec les pays voisins.
LES THéâTRES D’OPéRATIONS
SECONDAIRES
Les théâtres
d’opérations les plus exposés à une menace se situent à l’Est et à
l’Ouest de l’Allemagne. En revanche, les parties septentrionale et méridionale,
comme le centre du pays, sont des théâtres considérés comme anciens et
dépassés. Le contexte politique comme la configuration de la zone frontalière
mettent à l’abri, somme toute, le territoire national d’une invasion.
La maîtrise sans
contrainte de la façade maritime
La partie
septentrionale de l’Allemagne constitue une périphérie frontalière,
probablement la moins menacée du territoire allemand[11].
Son étendue pourrait pourtant former un danger réel. Elle comprend 600 km
de côtes sur la mer du Nord et 1 500 km sur la mer Baltique.
Mais, pour des raisons déjà abordées, liées à la position fermée de la
mer Baltique et à celle étroite de la mer du Nord, cette longue bande
littorale ne forme pas une zone vulnérable. Seule la position du Schleswig,
comprise entre les deux mers, peut faire l’objet d’une invasion à la
suite du débarquement de troupes adverses dans le Jutland et dans les îles
danoises. Toute la stratégie défensive de l’Allemagne de 1871 à 1939
consiste justement à maîtriser les voies d’accès dans ces deux mers où
la navigation reste difficile.
Le
littoral offre, en outre, des conditions naturelles favorables à la défense.
Bordées par des bancs de sable, appelés les Watten, les basses côtes de
la mer du Nord sont inaccessibles aux grands navires en dehors des estuaires
des fleuves. Les fonds de 6 mètres ne se rencontrent qu’à 5 milles au
large en moyenne. Un débarquement ne serait donc envisageable qu’à
partir des îles voisines, au moyen de bateaux plats au milieu des tourbières
et des marais. De même toutes les baies ne sont pas propices à un débarquement.
La frontière hollando-allemande, celle du Dollart, dans laquelle se jette
l’Ems, est ensablée et balayée par les tempêtes. Au contraire, la baie
de la Jahde présente une position stratégique aménagée par l’Allemagne
depuis les années 1870. Le grand port militaire de Wilhemshafen abrite la
flotte allemande de la mer du Nord bien que son envasement nécessite des aménagements
permanents. Les embouchures des fleuves sur cette mer sont par ailleurs
contrôlées. L’embouchure de la Weser, donnant accès à l’avant-port
de Brême, est commandée par plusieurs forts. Celle de l’Elbe, donnant
accès au port de Hambourg, est défendue par le fort de Cuxhafen sur la
rive gauche et plusieurs batteries. La ville voisine d’Altona, en raison
de sa situation, est aménagée en centre de commandement de la défense
des côtes de l’Allemagne. Aux côtés de la défense du littoral,
plusieurs éléments occupent des situations stratégiques diverses. À une
cinquantaine de kilomètres de l’embouchure de l’Elbe, l’île
d’Heligoland, cédée par l’Angleterre à l’Allemagne en 1890, abrite
quelques ouvrages fortifiés. La presqu’île du Jutland et du
Schleswig-Holstein comprend quelques éléments défensifs, tels le canal
de l’Eider, reliant la baie de Tönning à celle de Kiel, complété à la
fin du xixe siècle
par celui de Kiel à l’embouchure de l’Elbe (97 km de long), les
fortifications anciennes et secondaires de Danevirke et Duppel, les
inondations possibles contenues par un jeu d’écluses. À l’exception de
la côte orientale, composée de baies profondes, le littoral de cette vaste
presqu’île est inaccessible par voie maritime, en raison des bancs de
sable et des fréquentes tempêtes. À l’Est de cette presqu’île, se
situe le grand port militaire de Kiel, aménagé dans une baie profonde de
16 km et pouvant abriter jusqu’à 500 navires de guerre. Kiel est
aussi le principal arsenal maritime du pays dont l’accès est défendu par
plusieurs forts cuirassés et des batteries contenant plus de 200
embrasures.
Les côtes
de la mer Baltique abritent des ports destinés principalement au commerce.
Leur valeur stratégique est moins importante que ceux de la mer du Nord.
Les ports de commerce de Lübcek à l’embouchure de la Trave, Wismar et
Rostock sont protégés par des batteries. À l’embouchure de l’Oder, le
seul chenal navigable, celui de la Swine entre les îles d’Usedom et de
Wollin, est commandé par les ouvrages de Swinemünde. La place forte
maritime de Stettin à côté de l’embouchure y contrôle encore la
navigation. Entre l’Oder et la Vistule, les trois ports importants de
Kolberg, Rügenwald et Stolpemünde sont défendus par quelques batteries.
Plus vers l’Est dominent la place forte et le port de guerre de Dantzig
qui accueille la flotte allemande de la mer Baltique. Son rôle consiste
surtout à bloquer la marine russe pour l’empêcher d’en sortir. Une
baie importante dans le golfe de Dantzig forme une mer intérieure dont la
profondeur ne dépasse pas 3 mètres. Son entrée est défendue par
Pillau à l’entrée du port de Königsberg. Plus au nord, la mer intérieure
du Kurisches-Haff, qui reçoit les eaux du Niemen, est protégée à son
entrée par les fortifications de Memel.
La
configuration du littoral sert les intérêts de la défense du pays. Du côté
de la mer du Nord, les côtes ne sont pas favorables à un débarquement
d’importance. Toute tentative d’invasion présenterait donc un risque
majeur. En revanche, deux grands ports de guerre ont pu s’y établir,
permettant à la marine allemande d’exercer une menace directe sur la maîtrise
de la mer du Nord par la marine anglaise. Du côté de la mer Baltique, le
seul intérêt stratégique réside dans le contrôle des détroits à
l’Ouest et dans la protection des ports de commerce. Le port de guerre de
Dantzig permet ainsi d’assurer la défense des côtes comme la maîtrise
de la mer. Pour ces différentes raisons, la partie septentrionale ne semble
pas vulnérable et dispose d’avantages défensifs. La partie méridionale
du pays présente une situation presque similaire.
Le triangle défensif de
l’intérieur
Le centre
de l’Allemagne, entre l’Elbe et l’Oder, ne forme pas une vaste région
fortifiée, susceptible de devenir la zone névralgique du pays. Plusieurs
places fortes sont même déclassées à la fin du xixe
siècle, telles celles d’Erfurt et de Minden. Comparée aux aménagements
des périphéries orientales et occidentales, la région de l’intérieur
semble être un centre sans obstacle majeur pour une armée ennemie.
Pourtant,
l’échiquier stratégique du centre du pays n’est pas dénué de valeur
militaire. La maîtrise de cet espace permet d’accéder à toutes les régions
de la périphérie. Il offre l’avantage de disposer d’un arrière-pays
ouvert sur la façade maritime, d’appuyer la défense sur deux fleuves et
d’être oblique par rapport à la direction des invasions de l’Ouest
vers l’Est. La capitale politique Berlin se situe en son centre et permet
une concentration des pouvoirs politique et militaire favorable à la prise
de décision. La richesse des ressources agricoles et industrielles, le
carrefour continental dont elle dispose en font une force militaire, mais
aussi un objectif géographique de premier ordre. Or, Berlin est démunie de
toute fortification car, tout en étant une capitale politique, son
occupation par une armée étrangère n’a pas d’impact direct sur la
capitulation définitive du pays. En 1813, les armées coalisées abandonnèrent
Berlin pour se concentrer au pied des montagnes de la Bohême et derrière
les lignes de défense de la Silésie.
Les
points défensifs de Berlin se situent aux périphéries de cette région
centrale, en s’appuyant sur les rives des deux fleuves de l’Oder et de
l’Elbe. Les forts de Kustrin sur l’Oder à l’Est, de Magdebourg à
l’Ouest en sont les piliers. Kustrin, sur l’axe Posen-Berlin, comprend
une enceinte et un seul fort. Elle représente une place forte de taille
modeste bénéficiant d’une bonne situation entre le large fleuve Oder et
la rivière canalisée de la Warthe. Magdebourg, installée dans un coude de
l’Elbe, se situe sur l’axe Cologne-Berlin. Cette place forte se compose
d’éléments fortifiés progressivement étendus au fil des siècles. À
la fin du xixe siècle, elle comprend une enceinte formée
de trois lignes successives sur une profondeur de 600 mètres. Depuis 1866,
treize forts détachés sont aménagés à sa périphérie à 2 ou 3 km
de distance de la ville. Protégeant Berlin à l’Ouest, Magdebourg
constitue une place de guerre de premier ordre et devient le point central
de la défense de l’Elbe. À 12 km de Berlin, entre le confluent de
la Sprée et de la Havel, la place de Spandau permet de renforcer la défense
de la région centrale. Elle contrôle le secteur le plus vulnérable de
cette région. Au milieu de cet échiquier, l’Elbe et l’Oder se
rapprochent, laissant ainsi à une armée ennemie la possibilité de séparer
la défense en deux parties. Pour empêcher cette éventualité, un premier
ensemble de fortifications est construit au xviiie
siècle. À la veille de la Grande Guerre, elle forme une place de guerre
importante, comprenant une citadelle, plusieurs enceintes, divers forts détachés
aménagés en 1870.
La région
de l’intérieur ne fait pas l’objet d’un programme de construction étendu.
Seules trois places fortes, aménagées depuis plusieurs siècles, créent
en fait les points d’appui de la défense de cette région. Magdebourg,
Spandau et Kustrin forment un triangle défensif réhabilité après 1870
dont la mission est de défendre la capitale politique du pays. En fait,
cette géographie militaire est révélatrice de la pensée stratégique
allemande. Toute invasion doit être bloquée aux périphéries orientale
et occidentale. Il serait donc coûteux et inutile de mobiliser des forces
militaires pour la seule défense d’une ville qui n’est d’ailleurs
qu’un des centres urbains du pays.
Une périphérie méridionale
sans menace
Le Sud de
l’Allemagne n’a guère à craindre de ses voisins méridionaux. La
disposition du relief ou la situation politique de ses États conduisent à
relativiser les efforts de fortifications et d’aménagement du système défensif.
La menace traditionnelle, celle de la France qui devait atteindre Vienne et
empruntait le théâtre du Danube en passant par les États de l’Allemagne
du Sud, n’existe plus.
La frontière
de l’Allemagne et de la Suisse suit un tracé accidenté dans une région
au relief contrasté. Suivant le cours du Rhin de Constance à Bâle ainsi
que le lac de Constance, elle donne quelques enclaves à la Suisse, et celle
de Constance à l’Allemagne[12].
La défense de cette zone frontalière repose sur quelques ouvrages
seulement. La neutralité de la Suisse est considérée comme une
couverture défensive suffisante et aucun aménagement d’envergure
n’est conçu durant cette période[13].
La partie
de la frontière la plus étendue avec un État voisin se rencontre avec
l’Autriche. D’une longueur de 1 900 km de 1871 à 1918, entre
le lac de Constance et la Vistule, elle présente un tracé à l’avantage
de l’Allemagne. Elle enveloppe la Bohême, donne accès à l’Autriche
par la Bavière, la Saxe et la Silésie. Mais, depuis le traité de 1879, prévoyant
une entraide mutuelle entre les deux pays, l’Allemagne n’est pas exposée
à une attaque par le Sud. Elle conserve donc les places anciennes de Saxe,
de Bavière et de Silésie, en les modernisant dans certains cas, sans procéder
à de nouvelles constructions à l’exception du camp retranché
d’Ingolstadt. En Bavière, la ligne stratégique se situe dans la vallée
du Danube. Les nœuds de route ou les sites favorables à la défense ont
donc favorisé l’aménagement de fortifications. Au coude supérieur du
fleuve, à la jonction de routes, la ville de Ratisbonne forme un premier
ensemble fortifié mais d’une efficacité relative. Ses défenses, conçues
au Moyen Age, ne sont plus adaptées à la guerre moderne et la Prusse
s’est opposée à tout relèvement de ses fortifications à la fin du xixe
siècle. Passau, petite ville (15 000 habitants) au confluent du Danube
avec l’Inn et l’Ilz, est protégée par des murs d’enceinte anciens.
La citadelle d’Oberhauss la surplombe permettant de contrôler les ponts
du Danube. À Würzbourg, la plus grande ville de la Basse-Franconie (45 000
habitants), se situe la forteresse de Marienberg construite en 1650 sur une
hauteur de la rive gauche du Main. Sa valeur stratégique et militaire reste
très relative, puisqu’elle ne garde qu’un rôle de casernement. Le seul
établissement important est celui d’Ingolstadt. Centre de défense de la
Bavière et de l’Allemagne du Sud, la ville dispose de fortifications
depuis le xviie siècle. Considérées comme anciennes,
celles-ci sont renforcées en 1875 : six forts nouveaux sont édifiés
sur la rive gauche et trois nouveaux sur la rive droite. Située au milieu
d’une plaine unie et au débouché des routes venant de l’Altmühl,
cette place forte assure l’armature de tout le dispositif de défense de
la Bavière.
À
l’Est de la Bavière, la frontière sépare l’Allemagne de la Bohême et
de la Moravie. Elle traverse une zone montagneuse du massif du
Fichtel-Gebirge, la haute vallée de l’Eger, la crête du Riesn-Gebirge,
la trouée de l’Oder (ou Porte Morave). L’Allemagne possède un certain
nombre de places fortes anciennes, préservées elles aussi, et ne bénéficie
d’aucun nouvel aménagement[14].
Enfin, la
Silésie comprend plusieurs fortifications, anciennes et rarement renouvelées.
La plupart d’entre elles ne sont d’ailleurs pas conservées. Les
fortifications de Schweidnitz sont rasées vers 1850, celles de Kosel sur
l’Oder sont déclassées en 1870. Breslau, capitale de la Silésie,
proposerait une solide base d’opérations offensives contre la Russie.
Or, elle ne dispose d’aucune fortification. La province est protégée
par deux places : Glatz, tournée vers l’Autriche et au centre du
haut bassin de la Neisse, est pourvue d’une citadelle sans valeur stratégique ;
Neisse, au bord de la rivière de ce nom, est considérée comme un point
d’appui devant bloquer la vallée de l’Oder. Composée d’une enceinte,
d’un fort et de plusieurs lignes fortifiées, celle-ci est la seule place
ayant bénéficié d’aménagements nouveaux après 1870.
La
géographie militaire de l’Europe, moins la France, est marquée par une
division tripartite qui correspond à une réalité stratégique surtout
valable avant 1914 : l’Allemagne ; la Suisse et les États des
Balkans ; les marges stratégiques que sont les Iles Britanniques, les
péninsules scandinave, ibérique et italienne. Le premier type d’échiquier
dominant en Europe est celui de l’Allemagne. Puissante et étendue,
celle-ci se définit essentiellement par la diversité de ces théâtres
d’opérations. Sa disposition géographique lui donne une valeur stratégique
fondamentale. Située au cœur de l’Europe, elle commande toutes les voies
d’invasion d’Est en Ouest. Sa géographie militaire révèle cette
logique pluriséculaire. Ce sont les régions occidentale et orientale qui
bénéficient d’aménagements lourds. De véritables régions fortifiées,
barrant les grands axes terrestres et fluviaux, y sont édifiées,
interdisant tout mouvement. Outre cette logique défensive, l’espace
allemand renvoie aussi aux conquêtes antérieures, opérées sous l’égide
de la Prusse au xixe
siècle, de sorte qu’il est traditionnellement un vaste espace de guerre,
suivant une dynamique d’extension territoriale.
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