LES
COMPAGNIES AÉRIENNES FACE A L' ÉVOLUTION DU TRANSPORT AÉRIEN
Claude
POSTEL 1
Lorsque les historiens se pencheront sur
l'analyse sociologique de la pensée occidentale de la deuxième moitié
du siècle, ils ne manqueront sans doute pas d'être frappés de la
profusion des écrits visant l'étude du futur. Depuis hier, ce colloque
ajoute à cette profusion.
En cela notre époque, témoin de
mutations techniques, sociales et spirituelles nombreuses et pour
certaines irréversibles, renoue, me semble-t-il, avec la grande tradition
de la Renaissance européenne durant laquelle fleurissaient prophéties et
pronostications, car là aussi, face à des mutations techniques, sociales
et spirituelles profondes et souvent beaucoup plus déchirantes que celles
que nous vivons aujourd'hui, on voulait savoir de quoi demain serait fait.
Aujourd'hui, ce n'est pas l'arsenal
considérable des données de tous ordres dont nous disposons qui, pour
autant, réduit le champ des incertitudes. La liste serait longue des
problèmes que l'on pourrait réunir sous le patronage d'un politique du
XVème siècle qui, modestement, déclarait : Je n'ai de certitudes
que des choses incertaines.
Quelques décennies passées
professionnellement à scruter l'avenir de l'industrie du transport aérien
ne me dispensent pas de reconnaître la pertinence du propos. Mais vous
n'attendez pas de moi qu'un énoncé d'incertitudes ; je vous dirai donc,
chemin faisant, ce qui me paraît être du domaine du certain et ce que je
crois relever du domaine de l'incertitude.
Le titre même retenu pour cette conférence,
tel qu'il m'a été donné : Les compagnies aériennes face à l'évolution
du transport aérien donne immédiatement à penser qu'il y a une évolution
du transport aérien qui se fait indépendamment de l'action
des compagnies aériennes, lesquelles en seraient donc d'abord plus ou
moins spectateurs, avant d'en devenir acteurs.
Ceci est, pour le passé, une certitude ;
il est bien vrai que, comme le dit Michael E. Levine, qui a compté parmi
les responsables de la politique aéronautique américaine :
Les initiatives prises par
l'Administration Carter ont contribué à modifier, de façon
spectaculaire, l'orientation de la politique aéronautique mondiale.
Et en Europe, ce sont bien les
orientations de Bruxelles - relayées ou contestées par les gouvernements
et les réflexions des compagnies aériennes - qui modèlent une nouvelle
physionomie du transport aérien européen.
Et voilà, pour moi, une première
certitude : le transport aérien ne cessera pas d'être une activité administrée.
Mais à l'intérieur de cette certitude
globale que de voies possibles, simultanées ou successives !
Je les évoquerai en n'exprimant ici que
des vues personnelles, qui ne reflètent en aucune façon les positions de
l'entreprise dont j'ai eu l'honneur d'être l'un des cadres dirigeants et
en m'attachant davantage à une approche mondiale qu'à une de ces
appréciations hexagonales dont ce pays est si friand.
Plutôt que de vous décrire le tohu-bohu
et les crispations inévitables qui vont saisir cette industrie à la
recherche d'un nouvel équilibre avec, dans les prochaines années son
cortège de rapprochements durables et d'alliances éphémères d'actions
médiatiques et de réalisations discrètes, j'ai choisi la voie de la sérénité
dans la description d'un avenir possible.
1.
L'état du monde
Nous sommes à l'aube du XXIème siècle,
quelque part entre 2010 et 2020.
La population mondiale s'achemine vers
les 8 milliards d'individus, soit 3 milliards de plus qu'en 1988.
La Chine - mais aussi l'Inde - pèsent,
dans cette démographie, d'un poids considérable avec, ensemble, plus 2,5
milliards d'habitants répartis également entre les deux pays. Mais alors
que la Chine a dû - en quelques décennies - absorber 300 millions de
citoyens supplémentaires, c'est à un afflux de 500 millions d'habitants
supplémentaires que l'Inde a dû faire face sur un territoire trois fois
plus petit que celui de la Chine.
De véritables explosions démographiques
se sont produites un peu partout au cours des décennies passées, malgré
les famines, les maladies, les conflits locaux :
- le Nigeria a largement dépassé les
200 millions d'habitants contre 110, trente ans plus tôt ;
- l'Ethiopie en compte près de cent
millions contre 45 ;
- l'Iran, 130 contre 50.
Et aux portes d'une Europe qui se dépeuple
lentement, perdant environ 8 millions d'habitants, on dénombre 50
millions d'Egyptiens, 30 millions de Turcs et 30 millions d'Algériens de
plus.
A l'autre bout du monde, le Japon, dont
la population n'a pas augmenté depuis 1990, voit le Vietnam atteindre le
même chiffre de population (environ 120 millions d'habitants) et l'Indonésie
s'accroître de 110 millions de citoyens supplémentaires.
Les gouvernements des pays riches - à
population quasi-stable et à niveau de vie légèrement et constamment
croissant - tentent de résoudre, tant bien que mal, ces problèmes de
disparités démographiques à quoi s'ajoutent ceux nés des disparités
des niveaux de vie - qui ne se sont pas atténués avec le temps - et
ceux, non moins délicats, nés des différences de comportement.
L'Australie, la Nouvelle-Zélande,
l'Afrique du Sud, certains pays d'Amérique du Sud et naturellement les
Etats-Unis, le Canada et l'Europe sont les destinations d'une émigration
qui alimente de façon continue les transporteurs aériens dont certains
ont acquis un savoir-faire reconnu dans le traitement de cette clientèle.
2. Les zones de croissance du transport aérien
mondial
Ces mouvements migratoires ont constitué
un affluent à la croissance générale du transport aérien qui, au cours
des années, s'est développé à un rythme annuel de l'ordre de 5 à 6 %.
A l'intérieur de cette moyenne, on a noté des fluctuations par zone et
par période dues tantôt à des ajustements monétaires, tantôt à des
poussées sans lendemain du prix du pétrole, tantôt enfin à des menaces
terroristes qui constituent le phénomène le plus marquant de cette période
où le monde cherche son équilibre à travers des différences de
pression économique et démographique considérables.
Autour de la croissance moyenne, on a
constaté, au cours de ces trente années, un déplacement du centre de
gravité du transport aérien international de l'Atlantique vers le
Pacifique et l'Extrême-Orient.
Tous les courants de trafic intéressant
cette zone - y compris le transport domestique - ont cru plus vite que la
moyenne, si bien qu'ils représentent à peu près le tiers du transport aérien
mondial contre un peu plus du cinquième 30 ans plus tôt.
Le XXIème siècle s'affirme donc comme
le siècle du Pacifique après que l'Atlantique Nord ait affirmé sa prééminence
du XVIIIème au XXème siècle.
3. Les grandes négociations
internationales
Après des années de négociations très
dures où pressions économiques et politiques ont été largement utilisées
par les deux partenaires, les Etats-Unis - qui avaient fortement développé
leur présence dans le Pacifique-Sud - ont fini par obtenir du Japon une
politique aéronautique plus favorable à leurs intérêts dans le
Pacifique Nord : multiplicité des points touchés au Japon, droits de rupture
de charge et droits de cabotage limités cependant à certaines
routes. Telles ont été les conclusions de ces difficiles négociations.
L'Europe communautaire aéronautique étendue
à la Scandinavie s'est trouvée confrontée à des problèmes similaires
face aux Etats-Unis, mais parce qu'elle avait plus à offrir que le Japon,
les négociations ont duré moins longtemps. Pour autant, elles n'ont pas
été des plus faciles.
Il a fallu d'abord régler les problèmes
européo-européens. La question était simple dans sa formulation,
difficile dans sa résolution : qui - quelles autorités - allaient négocier
les droits de trafic extra-communautaires des compagnies européennes de
la Communauté ? Durant plusieurs années après l'instauration officielle
du Marché Unique, au 1er janvier 1993, des débats avaient opposé la
commission de Bruxelles, soucieuse d'affirmer son rôle de négociateur
unique parlant, en ces circonstances, au nom d'une Europe globale et la
plupart des gouvernements, administrations et compagnies aériennes
majeures de la Communauté soucieux de ne pas abandonner trop vite aux
mains d'une administration supranationale l'exercice d'un droit proprement
régalien.
Une première circonstance avait permis
aux autorités de Bruxelles d'affirmer et concrétiser leur doctrine à
l'occasion de la création de la première société anonyme européenne
de transport aérien, résultat d'une fusion intervenue entre deux
transporteurs européens de second rang. Bruxelles alors avait seule négocié
vis-à-vis des tiers les nouveaux droits de trafic résultant du
remodelage des réseaux de chacun de ces deux transporteurs, désormais
intégrés.
Une seconde opportunité avait été
saisie à l'occasion de la mise en oeuvre des supersoniques de 2ème génération.
En effet, devant l'ampleur des investissements nécessaires, trois grandes
compagnies européennes desservant la façade Atlantique de l'Europe
avaient décidé de créer une société commune d'exploitation du
supersonique et c'est Bruxelles qui avait négocié les droits de trafic
de cette nouvelle société avec les Etats d'Amérique du Nord, d'Amérique
du Sud et d'Asie.
Puis, peu à peu - et les responsables
initiaux de la construction européenne ayant dû, sous l'effet de l'âge,
quitter la scène politique, administrative et managériale - on devait
assister, avec la venue aux commandes de nouvelles générations, à un
transfert à peu près total des responsabilités des négociations
internationales aux autorités de Bruxelles : le nationalisme aéronautique
s'était, peu à peu, estompé.
Mais, à ces tractations - purement
intra-européennes - s'en étaient ajoutées d'autres, infiniment plus
dures avec les Etats-Unis. En effet, la création du Marché Unique en
1993 avait conduit à l'instauration d'un espace aérien communautaire et
deux questions s'étaient immédiatement posées :
- fallait-il considérer cet espace
intra-communautaire comme fermé aux compagnies américaines, comme l'était
alors l'espace intérieur américain aux compagnies européennes ?
- fallait-il au contraire l'ouvrir aux
Etats-Unis, en contrepartie d'une ouverture équivalente de l'espace américain,
et là une alternative s'offrait :
- ouvrir à partir des droits de 5ème
liberté intra-européenne déjà accordés dans le passé au bénéfice
des seules compagnies américaines ;
- ouvrir sur des bases nouvelles, en
faisant complètement table rase des droits antérieurement accordés et
en affirmant une exigence de stricte réciprocité ?
L'unanimité américaine se faisait, à
l'évidence, sur la première formule cependant que les Européens, là
encore divisés, prônaient l'une ou l'autre branche de l'alternative
selon qu'ils estimaient devoir gagner à un plus grand libéralisme ou au
contraire avoir déjà beaucoup concédé.
Le jeu était encore plus compliqué par
le fait que certaines compagnies américaines - sollicitées par des
compagnies européennes non-communautaires - avaient passé avec celles-ci
des accords qui, le temps faisant son oeuvre, avaient peu à peu transformé
ces transporteurs européens en quasi filiales des transporteurs américains.
Ceux-ci, peu nombreux mais efficaces, avaient constitué quelques hubs
européens non communautaires et, sous couvert de sigles européens, y
rabattaient un important trafic d'origine communautaire, échappant à
toute réglementation.
Finalement, dans les rapports de l'Europe
communautaire avec les Etats-Unis, un accord a été trouvé que l'on peut
résumer de la manière suivante :
- en matière de 3ème et 4ème libertés,
Bruxelles mène les discussions au nom de l'Europe communautaire sur la
base de dossiers présentés par les administrations de chaque pays de la
Communauté ;
- en ce qui concerne les ex-droits de 5ème
liberté devenus cabotage intra-communautaire, il appartient à
chaque pays membre de négocier avec les Etats-Unis ce qu'il veut accorder
ou refuser, compte tenu des perspectives qui peuvent exister ou non de
parvenir à un état d'équilibre factuel : à l'évidence, on ne considère
pas comme équivalent le droit accordé à une compagnie américaine de
prendre du trafic entre Rome et Athènes et celui accordé à la compagnie
italienne de prendre du trafic entre Dallas et Bâton-Rouge (Louisiane).
Aux problèmes relevant de la dimension
extérieure de la Communauté s'en est ajouté un autre,
intra-communautaire : celui des possibilités de cabotage à l'intérieur
de chaque pays de la Communauté. Autrement dit, une compagnie allemande
pourrait-elle prendre du trafic entre Londres et Manchester cependant
qu'une compagnie britannique prendrait du trafic entre Francfort et
Hambourg. Question théoriquement sans objet dès lors qu'on parlait Marché
Unique mais âprement controversée au plan de l'application pratique
comme symbolique d'une rupture profonde avec les règles anciennes.
L'évolution dans ce domaine sensible
s'est faite très lentement et on a noté que ce sont surtout des
compagnies francs-tireurs qui ont cherché - avec des succès divers - à
exploiter cette possibilité. Les compagnies majeures se sont abstenues,
pour la plupart, d'aller picorer dans la mangeoire du voisin.
4. De nombreuses initiatives de coopération
internationale
On a, en revanche, noté de larges
initiatives de coopération entre compagnies communautaires et compagnies
de pays tiers.
La CEE a, en effet, négocié plusieurs
accords dont :
- l'un avec la Birmanie qui, ayant
retrouvé le calme intérieur, s'est ouverte au trafic touristique
international qui déferle littéralement sur le pays ; la Communauté
Européenne a lancé un vaste programme d'assistance pour la mise en
oeuvre d'une flotte d'ATR 72, de Fokker 100 et d'Airbus
A-320 sur le réseau domestique et de voisinage ;
- l'autre avec l'ensemble des Etats de la
Péninsule Indochinoise également pour la mise sur pied d'un réseau aérien
domestique reliant les 3 pays et le développement d'un programme
d'installations hôtelières ; pour ces deux activités, les productions
et le savoir-faire des entreprises de l'Europe communautaire et particulièrement
de la France sont largement sollicités.
Sur le continent américain, on relève
une initiative venant d'une compagnie du Sud-Est Asiatique. Appartenant à
un de ces pays que la géographie n'a pas doté de grands espaces, cette
compagnie, misant sur une haute qualité de service et l'exotisme de sa
marque, s'est installée aux Etats-Unis sur un aéroport secondaire
qu'elle a entièrement orientalisé et, de là, exploite avec succès
plusieurs liaisons intérieures américaines. En contrepartie, elle s'est
engagée à utiliser du personnel américain dans certaines disciplines,
cependant que le gouvernement de son pays a permis à une compagnie américaine
long-courrier de constituer dans le pays une base d'exploitation à partir
de laquelle elle dessert - en avion moyen-courrier - quelques relations
locales de voisinage. Des discussions sont en cours pour des prises de
participation réciproque dans le capital de ces deux compagnies délocalisées.
A l'intérieur de la Communauté, on a
assisté à des modifications structurelles profondes.
En premier lieu, et avant même la
naissance du Marché Unique, les grandes compagnies régulières avaient
amorcé trois types de stratégies :
- une stratégie de délocalisation
principalement mise en oeuvre par les compagnies à coûts élevés,
recherchant par la création de nouvelles compagnies dans des pays
communautaires à coûts faibles, un moyen de renforcer leur compétitivité
commerciale ;
- une stratégie de coopération étroite
ou de filialisation à l'égard des compagnies de 3ème niveau ;
- une stratégie de coopération avec
d'autres compagnies régulières ou non, de taille très variable selon
les cas, et non communautaires.
Ce n'est qu'après plusieurs années de
fonctionnement en vraie grandeur du Marché Unique que l'on a vu s'opérer
des rapprochements plus étroits et une sorte de décantation au sein de
la multitude des transporteurs dont les orientations de Bruxelles avaient,
un moment, favorisé la création et l'essor.
On a vu alors naître et se développer
des stratégies dont on découvre ultérieurement les effets mais dont il
faut souligner qu'elles ont été largement conditionnées par l'évolution
des techniques dont je voudrais maintenant dire quelques mots.
5. Nouveaux avions, nouvelles structures
d'exploitation
A l'époque où nous parlons, le
supersonique deuxième génération vient d'entrer en exploitation. Résultat
d'un accord intervenu entre la Communauté Européenne, les Etats-Unis et
le Japon, il est le produit d'un financement tripartite et d'une
fabrication multinationale. Volant à peu près à la même vitesse que le
Concorde des années 80, il a une capacité et un rayon d'action
deux fois plus élevés. Son moteur à cycle variable lui permet - lorsque
nécessaire - de survoler certains territoires en vitesse subsonique sans
coût prohibitif. On le voit donc exploité d'Europe vers les grands
centres du continent Nord et Sud américain d'une part, vers l'Asie et
l'Australie d'autre part.
Américains et Japonais ont - à l'image
des Européens - constitué une société commune d'exploitation des
liaisons supersoniques transpacifiques.
L'insertion de cet appareil dans le
trafic global n'a pas pour autant déclassé les Boeing 747 qui,
depuis le début des années 90, ont peu évolué autour d'une capacité
de l'ordre de 500 places. Il est apparu en effet que l'accroissement de
taille, s'il était le garant d'une meilleure économie, n'en poserait pas
moins de sérieux problèmes de traitement au sol des passagers et les
compagnies ont exprimé leur préférence pour une augmentation des fréquences
plutôt que pour un accroissement de la capacité.
Une certaine spécialisation s'est amorcée
chez les compagnies qui exploitent le supersonique : une partie de leurs B-747
ne comporte plus que deux classes - Club et Economie - puisque le
supersonique permet d'offrir des tarifs sensiblement équivalents à ceux
de la 1ère classe subsonique.
Le deuxième événement technique
important a été la mise en ligne, depuis le début des années 90, des
avions de moyenne capacité à long rayon d'action, type Airbus A-340 -
MD-11.
Les compagnies européennes - pour ne
parler que d'elles - ont alors opérée un remodelage profond de la
structure de leurs réseaux internationaux selon un double mouvement :
- d'une part, en développant, à partir
des grands gateways européens, des liaisons directes avec des
villes nord-américaines, sud-américaines et asiatiques dont le trafic s'était,
pendant longtemps, révélé trop maigre pour supporter des liaisons
directes en B 747-400, lui-même limité dans certains cas par son
rayon d'action ;
- d'autre part, en multipliant les
liaisons directes entre des villes européennes secondaires et quelques
capitales ou centres économiques d'autres continents.
Cette dernière évolution a été
largement facilitée par le développement rapide des régions
transfrontalières à l'intérieur du Marché Unique européen, véritables
pôles économiques régionaux communautaires dont les plus anciennement
constitués ont été la région Languedoc-Roussillon-Catalogne, la Région
des Marches Rhénanes et celle de Provence-Lombardie.
A l'intérieur de ces pôles régionaux,
parfois étirés sur plusieurs centaines de kilomètres, l'avion de 3ème
niveau joue un rôle majeur, face à des liaisons transversales
ferroviaires souvent défavorisées par le relief.
Mais il est frappant de constater que la
modernisation des chemins de fer européens à travers les trains à
grande vitesse, d'abord concentrée sur les radiales nord-sud, s'est étendue
progressivement à des transversales est-ouest si bien que, depuis peu, on
peut aller d'Avignon à Barcelone, Madrid ou Lisbonne en TGV. Mais, sur
des distances de ce type, l'avion reste très compétitif dans son rapport
prix-temps. En revanche, il subit directement la concurrence du chemin de
fer à grande vitesse sur les axes où le temps de parcours ferroviaire
n'est pas supérieur à trois heures. Certes, la clientèle d'affaires
apprécie toujours de pouvoir quitter Paris à 7H30, pour être au centre
de Francfort à 9 heures. Mais beaucoup de ceux qui, voyageant sans
contrainte de temps, le faisaient par avion en raison de la durée du
trajet ferroviaire, le font désormais par TGV. Qui plus est, les chemins
de fer européens en développant également les trains de nuit à grande
vitesse, ont mordu sur la clientèle traditionnelle des charters de
vacances et se sont mis eux-mêmes à la pratique des rames partiellement
affrétées à des groupes.
Cette évolution était d'ailleurs inévitable
car on était parvenu, à l'intérieur de l'espace aérien européen, à
une telle densité de mouvements aériens que l'on frôlait constamment la
saturation et que le moindre dérèglement y provoquait des désordres en
chaînes, altérant la régularité de l'exploitation et la satisfaction
du consommateur.
Peu à peu donc - et sans que cela se fit
de volonté délibérée à l'intérieur de la Communauté Européenne -
les autorités nationales et les instances européennes en sont arrivées
au concept de système de transport, vieux concept aux résonances
technocratiques mais qui a progressivement pris une réelle signification
dès lors que les performances ferroviaires et aéronautiques - entendues
porte à porte - se rapprochaient, dès lors aussi que le prix des
terrains aux abords des principales communautés urbaines aussi bien que
la rareté croissante des espaces disponibles grevaient l'infrastructure aéronautique
de coûts élevés.
6. La physionomie du transport aérien de
l'Europe communautaire
Ainsi, sous l'effet de l'évolution
technique, s'est opéré un clivage entre plusieurs types de compagnies
européennes, clivage en quelque sorte naturel, créant des situations
nouvelles que n'avaient pas réussi à créer des tentatives antérieures,
plus ou moins précipitées et dont beaucoup heurtaient un sentiment
national encore vivace.
On a donc vu s'édifier quelques très
grands transporteurs dotés de tous les attributs de l'exploitation
internationale long-courrier et moyen-courrier. Leur stratégie peut se résumer
de la façon suivante :
A - sur des lignes long-courrier,
coexistence du supersonique et des gros porteurs subsoniques sur quelques
routes aériennes majeures et, par ailleurs, un triple développement de
liaisons nouvelles reliant :
a - des métropoles régionales de
l'Europe à des points majeurs d'Amérique du Nord et du Sud ainsi que
d'Asie ;
b - des centres majeurs européens à des
centres secondaires des autres continents : les grandes capitales de
l'Europe et de la côte andine de l'Amérique du Sud sont reliés
directement ;
c - des centres secondaires européens à
des centres secondaires des autres continents, principalement d'Amérique
du Nord. Certes, au moment où je parle, Montpellier-France n'est pas
encore relié directement à Montpellier-Province du Québec, mais cette
tendance s'est développée quelquefois comme palliatif à la congestion
des approches des grands aéroports mondiaux.
B - sur les lignes moyen-courrier,
ces grandes compagnies européennes se sont surtout concentrées sur les
axes majeurs de l'Europe. Les problèmes de circulation aérienne ont
provoqué un retour en force des avions de grosse capacité, succédant à
la multiplication des fréquences en petits modèles - de 100 à 150
places - dont les compagnies avaient pris l'initiative à la veille de la
mise en service du Marché Unique à un moment où chacun cherchait, en
quelque sorte, à marquer les limites de son territoire de chasse. Pour
l'exploitation des liaisons à faible trafic on rencontre tous les cas de
figure :
- abandon pur et simple de ces liaisons
à des compagnies secondaires ;
- exploitation par des compagnies
secondaires pour le compte des compagnies majeures ;
- exploitation par la compagnie majeure
elle-même.
A l'intérieur de ce groupe des
compagnies majeures, on a également vu s'opérer une autre forme
de division internationale du travail, certaines concentrant leurs efforts
sur telle région et n'étant sur d'autres que symboliquement présentes
ou même totalement absentes.
On se doute que, dans cette démarche,
les autorités de Bruxelles ont eu leur mot à dire.
A côté de ces grands du
transport aérien européen, il y a place pour des transporteurs intra et
transrégionaux, émanation symbolique de ces grands ensembles économiques
régionaux déjà évoqués. Certains jouent uniquement le jeu régional,
d'autres en complément assurent une fonction de feeder,
d'alimentation des grands aéroports européens, à travers des contrats
de coopération passés avec les compagnies majeures.
On trouve enfin un type particulier de
transporteur : le transporteur spécialisé, cette spécialisation
s'exerçant aux deux extrémités du spectre des clientèles :
- la clientèle très haut de gamme qui
veut du grand confort, des attentions, une régularité et une ponctualité
sans faille ; bref une vraie différenciation ; ce type de compagnie
exploite surtout dans la Région Europe-Méditerranée ;
- la clientèle avant tout soucieuse d'économie
; bien entendu, il y a longtemps que la notion de charter n'évoque
plus rien : les avions de ces compagnies partent à heure fixe, à jour
fixe, offrent des tarifs individuels ou des produits tout compris ; ce qui
est nouveau, c'est le type de marché prospecté par ces transporteurs et
qui sont au nombre de deux : la clientèle du 3ème âge et les
travailleurs émigrants.
7. De nouveaux courants touristiques
Il est vrai que la clientèle des 3ème
et 4ème âges est devenue un marché important. La plupart des pays
vieillissent mais le phénomène est frappant en Europe et au Japon. Au
Japon, il y avait en 1950 un retraité pour 8 salariés : il y en a
maintenant un pour deux, dans un XXIème siècle débutant.
Le gouvernement japonais misant sur un
yen toujours fort a donc repris un projet ancien d'implantations de
villages du 3ème âge un peu partout dans le monde. Une prospection méthodique
a conduit à l'implantation de villages dans les îles de la Méditerranée,
dans les territoires progressivement désertés du centre de la France et
de l'Espagne, ainsi qu'en Irlande. Ce sont de véritables enclaves
nationales avec produits d'origine, médecins, pharmaciens, conseillers
japonais. La population de ces villages est en partie migrante et ses
mouvements contribuent à alimenter le trafic aérien mondial.
Pour ce qui concerne l'Europe, même, on
a constaté que ce tourisme de 3ème âge - comme d'ailleurs le tourisme
européen en général, s'adresse de plus en plus aux pays non
communautaires. En effet, à l'intérieur de la Communauté, la tendance
à l'égalisation progressive des niveaux de vie a provoqué une
stabilisation du tourisme, traditionnellement activé par les différences
de pression entre pays riches et moins riches.
Deux zones géographiques ont largement bénéficié
de cette tendance :
1. l'Afrique du Nord - et tout spécialement
les zones du grand Sud Saharien qui, avec l'aide de la Communauté Européenne,
ont pu être équipées d'une large infrastructure touristique ;
2. l'Europe de l'Est qui, ayant largement
ouvert ses frontières, pratique une politique de prix très compétitive
: pour l'ensemble de ces pays - et plus encore pour l'URSS - la
modernisation, entreprise depuis 1989, s'accompagne d'un fort endettement
international que l'on cherche à atténuer par d'importantes rentrées de
devises liées aux flux touristiques.
Quant aux nouveaux courants du tourisme
long-courrier en provenance de l'Europe, ils concernent principalement -
à côté de la Chine - qui a, elle aussi, réalisé un vaste programme
d'infrastructures touristiques - l'Indonésie, la Nouvelle-Zélande et
l'Australie, ainsi que Madagascar, les îles des Indes occidentales et du
Pacifique Sud et l'Afrique sub-équatoriale. Les Antilles françaises sont
devenues une destination très fréquentée par la clientèle européenne,
tandis que le tourisme à destination de la Guyane a commencé son développement.
Les compagnies à spécialisation
touristique constituent très généralement le fer de lance sur le marché
soit de grands Tours Operators de taille européenne, soit
des grandes compagnies majeures européennes. Toutes les tentatives faites
pour échapper à cette logique se sont révélées sans lendemain.
8. La redistribution des cartes aéronautiques
Mais il n'y a pas qu'en Europe que
l'on constate une redistribution des cartes aéronautiques. Il s'en
produit ailleurs dans le monde et l'on assiste à des mouvements
contraires :
- aux Etats-Unis, plusieurs faillites
affectant aussi bien des compagnies major que des compagnies
appartenant au groupe des national ou des local ont encore réduit
le nombre d'exploitants ;
- en URSS au contraire, on a assisté à
la création de grandes subdivisions de l'Aeroflot, prenant le statut de
compagnies régionales spécialisées dans les liaisons domestiques, les
liaisons internationales demeurant de la seule responsabilité d'Aeroflot
;
- schéma voisin en Chine où la réunion
de Hong Kong à la République de Chine, effectuée depuis 1997, a accéléré
le processus de création d'entités régionales, à capitaux mixtes
mi-privés mi-étatiques.
En Afrique sub-saharienne, la situation
ne s'est que très récemment clarifiée. Après la déclaration du
Yamoussoukro de fin 1988 recommandant de mettre fin à la balkanisation du
transport aérien dans ce continent, plusieurs réunions au sommet ont eu
lieu. Tenues dans une ambiance générale de stagnation économique et
parfois même de régression, elles n'ont pendant très longtemps débouché
que sur des déclarations de principe ou des mesures ponctuelles, dès
lors qu'il s'avérait que toute décision de rationalisation ou de
regroupement ne pouvait aboutir qu'à des compressions d'effectifs
affectant des pays où le chômage urbain atteignait déjà des niveaux
critiques. Il fallut attendre que le moratoire des dettes pour les pays
les moins développés, proposé par la France et suivi non sans réticence
par les principaux pays industriels, devienne une réalité pour voir
s'amorcer des politiques régionales de rationalisation progressive.
De la mosaïque de 22 compagnies
africaines qui existaient à la veille de 1990 au Sud du 20ème parallèle
et qui exploitaient chacune, en moyenne, 7 avions, sont nés quatre grands
ensembles correspondant respectivement aux pays d'Afrique de l'Ouest, de
l'Afrique du Centre, de l'Afrique de l'Est et de l'Afrique sub-équatoriale.
Le Nigeria et l'Ethiopie ont conservé une compagnie indépendante de même
que, dans l'Océan indien, Madagascar, Maurice et les Seychelles.
Quant aux compagnies du Grand Maghreb,
elles ont eu à subir de plein fouet la concurrence des compagnies à
vocation touristique nées de la déréglementation européenne, fer de
lance de Tours Operators puissants. Elles voyaient ainsi
l'essentiel de leur fonds de commerce gravement menacé et les
gouvernements de ces pays étaient partagés entre la nécessité de ne
pas aggraver la situation financière de leur compagnie nationale et celui
de ne pas freiner le développement de recettes touristiques constituant
une part importante des ressources nationales. Soucieux par ailleurs de ne
pas ériger une forteresse protectionniste à l'égard de l'Europe, ils
ont donc été amenés à plaider auprès des Etats européens et de
Bruxelles la mise en oeuvre d'une politique progressive de libéralisation
des capacités et des tarifs, cohérente avec le développement des
infrastructures touristiques, elles-mêmes aidées par la Communauté
Européenne.
Bien entendu, toute cette évolution du
monde aéronautique s'est faite pendant que l'on assistait parallèlement
à une interpénétration des systèmes informatiques d'information de la
clientèle. Après que chaque groupement de compagnies eût constitué et
mis en oeuvre son propre système de réservation, tarification, location
en tous genres, on s'est acheminé vers un système global non
discriminatoire, permettant aux agents de voyages et aux particuliers de
recevoir la totalité des informations traitées par les différents systèmes.
En ce qui concerne enfin le transport de
marchandises, on n'a pas noté d'évolution marquante dans les techniques.
C'est toujours le B 747-200 qui constitue le cheval de
bataille des flottes tout cargo long-courrier. La formule du combi s'est
étendue à l'Airbus A-340.
En revanche, on a pu remarquer le développement
d'entreprises spécialisées dans le transport de la poste, des petits
colis et des marchandises. Pour faire face à la concurrence des grands
transporteurs spécialisés américains, quelques-unes des compagnies
majeures européennes se sont regroupées et ont créé une méga-compagnie
qui, grâce à des procédures de collecte et d'éclatement rapides, peut
dispatcher très rapidement le fret du centre principal d'exploitation aux
diverses destinations européennes : le montant des tonnages traités
permet d'obtenir des prix très compétitifs.
Voilà, Mesdames, Messieurs, ce que
pourrait être une physionomie possible du transport aérien dans le XXIème
siècle commençant.
Mais vous concevez bien que ce schéma
peut susciter la controverse ou, au minimum, des interrogations. J'en
poserai moi-même quelques-unes afin de prévenir les vôtres.
- Le supersonique sera-t-il réellement
mis en ligne et de quel type de supersonique s'agira-t-il ?
- Y aura-t-il place pour des avions de
type UDF ou bien faut-il considérer cette technique comme dépourvue
d'avenir ?
- Autre question : on a constaté, entre
1985 et 1989, un certain engouement des gouvernements pour la
privatisation des compagnies aériennes, précédemment nationalisées ;
faut t-il penser que le mouvement se poursuivra et en particulier qu'il
est indispensable pour réaliser des rapprochements ou des fusions
inter-compagnies en Europe ?
- L'ouverture du Marché Unique
engendrera-t-elle nécessairement des phénomènes de rapprochement ou de
fusion ?
Voilà quelques exemples de ces
incertitudes dont je parlais au début de notre entretien.
Mais permettez-moi de terminer par une
certitude : dans l'évolution que j'ai tenté de retracer, la France comme
telle me paraît appelée à jouer un rôle clé dans la configuration du
transport aérien de l'an 2000.
Idéalement placée à la croisée des
routes aériennes reliant le Royaume-Uni à la Méditerranée orientale et
l'Europe septentrionale à la Péninsule Ibérique, elle sera, de ce fait,
un territoire aéronautique convoité, alors qu'elle aura peu de
possibilités pour obtenir de ses voisins des contreparties équivalentes
parce que la géographie s'y prête mal.
Mais, dotée d'un aéroport moderne, non
saturé avant longtemps et de ce fait susceptible de devenir le premier hub
d'Europe, équipée d'un réseau rapide de communications de surface, d'un
réseau aérien domestique très développé, d'un réseau international
équivalent à celui de la Grande-Bretagne, d'une compagnie majeure qui
figure au 4ème rang des compagnies internationales (et qui est
actuellement, par l'étendue de son réseau européen, la première
compagnie d'Europe), centre d'investissements étrangers allant croissant,
la France dispose ainsi d'atouts importants.
Elle aborde cependant les décennies à
venir dans une situation très caractéristique et singulière par rapport
à la plupart de ses voisins européens : celle d'un pays de 55 millions
d'habitants qui aligne deux compagnies régulières principales et une
compagnie régulière secondaire de 1er niveau, 5 compagnies dites de 3ème
niveau et - pour le moment - au moins une demi douzaine de compagnies
charter.
L'avenir dira si c'est une force ou une
faiblesse et ce qu'il en subsistera à l'aube de XXIème siècle.
________
Notes:
1
. Président de la
Commission Transport du Centre européen de l'entreprise publique.
Ancien directeur général adjoint d'Air France et conseiller du Président.