VOYAGES
ET EXPLORATIONS
LES
PREMIERS SUCCESSEURS DE DUMONT D’URVILLE EN TERRE ADÉLIE*
Michel BARRÉ
LES ORIGINES
L’installation actuelle des Expéditions
polaires en Terre Adélie est remarquable, aussi bien par les
travaux scientifiques qu’elles sont en mesure d’effectuer que
par les conditions matérielles d’installation ; mais il a
bien fallu commencer et, au lendemain de la dernière guerre, la
Terre Adélie était aussi déserte et désolée que Dumont d’Urville
avait pu l’apercevoir en janvier 1840.
A bord de ses deux corvettes,
l’Astrolabe et la Zélée, il avait réussi à
entrevoir la côte et à faire un débarquement sur un petit îlot
rocheux situé à quelques milles de celle-ci ; il avait
ramené cependant une carte, levée sous voile par son
hydrographe, Vincendon-Dumoulin.
Nous ignorons les conditions de
la banquise cette année-là ; les gravures faites au retour
sur les indications des navigateurs semblent montrer qu’ils ont
dû traverser le "pack", c’est-à-dire la banquise
plus ou moins fractionnée par le dégel et les tempêtes.
Nous avons compris 108 ans
plus tard la performance remarquable qu’avait dû présenter
l’opération avec des voiliers, évidemment sans moteur ;
les marins de l’époque devaient avoir une belle maîtrise de
leur métier.
Depuis cette visite, la Terre Adélie
était donc restée vierge de toute visite humaine.
En 1924, un décret proposé par
Jean Charcot définissait la possession de la Terre Adélie au nom
de la France et lui fixait des limites entre le 136e et le 142e
degré de longitude est ; c’était donc une part de
fromage, très étroite, ayant 350 km de côte et se
terminant par une pointe à plus de 2 000 km vers le
sud.
Cette revendication peut être
jugée ridiculement modeste si l’on songe que Dumont d’Urville
d’abord et Jean Charcot lui-même sur le Français et le Pourquoi
Pas avaient exploré une large partie de la côte ouest de la
Terre de Graham, au sud du continent américain, région
semble-t-il beaucoup plus intéressante que la Terre Adélie sur
bien des points.
naissance de l’idÉe
du retour en terre adÉlie
C’est en 1946 que naquit l’idée
d’une installation permanente ; des revendications commençaient
à se faire jour dans les autres pays et la France souhaitait
confirmer par sa présence la possession de la Terre Adélie.
Les anciens collaborateurs de
Charcot, en particulier Rouch et Gain, avaient créé un Centre
polaire pour continuer la tâche entreprise par le Pourquoi Pas ;
la Marine, au lendemain de la guerre, avait évidemment d’autres
soucis et ne répondit pas à leur appel rapidement.
Simultanément, et sans qu’il y
ait eu le moindre rapport avec le Centre polaire ci-dessus, trois
jeunes gens de moins de 30 ans Vallette, Pommier et Martin,
avaient réussi à faire une petite expédition au Spitzberg où
ils avaient découvert un sommet très élevé, le Mont Perrier.
Au retour, ils eurent l’idée de se lancer dans l’aventure
d’une exploration terrestre de la Terre Adélie.
Ayant rencontré Paul-Emile
Victor et l’ayant entretenu de leur projet, celui-ci commença
par déclarer que le Sud ne l’intéressait pas et qu’il
pensait s’attacher au Groenland, siège de ses premières
aventures d’avant-guerre. Mais à la réflexion, jugeant
probablement qu’il était inopportun de voir se créer deux
activités polaires distinctes en France, il reprit contact avec
les trois initiateurs de l’opération et leur proposa de joindre
ses efforts aux leurs ; ceci se traduisit en 1947 par la création
des Expéditions polaires françaises (Missions Paul-Emile
Victor).
De son côté, la Marine
envisageait favorablement une opération de réaffirmation
officielle de la possession de la Terre Adélie par la France et
un protocole d’accord fut signé entre J. Dupraz (secrétaire
d’Etat à la Marine) et P. Coste-Floret (ministre de la France
d’Outre-Mer) définissant la répartition des tâches entre la
Marine et les Expéditions polaires.
Le navire aurait le statut
militaire :
- la Marine assurerait le
transport à l’aller et au retour de l’Expédition,
- elle réaffirmerait
officiellement la présence française en Terre Adélie,
- elle aurait la pleine
responsabilité de la mise à terre de l’Expédition polaire
dans les meilleures conditions possibles.
le commandant du
navire polaire
Le capitaine de frégate Max
Douguet, nommé commandant du navire, était donc seul responsable
devant le Gouvernement de l’établissement d’une base française
en Terre Adélie, étant entendu que ses responsabilités seraient
transmises à M. Liotard à la fin du débarquement, au moment du
départ du commandant Charcot de Terre Adélie.
Il était le seul officier de
Marine ayant une expérience polaire française : il avait
participé à la Deuxième année polaire internationale de
1932/1933 au Scoresby Sound. Il devait rapidement choisir son état-major,
dont j’ai eu
l’honneur de faire partie, étant
lieutenant de vaisseau chargé des communications et de la détection,
et plus jeune officier du bord.
L’état-major comprenait :
le capitaine de corvette (futur amiral) Guillon, second ; les
lieutenants de vaisseaux Pistre, Luc-Marie Bayle, Chabasseur et
Barré ; l’ingénieur mécanicien Breton ; le docteur
était le médecin principal Fuchs et, enfin, Tchernia, officier
de réserve, océanographe détaché du Muséum qui avait été
avec le commandant Douguet en 1932/1933.
L’expédition polaire qui
devait être transportée était dirigée par André-Franck
Liotard, choisi par Paul-Emile Victor et qui avait fait des stages
dans des régions polaires. Il conduisait une équipe de 10 personnes
comprenant évidemment les trois initiateurs de l’Expédition :
Vallette, Pommier et Martin, Vallette faisant fonction de second
de l’expédition.
Paul-Emile Victor ne participa
pas à ces opérations et ne devait en fait venir en Terre Adélie
que 8 ans plus tard, pour une visite en cours d’été.
Il est souhaitable d’en
terminer avec ces préliminaires par un mot sur celui qui va
diriger les opérations jusqu’à l’arrivée en Terre Adélie,
le commandant Douguet. C’était un homme remarquable par bien
des côtés et j’ai rarement vu un bateau sur lequel le pacha
fasse l’objet d’une telle unanimité. Il était très calme,
très détendu, très souriant, même dans les moments les plus pénibles ;
il se refusait à dramatiser, gardait pour lui ses inquiétudes,
peut-être, mais faisait montre en toutes circonstances d’un
optimisme souriant. C’était un excellent marin ; le bateau
qui nous emmenait là-bas connut au cours de ses navigations de très
gros temps ; il nous est arrivé de passer 48 heures, au
sud du cap Loewin, face à une mer démontée, sans pouvoir gagner
quelques milles vers l’ouest dans les Quarantièmes Rugissants.
Dans ce cas, comme dans bien d’autres, on aurait cru que rien
n’avait d’importance, le bateau était à la cape et le
commandant sacrifiait à ses hobbies : l’aquarelle, le
tricot ou l’accordéon. C’était un remarquable manoeuvrier,
que ce soit dans le petit port d’Hobart ou dans les glaces ;
il nous apprit la conduite du navire où il faisait montre d’une
régulière maestria. Enfin, il était prudent, sachant "prévenir"
plutôt que guérir, ce qui est assez vital dans la navigation
polaire où le risque de se trouver coincé dans la banquise
existe en permanence.
LE BATEAU ET SES
DÉBUTS
Le navire, choisi sur
recommandation de Victor, était un mouilleur de filets de la
Marine américaine, rendu à la vie civile, construit en bois et
équipé de deux gros moteurs Diesel et d’une hélice ; ce
bateau, baptisé Commandant Charcot en souvenir de
l’ancien explorateur, arriva à St Malo au début de l’été
1948 où il fut amélioré très sérieusement en vue des épreuves
qu’il aurait à supporter :
- l’étrave fut renforcée et
les joues du bateau fortement épontillées,
- la coque reçut un platelage
supplémentaire en bois recouvert de tôles métalliques pour
mieux la protéger des angles vifs de la glace,
- des citernes supplémentaires
de gasoil et d’eau furent mises en place,
- enfin, la partie arrière de la
cale avant fut occupée par deux petites cabines destinées à
loger certains membres de l’Expédition.
Le 20 septembre, les travaux étaient
terminés et le Commandant Charcot appareillait de St Malo
pour Brest ; malheureusement, comme devait le confirmer plus
tard la Marine américaine, des vannes avaient été ajoutées sur
le moteur sans que cela fût inscrit dans les notices et l’huile
s’échappa vers des caisses d’huiles usées, privant les
moteurs de tout lubrifiant ; les deux moteurs tombèrent en
panne à quelques milles du départ ; le bateau mouilla au
large du phare du Jardin, devant St Malo, fort heureusement avant
que la nuit ne tombe, ce qui permit de prévenir un sémaphore. Le
lendemain matin, un remorqueur de Brest remorquait le bateau à
l’Arsenal (il avait fait beau et calme toute la nuit et le
commandant Douguet n’eut pas son sommeil troublé).
Ce stupide accident devait coûter
45 jours de retard au grand départ vers le Sud.
L’Arsenal de Brest fit véritablement
un tour de force pour redresser les vilebrequins légèrement
tordus : les meilleurs ajusteurs reprirent les ronds de
paliers à la lime ! C’était la seule chose qu’on avait
le temps de faire si on voulait pas annuler la mission.
Ce retard ne fut pas tout à fait
inutile, car le chargement du bateau fit apparaître assez
rapidement que les ambitions des voyageurs, les
"Polaires" comme nous les appelions, étaient un peu
optimistes par rapport aux dimensions du bateau ; il s’avéra
en particulier impossible de conserver la baraque qui avait été
prévue et ils réussirent à faire réaliser par les Charpentiers
de Paris une baraque beaucoup plus simple et beaucoup plus facile
à monter que la première.
LES HIVERNANTS ET
LEUR PARRAINAGE SCIENTIFIQUE
L’expédition Liotard que le Charcot
devait débarquer en Terre Adélie était en fait une expédition
préliminaire destinée à préparer l’implantation de la
suivante. Celle-ci devait avoir un programme scientifique beaucoup
plus étendu : une Commission scientifique désignée par le
gouvernement étant chargée de définir l’ensemble du travail
scientifique qui devait être exécuté par les deux Expéditions.
Elle était présidée par le professeur Maurain, membre de l’Institut,
et comportait des directeurs de laboratoires ou d’instituts très
importants, notamment le professeur Coulomb, directeur de l’Institut
de physique du Globe, le professeur Latarjet de l’Institut
Pasteur, le professeur de Martonne, membre de l’Institut de géophysique.
D’autres noms connus devaient
se joindre ultérieurement à cette Commission ou bien devaient
intervenir, comme Yves Rocard, à l’époque conseiller
scientifique de la Marine, Bureau, directeur du Laboratoire
national de radioélectricité et Gougenheim, directeur du Service
hydrographique de la Marine.
Le Charcot lui-même avait
un petit programme scientifique propre, avec des travaux océanographiques,
météorologiques, des études de parasites atmosphériques et de
sondages ionosphériques et des travaux d’hydrographie. L’Expédition
préliminaire de Liotard se bornait à des travaux de météorologie,
cartographie, biologie et marées.
1Ère expÉdition
du commandant charcot - voyage d’aller
Le Charcot appareilla de
Brest le 26 novembre et entreprit son long voyage à la vitesse
maximale possible, c’est-à-dire un très modeste 10 nœuds.
Le bateau était lourdement chargé et avec ses formes
rondouillardes, il n’était pas particulièrement stable dans le
mauvais temps.
Le premier contact avec ce
dernier se produisit sans tarder dans le Golfe de Gascogne et se
traduisit par un certain nombre de mines vertes et certaines
absences au carré pendant les repas. Comme d’habitude, ce baptême
du mauvais temps joua le rôle d’une vaccination et les mers
beaucoup plus sérieuses que le Charcot devait rencontrer
plus tard n’eurent plus guère de conséquences sur les
estomacs.
Route par Casablanca, Durban en
Afrique du Sud et Hobart en Tasmanie pour les dernières mises au
point pour le grand départ vers le sud.
Le voyage se déroula avec
quelques difficultés : les moteurs réparés hâtivement
donnaient lieu à une inquiétude permanente, et en plein océan
Indien, à plusieurs milliers de milles de tout port civilisé,
Breton, l’ingénieur mécanicien, demanda au commandant de
stopper les moteurs pendant plusieurs heures pour changer certains
coussinets.
La tentative se traduisit immédiatement
par des roulis énormes que le bateau n’aurait pas supporté
longtemps et qui risquaient fort de désarrimer la cargaison. Il
fallut continuer à très petite vitesse, sur un moteur, en priant
qu’une panne définitive ne vienne pas livrer le bateau sans défense
à des vagues dont les crêtes se profilaient bien au-dessus du
niveau de la passerelle, certainement à plus de 12 mètres.
La ceinture océanique qui
entoure le pôle Sud ne connaît guère d’obstacles continentaux
et les dépressions se succèdent en anneaux autour du continent
glacé de façon permanente ; les satellites nous donnent
d’ailleurs une image pareille à celle d’un collier de perles.
Dans ces latitudes sud, passé le
40e degré, le vent oscille continuellement entre le noroît et le
suroît, avec une violence et une permanence telles que des creux
énormes s’établissent en donnant des jeux de vagues croisées
dont certaines, paraît-il, ont été observées à plus de 20 mètres
de haut.
Autant dire que personne n’en
menait large et on trouve là un bon exemple du caractère du
commandant Douguet : devant les mines assombries de son état-major,
il décida de faire au Carré un dîner de têtes. Ce fut très
gai, tout le monde avait choisi un déguisement, souvent même des
pieds à la tête.
Le lendemain, Luc-Marie Bayle décidait
de faire une tapisserie à partir de tous les bouts de chiffons
que les uns et les autres pouvaient réunir. Cette tapisserie qui
représente l’arrivée de Dumont d’Urville dans les glaces a
orné le Carré pendant plusieurs années.
Le Charcot rejoignit
Hobart sans aggravation de la situation et put y réparer. Le 5 février,
après un séjour consacré aux derniers préparatifs, il
appareilla vers le sud, accompagné des encouragements de tous les
Tasmaniens intéressés par notre Expédition et, en particulier,
par le consul de France à Hobart, le Dr Goddard et sa charmante
fille, qui devait, deux ans plus tard, épouser l’un des
Polaires.
A la sortie de la rivière de
Hobart, la Derwent, cap au 190 vers la Terre Adélie. Nous comprîmes
tout de suite que la traversée des 1 400 milles, soit 2 500
km, que nous avions entamée serait pénible avec la mer de
travers : rafales de vent accompagnées de pluie, creux de 10 mètres,
le premier iceberg aperçu par 62,30° de latitude sud fut
accueilli avec un certain soulagement.
La température de l’eau avait
considérablement baissé comme le montraient les sondages
bathythermographiques faits par Tchernia ; le Charcot
entrait dans l’océan Antarctique.
L’ARRIVÉE DANS
LES GLACES - LES ICEBERGS
Du 11 au 22 février, la bataille
contre les glaces fit rage : elle constitua en une série de
tentatives vers le sud qui rencontrèrent toutes un échec
indiscutable.
Les premiers icebergs rencontrés
au large étaient déjà de dimensions assez impressionnantes ;
c’étaient des icebergs tabulaires, c’est-à-dire en forme de
tables, dont le sommet horizontal s’élevait à 30 ou 40 mètres
au-dessus du niveau de l’eau, leur tirant d’eau étant
vraisemblablement de l’ordre de 150 ou 200 mètres.
Les dimensions horizontales étaient
impressionnantes, certains avaient quelques centaines de mètres
de long, d’autres quelques milliers.
On comprend dans ces conditions
comment Dumont d’Urville, dans la suite de sa navigation, a pu
imaginer l’existence d’une côte "Clarie" au
nord-ouest de la Terre Adélie ; il est très vraisemblable
qu’il s’agissait d’un iceberg énorme.
L’origine de ces icebergs se
trouve tout d’abord dans les langues glaciaires qui prolongent
les glaciers, courant du coeur du glacier antarctique. Même dans
une région telle que la Terre Adélie, où l’intérieur du
continent est un plateau glacé uniforme, il existe dans le sol,
en dessous de la calotte glaciaire, des irrégularités telles que
des vallées glaciaires, où la glace du plateau se concentre et
court beaucoup plus rapidement vers l’extérieur. On se trouve
devant un phénomène inhabituel dans les montagnes : un
glacier courant au milieu d’un glacier. Au débouché vers la
mer libre, ces glaciers se prolongent en flottant sur la mer, puis
se brisent en blocs plus ou moins gros et plus ou moins larges, en
fonction des dimensions du glacier.
Ceux que nous rencontrions, énormes,
provenaient probablement des glaciers de Mertz et Ninnis, deux
explorateurs qui trouvèrent la mort lors de l’Expédition
australienne de Mawson en 1912.
Une autre source d’icebergs se
situe dans les grandes baies de Ross, sensiblement au sud de la
Nouvelle Zélande et de Weddel, au sud de l’océan Atlantique.
les glaciers de ces régions débouchent y convergeant vers leur
centre où se situe une langue glaciaire énorme faisant plusieurs
centaines de kilomètres de large qui donne lieu, de temps à
autre, à des icebergs géants comme celui qu’on observe
actuellement et qui fait plusieurs centaines de kilomètres de
long.
Ces icebergs provoqués par les
chutes de neige au-dessus du continent, ont formé par compression
progressive une glace dure, à reflets bleutés comme la glace de
réfrigérateur. C’est une glace extrêmement dure et beaucoup
plus dangereuse que la glace de mer.
On notera au passage que ces
icebergs tabulaires font apparaître des strates mesurant les
chutes de neige annuelles reçues dans le passé, chaque été
ayant amené une petite couche cristallisée qui permet de
calculer l’âge des chutes de neige correspondantes.
C’est ainsi que le professeur
Claude Lorius, membre d’une Expédition ultérieure, a réussi
à identifier des couches de neige vieilles de plus de 100 000 ans,
dont l’analyse a apporté des résultats tout-à-fait intéressants.
Mais les icebergs ne sont pas
seuls porteurs de glace vive. Tout le bord du continent, du côté
de la Terre Adélie est constitué d’une falaise qui s’effrite
régulièrement et qui donne lieu à des mini-icebergs, dont les
plus petits sont baptisés "growlers". Ceux-ci, sous
l’effet des vents et des tempêtes, se désagrègent
progressivement et peuvent constituer des zones délicates
couvertes de blocs de glaces dures qui pourraient fort bien
endommager l’hélice du bateau.
LA GLACE DE MER
En dehors de ces glaces d’eau
douce, il y a évidemment la glace de mer. Celle-ci se constitue
chaque hiver sous forme d’une banquise uniforme dont l’épaisseur
se situe entre 1 mètre et 1,50 mètre.
Le gel de la mer, qui intervient
sensiblement en avril, donne d’abord une glace salée qui se
recouvre au fil de l’hiver de couches de neige tassée, donnant
ainsi une salinité variable entre le dessus et le dessous de la
banquise. les explorations ultérieures donneront des résultats
très intéressants.
Cette banquise, sous l’effet
des tempêtes furieuses qui règnent à sa limite Nord, se
fractionne. Les vents agissant sur les morceaux les font dériver
et l’amélioration de la température au printemps continue à
favoriser le fractionnement. Pour peu qu’il y ait des vents
violents de sud au cours du printemps, il peut arriver, et il
semble que cela ait été le cas pour Dumont d’Urville, que les
glaces et les glaçons, que l’on baptise "floes",
soient dispersés et ne représentent pas un véritable obstacle
à la navigation, car on n’imagine pas que deux voiliers aient
rencontré le genre de banquise à laquelle le Charcot a été
confronté cette année-là.
Cette glace de mer se trouve
fracturée par l’action des icebergs ; le tirant d’eau de
ceux-ci étant très profond, ils sont surtout sensibles à
l’effet des courants, alors que la glace de mer est surtout
sensible à l’action du vent.
Les icebergs donnent donc
l’impression de navires fendant la banquise et celle-ci se
trouve profondément altérée en amoncellements de blocs de
plusieurs mètres d’épaisseur.
Il faut éviter évidemment que
le Charcot ne se trouve coincé dans la banquise sur le
devant de l’iceberg ; les conséquences pourraient en être
dramatiques.
Par contre, de l’autre côté,
un petit plan d’eau libre pourra servir l’année suivante à
faire décoller le petit hydravion que le Charcot emmènera
lors de la prochaine campagne.
Enfin, cette glace de mer ne
disparaît pas obligatoirement l’année où elle a été formée ;
en certains endroits, l’épaisseur de la banquise, qu’on
appelle le "pack" (pack-ice : banquise) a une épaisseur
telle qu’elle ne peut être que le fruit de 2 ou 3 ans de
glaciation hivernale.
Quand le Charcot arrive
sur les premières traces de banquise, c’est évidemment une
partie décomposée de celle-ci qui se présente : petits glaçons
plats, poussière de neige et de glace qu’on appelle le "brash"
et il n’y a guère de précautions à prendre pour avancer mais,
très rapidement, on se trouve devant un obstacle beaucoup plus sérieux.
Nous rencontrâmes le premier
jour, en particulier, une banquise d’un seul bloc, courant
d’un horizon à l’autre ; j’étais dans le nid de pie
et la passerelle me demanda si je voyais un passage. Je me
rappelle avoir répondu : "Il faut aller voir de plus près".
Malheureusement, en approchant, l’immensité blanche était
toujours uniforme.
Le Charcot n’était pas
un brise-glaces. Attaquer la glace à pleine puissance pour que
l’étrave monte sur la glace et qu’elle écrase la banquise
pour se frayer un chemin était hors de question : l’étrave,
bien que renforcée, était celle d’un bateau normal et la
progression ne pouvait se faire que dans un pack fractionné.
A petite allure, l’officier de
quart glissait son étrave entre deux floes puis, machine en avant
toute et la barre alternativement à gauche et à droite, il
ouvrait une petite porte lui permettant de gagner quelques mètres.
Puis la manoeuvre recommençait. Inutile de dire que plus les
fentes étaient étroites, c’est-à-dire que le pack était très
dense, et plus la progression était lente.
Au cours de la dizaine de jours où
le Charcot se battit contre la banquise, des expériences
de progression eurent toutes le même sort : le commandant préférait
revenir dans une zone de pack lâche pour prendre quelque repos
car, au cours des progressions quotidiennes vers le sud, il
arrivait un moment où le bateau ne pouvait plus avancer. Rester là
pour la nuit présentait un risque : celui de voir la
banquise, sous l’effet des courants et des vents, se serrer
progressivement, rendant impossible l’appareillage du bateau le
lendemain vers le nord comme vers le sud.
Il commençait à être tard dans
la saison et l’impossibilité de franchir le pack était souvent
attribuée par nous au retard intervenu au départ de France. Mais
les conditions de rupture du pack et de dérive des glaces sont
visiblement très variables en fonction des jours, des semaines et
des années. Il suffit qu’un grand iceberg se détache d’une
langue glaciaire pour qu’il entraîne des centaines ou des
milliers d’hectares de banquise, créant probablement des
ruptures de celle-ci jusqu’à des centaines de kilomètres. Si
l’on ajoute à cela la marche des icebergs eux-mêmes à travers
la banquise, l’importance variable des coups de vent et des températures,
on peut penser qu’à un instant donné, l’existence d’une
banquise infranchissable ne signifie pas qu’elle l’aurait été
15 jours plus tôt ou 15 jours plus tard.
On notera aussi que quelques années
avant notre venue, les Australiens ayant voulu rendre visite à la
base de Mawson n’ont pu franchir le pack.
Les choses semblent s’être améliorées
depuis. Est-ce le hasard ? Est-ce un cycle périodique ?
Est-ce le réchauffement dont certains parlent ?
Quoi qu’il en soit, le Charcot
ne passa pas, malgré des efforts qui secouèrent durement la
coque car il faut penser, sans parler d’un iceberg même petit,
qu’une plaque de glace de mer d’un hectare et d’un mètre
d’épaisseur, c’est-à-dire un très petit floe, représente déjà
une masse de 10 000 de tonnes.
L’ÉCHEC ET LA
VISITE AUX ÎLES BALLENY
Le 27 février, en plein accord
avec M. Liotard, le commandant Douguet décida de renoncer au débarquement
en Terre Adélie. L’atmosphère était évidemment consternée,
tant chez les marins que chez les polaires, les seconds ayant
d’ailleurs tendance à trouver que les marins avaient manqué
d’audace dans ces opérations.
Avec l’expérience des années
suivantes et le recul du temps, je pense qu’il était impossible
de faire mieux avec les moyens dont nous disposions.
Pour ne pas rentrer en France
sans avoir fait quelque travail utile, le commandant décida de
faire un peu d’exploration vers les îles Balleny. Ces îles
sont pratiquement à la même latitude que la Terre Adélie et il
n’était pas du tout certain qu’on pût y accéder, d’autant
que ces îles, qui se situent par 163° de longitude est, sont à
l’ouverture de la grande baie de Ross à l’ouest de celle-ci
et qu’elles représentent un obstacle naturel dans la dérive
des glaces à la sortie de la baie de Ross, car le vent à ces
latitudes souffle presque toujours du sud-est.
Ces îles Balleny avaient été découvertes
en 1839 mais personne n’avait encore, à cette date, réussi à
les approcher suffisamment pour descendre à terre ; une
hydrographie sommaire du groupe Nord de l’archipel avait pu
seulement être faite en 1936 et 1938.
L’île sud n’avait jamais été
approchée. En effet, 3 petites îles sont en cause : du nord
au sud l’île Young, l’île Buckle et l’île Sturge plus au
sud.
La route pour parvenir à ces îles
se heurta à plusieurs reprises à des packs denses,
infranchissables pour le Charcot et c’est seulement le 3 mars,
c’est-à-dire dangereusement tard en saison que le bateau
parvint en vue des îles. Trois journées de temps acceptable
permirent heureusement un rapide tracé des côtes.
Un débarquement fut effectué
sur l’îlot Sabrina, caractérisé par un monolithe
impressionnant, ancienne cheminée de volcan, très probablement,
haute de 80 mètres, tranchant sur l’horizontalité du paysage
et sur la faible altitude des îles elles-mêmes. Il fut possible
d’y débarquer et d’y faire de la topographie et des prélèvements
géologiques.
Les deux jours suivants connurent
du temps épouvantable, dans des rafales de vent et de neige ;
le Charcot, moteurs au ralenti, sondeur en permanence,
essayait de rester immobile pour éviter tout échouement sur des
rochers inconnus des cartes.
Le radar eut la bonne idée de
tomber en panne à ce moment-là pour arranger les choses et je
passai une journée entière dans le double fond de la passerelle
pour remédier au problème.
Des creux de 7 mètres se
formèrent rapidement ; il faisait un froid de loup et il
fallut heureusement attendre la journée suivante pour retrouver
une bonne visibilité qui permit de descendre jusqu’à l’île
Sturge où nous pûmes atteindre la pointe sud ; personne
n’avait, à ce jour, atteint ce point caractérisé par un
magnifique promontoire dominant la mer de plus de 1 000 mètres.
Cette diversion vers les îles
Balleny nous payait ainsi de nos déceptions, mais il était grand
temps de repartir vers le nord. La jeune glace de mer faisait son
apparition.
le retour À
brest et la remise en ÉTAT du bateau
À la suite de cette visite, le Charcot
fit cap sur Hobart, en passant par l’île Macquarie, à
mi-chemin entre l’Antarctique et la civilisation ; nous y
trouvâmes une équipe australienne, qui nous reçut très
dignement avec une consommation de rhum particulièrement
abondante. La route jusqu’à Hobart ne posa pas d’autre problème
que le mauvais temps et les creux habituels.
Le Charcot rentrait
ensuite à Brest en traversant l’océan Indien jusqu’à
Djibouti, puis la mer Rouge et la Méditerranée. Il était de
retour à Brest le 11 juin pour se précipiter à l’Arsenal où
beaucoup de travail d’amélioration l’attendait.
Avec une diligence méritoire, la
coque fut grattée et recouverte de nouvelles tôles de
protection, les précédentes ayant été arrachées par les
glaces, révision des moteurs, installation d’un deuxième
bouilleur, aménagement pour des appareils scientifiques nouveaux,
en particulier, un sondeur ionosphérique pour mesurer
l’altitude des couches ionisées réfléchissant les ondes
courtes, sujet particulièrement intéressant en raison de la
proximité du Pôle magnétique sud. Enfin, installation de niches
métalliques imperméables à l’eau et à l’abri des coups de
dents qui avaient facilité, dans l’installation de l’année
précédente, des bagarres entre niches après arrachage des
cloisons en bois.
L’embarcation initialement prévue,
le Skodern, ne sera pas emportée, mais l’Arsenal
installe un petit hydravion Stinson sur la plage arrière du Charcot.
Dans l’état-major, Pistre a été
remplacé par Bouvier et dans l’Expédition polaire elle-même,
Imbert est remplacé par Tabuteau, officier de Marine marchande ;
la météo a donné un nouveau spécialiste, Harders. Enfin, le
pilote du Stinson, Widlund, ancien de l’Aéronavale, vient se
joindre au bateau.
2e expÉdition -
Voyage d’aller
Le 21 septembre, le Charcot
remis à neuf appareille pour sa deuxième campagne, 9 semaines
plus tôt que l’an dernier.
Le voyage va ressembler beaucoup
à celui de l’année précédente mais connaît quelques événements
importants :
Le second de l’Expédition,
Martin, un des trois initiateurs des Expéditions antarctiques,
meurt pendant la nuit au large du Cap, d’une hémorragie cérébrale.
Le Charcot fera une escale supplémentaire au Cap où
auront lieu les obsèques en présence du commandant Guillon et de
ses vieux amis. Le Charcot repart sans les attendre, ils le
rejoindront en Australie.
Par ailleurs, autre mauvaise
surprise qui ressemble aux ennuis de l’an dernier : les
auxiliaires de la machine tombent en panne, juste après le
passage du Cap de Bonne Espérance, un endroit pas très calme et
pas très favorable pour faire le bouchon.
Le hasard est avec nous :
nous sommes entre deux dépressions ; la mer est relativement
calme et un remorqueur de Durban viendra nous chercher le
lendemain matin pour nous ramener dans ce port avec les pièces
envoyées par la Marine depuis la France, par avion.
La route vers Hobart en Tasmanie
passera un peu plus vers au sud que l’an dernier et le Charcot
pourra passer tout près de l’île Saint-Paul, où n’existe
encore aucune mission française. Magnifique volcan éteint dont
un secteur étroit s’est écroulé laissant place à une
communication entre la mer et le cratère ; celui-ci paraît
idéalement calme alors que dehors, la grande houle d’ouest
secoue durement le Charcot. un pêcheur inattendu, Le
Cancalais vient chercher de la langouste pour la ramener à
Madagascar : les pêcheurs, après un bref signe de la main,
ne sont pas plus intéressés que cela par notre visite.
On arrive à Hobart, en
constatant comme l’an dernier que la carte australienne porte
bien des noms français : d’Entrecasteaux, Beautemps Beaupré,
Marion Dufresne, etc. Comme au Cap Horn, les marins français ont
beaucoup travaillé dans ces régions australes.
À Hobart, nous voyons arriver,
en remplacement de Martin, un des camarades des Expéditions
polaires, Schwartz, qui a une compétence certaine en matière de
chiens polaires et qui va rester en Terre Adélie deux ans de
suite à s’occuper des attelages et du matériel de raids.
Le 21 décembre, en route vers la
Terre Adélie avec un temps beaucoup moins mauvais que l’an
dernier, heureusement.
Le Dr Loewe, désigné par le
Gouvernement australien comme observateur, sur la proposition du
gouvernement français qui ne veut pas donner un sens un peu
agressif à notre retour dans une région qui est exactement au
sud de l’Australie, est à bord ; c’est un vieil
observateur qui a passé en 1932 un an au cœur du Groenland, dans
l’expédition de Wegener (qui a découvert la dérive des
continents) où il a eu tous les doigts de pieds gelés, qu’il
coupa lui-même avec un rasoir. C’est un vieux polaire et qui
est plus un véritable savant, camarade d’université d’Einstein,
spécialiste en météorologie et en glaciologie. À nos yeux
d’hommes de 30 ans, ses 60 ans font l’effet d’un
vieillard !
ON RETROUVE LES
GLACES - L’HYDRAVION
Le premier iceberg est aperçu
par 64°30 sud le 21 décembre.
Le Charcot rencontre peu
après le pack et recommence comme l’année précédente ses
tentatives pour le franchir.
Cette année, tout le monde
compte beaucoup sur la présence du petit hydravion mais il s’avèrera
très vite que son emploi est difficile, dangereux et peu rentable :
- Tout d’abord, il lui faut un
plan d’eau de plusieurs centaines de mètres de long complètement
dégagé de glace. Dans le pack, cela n’existe que sous le vent
des icebergs et la plaque d’eau libre peut disparaître en
quelques minutes si le vent tombe.
- Si c’est le cas,
l’hydravion n’a aucune chance de se poser dans le pack ;
pour le pilote, la possibilité de revenir en quelques minutes se
poser est impérative.
- La visibilité est souvent
douteuse ; brume quand par hasard l’atmosphère est moins
froide et très souvent neige. Là encore, ni l’avion, ni le
bateau ne sont équipés pour faire du contrôle de trafic aérien.
- Le givrage est toujours à
craindre car le petit hydravion n’a pas de dispositif antigivre
- Enfin, le cap magnétique étant
extrêmement proche, le compas est incapable de donner sa
direction : l’aiguille préfèrerait se mettre verticale.
L’hydravion dispose bien d’un
conservateur de cap, mais celui-ci dérive assez rapidement et le
pilote ne lui fait pas grande confiance.
Finalement, avec beaucoup de précautions,
quand les conditions sont favorables, il n’est pas raisonnable
de laisser l’avion voler plus de 15 minutes et donc de se
trouver hors de portée du bateau.
A plusieurs reprises,
l’hydravion donnera une idée plus précise de l’endroit où
le pack est plus morcelé et nous évitera probablement des
tentatives malheureuses vers des packs infranchissables.
la bataille
contre les glaces
Dans ces conditions, pour montrer
les efforts faits par le Charcot avant de forcer le pack,
voici un bref résumé des 20 jours qui vont suivre :
- 30 décembre - route plein
sud dans un pack assez lâche ; en fin d’après-midi, pack
infranchissable, demi-tour.
- du 31 décembre au 3 janvier -
nouvelle tentative à l’Est de la précédente. Même phénomène
et il faut revenir en arrière.
- du 4 au 6 janvier - le bateau
retrouve la bordure du pack infranchissable et le longe péniblement
vers l’Est en espérant trouver une faille.
Au cours de cette petite
exploration, violents coups de vent le 5 et le 6.
- 7 janvier - on renonce à
faire route vers l’Est : manifestement, c’est bloqué. Le
Charcot fait la même opération en sens inverse, longeant
le pack vers l’ouest. Plusieurs passages très difficiles.
- 8 janvier - nous sommes très
à l’ouest, au-delà des limites de la Terre Adélie. Le Charcot
rencontre un véritable mur de glace ; il faut faire route au
nord.
- 9 et 10 janvier - retour
à la mer libre au nord, puis route à l’est.
- du 11 au 13 janvier - dérivé
derrière un iceberg avec un temps très gris où se succèdent
brume et neige.
- 14 janvier - sans beaucoup
d’espoir, le Charcot comptant sur un léger réchauffement
de la température, s’engage vers le sud dans un pack très serré.
Après une dizaine d’heures de bataille, le Charcot débouche
brusquement dans une grande étendue d’eau libre où flottent
d’énormes icebergs venant sûrement du glacier de Mertz qui
n’est pas très loin.
- 17 janvier - le Charcot
est en vue de la terre mais bloqué par un pack complètement soudé.
Des explosifs sont utilisés mais donnent des résultats plutôt
ridicules.
Demi-tour pénible, l’équipage
joue au ballon sur la banquise ; certains photographient les
manchots qui nous regardent avec une certaine curiosité et sans
peur apparente. Le soleil brille et il règne une atmosphère de
sports d’hiver en montagne par beau temps. On en profite pour
faire voler l’hydravion qui déclare qu’une passe étroite des
floes disloqués devrait permettre de passer de l’autre côté où
on retrouvera l’eau libre.
- 18 janvier - courte escale
au cap Découverte où le commandant Douguet et M. Liotard mettent
pied sur les rochers, pour la première fois depuis 1840.
Evidemment, aucune hydrographie n’a été faite, le cap est
entouré de rochers de tailles variées, le Charcot talonne
et l’endroit paraît vraiment peu accueillant pour un débarquement.
- 19 janvier, apparition d’un
nouveau cap baptisé immédiatement Port-Martin, du nom de notre
camarade décédé au Cap.
On y trouve avec le soleil des
manchots Adélie, des phoques, des pétrels… le paradis !
LE DÉBARQUEMENT
21 jours de débarquement
vont suivre. Ils seront ponctués de coups de vent dépassant
parfois 60 nœuds. Ces coups de vent interviennent souvent le
soir, interrompant les débarquements et c’est ainsi que le 23 janvier,
l’équipe à terre ne peut être amenée à bord, couchant sur
place avec des moyens de fortune, tandis que le Charcot est
obligé de réappareiller vers le large pour récupérer le canot
à moteur dont le moteur est tombé en panne, probablement sous
l’influence des embruns.
Je garde le souvenir d’avoir été
le chercher avec la baleinière du bord et de l’avoir conduit,
évidemment vent arrière, vers le Charcot qui commençait
à danser dans des creux de 3 mètres.
Pendant ce temps-là, profitant
du moindre temps calme, tout le bateau se voyait vidé de toutes
ses caisses.
A terre, une équipe de la Marine
aidait les polaires à construire leurs baraques et à faire les
premières installations permettant de vivre à l’abri. L’expérience
allait montrer d’ailleurs qu’à quelques jours du départ du Charcot,
une période de vents infernaux allait commencer avec des pointes
atteignant 200 km à l’heure et ceci avec une
quasi-permanence rendant la vie extérieure impossible.
Le 3 février, le commandant
Douguet, accompagné de quelques hommes, faisait hisser le
pavillon français sur le cap de Port-Martin, aux côtés de
Liotard qui, au terme de la cérémonie, devait prendre la pleine
responsabilité de la suite des événements à terre.
Le commandant Guillon et le
lieutenant de vaisseau Bouvier faisaient, avant de partir, un
rapide relevé hydrographique du mouillage et le Charcot
appareillait en longeant la côte vers l’ouest pour faire un dépôt
en vue des raids futurs de l’Expédition. Ce dépôt fut établi
au cap Jules, juste derrière le glacier de Pénola (maintenant
baptisé glacier de la Zélée) et non pas à Pointe Géologie
située plus loin, comme il était envisagé au départ.
LE RETOUR À
BREST PAR LES ÎLES ANTARCTIQUES ET AUSTRALES DE L’OCÉAN INDIEN
À la suite de cela, le Charcot
fit demi-tour, en route vers Hobart ; la traversée de pack
dans l’autre sens fut plus facile qu’à l’aller, mais donna
quand même quelques émotions : la jeune glace était déjà
formée et l’hypothèse d’un blocage du Charcot dans la
banquise pendant tout l’hivernage apparaissait comme possible.
Des dispositions furent envisagées mais, heureusement, le bateau
s’en sortit sans mal et reprit sa route vers le nord.
Pas grand chose à dire du retour
sinon que le commandant Douguet, avec l’accord de la Marine à
Paris, décida de rentrer par le chemin des écoliers, si
toutefois on peut souhaiter à des écoliers de prendre une telle
route !
Il décida en effet de rallier
Madagascar en passant à nouveau près des glaces pour pouvoir
faire escale à l’île Heard occupée par une mission
australienne, puis par les îles Kerguelen, Saint-Paul, Amsterdam
et La Réunion.
40 jours de mer, presque
toujours mer debout, dans des creux qu’il est inutile de
rappeler, les activités du bord se sont, pour une large part,
trouvées consacrées au quart, au sommeil et aux repas malgré
les intestins bloqués par la nécessité de se contracter
continuellement pour éviter de se cogner aux murs des coursives
et aux appareils de la passerelle. Les estomacs bien habitués
acceptèrent le régime mais nous arrivâmes à Madagascar dans un
état de fatigue certain.
L’île Heard, la plus au sud
des îles ci-dessus, se situe pratiquement à la lisière de
l’Antarctique. Elle est constituée par un volcan en activité
couvert de glace, avec une plate-forme de rocher couverte de
neige, faisant un petit abri pour un mouillage.
Aux Kerguelen, nous allâmes
saluer la mission française récemment installée et fîmes une
petite exploration dans une région couverte d’algues énormes
dont les troncs avaient la dimension de ceux que nous trouvons
dans nos forêts ; il fallut se détourner pour ne pas y
bloquer l’hélice.
Le Cancalais
n’était pas là à Saint-Paul mais nous rencontrâmes aussi la
petite équipe française installée à Amsterdam, petite île
couverte de taureaux et de vaches, depuis une tentative
malheureuse d’élevage par un Sud-Africain très imaginatif qui
avait laissé là un petit troupeau avec l’espoir d’en faire
commerce. Ceci se passait à la fin du siècle ; le
Sud-Africain est reparti, les bêtes ont prospéré.
Le Charcot devait arriver
à Brest le 10 juin.
3e expÉdition -
voyage d’aller
Lors de la troisième et dernière
campagne antarctique exécutée par la Marine nationale sur le
Charcot, je ne suis plus officier de Marine car, sur proposition
du Père Lejay, président de la Commission scientifique des expéditions
polaires et directeur du Bureau ionosphérique français, Victor
m’a nommé chef de la nouvelle Expédition.
J’embarquerai donc sur le Charcot
comme civil, nommé directeur de Recherche par le C.N.R.S., car
notre Expédition, après celle de Liotard, porte le poids du
programme scientifique.
À bord du Charcot, des
mutations se préparent ou s’exécutent : le commandant
Guillon est remplacé par le commandant Goua qui devrait remplacer
l’an prochain le commandant Douguet.
D’autres nouveaux embarqués
viennent compléter l’état-major du navire, en particulier, mes
amis Vaury qui me remplace et Dumoulin de la Barthète qui sera
appelé à faire un relevé de côte, le premier depuis celui de
Vincendon Dumoulin, hydrographe de Dumont d’Urville.
Le voyage se passe sans histoire,
la météo sera favorable jusqu’à la Terre Adélie ; les
40e Rugissants seront relativement bénins et le pack bien morcelé
se franchira en moins de 2 jours de bataille.
On peut toutefois signaler un
triste événement survenu lorsque le Charcot était à
mi-chemin entre la Tasmanie et la Terre Adélie. Un appel par
radio du médecin de la base australienne de l’île Macquarie
signale qu’un des membres de son Expédition est gravement
malade avec des douleurs abdominales. Il demande conseil aux médecins
présents à bord, celui de la Marine, Millon, et celui de l’Expédition
polaire, Cendron. Je sers d’interprète. Le docteur australien,
très inquiet, ne voit pas ce qu’il en est et demande si ses
confrères français sont d’accord avec lui pour procéder à
une opération exploratrice. Les deux médecins français sont très
réticents, jugeant qu’opérer dans des conditions de fortune,
sans savoir très bien ce qu’on va faire, est très dangereux.
Ils ont raison, le lendemain, le malade sera opéré et mourra.
Je ne sais pas encore à ce
moment-là que nous allons nous trouver nous aussi en plein milieu
de l’hiver dans une situation analogue et que Cendron devra opérer
au milieu de la salle commune, un camarade atteint d’une
occlusion intestinale, dans des conditions très angoissantes.
Mais ceci est une autre histoire…
Le Charcot arrivera à
Port-Martin après un grand coup de chien survenu à une dizaine
de milles au large de la côte. Le vent souffle du continent vers
le large et il y a déjà 5 à 6 mètres de creux là où le Charcot
attend une amélioration du temps. C’est seulement 48 heures
après que le bateau peut venir mouiller au même endroit que
l’année précédente.
LE SÉJOUR À
PORT-MARTIN
L’équipe Liotard est complète,
en bon état physique, à la fois heureuse de revenir, et triste
de quitter un pays dont les participants s’étaient sentis
progressivement propriétaires. Dans un an, nous comprendrons très
bien ce sentiment.
Le Charcot, comme l’an
dernier, fournit une main d’œuvre compétente et active pour
l’édification des compléments de baraques, la révision des
Diesels, l’installation mécanique, le débarquement du matériel
scientifique et les liaisons radio.
Le petit Skodern, le
bateau du premier voyage, qui avait été abandonné à Brest pour
la campagne précédente, a été emporté cette année et servira
plus tard à des opérations d’hydrographie à proximité immédiate
de la base de Port-Martin.
À raison de 18 heures de
travail par jour, le débarquement se termine le 18 janvier
et le Charcot partira pour quelques jours vers l’ouest,
chargé de débarquer à la Pointe Géologie, l’endroit où
Dumont d’Urville a effectivement débarqué, sur un îlot afin
de préparer pour l’avenir un point de ravitaillement pour nos
raids en traîneaux ou en weasels.
Ce point a été atteint pendant
l’hivernage précédent par deux équipes de traîneaux à
chiens et le rocher a été identifié. On n’y trouvera
malheureusement pas la bouteille de Bordeaux bue par les marins de
Dumont d’Urville pour fêter leur arrivée à terre.
Dumoulin de la Barthète fera le
relevé de côte vers l’ouest, dans des conditions de temps détestables,
puisqu’à cinq reprises, il faudra arrêter les opérations pour
faire face au mauvais temps. Le débarquement sur l’îlot de
Pointe Géologie avait de même demandé trois tentatives.
Tout ceci montre les
extraordinaires qualités de marins que Dumont d’Urville et ses
équipages possédaient, car dans une pareille ambiance, suivre
une côte balayée constamment par des tempêtes au milieu de
glaces dérivantes et d’icebergs parfois énormes demandait pour
manoeuvrer à la voile, une compétence et une résistance
physique qui nous paraissent aujourd’hui stupéfiantes.
Le Charcot passait ensuite
quelques heures à Port-Martin pour nous dire adieu et reprendre
la route du large, sans savoir que sa mission était terminée.
CONCLUSION
En effet, Paul-Emile Victor
tenait beaucoup à maintenir la continuité des Expéditions
antarctiques et n’avait pu obtenir de crédits nouveaux pour
cela. Il proposa donc à la Marine de récupérer la somme prévue
pour revenir chercher notre Expédition en Terre Adélie en se
chargeant de trouver un moyen de transport plus économique.
La Marine considérait avoir
rempli sa tâche et ne fit pas d’objection ; Victor trouva
un bateau en Norvège à bas prix ; nous devions mesurer à
quel point le bas prix était justifié : équipements en
mauvais état, équipage d’ivrognes, etc.
La Marine vendit le Charcot ;
je ne sais ce qu’il est devenu. Il a été vu, je crois, pour la
dernière fois dans les brumes du nord d’un canal hollandais.
Pour tout le monde, l’Antarctique
est l’affaire de notre ami Paul-Emile Victor ; on a un peu
oublié dans cette histoire le rôle initial du commandant Douguet
et de la Marine nationale.
Il est dommage que la Marine, qui
a toujours cherché à donner d’elle-même une image non
seulement militaire mais aussi exploratrice et scientifique,
n’utilise pas plus les événements qu’elle peut mettre avec
fierté à son actif.
* Communication présentée au séminaire
de M. Michel Mollat et de Mme Christiane Villain-Gandossi, à l’Ecole
pratique des Hautes Etudes, le 16 janvier 1992.