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La flotte soviétique du Nord Jean-Claude Besida
Dans
les bouleversements qui marquent l’URSS actuelle, demeurent plusieurs
centres de puissance organisée, dont l’ensemble des forces armées. A
l’intérieur de la Marine, la flotte du Nord est un de ces pôles qui
voient leur force se maintenir, voire augmenter alors que se reformule la
doctrine stratégique qui définit leurs missions. C’est ce que voudrait
montrer cet article, en reprenant point par point quelques-unes des caractéristiques
de cet instrument naval. ORIGINES Pour
bien saisir le poids actuel de cette flotte dans le dispositif soviétique,
il est utile de considérer son point de départ historique qui montre le
caractère très récent de sa montée en puissance. La
création officielle de la flotte du Nord (Severnyy Flot) a lieu le 11 mai
1937. Mais dès l’été 1933 quelques navires de guerre – les vedettes
Smerch et Uragan ainsi que les sous-marins Dekabrist (D-1) et Narodovolyets
(D-2) transitaient de Cronstadt à Mourmansk par le Belomorkanal. D’autres
unités viendront par la suite renforcer la dotation de la flotte en navires
de surface et sous-marins. A peu près au même moment fut prise la décision
de fonder un arsenal sur l’Arctique afin de réduire la vulnérabilité de
la construction navale à une attaque ennemie. 120 000 zeks travaillèrent
au chantier naval de Molotovsk (à partir de 1957 : Severodvinsk).
Ainsi, dès la fin des années 1930, la flotte du Nord dispose d’un
arsenal gigantesque (le hall principal mesure 335 m sur 137) pour ses
propres besoins. En septembre 1935, c’est l’embryon de l’aviation
navale basée à terre qui apparaît avec l’installation de quelques
hydravions MBR-2 dans le golfe de Kola. Les fondations sont posées. En
juin 1941, elle est la plus petite des quatre flottes de l’URSS. Mais
cette flotille possède déjà la physionomie familière et désormais
classique de l’actuelle flotte du Nord, qui a longtemps accentué le rôle
des sous-marins et de l’aviation navale par rapport aux bâtiments de
surface. Elle compte en effet à l’entrée en guerre 15 sous-marins, 8
destroyers, 7 vedettes, 116 avions et hydravions. Dans le hall de Molotovsk,
deux cuirassés classe Sovietsky
Soyuz en cours de construction et qui le resteront. Pendant la guerre,
Molotovsk produira quelques destroyers et sous-marins de la série S.
D’une manière générale, la participation de la flotte du Nord à des opérations
proprement navales est modeste, l’essentiel de la protection des convois
alliés - principal travail stratégique dans la région - étant assurée
par la marine britannique. Cela dit, commandée par le vice-amiral Golovko,
cette flotte a su protéger efficacement les ports arctiques de l’URSS (et
notamment Polyarny) des attaques ennemies, et monter quelques opérations
amphibies dans le nord de la Norvège. Empêcher que ne tombe aux mains des
Allemands le port de Mourmansk - "dont le contrôle", note
l'amiral Gorchkov, "était d'une grande importance opérationnelle et
stratégique"[1]
constitue avec l’envoi de dizaine de milliers de marins sur les fronts
terrestres le principal titre de gloire d’une flotte décorée de
l’ordre du Drapeau Rouge. Jusqu’à la fin des années 1950, la Marine est quelque peu marginalisée (disparition du ministère de tutelle, remise de l’aviation navale à la défense aérienne, stagnation de la construction, abandon de programmes) dans un contexte de suprématie de l’armée de Terre pour les priorités de défense. La flotte du Nord ne dispose que de 30 sous-marins lorsque Gorchkov prend les commandes de la VMF. C’est avec la mise au point du missile tiré par sous-marin (classique : le premier Zulu, en 1953, puis nucléaire) que la flotte du Nord rencontre pour ainsi dire sa mission primordiale (mais non exclusive) et spécifique (mais partagée par la suite avec la flotte du Pacifique) : mettre en œuvre la composante navale de la stratégie nucléaire de l’Union. D’autre part, la décision de s’appuyer sur des moyens navals conventionnels pour contrer l’OTAN amène à augmenter considérablement ses capacités à partir des années 1960. Pour cela, elle dispose d’une infrastructure dont la localisation est particulièrement intéressante pour l’URSS. L’ESPACE
STATIQUE Répondre
à la question "où est la flotte du Nord ?", c’est en effet vérifier
pour un cas exceptionnellement net l’influence majeure de la dimension
spatiale sur les problématiques strictement stratégiques. Elle se
mesure à différents niveaux : 1)
les arrières immédiats - espace géographique qui coïncide avec
un véritable amont
stratégique: la Carélie et surtout la région de Leningrad. 2)
les bases, dont l’intégration à un puissant complexe
de défense multiarmes confère à la péninsule de Kola une valeur
unique. 3)
la mer de Barents, zone de déploiement immédiat de ses unités,
simultanément bastion stratégique
et interface maritime capital pour l’accès à l’Atlantique et au
Bassin Arctique. Commandement.
La tête administrative de la flotte du Nord
est à Severomorsk. Mais son centre de gravité stratégico-opérationnel
est à Leningrad, à l’état-major interarmées du TVD Nord-Ouest, dirigé
par un général de l’armée de Terre (actuellement le général-lieutenant
VP Doubynine). Il couvre le secteur géographique comprenant
une partie de la côte balte, toute la Scandinavie et le territoire
de l’Union situé au Nord-Ouest de l’Oural. Patent pour la mise en
œuvre de ses forces, le poids de Leningrad - à 1000 km du arctique –
l’est aussi dans d’autres domaines. Formation
des personnels. A la différence des autres
flottes, les cadres de la flotte du Nord ne disposent pas d’écoles
propres sur leur littoral. Ils sont formés dans la région de Leningrad, un
secteur qui compte plusieurs des meilleurs lieux d’enseignement militaire
du pays : les EN Frounzé et Lenine, les écoles spécialisées AS
Popov (radio-électronique), FED Dzerjinsky (ingénierie navale), Leninskyi
Komsomol (navigation sous-marine), Nakhimov (cadets). L’Ecole (interarmes)
d’Etat-Major Vorochilov a son siège à Moscou. Elle accueille, parmi
d’autres, des officiers supérieurs (à partir du rang de capitaine de
vaisseau) issus de la flotte du Nord. Construction
navale.
Si
la presqu’île de Kola localise un potentiel plus que
respectable de construction navale (surtout des sous-marins), la flotte du
Nord dépend assez largement des autres arsenaux
du pays (N° 444 de Nikolaïevsk pour le porte-avions Kouznetsov
et pour le Kiev) et notamment
des chantiers navals de Leningrad. Les arsenaux n° 194 (Amirauté) et n°
196 (Sudomekh) ne sortent plus de
bateaux de surface ni de sous-marins (pour le second), mais les autres sont
actifs. Petites unités (corvettes classe anuchka, vedettes classe Osa, par
exemple) à l’arsenal n’° 5 (Petrovskyi), Kirov
et sous-marins au n° 189 (Arsenal de la Baltique), croiseurs classe
Kresta, destroyers classe Udaloy et Sovremenyy, et quelques-unes des frégates
classe Krivak 1 au n° 190 (Jdanov). Ce n’est probablement pas un hasard
si, dans l’organigramme de la Voenno-Morskoi
Flot, le commandement de la base navale de Leningrad (pourtant dénuée
d’une grande valeur proprement militaire en dehors d’un passé
historique et révolutionnaire prestigieux) est un poste presque aussi en
vue qu’un commandement de flotte, qui est systématiquement confié à
un amiral (titulaire actuel : VG Salivanov). Le secteur de Leningrad, on le
voit, séparé des bases arctiques par des centaines de km de forêts de
conifères, de lacs et de toundras boréales, est l’arrière-pays géographique
de la flotte du Nord. C’est aussi son amont stratégique, qui lui fournit
des hommes formés et des bateaux. Les
bases mêmes de la flotte du Nord
confèrent à la presqu’île de Kola une valeur stratégique qui l’a
fait qualifier par l’ancien secrétaire d’État à la Marine Lehman de
"most valuable piece of real
estate on earth". Plus
précisément, ce qui fait la "valeur" de cette péninsule,
c’est la concentration, sur un espace limité, d’une capacité navale
forte (arsenaux, stockages, bases de sous-marins et ports de guerre) et
d’infrastructures aéroterrestres conséquentes (bases aériennes, pas de
tirs de missiles sol-sol, installations de forces terrestres diversifiées,
etc). C’est donc la présence, à une échelle inégalée, d’instruments
de projection de puissance (singulièrement aériens et navals) intégrés
à une structure défensive inexpugnable, composite et évolutive
(dispositifs de guerre des mines, affectation ASM d’une bonne partie des
forces du secteur, accent mis encore tout récemment sur la défense côtière
et la défense sol-air, etc) qui fait du complexe multiarmes de Kola plus et
autre chose qu’un simple terrain où s’entassent des moyens de
destruction : un secteur névralgique de la sécurité de l’Union,
probablement d’ailleurs mieux capable de briser n’importe quelle attaque
que de lancer des actions à l’envergure et à l’allonge proportionnées
aux moyens pourtant impressionnants qui y sont basés. La
grande base est à Severomorsk, à 16 km au NE du port civil de Mourmansk,
sur le golfe de la rivière Kola. Severomorsk localise notamment le QG de la
flotte du Nord et les services qui en dépendent, un port de guerre pour les
grands navires de surface, le dépôt principal des munitions de la flotte
du Nord et une base pour l’aviation navale. Le golfe de Kola comprend également
un chantier naval (Rosta) pour la maintenance et la modernisation des unités,
avec notamment des docks flottants des 80 000 t pour le Kiev,
des ports pour les unités plus petites (Pala Guba et Polyarnyy qui héberge
aussi des sous-marins classiques), et des bases pour les sous-marins stratégiques
(Saya Guba et Olenya Guba). Le littoral de la mer de Barents voit de plus
s’échelonner de la frontière norvégienne à la mer Blanche toute une série
d’installations plus ou moins importantes parmi
lesquelles Pechenga (sous-marins conventionnels et bateaux de patrouille côtière),
Litsa Guba, Ara Guba, Ura Guba (sous-marins), port Vladimir
(petites unités de surface), Teriberka (idem), Gremikha (sous-marins
nucléaires). Au total une quinzaine de bases sur 450 km de côtes. Enfin,
sur la mer Blanche, à 50 km d’Arkhangelsk, sur le golfe de la Dvina :
l’arsenal n°402 de Severodvinsk.
C’est incontestablement le premier centre mondial de lancement de
sous-marins nucléaires. Les Typhoon,
Delta II, III, IV,
une partie des Delta
I, Yankee, Golf, et les Oscar,
Alfa, ..., actuellement en service sont sortis de ses halls de
construction. Le rythme des lancements est maintenu. Il avait diminué dans
les années 1980. Moyens
aéroterrestres. L’arrière-pays du
littoral polaire comporte une quarantaine d’aérodromes militaires. Ils
relèvent tant de l’aviation navale basée à terre (à Arkhangelsk,
Belucha Guba, Mourmansk, Severomorsk et Petchenga) que de l’aviation stratégique
(Olenegorsk, une des bases arctiques avancées de bombardiers classe Blackfack
destinés à opérer sur des objectifs transpolaires). La presqu’île
supporte aussi les infrastructures d’une douzaine de divisions (dont une aéroportée,
une brigade de spetsnaz, et une
d’infanterie de marine qui relève de la flotte du Nord). Il convient
d’y adjoindre
depuis peu la 77e division motorisée de la Garde, basée près
d’Arkhangelsk et placée sous l’autorité de la marine avec ses T-80
afin d’échapper aux réductions CFE. L’activité
civile de la péninsule n’est pas négligeable - industries extractives :
nickel, apatite, cuivre, fer, exploitation forestière, pêche, trafic des
ports de la route du Nord, qui sont par ailleurs les plus grandes
agglomérations du domaine arctique. Il n’est toutefois pas besoin de
détailler beaucoup plus pour saisir qu’il s’agit là d’un espace
presque purement livré à la puissance militaire. Kola n’est pas
seulement un gigantesque port de guerre, ni seulement un territoire saturé
de capacité offensive et défensive aéroterrestre. C’est un espace
qui intègre, d’une manière exceptionnellement compacte, toutes les
dimensions de la sécurité et de la projection de puissance. L’ESPACE
DYNAMIQUE Passer
d’un espace statique (les bases) à l’espace de la mise en œuvre
dynamique des forces (le déploiement sur des théâtres d’opérations) amène
à considérer la mer de Barents. Cet espace maritime de 1 million et demi
de nautiques carrées n’est pas à proprement parler l’espace de déploiement
essentiel de la flotte. Les véritables et ultimes zones où les navires et
marins du Nord auraient de manière conséquente à faire la preuve de leur
compétence et à justifier de l’argent dépensé pour eux sont nommément
le Bassin Arctique et surtout l’Atlantique. En tout état de cause, des
espaces pleinement océaniques. Reste que la mer de Barents revêt une
signification stratégique particulière pour cette flotte, car sa maîtrise
conditionne toute action efficace dans de tels secteurs. C’est
entre autres pourquoi la diplomatie soviétique adopte une position si dure
dans le litige avec la Norvège sur les délimitations des souverainetés
sur le plateau continental dans la zone du Spitzberg. Les positions
respectives n’ont sur ce point pas varié d’un pouce depuis dix-huit ans
que le problème est en discussion. Une telle attitude d’intransigeance
peut d’ailleurs être comparée à celle observée avec le Japon au sujet
des Kouriles, au sortir (tout se tient) de la met d’Okhotsk. C’est que
Barents est vitale pour la flotte. D’abord
il y a son utilisation de routine. Cette mer bordière de l’URSS est le
lieu naturel d'exercices des unités du Nord. Certes le milieu est sévère
(les opérations amphibies notamment sont très dures pour les personnels
d’infanterie de marine). Mais en particulier pour les sous-mariniers (que
le climat n’affecte pas), il s’agit là d’un terrain d’entraînement
presque idéal. Il combine en effet tous les aspects les plus intéressants
de la guerre sous-marine. La proximité de la glace, dont la formation
commence en octobre dans les eaux peu profondes au SE du Spitzberg et de la
Terre de François-Joseph, pour gagner peu à peu tout l’Est de la mer en
avril (le pire mois pour la navigation), quelquefois jusqu’à 80 N de la
presqu’île de Kola près du cap Sviatoy Nos. La présence de la dérive
Nord-Atlantique, dont les couches chaudes plongent sous les eaux polaires de
surface en plein centre de la mer de Barents. De plus, c’est un théâtre
où l’on peut introduire avec facilité et économie d’autres acteurs -
autres sous-marins, hélicoptères et avions embarqués ou basés à terre,
bâtiments de surface - pour conduire presque tous les types de combinaisons
tactiques et opérationnelles (de la guerre anti-sous-marine aux débarquements
amphibies). C’est à un tel environnement très
stimulant que les sous-mariniers du Nord doivent d’être probablement
les meilleurs de la marine soviétique, comme en témoignent leurs victoires
dans les concours inter-flottes, régulièrement rapportées par
le chroniqueur du Morskof
Shornik. Les exercices ont lieu au printemps
et au tout début de
l’automne, le moment le plus favorable (du point de vue glaciologique et
météorologique) étant le mois de septembre. Ces entraînements sont
constants à la différence des grands
exercices combinés en haute mer qui (par économie et par politique)
ont cessé. L’amiral de la Flotte Vladimir Chernavine n’a pas manqué
de déclarer : "Avant tout ces exercices sont défensifs ; ils ont lieu
dans des régions
adjacentes à notre côte".[2]
Ils correspondent au travail normal
de marins qui doivent être compétents sur les navires qui leur sont
confiés et familiers de l’environnement opérationnel où ils sont
amenés à évoluer. Mais,
avec cette mer bordière, le Nord dispose surtout d’un accès à
l’espace océanique relativement meilleur que pour les autres flottes
de l’Union, toutes contraintes par des détroits. Les grandes missions
pour lesquelles la flotte du Nord a été construite au cours des vingt-cinq
dernières années concernent les deux espaces maritimes voisins de la mer
de Barents. L’Arctique,
pour
la mission stratégique issue de la rivalité nucléaire avec les
États-Unis. Un espace subglaciaire où la détection ASM est impossible
depuis la surface, et où les SNLE peuvent patrouiller à de grandes
profondeurs (alors que la mer de Barents s’étend sur le plateau
continental). Barents suffit certes pour les Typhoon
(dont les SS-N-20 portent à 8 300 km) et les Delta
IV (munis de SS-N23 d’une
portée de 9 000 km). Mais la disposition du Bassin
Arctique élargit
nettement le champ des patrouilles assez sûres. D’autant plus que la
guerre ASM dont est capable l’adversaire est prise très au sérieux.
Evaluée et perçue comme une menace stratégique, et non comme un ensemble
de missions tacticotechniques, elle implique la recherche de la plus haute
protection. La sécurité de la mer de Barents est donc pour cette mission
un réquisit de premier ordre, déterminant des actions d’interdiction (sea
denial) sur la zone et ses approches. L’Atlantique,
pour la mission de théâtre issue de la
confrontation avec l’OTAN. Un espace dans lequel plusieurs actions
offensives étroitement interdépendantes auraient été à effectuer.
Objectif : la rupture des lignes de communications transatlantiques (SLOCs)
par la destruction des convois alliés. Opérations centrales : guerre
anti-porte-avions et guerre anti-sous-marine. Opérations d’appui : le
minage des approches de ports américains et européens, le contrôle de
points-clefs (Islande, ports norvégiens) par des opérations amphibies
locales. Condition de possibilité : exercer un certain sea control
afin de pouvoir faire accéder des bâtiments de surface en mer de Norvège
et éventuellement, au-delà. MISSIONS Accomplir
ces deux missions requiert au minimum une maîtrise absolue de la mer de
Barents. En effet, faire évoluer des navires même puissants, comme le Kirov,
ou surabondamment dotés de systèmes AA efficaces (adaptés des SAM
de l’armée : série SA-N-6 à SA-N-11) comme à peu près toutes les unités
récentes, avec une couverture aérienne relativement mince (même si le Kouznetsov
et d’éventuels Iak-41 pour le Kiev
l’amélioreraient notablement) dans un environnement en tout état de
cause dominé par des porte-avions américains, apparaît comme une mission
difficile à remplir en mer de Norvège, et problématique au sud de la
ligne GIUK. D’autant que la prise de contrôle des approches côtières et
des ports norvégiens est rendue plus délicate par l’installation toute récente
de batteries performantes venant renforcer la défense côtière de ce pays.
Objectivement, les chances de succès d’une sortie en masse de la flotte
du Nord avec entrée en action des sous-marins et de l’aviation navale ne
sont probablement pas nulles. Mais plus la flotte s’éloigne de ses bases,
plus le nombre d’avions qui ne peuvent la couvrir depuis la terre
augmente, et plus elle devient vulnérable à des attaques lancées depuis
les bases aériennes de l’OTAN dans la région. Et les avions ne sont pas
les seuls intervenants. Il s’agit là d’un problème relativement
complexe dont la solution ne peut guère être trouvée ailleurs que sur le
terrain avec tous ses aléas. Quoi qu’il en soit, il apparaît que la
flotte du Nord a clairement les moyens quantitatifs et, jusqu’à un
certain point, techniques, de s’assurer une supériorité nette contre
n’importe qui en mer de Barents. Ce qui rend au passage (comme on l’a
souvent signalé) très hasardeuses les fameuses deuxième et troisième
phases (porter la guerre ASM en mers de Norvège et de Barents, attaquer la
presqu’île de Kola à partir de la mer) de la Maritime
Strategy américaine pour le Nord de l’Atlantique. Il
semble bel et bien aujourd’hui que la principale mission de la flotte du
Nord soit d’assurer la sécurité de la mer de Barents. Cette mission
s’intègre à une doctrine stratégique rénovée, explicitement défensive.
Comme l’a réaffirmé l’amiral Chernavine : "Toute la préparation
de la Marine à l’heure actuelle est conduite sur la base du caractère défensif
de la doctrine militaire soviétique".[3] Cette
réévaluation doctrinale a déclenché un débat public symptomatique sur
un thème latéral mais significatif : la nécessité pour l’URSS de
disposer de porte-avions lors même qu’elle pose les bases d’une
stratégie défensive. En témoignent toute une série d’articles de presse
aux titre évocateurs. "Quelle est la mission des navires de la
classe Tbilissi ?"[4]
ou "Avons-nous besoin de porte-avions ?"[5]
Un tel débat est
compréhensible dans un pays où l’image du porte-avions a pendant des
décennie été associée à l’idée de l’impérialisme yankee. Position
du commandant en chef de la Marine : "Lorsqu’on demande si la
construction d’un porte-avions ne contredit pas notre doctrine défensive,
je réponds que non. Une guerre contemporaine - que ce soit
sur terre, sur mer ou dans les airs - est avant tout une guerre de
manœuvre. Comment un navire de combat peut-il faire la guerre en restant
dans les tranchées ? Il faut porter un coup à l’ennemi avant
qu’il ne pénètre dans nos eaux territoriales." [6]
Cette
affirmation de style "défense de l’avant" ne fait que montrer
en quoi consiste la contribution essentielle de la Marine à l’intérieur
du dispositif des forces armées : la défense des eaux entourant
la mère patrie. Ce rôle foncièrement défensif d’une VMF qui est de
toutes manières littéralement la cinquième roue du carrosse stratégique
de l’URSS (après les forces stratégiques, l’armée, la Défense aérienne
et l’armée de l’Air) apporte un complément intéressant
aux affirmations (et à l’action) de Gorchkov à propos de "la
Marine, type offensif de force armée à longue portée".[7]
Il ne s’agit pas là du débat "Herrick vs Hayward" sur
l’orientation défensive ou offensive de la marine soviétique,
passablement stérile. Mais il faut noter
que le CeC de la VMF,
tout en tenant un discours de stratégie navale aligné sur une doctrine
stratégique globale de défense, affirme le besoin de disposer de moyens
pour mener des opérations offensives.
Les différents niveaux de la stratégie, comme cela a été remarqué,
peuvent s’articuler sans contradiction, les niveaux supérieurs qualifiant
de manière paradoxale les niveaux subordonnés. Ce
n’est pas non plus la moins intéressante des caractéristiques de
Chernavine que le soin qu’il met à "coller" au discours stratégique
de l’armée. Il est en effet notable qu’il s’attache plus à montrer
que l’on ne peut ni disjoindre la stratégie maritime de la stratégie intégrale
ni séparer l’usage des forces navales de la mise en œuvre du dispositif
terrestre, qu’à souligner les possibilités stratégiques spécifiques
ouvertes par la disposition et l’utilisation d’une Marine efficiente.
Discours stratégique à profil bas qui
cadre parfaitement avec des circonstances de désengagement extérieur et
des contraintes (politiques, budgétaires) intérieures, tout en rassurant
pleinement ceux qui pourraient imaginer ou craindre qu’un instrument par
nature aussi souple dans son emploi que puissant par les effets déployés
(et en effet il l’est) puisse éventuellement prétendre à être traité
de manière isolée, et pour tout dire, autonome. Ce qui, soit dit au
passage, ne serait pas nécessairement la meilleure manière d’obtenir des
crédits. Pour
la flotte du Nord, cela signifie que sa première raison d’être est désormais
plutôt la défense des marches septentrionales maritimes de l’Union, de
pair avec les autres armes. Ce qui implique, pour ses moyens (pour les
hommes comme pour les matériels), d’être calés sur les standards
internationaux. Parmi d’autres, les changements majeurs qui restent à
faire semblent devoir concerner l’aviation navale et l’amélioration de
la qualité des personnels. MOYENS En
termes quantitatifs, en effet, il n’est plus réellement besoin de mettre
l’accent sur le développement des moyens navals pour être pris au sérieux.
Le ministre norvégien de la Défense Johan Jorgen Holst notait en septembre
1989, à propos de la péninsule de Kola que "les forces déployées là
n’ont certainement pas été réduites, et que les forces navales
continuaient d’augmenter".[8]
Mais, affirmait au même moment le général Sir Geoffrey Howlett, "la
première chose à remarquer est la continuation de l’effort sur le
dispositif en péninsule de Kola. Maintenant il ne se renforce pas dans le
sens où il deviendrait plus gros mais dans le sens où il devient
meilleur".[9] A
l’intérieur de la VMF, la flotte du Nord possède en effet une
physionomie toute particulière. Elle est avant tout composée de
sous-marins. Environ 62 % des SNA et un peu plus pour les SNLE. Le reste
est alloué d’abord au Pacifique. Ce qui fait une cinquantaine de SNA,
les meilleurs étant les Akula,
Sierra, et Alfa.
Plus environ 37 SNLE (dont
tous les Typhoon et Delta
IV). Auxquels il faut ajouter 53 % des sous-marins nucléaires
d’attaque armés de missiles tactiques (SSGN) et une part respectable des
sous-marins classiques. Pour les bâtiments de surface, ses moyens sont un
peu inférieurs à ceux du pacifique. Leur nombre diminue depuis une dizaine
d’années (de 80 à 60). Mais leur tonnage augmente (voir les deux
croiseurs nucléaires classe
Kirov), leur qualité de
navigation (magnifique dessin de la coque des Udaloy)
et leur armement s’améliorent. Leurs fonctions sont assez diversifiées,
avec tout de même un accent nettement mis sur des unités à forte capacité
ASM. Le
changement quantitatif principal concerne l’aviation navale, qui se développe
régulièrement. Cet accroissement traduit peut-être la conscience de
l’insuffisance de la couverture aérienne donnée par l’aviation navale
basée à terre aux unités en mer et la décision de renforcer la défense
aérienne proprement dite de la péninsule de Kola
- un travail
inter-forces : la défense AA de Kola n’est pas confiée à l’aviation
navale (mais à la défense aérienne PVO). Également, le fait que
(par refus américain de principe de toute prise en considération des
forces navales dans le désarmement), les moyens relevant de la Marine
soient exclus des réductions CFE a mis en relief les avantages de la catégorie
"aviation navale". Le Nord a ainsi pu accueillir (tout comme
la mer Noire) des régiments entiers venus du TVD-Ouest. Que
l’aviation navale soit en hausse n’en fait pas pour autant un secteur
aveuglément privilégié. De gros programmes sont en cours (l’aviation
embarquée du porte-avions - Su-27 et/ou MiG-29, l’appareil
A-40 Albatros de patrouille
maritime pour prendre le relais des vieux May
et Bear-H,
l’ADAC ak-41
pour donner plus d’allonge au Kiev).
Mais des choix devront être opérés entre tous ces programmes. C’est
que la contrainte budgétaire pèse désormais de tout son poids, sur la
Marine comme sur les autres forces. Au grand "mécontentement"
d’ailleurs, comme dit TASS, "des hautes autorités militaires"[10] C’est
probablement une des raisons qui conduit l’état-major à mettre
l’accent sur une meilleure utilisation des moyens existants. Là en effet
des progrès sensibles peuvent - et, assurément doivent-être faits sans coûter
trop cher. L’amélioration qualitative est apparemment un axe auquel
l’amiral Chernavine tient beaucoup. Ce qui n’est pas étonnant chez un
homme qui a fait toute sa carrière dans la branche la plus rigoureuse (les
sous-marins) de la flotte réputée pour être la plus exigeante (le Nord,
précisément - ce qui explique aussi
pourquoi il se trouve aujourd’hui à la tête de la Marine). En effet,
de l’avis même des marins soviétiques, un trait distinctif du Nord par
rapport aux autres flottes du théâtre européen (le Pacifique étant un
cas assez particulier) est probablement le niveau de professionnalisme qui
y est exigé, relativement plus haut qu’en mer Noire, par exemple. D’où
le dynamisme des carrières de ceux qui y passent (pour les officiers les
affectations dans deux ou trois flottes successivement sont fréquentes,
mais pas systématiques). Cette
exigence n’est toutefois pas si haute qu’elle empêche les accidents
graves. Ces dernières années ont défrayé la chronique le tir accidentel
d’un missile de croisière sur la Scandinavie par un Echo
II (12/1984), l’explosion (06/1984) du dépôt principal de missiles
de Severomorsk, la perte du sous-marin à coque en titane et réacteur à métal
liquide Komsomolets (04/1989) à
cause d’une cascade d’incidents non maîtrisés, l’incendie à bord
d’un SSGN classe Echo II (06/1989),
le rejet accidentel de combustible (12/1989) par un autre sous-marin nucléaire... Mais
cette insistance sur la compétence, qui concerne toute la VMF, est bien
propre au Nord. Un article de Feliks Gromov (l’amiral commandant en chef
actuellement la flotte du Nord) allait dans ce sens il y a plus de quinze
ans.[11]
Chernavine a souligné la nécessité de "renforcer les formes et méthodes
de l’entraînement et de la formation des subordonnés, organiser et homogénéiser
les équipages des navires, les motiver et les dynamiser dans l’exécution
pleine d’abnégation de leurs devoirs"[12]
ou encore de stigmatiser "la négligence et la complaisance ( ... ), le
manque d’exactitude parmi les commandants et les états-majors".[13]
Aujourd’hui c’est un leitmotiv de toutes les interventions d’en
haut. Mesures prises ou qui le seront sous peu : la réduction du service
militaire de 3 à 2 ans et l’expérimentation de contrats de 3 ans (des
VSL améliorés) pour engager des volontaires qui auront plus de temps pour
se qualifier que les appelés. Cet
accent mis sur la compétence se lit aussi en filigrane dans les structures
du commandement de la flotte du Nord. Dans son organigramme, on trouve en
effet juste après le commandant en chef (amiral FN Gromov), son premier
adjoint (VA IV Kasatonov) et son chef d’état-major (VA VK Korobov) un
adjoint pour l’entraînement (CA VA Porochine) et
un adjoint pour "l’efficacité au combat" (CV IV Dobouchov),
avant les responsables de
l’aviation navale, des armements, etc. Il
faut dire que c’est devenu une nécessité dans un pays où les militaires
ne peuvent plus tout se permettre.
Il reste aux marins du Nord
à gagner le bon voisinage avec les civils de la presqu’île de Kola.
D’autant que la redistribution des cartes est plutôt favorable aux
municipalités, et que des lois nouvelles risquent de les obliger à faire
un peu attention à l’environnement (par exemple). A tort ou à raison,
la Marine a été montrée du doigt dans les affaires de pollution en
mer Blanche au printemps 1990. Le Soviet Suprême des députés du Peuple a
déclaré (11/1990) le secteur d’Arkhangelsk "territoire dénucléarisé",
sous la pression de parlementaires écologistes. On voit mal
comment cette décision pourrait être appliquée à la lettre, vu
l’importance de Severodvinsk et du polygone de Novaya Zemlia. Mais elle
encouragera peut-être à renforcer la sécurité, ce qui de fait n’est
pas un mal. Cet
accent mis sur la qualité, la formation du personnel dans les écoles et
sur les bateaux rapproche indéniablement la Marine soviétique de ses collègues
occidentales, contraintes de tirer le meilleur parti de ressources forcément
insuffisantes. CONCLUSION La
flotte du Nord est actuellement dans une position très forte dans le
dispositif naval soviétique. Elle bénéficie notamment d’atouts d’ordre
géographiques. Elle est basée dans une zone : 1)
sûre (stabilité de l’environnement géopolitique scandinave). 2)
bien protégée (le poids des infrastructures existantes de la presqu’île
de Kola). 3)
assez proche du Centre (à l’inverse de la flotte du Pacifique, de force
équivalente, mais à 6 000 km de Moscou). 4)
autorisant un accès facile à l’océan (à la différence des flottes de
la Baltique et de la mer Noire). De
plus le Nord dispose de moyens sans précédent, du fait : 1)
des programmes ambitieux lancés dans les années 1970-1980 qui sont eux-mêmes
l’aboutissement du savoir-faire des premiers grands programmes des années
1960 (la filiation est très nette sur plusieurs classes d’unités et le
progrès technologique donne des bâtiments qui forcent le respect). 2)
de la baisse de puissance relative de la flotte de la Baltique (CF Valeri
Miasnikov : "La planification militaire est bien obligée de tenir
compte du fait que la Lituanie pourrait quitter l’URSS, que les deux
autres républiques baltes pourraient suivre son exemple. On s’interroge
alors sur le sort de la flotte de la Baltique, dont la principale base,
Baltiisk, pourrait se trouver coupée de la terre ferme".[14] 3)
des transferts de moyens aéroterrestres, consécutifs aux accords CFE, et
qui renforcent encore la capacité de la zone de Kola. Tout ceci converge pour créer la situation actuelle, quelque peu paradoxale dans la mesure où elle est encadrée par une doctrine stratégique défensive (nouvelle) tout en disposant (en partie à cause de cette nouvelle posture globale) de moyens offensifs plus que crédibles. Résoudre ce paradoxe d’une manière ou d’une autre sera la tâche de ces prochaines années. [1]
Amiral
de la flotte de l'Union soviétique S.G. Gorchkov,
The Sea Power of the State, trad.
angl. Pergamon Press, 1979. [2]
US Naval Institute
Proceedings. [3]
Morskoï Sbornik, n°1,
1989. [4]
Novye Vremena, 15.12.1989. [5]
Moskovskie Novosti,
28.01.1990
. [6]
"Le Tbilissi part
vers le Nord", Spoutnik
06/1990, souligné par nous. [7]
Dans le célèbre n° 2/1967 du Morskoï
Sbornik. [8]
"Defending the Northern
Front" in Ellmann Ellingsen, NATO at
40 and the Years Ahead, Norwegian Adantic Comrnittee, Oslo, 1989. [9]
Geoffroy Howlett, idem. [10]
Dépêche du 07.12.1990. [11]
"Sur l’entraînement et le
commandement", Morskoï Sbornik, 11/1973. [12]
Morskoï Sbornik 1/1984 [13]
Morskoï Sbornik 1/1986 [14]
Novosti 11/1990
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