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L'avenir de la diplomatie navale James Cable
"L’Europe
est entrée dans une nouvelle ère pleine de promesses. En conséquence, l’alliance
doit avoir la ferme intention de s’y adapter. " Conseil
de l’OTAN
Les
navires de guerre existent pour servir des intentions politiques.
N’importe quel État, petit ou grand, possédant une façade maritime,
peut éventuellement menacer un ennemi de sa force navale ou l’employer
contre lui, voire quelquefois résister à ses attaques grâce à elle. Il
est clair que les intentions politiques des États peuvent différer selon
leur puissance, leur situation géographique, leurs traditions et le type de
gouvernement. Personne ne s’attend à ce que la Suède fasse de ses
navires de guerre tout ce que les États-Unis attendent d’eux ; de même,
personne ne pense qu’un État se comporte toujours de la même façon. Des
changements de gouvernements peuvent modifier les objectifs initiaux comme
ils transforment l’atmosphère des relations internationales. Cette
atmosphère est définie pour ce qui est des marines de guerre par des
supputations et des prévisions. Celles qui concernent la guerre sont les
plus essentielles. Un conflit est-il probable ? Contre qui ? S’il y a des
alliés, de quel côté sont-ils ? Au début du XXe siècle une modification
du climat international persuada la Grande-Bretagne que l’Allemagne allait
être son ennemie probable alors que la France et la Russie, longtemps
considérées par elle comme des ennemies, allaient devenir des alliées
souhaitées. Il
fallait rechercher une autre attitude face à ce changement. Après 1815, la
Royal Navy
croyait de moins en moins à un conflit de grande ampleur. Elle porta
tous ses efforts vers la lutte contre la piraterie et le commerce des
esclaves. Il y eut des opérations secondaires en Chine et au Moyen-Orient.
La diplomatie de la canonnière fut de mise dans les mers lointaines où en
1848, opéraient 129 navires de guerre britanniques alors que seulement 35
étaient stationnés dans les eaux anglaises.[1]
Une seule fois, entre 1815 et 1914, la Royal
Navy participa à un sérieux conflit périphérique où la France et la
Grande-Bretagne étaient alliées contre la Russie, en 1854-1855 ;
d’ailleurs, au cours de cette guerre, il n’y eut aucune bataille navale
importante. Pendant les premières décennies du XXe siècle, les programmes
et les prévisions qui concernaient le matériel naval, durent subir des
modifications radicales que les quatre-vingts dernières années n’avaient
pu ou voulu faire. A
partir de 1945, on vécut une expérience d’un genre différent. Les plus
puissantes flottes de guerre du monde prévoyaient l’imminence d’un
gigantesque conflit et s’y préparaient : les forces de l’OTAN contre
celles du pacte de Varsovie. C’était la principale raison pour laquelle
on construisait des navires de guerre et pour laquelle les flottes
s’entraînaient. Tout le reste, les guerres de Corée, du Vietnam et de
l’Atlantique Sud, était regardé comme secondaire, de même que les
multiples occasions, partout dans le monde où des pays découvrirent une
utilisation diplomatique de leurs navires de guerre : l’emploi de la
menace ou de la force limitée à des fins politiques. Comme en 1914, les
officiers de marine attendaient Der Tag.[2] Ce
jour-là n’est jamais venu et le monde s’est transformé. Le pacte de
Varsovie s’est désagrégé, non pas officiellement, mais pour des raisons
pratiques et on se demande si la cohésion de l’URSS ne va pas
s’effriter. La guerre si longtemps attendue est peu probable. Les navires
de guerre de nombreuses nations opérant en 1990 en mer Rouge et dans le
golfe Persique y ont été déployés pour faire appliquer les sanctions
contre l’Irak, sanctions que le Conseil de sécurité a décidées sans le
moindre veto. Si nous revoyons ce qui s’est passé il y a quelques années
dans la longue guerre entre l’Irak et l’Iran débutant en 1980, nous
devons convenir qu’un changement radical des relations internationales est
apparu. Aucune des grandes puissances n’a tenté d’intervenir
suffisamment à temps pour empêcher cette guerre.[3]
Au contraire, elles entrèrent en compétition pour fournir plus d’armes
aux belligérants. D’autres en firent autant et en tout 41 pays exportèrent
des munitions de guerre vers l’Iran. Parmi ces derniers, quelques-uns en
fournirent à l’Irak, dont les finances amplement alimentées par des
avances du Kowe ït et
d’autres pays arabes inconséquents, rendirent les gros achats plus aisés
et plus rentables. Ainsi l’Irak importa des techniques de pointe de 18
pays.[4]
Les superpuissances, qui ne dédaignaient pas pour autant le profit étaient
plus occupées par leur guerre froide. C’est elle qui a amené les "task
forces" de porte-avions américains dans l’océan Indien et non
pas les centaines d'attaques de la part des deux belligérants contre
des pétroliers à destination de l’Europe ou du Japon. LA
VIOLENCE DANS LA PAIX Il
n’est absolument pas certain que l’actuel répit dans la tension entre
les deux superpuissances durera ni qu’elles se persuaderont de collaborer
efficacement pour réduire les soubresauts dans les relations
internationales. Les forces armées de l’URSS sont encore puissantes et il
est difficile de savoir, même à court terme, à qui elles obéiront. Mais
l’optimisme est devenu un sentiment plus respectable qu’il ne fut.
Pour le moment, les flottes de guerre peuvent se permettre d’observer une
pause dans la préparation à la guerre totale. Elles peuvent remettre en
question leur attitude vis-à-vis des missions de moindre priorité. Quelle
que soit l’harmonie entre les deux superpuissances, même si celles-ci
cessent d’être plurielles, ce monde
restera un monde violent
où les océans devront être soumis à un contrôle. Désormais
cette tâche devrait être plus aisée. Les actes de piraterie qui se sont
multipliés au cours de ces dernières décennies, ont été un scandale
alors que ce fléau avait été extirpé dans les années vingt. De 1980 à
1985, personne au monde n’a souffert autant que les "boat-people"
vietnamiens fuyant leur pays à bord de petites embarcations. Des
pirates en tuèrent 1376, alors que 2 283 femmes furent violées et 522
enlevées[5]
; malgré une campagne internationale soi-disant anti-pirates, le nombre des
victimes fut encore plus élevé en 1988.[6]
En mars et avril 1989, des atrocités furent perpétrées dans le sud de la
mer de Chine.[7]
Les réfugiés vietnamiens ne furent pas les seules victimes ; des navires
marchands furent attaqués, certains battant
pavillon de l’URSS ou des États-Unis. Cependant au cours de ces années,
deux des plus puissantes flottes du monde possédaient des bases proches :
la flotte soviétique du Pacifique à Cam Ranh au Vietnam
et la VIIe flotte américaine à Subic Bay aux Philippines. Avec
leurs navires rapides, leurs avions, leurs radars et leurs installations
radioélectriques, ils étaient mieux équipés pour rechercher,
capturer et détruire les pirates que ne l’avait été la Royal
Navy au XIXe siècle. C’est
à cause de leur rivalité que les superpuissances ont été empêchées
d’agir contre la piraterie. Chacune hésita à faire un geste qui aurait
pu diminuer sa préparation à la guerre ou l’aurait exposée à une manœuvre
d’exploitation politique par l’autre. Si les relations entre
superpuissances deviennent plus faciles et plus confiantes, la piraterie,
qui sévit également en Afrique occidentale, dans la mer des Antilles et en
Amérique du Sud, pourrait être réprimée aussi sévèrement qu’au XIXe
siècle. La
piraterie représente en soi un cas particulier. Les superpuissances, à même
d’approuver ensemble la condamnation de la conquête du Koweït par
l’Irak, n’ont que de faibles raisons pour éprouver une sympathie même
dissimulée ou pour offrir une aide à ces ennemis du genre humain. Dans les
conflits habituels entre États, il n’existe que peu de tolérance pour "l’utilisation
ou la menace d’utilisation d’une force navale limitée considérée
autrement que comme un acte de guerre, afin de conserver un avantage ou pour
éviter de subir des pertes, que ce soit au cours d’un conflit international
ou encore contre des étrangers à l’intérieur du territoire ou dans la
sphère de la juridiction de leur propre État." [8] Avant
que la nouvelle ère ne commence, tous les cas où on s’est servi d’une
force navale limitée n’ont pas soulevé la même objection. Porter
secours à ses propres nationaux et les sauver du danger ou de la guerre
civile dans un pays étranger peut être, strictement parlant, une violation
de la souveraineté, et cela est fréquemment toléré. Par exemple, des
navires de l’US Navy furent
déployés au large des côtes de Haïti en janvier 1988, avant que n’ait
lieu dans ce pays une élection qu’on craignait difficile.[9]
Plus tard, cette année-là, un navire australien, le tender pour destroyers
Stalwart et le navire école Jarvis
Bay avec 400 hommes de troupe à bord arrivèrent à Port Vila pour évacuer
des touristes australiens après que des désordres eurent éclaté dans le
Vanuatu, ancien condominium franco-britannique devenu indépendant.[10] Après
un coup d’État manqué aux îles Maldives, la frégate indienne Godaveri
accomplit une opération plus importante à la demande des autorités
maldiviennes en novembre 1988 : sauvetage d’otages, capture de mercenaires
et destruction du navire qui les avait amenés.[11]
En juin 1990, des bâtiments de guerre britanniques, français et américains
furent envoyés au large de la côte occidentale d’Afrique au moment de la
guerre civile au Liberia ; les marines
américains débarquèrent pour protéger l’évacuation des étrangers.[12] Faire
appel à des navires de guerre pour ce genre de mission ne semble pas
provoquer la critique à l’époque actuelle plus qu’à la précédente,
mais ces missions étaient alors plus simples et tout à fait justiciables
de la menace ou de l’usage de la force effective (définitive
force). La force
navale limitée devient effective si elle instaure un fait accompli[13]
auquel la victime ne peut résister, lui laissant le choix entre le
consentement et l’escalade. L’intervention
de l’Inde au Sri Lanka pendant la guerre civile a été plus controversée
; elle avait débuté en 1987 quand le gouvernement de l’île accepta,
sous la forte pression de l’Inde, l’intervention des troupes de ce pays
dans le conflit entre Tamouls et Cingalais au nord du Sri Lanka. Deux frégates
indiennes furent dépêchées à Colombo au cas où il serait nécessaire
d’évacuer le haut commissaire indien et sa suite. En 1989, lorsque le
nouveau gouvernement du Sri Lanka exigea le départ de ces troupes ou leur
passage sous l’autorité du nouveau président, le refus de l’Inde fut
renforcé par l’envoi du porte-avions Virat
au large de Colombo. Ce n’est qu’après l’entrée en fonction
d’un nouveau gouvernement indien que le départ de ces troupes put être
envisagé, en 1990.[14] Il
est surprenant que cette intervention massive de l’Inde avec ses 45 000
hommes, qui semble avoir été entreprise par le gouvernement de ce pays
dans l’espoir d’en tirer un avantage pour sa politique intérieure (il y
a beaucoup de Tamouls dans le sud de l’Inde), n’ait pas provoqué plus
de critiques dans le monde international. En 1983, quand les États-Unis
entreprirent l’opération Urgend Fury
dans l’île de la Grenade, même leurs alliés n’ont pas manqué de les
critiquer. Dans les années quatre-vingts, les puissances mondiales avaient
d’autres préoccupations et aucune superpuissance n’aurait pu tirer un
quelconque avantage en critiquant l’Inde. Dans une nouvelle ère de détente
et même de coopération, l’Inde n’aurait pas été quitte aussi
facilement. En
1988, des accrochages entre navires de guerre chinois et vietnamiens aux îles
Spratley attirèrent peu l’attention internationale ; c’était en fait
un scénario à répétition.[15]
C’est aussi ce que représentent les menaces sous forme de déploiement
au large de la côte libanaise en août 1989 de la VIe flotte des États-Unis
et d’une force française conduite par le porte-avions Foch.
Ce sont des exemples d’usage démonstratif (expressive
use) de la force afin de faire baisser la tension au sein du
gouvernement qui la manie et aussi quelquefois, pour rassurer l’opinion
publique. Pendant plus de trente ans, de nombreuses nations sont intervenues
au Liban et personne, et encore moins les malheureux Libanais, n’ont bénéficié
en rien de ces manœuvres.[16] LE
GOLFE ET L’AVENIR DE LA DIPLOMATIE NAVALE Il
est certain que la forme que prend la diplomatie navale sera considérablement
influencée par l’issue de l’intervention internationale en faveur du
Koweït occupé par l’Irak. Au moment où ces lignes sont écrites, à
l’automne 1990, il semble improbable que le différend puisse être résolu
par la menace ou l’emploi d’une force navale limitée pour appuyer
l’exécution des sanctions votées par le Conseil de sécurité. Il y a
plus de navires de guerre qu’il n’en faut pour assurer un blocus
efficace, mais on sait déjà que l’Irak, peut-être avec l’aide peu
importante de la contrebande à travers ses frontières terrestres, peut
tenir malgré les sanctions plus longtemps que ne pourraient le faire ses
ennemis confrontés à l’inaction dans le désert saoudien. Les
sanctions économiques n’ont pas eu dans le passé des succès très
brillants, bien que décidées pour empêcher le pays agresseur d’importer
tout en lui interdisant d’exporter pour acquérir des devises. Elles
n’ont pas été choisies en 1990 parce que l’expérience passée montre
que les sanctions fournissent un moyen de coercition efficace ; ces
sanctions semblent avoir été la plus puissante mesure que pourrait
approuver le Conseil de sécurité. Les importantes forces de terre et de
l’air en Arabie Saoudite ont été d’abord déployées pour dissuader
et, si nécessaire, repousser une quelconque agression de l’Irak. On a
pris là une très sage précaution. On se souviendra qu’en 1935,
l’Italie a exigé de la Société des Nations que le pétrole ne soit pas
inclus dans les sanctions qu’elle lui imposait au moment de l’invasion
de l’Abyssinie par les troupes italiennes. Pour arriver à ses fins,
l’Italie menaça d’étendre la guerre au cas où ses désirs ne seraient
pas satisfaits. Cette intimidation réussit mais, en 1990, les États-Unis
et leurs alliés déployèrent des forces suffisantes pour
faire la guerre. Cette
menace de guerre est un des aspects qui distinguent la crise
du Koweït
de 1990 du déploiement naval des États-Unis et des autres
puissances occidentales
pendant la guerre entre l’Irak et l’Iran en 1980. Il y avait quelque
ambiguïté, voire quelque confusion, à propos
des objectifs politiques que ces navires étaient censés représenter
et défendre. Le président Carter avait auparavant déclaré qu’"une
tentative par une force extérieure quelconque pour prendre le contrôle du
golfe Persique serait considérée comme une agression contre les intérêts
vitaux des États-Unis."
[17]
C’était
un avertissement adressé aux Soviétiques, d’autant plus sérieux que les
mots du président étaient renforcés par la présence pour de longues années
d’une flotte américaine puissante : deux groupes de porte-avions
dans l’océan Indien. Bien qu’il ait été décidé en octobre 1986 de réduire
le nombre et la durée de ces déploiements,
un porte-avions et un cuirassé et leurs escortes étaient toujours
présents dans cette zone en février 1989. Cette présence américaine
bien visible constituait une menace pouvant provoquer une réaction (threat
of catalytic force) ; le
déploiement d’une telle puissance était conçu pour inquiéter et
pousser à la prudence, en vue de trouver une solution ou même de prévenir
un conflit. Dans l’hypothèse douteuse où l’URSS aurait eu
l’intention d’exploiter la guerre Iran-Irak
à son profit, cette menace voilée aurait pu être efficace. Les
bâtiments de guerre les plus petits et les moins puissants envoyés dans le
Golfe furent employés à la protection des pétroliers susceptibles d’être
attaqués par des navires ou des aéronefs des belligérants. D’autres
puissances maritimes dépêchèrent des unités avant la fin de la guerre.
Si tous ces navires de guerre avaient été capables de coopérer à l’établissement
d’un système de convois accueillant
tous les navires neutres, de nombreuses vies humaines et quelques
navires marchands auraient été sauvés. Au lieu de cela, chaque
marine de guerre assurait une protection occasionnelle dans certaines
zones du golfe et uniquement pour des navires marchands de sa nationalité.
La plupart des navires marchands ne reçurent aucune
protection parce que, même
pour les membres de l’OTAN, il n’existait
pas d’accord sur les objectifs politiques de ce déploiement de forces
navales dans le golfe Persique ; de ce fait, en l’absence de coordination
appropriée, l’emploi de ces forces navales limitées eut moins
d’efficacité que s’il avait été systématique. En
1990, des forces terrestres, navales et aériennes plus importantes furent
envoyées par de nombreuses nations pour faire appliquer les sanctions votées
par le Conseil de sécurité contre l’Irak ; il reste à voir ce que représentera
par la suite cette nouvelle menace. L’objectif initial qui se résume à
forcer l’Irak à évacuer le Koweït a été approuvé par la Chine et par
l’URSS, toutefois le choix des méthodes divisait les adversaires de
l’Irak. La plupart étaient d’accord sur l’idée d’un blocus
maritime pour faire respecter les sanctions. Nombreux étaient ceux qui
acceptaient la nécessité d’une dissuasion ou d’une réponse à une
attaque irakienne contre l’Arabie saoudite. Il semblait qu’une
diplomatie coercitive et un déploiement militaire pouvaient suffire. Si
cela ne réussissait pas, qui oserait passer à l’action offensive dégénérant
inévitablement en guerre pour libérer le Koweït et exiger des réparations
à l’Irak ? La
réponse à cette question et l’issue du conflit influenceront profondément
dans l’avenir la réputation mondiale de tous les pays impliqués. La
capacité du Conseil de sécurité à conserver dans l’avenir son
importance retrouvée comme forum pour les règlements des conflits
internationaux pourrait dépendre de ce que sera la situation finale ; il en
sera de même pour les chances de paix au Moyen-Orient. L’effet sur
l’utilité dans l’avenir des forces navales limitées est peut-être
moins perceptible. La conquête irakienne du Koweït a été suivie par son
annexion ; à n’en pas douter, ce furent des actes de guerre, et si on
doit redresser cette situation, ce sera probablement par d’autres actes du
même genre. C’est être optimiste de supposer que le blocus ou un autre
forme de l’emploi des forces navales limitées pourraient contraindre
Saddam Hussein à plier et à capituler. La
guerre est le test révélateur. L’emploi de la force navale limitée est
un échec s’il conduit à l’escalade et à la guerre. La diplomatie
navale est la solution de rechange à la guerre mais si elle en est la conséquencee,
il est difficile de dire si, oui ou non, on peut qualifier l’acte initial
de force navale limitée. La situation finale importe seule et non le degré
initial de violence. En 1974, la Turquie s’est emparée d’une partie
importante de l’île de Chypre, entraînant plus d’action militaire
qu’au Koweït en août 1990, et cependant, aucun des pays qui avaient
reconnu l’indépendance de Chypre n’a envisagé la guerre pour faire
respecter la souveraineté de l’île. Ce territoire conquis par la Turquie
en 1974 est encore aujourd’hui sous la
tutelle de ce pays. Dans ce cas, la force navale limitée a été
d’un emploi très efficace dans sa forme la plus ambitieuse, une opération
amphibie pour créer le fait accompli contre un adversaire incapable de
s’y opposer et encore moins de contre-attaquer. Dans
les années 70, la Turquie a été un des cinq pays qui réussirent à
s’emparer d’un territoire par le moyen d’une force navale limitée. Ce
succès a convaincu un pays au moins que désormais on ne serait plus
sanctionné après un coup de main audacieux comme par le passé. Dans les
affaire internationales, comme d’ailleurs dans n’importe quelle forme de
politique, les précédents sont des alibis ayant du poids. C’est ainsi
que la junte argentine crut avec trop de confiance que l’invasion des
Falkland en 1982 pourrait réussir avec une force navale limitée car,
localement il n’avait aucune force capable de résister et que, d’autre
part, la junte était sûre que l’escalade menant à la guerre ne se
produirait pas. On
tint compte de l’échec de l’Argentine et dans les cinq années
suivantes, les forces navales limitées continuèrent d’être employées
mais de manière différente. Les puissances navales secondaires comme
l’Argentine, ou plus faibles qu’elle, en firent moins usage et ne
s’engagèrent pas dans des opérations plus ambitieuses ou de plus grande
ampleur. En revanche, la marine des États-Unis entreprit presque autant
d’opérations que le reste du monde et quelques-unes, comme
l’intervention en Grenade en 1983 ou le bombardement de la Libye en 1986,
furent intenses et de grande ampleur. Le processus a été différent entre
1975, quand la victoire du Vietcong contraignit les Américains à évacuer
l’Indochine, et 1979 avec un déploiement de force navale limitée ayant
le caractère d’une menace nettement exprimée : un exercice de débarquement
dans l’enclave américaine de Guantanamo à Cuba. Par la suite, le reste
du monde menaça d’utiliser les forces navales limitées ou en employa réellement
quatre fois plus souvent que les États-Unis. Il
est évident que le comportement des États dans la conduite des relations
internationales obéit normalement à plus d’un motif. Si la défaite au
Vietnam fut suivie d’une activité réduite des États-Unis et que le succès
de la Grenade eut l’effet opposé entre 1983 et 1988, il est non moins
significatif qu’on peut faire un rapprochement avec les personnalités des
présidents qui se succédèrent : Ford et Carter pendant la première période
et Reagan pendant la seconde. On peut prédire avec une quasi-certitude que
le succès remporté par les Américains et leurs alliés face à l’Irak
conduira, plus que s’ils échouent, à une recrudescence de l’emploi de
la diplomatie navale dans les années à venir. Il faut observer que
l’Irak ne s’est servi d’aucune force navale pour envahir le Koweït. QUI,
A QUI ? L’effet
d’un possible règlement dans le conflit à propos du Koweït entraînera
des répercussions différentes dans chacun des pays. Un succès américain
encouragerait les puissances qui sont favorables au maintien du statu
quo et s’opposent à l’emploi de la force pour modifier la nature
des relations entre États ou priver de sa souveraineté et de son indépendance
un Etat internationalement reconnu. La plupart des puissances maritimes sont
aujourd’hui des puissances satisfaites. Cependant, une douzaine de pays,
spécialement au Moyen-Orient mais pas uniquement là, désireraient des
changements et ils l’ont montré en utilisant la force ; étant donné
qu’un ou deux ont des raisons particulières pour s’opposer à l’Irak,
ils pourraient tirer de fâcheuses conclusions d’un quelconque repli américain.
Quelle que soit l’issue de ce conflit auquel de nombreuses nations ont
participé, étant donné l’importance des forces déployées des deux côtés,
nous devons nous attendre à d’autres changements dans les relations
internationales. La
réaction à ces modifications de l’emploi de la force navale limitée ne
dépendra pas uniquement de leur nature, mais aussi des réactions des États
qui possèdent des marines de guerre. Le nombre de ces derniers dépasse
cent, mais beaucoup ont des marines peu entraînées qui ne sont que des
forces de défenses côtières. Depuis la fin de le deuxième guerre
mondiale en 1945, 39 États ont utilisé la force navale limitée, mais de
telles statistiques ne sont qu’approximatives. Les gouvernements ne
donnent aucun chiffre officiel et ceux tirés des documents publiés ne
peuvent qu’introduire un élément d’incertitude. Des incidents mineurs
risquent d’être omis et il reste toujours la question de la définition
et de la classification. Par exemple, il serait absurde de penser que
l’Islande a dépassé le record des États-Unis en prétendant compter
l’emploi de la force navale limitée chaque fois qu'un garde-pêche
islandais a arraisonné un pêcheur au cours d’une campagne qui dura des
années ; il y eut jusqu’à 65 arraisonnements en six mois. Les
chiffres donnent au moins une indication après avoir tenu compte de chaque
sorte d’incident et non de ceux qui se répètent comme on vient de le
voir. Sur 39 États, 28 n’ont employé la force navale limitée ou sa
menace qu’en deux occasions au plus en 45 années. On peut comparer ces
chiffres avec ceux qui sont des records : Etats-Unis : 80, Grande-Bretagne :
31, France : 17 et URSS : 10 ; aucun autre pays ne dépasse la dizaine
et une marine importante comme celle de l’Allemagne de l’Ouest n’a
jamais employé la force navale limitée. Le nombre des victimes (64) de la
force navale limitée est plus
élevé que celui des assaillants et les pays qui en ont souffert le
plus sont :
Grande-Bretagne : 17, URSS : 16, États-Unis : 13 ; ces pays sont
justement ceux qui figurent en tête chez les assaillants. Seuls 17 pays
parmi
les victimes n’ont pas été des assaillants parce qu’ils ne possédaient
de marine suffisante. La Chine, l’Égypte, le Liban, la Libye
et la Syrie ont été
victimes chacun à peu près une dizaine de fois
alors
qu’ils n’ont été assaillants que pour un chiffre inférieur ;
quand à la France, elle ne fut
victime que trois fois. La
Méditerranée, la mer Rouge et le golfe Persique ont été des théâtres
privilégiés de ce genre
d’opération ; le Pacifique a été particulièrement touché et aucune
mer ni aucun océan n’a été entièrement
épargné. De
nombreuses tendances apparaissent depuis 45 ans et on peut affirmer qu’un
nombre plus élevé de pays font usage de la force navale
limitée, que les États-Unis sont en tête, qu’en revanche l’URSS a
été très discrète et que toutes les marines de guerre européennes (sauf
celles de la Grande-Bretagne et de la France) brillèrent par leur
prudence. N’importe laquelle de ces tendances pourrait être modifiée
d’une manière ou d’une autre par les conséquences de la crise du Koweït.
Mais un élément qui, il y a vingt ans était décisif, a déjà disparu
: "Par
conséquent, de nos jours un pays victime de la force navale limitée
devrait toujours avoir la possibilité de réclamer une aide, soit comme
satellite d’une superpuissance, soit en tant qu’État faisant appel à
l’une d’elles, s’il ne reçoit pas assistance de l’autre".[18] Cela
semblait encore vrai en 1980 mais ce ne l’est plus en 1990. A l’avenir,
même le droit de l’URSS à bénéficier du statut de superpuissance
peut être remis en question. L’amélioration
des relations entre les superpuissances, et d’autre part,
les problèmes internes de l’URSS, ont provoqué un autre changement
qui peut avoir des conséquences durables. Du fait que beaucoup de
membres de l’OTAN ne considèrent plus la conquête de l’Europe
de l’ouest par l’URSS comme imminente, ou du moins probable à brève
échéance, ils sont prêts à porter assistance aux États-Unis hors de
la zone du traité de l’Atlantique Nord. Quelques États arabes ont envoyé
des forces pour participer à la défense de l’Arabie Saoudite. Si ces
efforts de coopération sont couronnés de succès, il se peut que d’autre
changements apparaissent dans les relations internationales : une préférence
marquée pour la paix, l’ordre et la stabilité ainsi qu’une bonne
volonté renouvelée pour lutter contre le nationalisme conquérant et la
diffusion d’idéologies révolutionnaires. Avant
1914, et ensuite entre 1919 et 1939, les puissances navales étaient prêtes
à admettre pour chacune d’entre elles l’utilisation de la force navale
limitée plus facilement que ce ne fut le cas après 1945. En 1927, huit
marines de guerre envoyèrent des unités à Shanghai, au moment où l’on
craignait une attaque par des armées révolutionnaires chinoises des
concessions internationales ; 40 000 hommes furent débarqués. Entre 1945
et 1989, il n’y eut aucun autre exemple de coopération internationale
aussi étendue pour l’emploi de la force navale limitée. En 1965, six États
d’Amérique latine furent amenés à participer à l’intervention des États-Unis
en République dominicaine ; ils envoyèrent si peu de personnel
(Nicaragua 159, Costa Rica 21, El Salvador 3) que leur collaboration fut
symbolique comparée à l’effort des États-Unis et de leurs 29 000
hommes.[19] LES
MÉTHODES Les
années 1920 furent la période classique d’utilisation de la force navale
limitée. A cette époque, un seul navire de guerre pouvait être très
efficace, en particulier sur les fleuves chinois ou sur les côtes d’Amérique
centrale. Les liaisons par radiotélégraphie étaient encore dans
l’enfance et de plus peu sûres sur de grandes distances. On devait donner
aux commandants de navires une grande latitude pour prendre une décision,
si possible en accord avec le plus proche consulat. Au début des années
30, le secrétaire d’État américain regrettait que le ministère de la
Marine lui-même ne soit pas au courant des initiatives déjà prises par
les commandants des bâtiments de guerre des États-Unis dans les eaux
nicaraguayennes. Certes, quand on utilisa des forces plus importantes, on
arriva à maîtriser plus complètement ces interventions ; toutefois,
encore à cette époque, les moyens de communication rapides et sûrs que
nous connaissons aujourd’hui n’existaient pas encore. La plupart des
interventions ont été le fait de navires opérant seuls, généralement
des Britanniques, Français, Japonais et des canonnières de l’US Navy en
Chine ; ce furent les commandants de ces unités intervenant seuls qui le
plus souvent utilisèrent réellement la force. Dès
les années 30, cela commença à changer et depuis 1945, la menace de la
force navale limitée ou l’utilisation même de cette force devinrent
de plus en plus fréquentes de la part de bâtiments plus importants, de
" task forces", d’escadres
où encore de flottes et cela d’après
les instructions reçues de leurs chef de gouvernement. Hervé Coutau-Bégarie
a très clairement souligné avec quelle fréquence les porte-avions ont été
utilisés, tout spécialement par les États-Unis. Il est
vrai qu’il existe
aujourd’hui et qu’il existera à l’avenir des formes particulières à
chaque marine d’utilisation des porte-avions. Les porte-avions français
ont été désignés pour montrer leur force ou même l’utiliser plus
souvent que ceux de la Royal Navy.[20] Des
raisons à la fois militaires et politiques expliquent l’utilisation de
forces plus importantes et plus sophistiquées. Pour les petites nations côtières,
il était en effet devenu plus facile et plus économique de se défendre
contre toute attaque ou toute contrainte missiles, mines, avions, petites
unités rapides d’attaque étaient largement disséminés dans le monde.
N’étant plus protégé, un navire moderne
pourrait être mis hors de combat par un seul impact car il est
largement équipé d’un appareillage électronique fragile. Avec
suffisamment d’espace à la mer, une "task force" convenablement
située peut donner à chacune de ses unités une protection quasi absolue
mais on ne peut plus lui suggérer de débarquer des fusiliers marins, baïonnette
au canon. L’USS Stark, du fait qu’il opérait seul et dans des
eaux étroites, s’est montré aussi vulnérable en 1987 dans le golfe
Persique que les frégates
britanniques au large des Falkland en 1982. Michael Morris, dans une étude
intéressante intitulée Expansion of
Third World Navies, a fait
une analyse complète de la croissance du commerce des armes. Les
industriels, les clients et les ventes ont numériquement beaucoup augmenté
récemment et les petites nations
côtières ne se satisfont plus de matériels et d’équipements périmés
ou d’occasion.[21] Cette
tendance devrait se maintenir. Dans le passé, quelques bandits
criminels vendaient aux
Indiens d’Amérique de l’eau de vie et des
armes ; aujourd’hui, ce
ne sont pas les marchands de mort seuls, mais aussi les gouvernements des
grandes puissances (et des États de moindre importance plus nombreux que
ceux qui le reconnaissent) qui se livrent à cette activité. Les Grandes
Puissances maintiennent leur supériorité
sur les mers mais il n’en est pas de même sur terre. La
Military Balance de 1989-1990
donne les chiffres suivants pour les modèles les plus puissants de chars de
combat : France
:
1340 Irak
:
5500 Egypte
:
2425 Israël
:
3794 Libye
:
1800 Syrie
:
4050 D’après
une autre comparaison, il semble que cette évolution soit relativement récente
:[22]
Il
est évident que le Moyen-Orient n’est pas la seule hypothèse de travail,
mais seulement un cas extrême. Quoi qu’il en soit, il y a de nos jours de
nombreux pays troublés par des événements exceptionnels comme une révolution
ou une guerre civile, qui admettraient parfaitement qu’une superpuissance
intervienne chez eux avec une force terrestre limitée. Parfois, on pourrait
envisager d’envoyer secrètement à terre à partir d’un navire de
surface ou d’un sous-marin, un détachement de troupes spéciales pour détruire
un objectif dangereux ou pour récupérer des otages. Mais dans l’avenir,
de petits États faiblement armés, spécialement des États insulaires,
pourront être les victimes d’opérations amphibies ou de débarquements
de forces armées. Les
opérations terrestres qui n’exigent pas de débarquement semblent être
à l’avenir beaucoup moins aisées qu’elles ne le sont aujourd’hui. Défendre
son littoral et ses eaux territoriales est plus rentable, en termes de
ressources aussi bien qu’en termes de considération politique, qu’une
opération dans des eaux étrangères et surtout dans celles d’un État
lointain. Un assaillant désireux de montrer qu’il n’emploie que sa
force limitée ne peut raisonnablement pas commencer par un bombardement
massif des défenses adverses comme en temps de guerre. Ses navires et ses
troupes peuvent même laisser celles-ci tirer les premières salves ; cela
pourrait quelquefois coûter cher. Il
y a évidemment des conflits dans lesquels les circonstances permettent à
l’assaillant de faire sentir sa force sans courir de risques. La VIe
flotte des États-Unis au large de la côte libyenne montra sa détermination
à partir de navires se tenant au large en toute sécurité ; ces démonstrations
de force eurent lieu chaque année de 1981 à 1986 tandis que les avions
libyens qui s’approchaient de trop près des porte-avions étaient
abattus. A l’avenir, les puissances navales peuvent continuer à penser
que l’usage de la force navale limitée est mieux mise en œuvre par des
navires se tenant au large. Sans risque excessif, on pourra pratiquer un
blocus, organiser un système de convois ou lutter contre la piraterie. Si
une force peut s’exercer sur mer ou depuis la mer, l’adversaire ne peut
se défendre que s’il y a escalade de sa part et s’il en a le pouvoir ou
s’il l’ose. Ainsi,
il serait erroné de supposer que les victimes potentielles seraient
toujours capables d’obtenir l’immunité en se procurant des armes
modernes pour défendre leurs côtes. En effet, une défense côtière peut
obliger l’assaillant à faire usage d’une force d’une telle ampleur ou
d’un tel type que cela provoquerait une condamnation par les autres
nations. La Libye avait peu d’amis dans le monde, mais les États-Unis
lors de leur bombardement d’objectifs côtiers n’ont trouvé qu’un
faible appui chez la plupart de leurs alliés. Dans le proche avenir,
quelles que soient les modifications des relations internationales, la décision
d’user de la force navale limitée, et le choix des méthodes pour ce
faire, exigeront au préalable une analyse politique et navale. Il est également
probable que seule une faible partie des conflits internationaux pourront
d’après cette analyse être réglés par l’emploi de la force navale
limitée considérée comme seule valable. CHANGEMENTS
DANS L’ENVIRONNEMENT L’environnement
politique dans lequel on a étudié la menace de la force navale limitée ou
de son usage s’est déjà grandement modifié au cours du XXe siècle. En
1900, la révolte des Boxers en Chine a été suivie par les meurtres du
ministre allemand et du premier secrétaire japonais. Le siège des légations
étrangères à Pékin a pu débuter avec le soulèvement des Boxers xénophobes,
mais l’impératrice douairière et ses ministres permirent aux troupes régulières
chinoises de continuer cette action. Avant que le quartier des légations ne
soit complètement circonscrit, une petite force composée de soldats et
de marins allemands, américains, autrichiens, britanniques, français,
italiens, japonais et russes des 17 navires de guerre stationnés au large
de la côte furent envoyés à Pékin pour garder les légations. Sous les
ordres du ministre britannique qui avait été autrefois militaire, cette
force disparate résista aux assiégeants pendant deux mois jusqu’au
moment où une force de secours mise sur pied par les huit pays réussit à
se frayer un chemin jusqu’à Pékin. Cette
diligence de la part des puissances navales à coopérer à la défense de
leurs diplomates et de leurs ressortissants quels qu’aient pu être leurs
différends, est un exemple révélateur. Elles ont continué à
collaborer par intermittences et pendant de longues années ; à
l’approche de la deuxième guerre mondiale, cette collaboration subit des
contraintes grandissantes. Au début de la guerre civile espagnole, diverses
missions diplomatiques étaient retenues à Saint Sébastien, la capitale
d’été, mais aussi le théâtre des premiers combats ; un troisième secrétaire
britannique réussit à nager jusqu’à un navire de guerre français
mouillé près de la côte ; il portait des messages émanant de
l’ambassadeur britannique et du chargé d’affaires allemand demandant
l’envoi de navires de guerre pour les libérer. Le commandant français
rendit obligeamment ce service et, par la suite, le secours demandé arriva.[23] Au
cours de la difficile période entre 1945 et 1989, on chercherait en vain
des exemples de coopération semblable entre des ennemis potentiels où
aucun défi n’entraînait de réponse appropriée. Le défi subsistait
mais ne recevait pas de réponse. En 1967, l’ambassade britannique à Pékin
fut attaquée, pillée et brûlée ; le chargé d’affaires et les membres
de son cabinet furent durement molestés. On n’apporta aucun secours, il
n’y eut pas de représailles et pas la moindre réaction internationale.
En 1980, les États-Unis tentèrent de sauver le personnel de leur ambassade
de Téhéran et échouèrent ; les otages ne furent libérés qu’après
rançon. La
guerre froide empêcha les contacts amicaux entre les marines de guerre des
superpuissances mais, même dans le cas d’une entente entre elles, elle ne
réussit pas à créer une solidarité contre des pays tiers. La force
navale limitée ne fut employée que dans le strict cadre national. Les
sympathies entre alliés ou simplement leur compréhension ne pouvaient pas
être prises pour argent comptant La plupart des
membres de l’OTAN ont eu des motifs de se plaindre à un moment donné
des critiques et des oppositions de la part de leurs alliés à propos
d’initiatives prises par leurs marines. Dans cette période
qui correspond au milieu du XXe siècle, on a souvent employé une
diplomatie navale contraignante que l’opinion internationale réprouvait. Il
est trop tôt pour tenter de prévoir ce que sera le comportement
international au cours de la
dernière décennie de ce siècle au cas où il y aurait menace ou
utilisation de la force navale limitée. Nous pouvons
dire avec certitude que le climat sera différent, mais il est
impossible de dire comment il le sera. Ainsi, l’URSS existera-t-elle encore
ou comprendra-t-elle encore des nations qui actuellement menacent de
quitter l’Union pour devenir souveraines ? Si cela se produit, que feront
les forces armées
? Déjà, il semble que les armes nucléaires
soient retirées de nombreuses républiques et concentrées en Russie même.[24]
Si l’URSS survit, se repliera-t-elle sur elle-même comme
dans les années 20 et 30 pour une longue période consacrée à la
reconstruction ? Ou, ayant un urgent besoin de l’aide économique occidentale
le Kremlin continuera-t-il à coopérer comme en 1989 et 1990 ?
Qui commandera à Moscou et qui obéira aux ordres ? La
réponse à ces questions est plus importante que l’issue de la crise du
Koweït. Pendant près de 45 ans, le comportement de l’URSS était
prévisible, peut-être inamical et même hostile, mais réagissant
nettement suivant une idéologie
connue. Aujourd’hui, il n’en est plus de même car le monde est face à
un avenir incertain. Tous les plans, les prévisions, les stratégies et les
politiques des quarante-cinq dernières années sont périmés. Mais
ce n’est pas la seule énigme ; le dilemme américain consiste en ceci :
comment les États-Unis pourront-ils conserver leur hégémonie militaire
avec une économie en déclin ? L’effondrement de l’URSS ne règlera
qu’imparfaitement cette question. La crise du Koweït a montré combien était
démesuré le coût de la riposte à un défi à l’ordre international établi,
lancé par un État régional. A moins que cette vigoureuse réponse
n’obtienne un incontestable succès, elle ne devrait pas se reproduire.
Les États-Unis peuvent envisager un début
de désengagement pour se consacrer sérieusement à tenter de résoudre
leurs problèmes de politique intérieure. Un
climat où la rivalité entre les superpuissances n’aurait plus une
influence déterminante sur les relations internationales, dans un monde en
marge duquel elles se tiendraient de leur propre gré, serait une des
possibilités de l’avenir. La dernière fois que cela s’est produit,
entre 1934 et 1939, la guerre civile espagnole représentait un point névralgique
pour les forces navales limitées vers lesquelles furent attirées les
seules marines de guerre européennes. Celle des États-Unis fut retirée
des parages proches des eaux espagnoles suffisamment à temps pour éviter
tout risque de compromission. Quant à la marine soviétique, elle était
pratiquement inexistante à l’époque. Toute
analyse d’un tel scénario, faite dans les années quatre-vingt dix,
devrait tenir compte de deux différences importantes, à cause d’un échec
toujours possible dans la tentative de faire plier Saddam Hussein. A la fin
des années trente, les principales marines du monde étaient à peu près
du même ordre de grandeur. On les divisait en deux groupes : d’un côté,
les puissances agressives : Allemagne, Italie, Japon et, de l’autre, les
puissances satisfaites : Grande-Bretagne et France ; quant aux États-Unis,
ils se tenaient à l’écart. De nos jours, presque toutes les grandes
marines appartiennent au camp des puissances satisfaites ; la force des
nations agressives repose sur des soldats, des missiles et de l’aviation
et pour certains sur le terrorisme. Mais
il y a une autre différence : il se pourrait que, pour au moins un temps,
il n’existe plus de marine de guerre à l’échelle mondiale. Celle des
États-Unis pourrait simplement devenir la plus grande et la plus forte des
marines régionales dont les intérêts se porteraient sur les Amériques du
Nord, centrale et du Sud. Si l’URSS se partage en États souverains, des
fractions de la marine soviétique pourraient appartenir à ces États. Les
marines de guerre chinoise, européennes, indienne, japonaise se
consacreraient à la défense de leurs eaux régionales respectives. Il est
difficile de s’imaginer les flottes britannique et française défiant
Saddam Hussein sans l’appui et le secours des groupes de porte-avions américains.
Nous ne pouvons pas nous attendre à ce que la Communauté européenne, si sérieusement
occupée à se quereller sur l’Écu ou sur l’importation de la viande de
mouton, obtienne le consensus de ses membres sur la coopération navale dans
un théâtre d’outre-mer comme ce fut le cas il y a quatre-vingt-dix ans. L’emploi
de la force navale limitée pourrait devenir progressivement la prérogative
des marines régionales contrôlant leurs eaux, si les impératifs
politiques et économiques s’opposaient à des opérations navales
lointaines. La marine des États-Unis interviendrait dans la mer des
Antilles, mais pas en Libye ou dans le golfe Persique. Il est vrai qu’une
victoire décisive sur Saddam Hussein ralentirait le processus de désengagement
et même le rendrait moins probable. Mais la pression
politique n’en subsisterait pas moins, pression qui s’exerce déjà
dans
de nombreux pays et ne peut que s’intensifier avec l’importance des
divisions intérieures naissantes et de la détresse en URSS,
pour appeler à la
prudence en matière de politique extérieure, pour
le désarmement et en
faveur d’économies budgétaires considérés comme les fruits de la
paix. L’application politique de la force navale
limitée doit persister,
comme moyen plus économique et moins
condamnable que la guerre, mais toute modification au sein des
relations internationales qui engage les gouvernements à tempérer leurs
tentations d’entreprendre une guerre navale peut aussi,
du moins pour un temps,
les rendre moins disposés à pratiquer la diplomatie navale. Aujourd’hui,
nous nous trouvons au moment de l’étal de la marée attendant que la
brise se lève tout en nous demandant d’où elle va souffler.
Quarante-cinq ans après la montée de la guerre froide et du conflit idéologique
entre l’Est et l’Ouest, il y a eu atténuation de ces phénomènes qui
probablement vont disparaître. Ce qui vient ensuite apparaît incertain,
ainsi que l’avenir de la diplomatie navale, cet expédient éprouvé
auquel les puissances du XXe siècle ont eu recours
de plus en plus fréquemment. [1]
Paul Kennedy, The Rise and Fall of British Naval
Mastery, Londres, Allen Lane, 1976, p. 171. [2]
En allemand, le jour J. [3]
Voir par exemple "The Prevention of War",
International Relations, vol.
VIII, n° 1, mai 1984, de sir Anthony Parsons, ancien délégué
aux Nations Unies au moment où ce conflit débuta. [4]
Ralph King, The
Iran-Iraq
War, Adelphi Paper 219, Londres, IISS, 1987. [5]
P.W. Bimie, "Piracy in the Past, Present and
Future", Marine Policy, juillet
1987. [6]
Sunday Times
du 23 octobre 1988. [7]
The Times du
6 mai 1989. [8]
James Cable, Gunboat
Diplomacy 1919-1979,
Londres, Macmillan, 1981, p. 39. [9]
The
Times du 16 janvier 1988. [10]
The
Times du 23 mai 1988. [11]
The Times des
8 et 9 novembre 1988. [12]
The Times, des
1er et 6 juin 1990 et The
Indépendant du 5 juin 1990. [13]
(x) En
français dans le texte. [14]
The Times du
3 août 1987 et du 28 juillet 1989 et Strategic Survey 1989-1990, p.
176. [15]
The Times du
4 juin 1988. [16]
The Times des
3, 23, et 24 août 1989. Voir aussi Hervé Coutau-Bégarie, Le
problème du porte-avions,-avions,
Paris, Economica, 1990, p. 131. [17]
Cité dans James Cable, Navies
in Violent Peace, Londres, Macmillan, 1989, p. 60. [18]
James Cable, op. cit., p. 105. [19]
Piero Gleijes, The
Dominican Crisis, Baltimore, John Hopkins University Press, 1978, p.
262. [20]
Hervé Coutau-Bégarie, op. cit., pp. 88-90. [21]
Michael A. Morris, Expansion
of Third World Navies, Basingstoke, Macmillan, 1987, pp. 68-76. [22]
Institute for Strategic Studies, The Military
Balance 1968-1969 et IISS, The Military Balance 1989-1990 et 1990-1991,
Londres, Brassey. [23]
James Cable, The
Royal Navy and the Siège of Bilbao, Cambridge University Press,
1979, p. 31. [24]
The Times du 23 juin 1990.
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