La pensée stratégique
fait partie de ces objets flous, sinon indéterminés. Traditionnellement,
on parlait plutôt de pensée militaire, puisque, comme l'a rappelé
Lucien Poirier, "jusqu'en 1945, le concept de stratégie était
inclus dans celui de guerre : on ne le pensait et pratiquait qu'après
l'ouverture des hostilités, et sa théorie n'était qu'un élément de la
théorie de la guerre" 1.
Cette branche avait eu, en France, un spécialiste attitré au lendemain
de la deuxième guerre mondiale avec le colonel Eugène Carrias qui avait
publié deux livres, l'un sur la pensée militaire allemande
(1948), l'autre sur La pensée militaire française (1960). Livres
marqués par une approche traditionnelle et empirique, essentiellement
descriptive et centrée sur les aspects opérationnels plus que sur l'intégration
de la guerre dans un cadre politique. Par la suite, pour des motifs divers
qui ont déjà été évoqués dans cette revue 2,
cette approche jugée étriquée et démodée a été abandonnée, pour ne
plus être pratiquée que par quelques "retardataires", souvent
coupés du monde universitaire et peu au fait des nouvelles orientations
de la science politique ou de l'épistémologie. La révolution nucléaire,
d'une ampleur prodigieuse, a paru condamner les enseignements des auteurs
"classiques". Seul ou presque, Clausewitz subsistait, plus
d'ailleurs comme réservoir de citations que comme réelle source
d'inspiration. Au début des années 60, MacNamara annonçait que la stratégie
était morte, qu'elle avait fait place à la gestion des crises. C'est
peut-être à cette ignorance des règles élémentaires de la stratégie
qu'il faut imputer les mécomptes des Américains au Vietnam. La redécouverte
s'est faite laborieusement. Mais elle s'est faite. Aujourd'hui, nul ne
songerait plus à tenir de pareils propos.
Depuis les années 70, on
assiste plutôt à un regain d'intérêt marqué pour l'étude du phénomène
guerre sous tous ses aspects, stratégique, sociologique, historique... La
pensée stratégique en a naturellement bénéficié. Guibert, tombé dans
un oubli à peu près total, a ainsi ressurgi avec deux rééditions
concurrentes et l'essai de Lucien Poirier. Les campagnes de Clausewitz,
introuvables depuis le début du siècle, ont été rééditées. Son
rival Jomini est sorti d'un très long purgatoire 3.
Raymond Aron, dont on attendait qu'il couronnât son œuvre par un Marx
qui eût paru logique, a choisi Clausewitz. Son opus magnum Penser la
guerre rend, "en tant que de besoin", ses lettres de
noblesses académiques à l'étude de la pensée stratégique. Le
mouvement n'est d'ailleurs pas limité à la France. Partout les
publications se multiplient et les Makers of Strategy d'Edward Mead
Earle cèdent la place aux Makers of Modern Strategy de Peter Paret 4.
Pensée stratégique et
non plus pensée militaire. Les aspects opérationnels autrefois prédominants
tendent à être relégués au second plan, éclipsés par l'interface
politique-stratégique. Pour Raymond Aron, Clausewitz est d'abord l'auteur
de la "Formule". Le Guibert que l'on étudie est d'abord celui
du Traité de la force
publique, annonciateur de la guerre totale, plutôt que celui de la Défense
du système de guerre moderne qui ferraille avec Mesnil-Durand dans la
controverse ordre mince - ordre profond. Le concept de stratégie s'est élargi
au-delà de son contenu originel, strictement militaire, au point d'avoir
des difficultés à conserver une substance. Lorsqu'il proposait de parler
de stratégie politique, Castex ne prévoyait certainement pas que
l'extension du concept à laquelle il procédait 5
dépasserait toutes ses espérances, pour aboutir de facto à une
dissolution. On parle aujourd'hui de stratégie industrielle, de stratégie
du marketing, de stratégie diplomatique ou de diplomatie stratégique...
L'apparition de la guerre froide ou de la paix chaude a brouillé les
distinctions classiques et le vocabulaire n'est pas sorti indemne de ces
bouleversements.
Ce dépassement,
souhaitable, des limites militaires de la stratégie devient pervers
lorsqu'il aboutit à évacuer l'essence même du concept, à savoir
l'usage ou la menace d'usage de la force. Il faut rappeler avec force
cette vérité première : la stratégie s'intéresse à l'action en
milieu conflictuel. Elle a pour objet une dialectique des volontés dans
un jeu qui reste, à la différence de ce qui se passe en économie, à
somme nulle : la sanction de la stratégie reste la victoire ou la défaite.
Certes il s'agit là d'une présentation trop simple et l'arme nucléaire
a révélé aux acteurs l'existence d'une marge d'intérêt commun, à
partir de leur volonté de survie, beaucoup plus considérable que par le
passé. Mais il en a été de l'arme nucléaire comme des précédentes
inventions qui avaient révolutionné l'art de la guerre : au bout
d'un certain temps, on finit par s'y habituer et à chercher à en tirer
parti. La pensée stratégique a précisément eu pour rôle de permettre
l'utilisation à des fins politiques d'une arme que l'on proclamait
inutilisable à des fins militaires, puis avec le perfectionnement des
outils (miniaturisation des têtes, précision accrue...), d'envisager
leur réintroduction dans la panoplie du champ de bataille avec les armes
nucléaires tactiques et les multiples variantes des stratégies
contre-forces...
Mais la stratégie, comme
Janus, a deux faces : elle est à la fois un art et une science,
Clausewitz ajoutant même qu'elle est plutôt un commerce. Elle est un art
dès lors qu'elle est une pratique, dont le secret réside pour une bonne
part dans la combinaison du génie et de la chance. Un bon général,
disait Frédéric II, doit avoir trois qualités : premièrement, de
la chance ; deuxièmement, de la chance et troisièmement, encore de la
chance. Il est des hommes de guerre qui ont le don du commandement et de
la manœuvre. Certains d'entre eux n'ont jamais lu un livre de stratégie
et beaucoup de grands généraux n'ont pas brillé dans leurs études.
Cela ne signifie pas pour autant que le don soit suffisant pour faire un
grand stratège. On est surpris au contraire de constater à quel point la
plupart des chefs militaires ont pratiqué les "grands auteurs"
et l'histoire militaire : Nelson se faisait lire par son chapelain l'Essay
on Naval Tactics de Clerk of Eldin, honorable marchand de drap. Davout,
le meilleur des maréchaux de Napoléon avait intensément étudié le
chevalier de Folard, théoricien de l'ordre profond 6 ;
Pétain et Foch avaient été professeurs à l'Ecole supérieure de
guerre. Eisenhower avait consacré beaucoup de temps à l'étude de
Clausewitz. Napoléon lui-même l'a dit : "sur le champ de
bataille, l'inspiration est souvent une réminiscence". Autrement
dit, tous ces hommes de guerre, avant de faire de la stratégie en tant
qu'art, l'ont pratiquée en tant que science, c'est-à-dire en tant que réflexion
sur la conduite de la guerre.
Le vocabulaire français
est dans ce domaine assez pauvre et incertain. Il ne parle guère que de
stratégie et de tactique, là où bon nombre d'écoles étrangères
parlent de grande stratégie, de stratégie, de niveau opérationnel, de
tactique... de même, il n'opère pas, comme le font par exemple les Soviétiques,
de distinction rigoureuse entre la science militaire, l'art militaire, la
doctrine militaire, la théorie militaire 7...
Il y a eu des essais en ce sens, mais aucun ne s'est véritablement imposé
et l'on a le choix aujourd'hui entre la stratégie intégrale, la stratégie
totale, la stratégie générale... Ce désordre sémantique suggère
d'ailleurs une vérité d'évidence que rappelle ici Lucien Poirier :
"si tout le monde pense stratégiquement, chacun a tendance à avoir
sa propre définition de la stratégie et à y mettre le contenu qui lui
convient."
Ce numéro n'a pas la prétention
(et cet éditorial encore moins) de mettre de l'ordre dans un foisonnement
qui est à la fois signe d'embarras et de vitalité. Une prochaine
livraison abordera un jour, qu'il faut espérer prochain, la stratégie théorique,
entendue comme l'échelon le plus élevé, le plus abstrait et le plus
difficile de la pensée stratégique. Une réflexion rigoureuse sur les
concepts sera alors indispensable. Elle aura d'autant plus de chances d'être
menée, ou au moins esquissée, correctement que des matériaux solides
lui auront servi de fondement. Or, il faut bien constater que cette
immense champ d'étude a été peu exploré depuis la disparition du
colonel Carrias. La France a traduit les
maîtres de la stratégie de Mead Earle
au moment où ceux-ci étaient remplacés dans leur pays d'origine par une
nouvelle mouture dirigée par Peter Paret. La comparaison entre les deux
versions est éclairante : elle témoigne, en positif, de
l'approfondissement des recherches, du surgissement de nouvelles
questions, de l'extension du fonds documentaire sur lequel l'étude de la
pensée stratégique peut maintenant s'appuyer. Mais elle témoigne aussi,
en négatif, de la déviation que Lucien Poirier a baptisée syndrome de
Polybe. Les classiques tendent à être relus au travers du prisme de la
puissance impériale du moment et les écoles secondaires ou jugées
telles aujourd'hui sont rejetées dans l'ombre. Un énorme travail de défrichement
est nécessaire pour disposer d'un corpus plus complet que celui qui nous
est proposé.
Il s'agit là d'un champ
d'exploration absolument immense qui pourrait accaparer tout le contenu de
cette revue, si du moins les artisans existaient. Ils sont encore trop peu
nombreux pour que l'on puisse envisager une enquête un tant soit peu étendue.
Ce numéro ne constitue donc qu'une première approximation, avec des
coups de sonde réalisés, sinon au hasard, du moins en fonction des compétences
disponibles. Si la pensée américaine bénéficie d'un article d'une
longueur inhabituelle, à la mesure de sa prééminence, si la pensée
russe et soviétique peut s'estimer relativement bien traitée avec deux
textes, le lecteur pourra trouver surprenantes certaines absences. Celle
de la pensée stratégique française s'explique par la préparation d'un
numéro entièrement consacré à la stratégie française qui paraîtra
en 1992. Mais la pensée allemande, référence aussi importante en stratégie
qu'en philosophie ? La pensée italienne, d'une abondance qui
surprend et d'une originalité que peu de gens soupçonnent ? La pensée
arabe, dont Jean-Paul Charnay a présenté les principes dans une
chrestomathie très révélatrice ? Il n'y a pas d'excuse autre que
le manque de place, le manque de temps ou plus simplement le manque de
compétences. Un deuxième numéro sur le même thème pourra, peut être
dès l'an prochain, combler quelques unes de ces scandaleuses lacunes. Si
le chantier stratégique est un chantier ouvert, le chantier de l'étude
de la pensée stratégique en est presque encore aux sondages préliminaires.
On trouvera donc ici
quelques échantillons consacrés
aux "incontournables" (Clausewitz et Jomini) ou rendant compte
tantôt d'écoles nationales (américaine, russe, chinoise), tantôt d'une
stratégie particulière (la stratégie aérienne est présente ici à
travers deux de ses pionniers ; l'absence de la stratégie navale
s'explique par la parution simultanée d'un ouvrage qui lui est entièrement
consacré 8),
tantôt encore des nouvelles directions que pourrait prendre demain la réflexion
stratégique : la prospective, véhicule brillant qui a connu de
nombreuses pannes ; l'intelligence artificielle dont on cerne les
immenses possibilités mais dont on détermine encore mal les implications
pour le raisonnement stratégique au niveau le plus élevé. De la même
manière que Bobby Fischer battait aux échecs les ordinateurs qu'il avait
lui-même programmés, l'imagination du chercheur érudit risque encore
longtemps de battre les scénarios des machines les plus puissantes. Tant
qu'il en sera ainsi, l'étude des prédécesseurs restera une démarche
presque obligatoire pour ceux qui prétendent parler de stratégie.
L'ambition de ce numéro est de présenter quelques bases sommaires dans
l'espoir de susciter de nouvelles recherches et de faire redécouvrir,
comme disait Brillat-Savarin, l'esculence de la pensée stratégique.
Notes:
1 Lucien
Poirier, "Le stratège militaire", Revue de métaphysique
et de morale, 1990-4, p. 454. Notons cependant que les stratèges
navals avaient très tôt élargi la stratégie au temps de paix. Mahan,
trop décrié aujourd'hui par ses commentateurs, a été à cet égard
l'un des tout premiers sinon le premier.
2 Hervé
Coutau-Bégarie, "L'histoire militaire entre la pensée stratégique
et la nouvelle histoire", Stratégique, 1985, n° 28.
3 Au
moins en Europe, car aux Etats-Unis, il n'a jamais cessé d'avoir une
grande influence, dont Mahan est l'exemple le plus éclatant. Cf Bruno
Colson, "Jomini, Mahan et la stratégie américaine", dans L'évolution
de la pensée stratégique, FEDN, 1991.
4 Peter
Paret (ed), Makers of Modern Strategy, from Machiavelli to the
Nuclear Age, Princeton University Press, 1986. L'Allemagne dispose
depuis 1960 d'une anthologie de la pensée stratégique avec celle de
Werner Halweg, Klassiker der Kriegskunst, Darmstadt, Wehr und
Wissen. La France vient de combler son retard avec l'Anthologie
mondiale de la stratégie de Gérard Chaliand, FEDN-Robert Laffont,
1990. La comparaison de ces trois ouvrages, différents tant dans la
forme que sur le fond, serait un exercice intéressant.
5 Dans
les Fragments stratégiques, longtemps restés inédits et qui
vont enfin être publiés.
6 Cf
la passionnante biographie de Daniel Reichel, Davout et l'art de la
guerre, Neuchatel, Centre d'histoire, 1975.
7 Excellent
rappel de toutes ces définitions dans Louis Le Hégarat, "La stratégie
et ses sources", Défense nationale, février 1984.
8 L'évolution
de la pensée navale, FEDN, 1991, avec des articles sur la pensée
navale athénienne, le père Hoste, Ramatuelle, Darrieus, un survol de
la pensée navale française, la pensée navale allemande avant 1914,
Jomini et Mahan, la pensée navale chinoise au XIXe siècle, ainsi que
deux documents : une thèse de l'Ecole de Guerre navale sur la
Jeune Ecole, écrite en 1924, et les Considérations navales du
vice-amiral Grivel, jamais rééditées depuis leur parution en 1837.