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ENTRE
REVOLUTION ET RESTAURATION : LA PENSEE STRATEGIQUE AMERICAINE
François GERE
Introduction
Peut-on
parler d'un renouveau de la pensée stratégique américaine ? Et
dans l'affirmative, sur quels objets particuliers porte-t-il ?
Quelles méthodes utilise-t-il ? Nous considérons en effet que
depuis quinze ans, soit, grosso modo, depuis l'échec de la négociation
SALT II, un nouveau courant de réflexion stratégique est venu se
surimposer par rapport à et parfois contre le développement des études
de stratégie nucléaire issus de la période 1956-19661,
à laquelle on a donné le nom d'âge d'or de la pensée stratégique américaine2.
C'est donc à deux courants majeurs que l'on s'attache ici. L'un qui fonde
en tradition la stratégie nucléaire comme rupture fondamentale dans la
pensée de l'agir en milieu conflictuel ; l'autre qui, au contraire,
cherche à restaurer la continuité de la pensée stratégique par dessus
et largement contre cette idée d'une rupture due aux armes nucléaires et
au "partage dissuasif" qui s'imposerait comme mode stratégique
dominant.
N'étant ni un essai
bibliographique, ni un catalogue passif, ce texte ne se borne pas à une
présentation de la pensée stratégique américaine récente ; il en
recherche les principes dynamiques et discute de leur validité. En
particulier, il s'efforce de confronter l'approche de quelques concepts clés
(stabilité, victoire, et finalement stratégie) avec les approches françaises.
Robert Jervis fait remarquer que l'essor de la stratégie américaine a eu
pour effet de conduire autrui à penser en ses termes et selon ses
concepts3. C'est en grande partie vrai et
cela représente, en soi, un pouvoir considérable. Mais la pensée américaine
doit reconnaître, dans son propre intérêt, deux facteurs complémentaires :
d'abord, il existe un patrimoine sémantique commun issu de la culture et
de l'histoire qu'elle partage de fait avec tous ceux qui ont pensé en
stratèges. En outre, c'est de la confrontation avec des esprits stratégiques
différents que naît la création stratégique. La monologie convient mal
à la pensée du duel entre l'Un et l'Autre. Bien entendu, dans cette
immense littérature, il a fallu procéder à des choix, et, recherchant
la quintessence, introduire un arbitraire qu'on espère didactique. Les
experts, les analystes, les centres d'études qui n'ont pas été mentionnés
sont trop évidement nombreux pour que quiconque puisse songer à nous
faire grief de l'omission de sa personne ou de son institut.
Caractères
généraux de l'objet
La place de la pensée
stratégique aux Etats-Unis
Il ne s'agit pas pour
le moment de se prononcer sur la nature de l'activité stratégique qui
sera examinée à la fin, en tant qu'enjeu suprême du débat.
Contentons nous, pour l'instant, d'une approche purement topique. Où et
comment situer le discours stratégique par rapport à d'autres discours
voisins, recourant à des méthodes parfois identiques pour examiner des
objets différents mais connexes tels que la politique générale ou les
relations interétatiques ? Repérage délicat, aux Etats-Unis
comme ailleurs. Lorsque l'on suggère à Paul Nitze qu'il fait de la
stratégie, il répond : "I am just a policy planner".
Robert Levine, qui depuis trente ans, à la Rand Corporation,
analyse le rapport des forces nucléaires et conventionnelles de l'OTAN
et du Pacte de Varsovie4 se défie du
mot stratégie et préfère considérer qu'il étudie "les
armes". Voilà qui ne simplifie pas. De Henry Kissinger dira-t-on
qu'il est stratège ? Lui qui revendique le titre de diplomate de
l'ère nucléaire et qui, depuis 1957, s'est attaché à constituer une
combinatoire théorique et pratique des principes traditionnels de la
conduite de la politique étrangère et des effets résultant de
l'existence des armes nucléaires. Combinatoire visant à optimiser
l'effet de l'un par l'autre, et réciproquement, que l'usage nomme
diplomatie nucléaire. Mais n'est-ce pas autre chose que le
travestissement de la stratégie qui, aujourd'hui, ne peut plus
se réduire (si tant est que cette réduction ait jamais été) au
savoir-faire de l'esprit qui conduit la totalité des opérations engagées
sur un ensemble complexe de théâtres divers.
Quoiqu'il en soit, et
selon une tradition qu'a remarquablement illustrée, en France, Raymond
Aron, la science politique et l'étude des relations internationales
voisinent étroitement avec la stratégie. Lui empruntant volontiers des
concepts, elles peuvent aussi lui fournir des outils propres à développer
son champ d'investigation ou à augmenter la pertinence de son analyse.
A ce point même qu'elles peuvent franchir le cap et tenir un discours
authentiquement stratégique : à partir de plusieurs centres d'étude
des relations internationales et de sciences politiques, l'université
de Harvard forme, en 1982, le Harvard nuclear study group 5.
Dans les années 1950, les instituts d'économie et de management,
parfois même certaines grandes entreprises, avaient fourni les hommes
et les méthodes pour l'élaboration de la stratégie nucléaire. Interpénétration
féconde et compétition créative, mais aussi vivier pour le
gouvernement en quête de compétences. La pensée stratégique se
situerait donc au point central de gravité d'une sorte de polygone dont
la sustentation serait assurée par la politique générale, la
politique internationale, mais aussi l'économie et les finances pour
l'allocation des ressources et la technique pour la mise à disposition
d'instruments ad hoc, et enfin par la connaissance de la conduite
proprement militaire des opérations. Ainsi la position de la pensée
stratégique aide-t-elle à sa définition. Du lieu d'où elle parle
procèdent ses opérations mentales : découper, distinguer, hiérarchiser,
définir, mais aussi coordonner, conjuguer, boucler. D'où une première
esquisse de définition, représentative de la littérature américaine
courante. Est tenue pour pensée stratégique toute réflexion qui
cherche à analyser les différents aspects de la relation existant ou
devant exister entre les fins politiques et les moyens militaires.
Si, de cette définition,
on peut légitimement inférer que le stratège peut être aussi bien
civil que militaire, on remarquera que le domaine militaire n'occupe
qu'une part réduite dans cette topographie de la pensée stratégique.
Déjà, en 1960, Bernard Brodie avait relevé cette étrangeté6.
Et, aujourd'hui, il est (un peu trop) banal de dire que le Pentagone est
le seul endroit où l'on ne fait pas de stratégie. Tout s'est passé
comme si les analystes civils avaient confisqué une pensée stratégique
que le milieu militaire ne songeait guère à leur disputer puisqu'à ce
moment même il achevait de s'adonner totalement à l'économie et à la
gestion. A l'évidence, cette situation, à vrai dire excessivement
caricaturale, ne peut être tenue pour satisfaisante. L'analyste civil
produit de la pensée stratégique utile au militaire, mais celui-ci,
abandonné à la gestion ou à la technique, perd l'usage d'une de ses
facultés propres, une part de son essence. A la limite, ne se pensant
plus, il se fait penser par d'autres qui ne sont pas lui. Bien entendu
cela ne va pas sans retours de manivelle et l'on entend, plus fréquemment
qu'on ne lit, il est vrai, des officiers chevronnés critiquer l'inexpérience
des bureaucrates ou la cuistrerie des analystes civils. Il est aussi
exact qu'à bien des égards, cette situation procède des relations
entre pouvoir civil et pouvoir militaire dans les régimes démocratiques.
Le militaire, faisant acte d'allégeance à l'égard des autorités
civiles issues du suffrage populaire lui délégue le soin de définir
la politique générale. Cela revient à lui abandonner, non sans
quelque malignité, le fardeau d'une unité, d'une cohérence et d'une
continuité de dessein qui ne relève pas de l'évidence première mais
dont il est crédité automatiquement. A ses risques et périls.
De la production stratégique :
redondance ou enrichissement : le "thinking belt"
Pour l'observateur étranger
- et parfois pour les américains eux-mêmes - la littérature stratégique
étonne par l'énormité de son volume. Enormité qu'explique la récente
multiplication des centres indépendants (think-tanks), instituts
universitaires et fondations privées, toutes formes de relais supports
pour le processus de formation de la doctrine stratégique7.
Tous les quatre ans, le changement d'administration renvoie à la libre
entreprise un certain nombre d'experts qui créent leur propre organisme
de recherche. L'ensemble a fini par former, autour des centres
administratifs-décisionnels, une sorte de complexe multi-couches qu'on
pourrait appeler "thinking belt" ayant pour vocation de
penser les objets soit dans leur singularité (segmentation analytique)
soit dans leur globalité (articulation synthétique). L'interpénétration
des deux zones, décisionnelle et pré-décisionnelle est profonde. Les
hommes, les concepts circulent, s'échangent, se critiquent, se
corrigent, formant un système qui, constamment guetté par l'entropie,
parvient finalement à s'auto-réguler.
Malgré tout, l'énormité
de ce flux de pensée stratégique semblera paradoxal si l'on considère
que les concepts fondamentaux ont été fixés entre 1946, début de la
réflexion sur le nucléaire et 1966, fin de la méditation sur la flexible
response que symboliquement marque la publication de deux ouvrages
majeurs, De l'escalade de Kahn et Arms and influence de
Schelling. Ces concepts, quels sont-ils ? Qu'en retient la pensée
actuelle ? Suivons l'inventaire de Robert Jervis8
qui, propose :
- de Bernard Brodie :
le constat de la vulnérabilité mutuelle et le rejet de la victoire.
Constat établi dès 1946 dans The absolute weapon et prolongé
en 1960 par Strategy in the missile age. Au cas où une guerre
nucléaire se déclencherait, la préoccupation majeure deviendrait de
l'arrêter le plus rapidement possible et non de la gagner.
- d'Albert Wohlstetter :
la distinction entre capacité de première et de seconde frappe qui,
fondant la valide représaille, contribue involontairement à enclencher
la logique de la course-poursuite quantitative. Cette distinction fut
portée à la connaissance du public par un article fameux émanant
lui-même d'une recherche Rand9.
- de Glenn Snyder :
la clarification du paradoxe de la stabilité-instabilité et le problème
de la dissuasion élargie (extended deterrence). En effet, "dans
la mesure où l'équilibre militaire est stable au niveau de la guerre
nucléaire à outrance (all out), il devient moins stable à des
niveaux de violence inférieurs.... mais cette même stabilité autorise
chaque camp à recourir à la violence limitée parce que la menace de
l'autre de répondre par des représailles à outrance ne peut être très
crédible"10. De cette
instabilité au niveau inférieur, Snyder infère la difficulté à
rendre crédible une dissuasion étendue au-delà du territoire américain.
En conséquence, cette crédibilité ne pourra être obtenue qu'en créant
la possibilité d'une déstabilisation relative au niveau de la guerre
nucléaire centrale.
- de Thomas C.
Schelling : la menace qui laisse sa part au hasard... c'est-à-dire
explique Jervis "la menace de faire quelque chose qui pourrait
conduire à un degré encore supérieur de l'escalade alors que l'état
pourrait ne pas vouloir cette occurence 11.
En réalité la formulation de Schelling est plus diluée : le
risque de déclenchement accidentel d'un conflit semble augmenter en
temps de crise autant pour des raisons techniques que pour des raisons
humaines. Il est cependant permis de se demander si cet accroissement du
risque ne constitue pas lui-même, de facto, une véritable menace
dissuasive... car ce n'est pas le risque de prise de décision qui
augmente, mais le risque de voir se déclencher un conflit contre la
volonté des uns et des autres12.
Enfin, toujours de Schelling, la peur réciproque de l'attaque par
surprise13. "La possession de
forces sûres, dotées de capacités de survie (sous entendu contre
une attaque surprise) furent identifiées à ce qui finit par être
appelé "stabilité stratégique" 14.
On s'étonnera de ne
voir mentionné ni le concept d'escalade ni le nom d'Herman Kahn. Le
choix de Robert Jervis, qui ne procède nullement d'une volonté de
rejet, éclaire la spécificité de sa propre approche de la stratégie
nucléaire qui, comme on le verra, privilégie la psychologie et
l'analyse cognitive. Inflexion importante qui tend à faire valoir que
l'apport majeur de Schelling se situe dans cette conjonction entre
menace et hasard d'une part, et ce partage de la peur d'être frappé
par surprise d'autre part.
Si donc l'on admet que
depuis plus de vingt ans l'essentiel est acquis, faut-il tenir le volume
pour une vaine redondance dans le temps ? Comment apprécier ?
Suggérons trois approches.
1 ) Ne pas
confondre répétition et application extensive (instrumentalisation) de
concepts opératoires efficaces. Un concept dispose d'une durée opératoire
variable selon l'objet auquel il s'applique et en fonction du contexte
d'application. Nous y reviendrons. Si l'on tient compte du fait
qu'auparavant les études stratégiques américaines étaient
relativement peu développées et très sectorisées, l'irruption de
concepts englobants a pu donner l'impression que tout venait d'être créé
et que durant longtemps, il n'y aurait plus qu'à manipuler ces
concepts, les faire opérer. C'est clore un peu vite le cycle créatif.
En effet, l'évolution intellectuelle de l'équipe McNamara se poursuit
jusqu'en 1968. Et dès 1969, Donald Brennan procède à une révision
qui le conduit à dénoncer ce que lui même caricature sous le nom de
destruction mutuelle assurée, MAD. Contestation qu'accompagne le débat
de 1967-1969 sur la validité d'une défense anti-balistique15
et qui, conjointement, finit par servir de cadre obligé aux accords
SALT et ABM de 1972. Sans discontinuité chronologique, la doctrine
Schlesinger relance le débat sur la posture nucléaire... et ainsi de
suite. Autant dire qu'il n'y a jamais eu de véritable période de
latence dans la réflexion ; jamais de répit de la turbulence des
idées et des controverses. Turbulence autour des mêmes objets et dans
les mêmes termes, il est vrai, mais l'environ-nement tant politique que
technologique subit des modifications dont les répercussions affectent
insensiblement la pensée.
2) A cette évolution
de l'environnement, de type exogène, vient s'ajouter une évolution
endogène qui tient au développement incrémental des questions posées
par l'existence des armes nucléaires. Sous l'angle de la planification
stratégique, K. Lewis a fait remarquer l'importance d'un processus qui
affecte l'ensemble de la stratégie nucléaire. Les décisions majeures
tendant à la réduction alors que le processus de décomposition des opérations
internes tend à augmenter à tel point que "le changement est
si ralenti... qu'il devient finalement indécelable" 16.
3) Le recours à des méthodes
nouvelles permet d'élargir et d'approfondir la compréhension des éléments
qui entrent en interaction dans la stratégie de dissuasion nucléaire.
La caractéristique de ces innovations est qu'elles ne s'enracinent pas
dans la tradition stratégique ou l'histoire de la stratégie. Si elles
reconnaissent une tradition c'est celle de l'Age d'or, guère plus. En
fait, suivant la démarche des analystes des années 50, elles opèrent
selon un double mode :
a) importation de
concepts venant de disciplines étrangères ;
b) interaction de la théorie
sur l'objet et de l'objet théorisé sur d'autres objets qui répercuteront
à leur tour l'effet de la théorisation sur les résultats de départ.
En fait, le processus est animé en continuité de phénomènes de récurrence.
Qui fait naître quoi ? Donnons un exemple. Le recours à la théorie
des organisations par Allison17 a pour
effet de mettre en valeur l'existence de facteurs autres que le
comportement rationnel des acteurs dans le processus de prise de décision.
La stratégie nucléaire aura donc à tenir compte de ce facteur qui
l'enrichit et la complexifie. Cette complexité de la prise de décision
conduit John Steinbruner18 à appliquer
les modèles cybernétiques propres à rendre compte de ce processus décisionnel
au cas de la force nucléaire multilatérale proposée en 1962 par John
F. Kennedy. Une partie de cette base méthodologique sert à Barry Posen19
pour l'étude des doctrines militaires françaises et anglaises à la
veille de la seconde guerre mondiale. Etude féconde en vue de
recherches sur l'élaboration des doctrines de l'OTAN et du Pacte de
Varsovie......
Finalement, cette
perception superficielle d'une fixité des concepts procède de deux
facteurs :
l ) La présence
permanente mais syncopée des fondateurs sur la scène stratégique.
Effacement sous l'effet du Vietnam, puis retour à partir de 1983 soit
pour rejeter des propositions antérieures (Brennan), soit pour les réaffirmer
avec force (Schelling), soit pour apporter des inflexions jugées nécessaires
(Wohlstetter). Belle relation circulaire entre le réel, l'action des
hommes et leur pensée. Ici le réel conduit l'homme à déclarer son
erreur et à la redresser ; là à affirmer que sa pensée a été
dénaturée par l'action des hommes et que le réel ne confirme que la
gaucherie de leur pratique ; là encore que la pratique conduit à
réformer la pensée pour mieux assurer son emprise sur le réel. Cette
interpénétration des générations, cette interprétation du passé
par ceux qui arrivent, cette traduction de leur propre passé par ceux
qui sont encore là est essentielle mais doit inciter à la précaution
scientifique.
2) Toute discipline
(sinon toute science) connaît dans son développement une dialectique
entre la continuité de la pensée et les ruptures nécessaires par
lesquelles elle trouve dynamisme et renouveau et faute desquelles elles
se scléroserait mortellement. Lorsqu'apparurent les penseurs de
"l'âge d'or", la pensée stratégique américaine était rare :
on produisait peu, on innovait peu. On a donc beaucoup innové par
rapport à la situation antérieure et aux données nouvelles, puis on a
produit énormément en innovant relativement peu par rapport à cette
production. Toutefois, dans ce cas précis, la situation est compliquée
(surdéterminée) par le fait que l'innovation correspondait à une
rupture d'un autre ordre, affectant bien plus que la stratégie et que
de nombreux chercheurs reconnaissent comme la révolution nucléaire.
Ceci introduit à une troisième caractéristique de la pensée stratégique
américaine : sa forte corrélation au réel.
De la démarche et de
ses effets
On a beaucoup trop
tendance, surtout lorsqu'on voit les objets de loin, à considérer la
stratégie américaine comme formant une continuité. Cela est sans
doute vrai et paraîtra vrai avec le recul du temps. Toutefois, il faut
tenir compte du principe selon lequel "l'instant ignore la durée"
et que, dans l'action, les équipes dirigeantes qui se renouvellent
cherchent autant la rupture, l'innovation que la continuité. Il est très
rare, aux Etats-Unis de voir se développer une pensée foncièrement
distanciée des événements20. Ceci ne
veut pas dire que la théorie suive l'actualité mais plutôt qu'elle
s'interdit de s'en détacher trop, ce qui pour une théorie de l'action
ne saurait scandaliser. La réflexion se développe donc à partir de
situations concrètes beaucoup plus volontiers qu'à partir d'hypothèses
prospectives. Même Herman Kahn, de tous qui, s'est le plus affranchi
des servitudes concrètes et des liens matériels, pense l'impensable en
liaison avec le développement des gros mégatonnages des armes de
fusion. L'impensable n'est pas l'abstrait. Aussi allégorique que soit
la Doomsday machine, elle n'est jamais qu'évocation d'un
instrument bel et bien à disposition. Même lorsqu'il s'agit de penser
le virtuel, la conception s'appuie sur des situations concrètes où l'événement
se fait à partir de l'émergence d'un phénomène technologique replacé
dans un cadre politique d'affrontement constant mais d'intensité
variable. Il faut donc mettre le débat stratégique en relation avec :
- l'arrivée au pouvoir
de telle équipe et la nomination à des postes déterminés de
personnes particulières. Bien entendu, ces équipes et ces individus
s'emploient à appliquer des politiques elles-mêmes issues d'un débat
stratégique antérieur qu'ils ont contribué à lancer et qu'on aurait
tort de considérer comme le pur produit de l'opportunisme démagogique.
Ainsi en fût-il de deux grands débats : sur la vulnérabilité américaine
à une attaque surprise après le lancement des "spoutniks"
soviétiques entre 1957 et 1960 et sur la "fenêtre de vulnérabilité"
ouverte par le retard supposé des Etats-Unis dans le domaine des ICBM.
Ce débat stratégique est lui-même déterminé par les événements
internationaux. Soit la confrontation selon le mode de l'antagonisme
ordinaire ; soit le développement de crises dont les péripéties
contribuent à mettre en évidence des objets dont l'analyse dévoilera
ultérieurement les particularités. Finalement, il faudra constater les
effets en retour de la pensée stratégique sur l'évolution de
certaines situations. Cette relation entre la pensée stratégique et l'événement
fait apparaitre deux données :
- une forte corrélation
entre politique et stratégie, ce qui parait conforme à l'idée que
l'on peut se faire de la recherche d'une optimisation des moyens et donc
d'une efficacité sans doute toujours imparfaite, mais relativement élevée.
- une démarche proche
de la recherche opérationnelle telle que la développèrent les
Britanniques et les Américains durant la première puis la seconde
guerre mondiale (Lanchester, Blackett). L'analyse de la situation
constitue la première étape de l'intervention. Suit l'application
d'une méthode ou, si l'on veut, le recours à un ou plusieurs outils préexistants
(exogènes à l'objet) afin de triturer l'objet. Théorie des jeux,
analyse systémique, théorie des organisations, analyse
cognitive...etc. Le travail de l'objet par l'outil a pour résultat de
faire apparaître le plus de configurations possibles et de révéler
les faces cachées et certains agencements de la structure interne. A
partir des résultats établis, l'analyse délaisse le traitement de
l'objet pour s'engager dans le domaine prospectif et suggérer des
solutions, des scénarios, des options....bref les configurations
virtuelles de transformation de l'objet par une pensée désormais
connaissante de l'objet qui se présentait à elle au départ, et donc
capable d'action. Bien entendu, cela ne garantit pas que l'on ait raison ;
ni que les avis proposés seront suivis ; ni que les suggestions
pourront immédiatement s'appliquer. Ici trois cas se présentent :
on utilise la méthode avec succès : elle traite le problème :
c'est le cas, durant la première guerre mondiale, de la protection des
convois contre les sous-marins allemands. Inversement, on peut échouer,
en ce cas c'est le problème qui épuise la méthode. Ou bien encore, le
problème subsiste avec la méthode. Parce que l'on refuse de
l'appliquer (En avril 1917, la Royal Navy commença par refuser
d'escorter les convois) ou qu'on prétend l'appliquer sans véritablement
le faire, c'est, semble-t-il, le cas pour l'arms control de
1960-62.
Le processus
d'autonomisation de la stratégie nucléaire : L'école nucléariste
La réflexion
entamée dès 1946 sur les transformations apportées par le
nucléaire et sur les modes d'organisation et de fonctionne-ment
de ces armes au service des intérêts nationaux des Etats-Unis
et, le cas échéant, de leurs alliés, a connu un tel développement
qu'elle constitue aujourd'hui un domaine particulier. A l'intérieur
de ce domaine, la quantité des conceptions opposées, des
formulations, constamment infléchies, est elle-même si considérable
qu'elle a engendré une activité intellectuelle particulière
de type taxinomique. Comme l'entomologiste, le chercheur en
stratégie doit en effet s'efforcer de classer en familles,
branches et sous branches pour éviter l'entropie et introduire
un ordre pour pouvoir se repérer. Citons trois tentatives intéressantes :
- le fer à cheval de Levine qui y répartit sur deux dimensions
cinq écoles allant du pacifisme radical de type quaker
jusqu'aux anticommunistes radicaux du type Barry Goldwater en
passant par trois classes intermédiaires21
- le classement ternaire classique de Robert Osgood qui par
rapport au dilemme nucléaire (la sécurité dépend des armes
nucléaires mais leur utilisation ravagerait la planète) place
aux extrêmités les partisans du rejet du dilemme
(rejectionnists) pour qui la question n'a pas de sens et à
l'opposé les abolitionnistes qui cherchent à dépasser le
dilemme par la suppression des armes, tandis que le centre est
occupé par les moderators qui recherchent à atténuer les
effets du dilemme22 - la
matrice obtenue à partir de la double antinomie ancien/nouveau,
valable/défectueux de Jervis23.
Ces classements présentent au moins un point commun :
rechercher la conservation de la continuité dans le temps et
prendre en compte l'introduction de variations dans le champ
d'un système clos et complet. Mais il est bien d'autres
possibilités de classement et l'ordre que nous introduisons
dans cette étude est lui-même discutable.
J'appelle donc
école nucléariste l'ensemble des courants de la pensée stratégique
qui, depuis Alamogordo, tiennent le nucléaire comme passage désormais
obligé de toute politique et fondement de toute stratégie. Une
première subdivision distinguera entre stratégie nucléaire
pure et régulation des armements (arms control). De la première,
nous dirons qu'elle s'intéresse à la stratégie nucléaire
selon son concept, c'est-à-dire comme totalité du processus
liant étroitement la réalité des fins politiques et des
moyens militaires à la virtualité des effets de force. Quant
à la seconde, elle correspond à un champ de réflexion très
spécifique, nommé "arms control" et que, pour finir,
nous proposons d'appeler régulation des armements24.
Contrairement au précédent qui ne prend en compte l'Autre que
comme adversaire, ce courant se caractérise par la recherche
d'une coopération minimale que matérialisent une communication
et une négociation avec la partie adverse.
Stratégie nucléaire
La première
approche consiste à établir la révolution nucléaire comme
invariant et à penser les transformations qui pourraient
l'affecter au point de remettre en question ce statut. Michael
Mandelbaum25, puis Robert
Jervis proposent donc de parler de révolution nucléaire,
entendue non pas comme l'avènement de l'arme nucléaire mais
comme la situation résultant de l'acquisition d'une capacité
mutuelle de frappe de représailles en second26.
La situation de vulnérabilité partagée qui en résulte est
telle que le prix d'une guerre apparaît prohibitif à chacun
des adversaires. Cette position fondamentale qui prolonge le
jugement initial de B. Brodie27
place les tenants de la révolution nucléaire dans une position
extrêmement exposée qui conduit l'école nucléariste à
organiser ses travaux suivant deux principes :
1 )
Principe (négatif) de conservation
Une part
importante de ce courant doit opérer négativement. Il s'agit
en effet de se défendre contre ce que Jervis appelle les
mauvaises nouvelles idées qui apparaissent et les anciennes
mauvaises idées qui persévèrent28.
En d'autres termes, de préserver la qualité d'invariant du
nucléaire contre les argumentations spécieuses qui, cherchant
à l'évacuer, annoncent sa péremption. Sitôt déclarée, la révolution
nucléaire doit en effet se faire conservatrice alors même que
tout reste à penser des conséquences de l'apparition de l'arme
nucléaire. Tâche d'autant plus ardue qu'il leur faut se garder
contre la convergence objective en vue de la suppression des
armes nucléaires de ceux qui, au nom de la morale ou, dans une
version récente au nom de la planète29,
souhaitent la disparition des armes nucléaires et prouvent leur
inutilité, et de ceux qui, soucieux de retrouver la pleine
liberté d'action, réclament également leur élimination. En
matière d'abolition, l'imagination créatrice n'est jamais en
peine. Parmi les derniers argumentaires, celui de John Mueller30
qui conclut à l'inutilité des armes nucléaires, prouvée par
le fait que les occidentaux, "vaccinés" par deux
guerres mondiales ont finalement évacué de leur subconscient
la guerre comme mode de résolution de leurs antagonismes. Au même
titre que le duel ou l'esclavage ne correspondent plus à la
conformation psycho-culturelle de nos civilisations. En conséquence
les armes nucléaires cessent de présenter la moindre utilité
et ont été développées en raison inversement proportionnelle
du besoin qu'on pouvait en éprouver. Thèses que Robert Jervis,
puis Karl Kaysen31 se sont
employés à réfuter, soulignant notamment une conception
excessivement rigide de la stabilité internationale, un
optimisme sans fondements et une interprétation abusive d'événements
historiques érigés en modèles artificiellement transposés.
L'autre
tendance abolitionniste, bien connue, s'est manifestée avec éclat
lors de la controverse lancée par le discours de Ronald Reagan
du 23 mars 1983 sur la caducité des armes nucléaires. Le
physicien Robert Jastrow ne craignait pas de nouer explicitement
une alliance contre nature avec Jonathan Schell pour légitimer
moralement le déploiement d'un système défensif spatial
multi-couche32. Par là même,
l'idée de dissuasion par déni de capacité faisait retour dans
le débat stratégique après vingt ans d'absence.
2) Principe
(actif) d'amélioration
On peut,
suivant Jervis, bon guide en ce domaine33,
prendre en compte trois instruments permettant d'innover en
stratégie nucléaire.
a) La
technologie
Constamment, le
monde de la défense américain est secoué de convulsions qui
prennent le nom de révolution technologique ou de "percée".
Mouvements symétriques aux gaps que l'on croît avoir décelés.
Mouvements conformes et à la dynamique propre aux industries américaines
d'armements et à ce penchant technologique propre à la culture
stratégique américaine (voir infra). Ces quinze dernières années
ont été riches en bouleversements de ce genre qui ont pris les
noms de révolution de la précision, du guidage, des armes
intelligentes etc Pour ne rien dire de l'architecture suprême
et d'ailleurs non négligeable constituée par l'IDS. Albert
Wohlstetter dès 1983 dans sa réponse aux Evêques34
américains recourait à ce type d'argumentation pour dénoncer
l'absurdité de la Mad Cap (capacité de destruction mutuelle
assurée) et l'irréalisme du ciblage des populations, alors que
la révolution de la précision rendait désormais possible un
ciblage chirurgical autorisant la plus grande flexibilité de la
dissuasion et, le cas échéant, des options de frappe une fois
la guerre déclenchée. En 1988, le célèbre rapport
Discriminate Deterrence 35 suggérait
une stratégie américaine pour le long terme sur les mêmes
bases. Renforcement de la haute technologie, capacité de frappe
en profondeur, recours à ces armes intelligentes
conventionnelles en priorité sur les théâtres périphé-riques,
notamment européen. De la technologie dite révolutionnaire on
induit une stratégie. Fausses révolutions conteste Jervis36,
considérant que rien de significatif ne vient remettre en
question les principes fondamentaux issus de la révolution nucléaire
puisque les capacités essentielles et donc la position des deux
rivaux nucléaires ne sont en rien changées. La révolution du
guidage, tout comme en 1970, celle du mirvage procède de ces
faux effets d'annonce qui font long feu. Seule la mise au point
d'un véritable bouclier défensif efficace à 100 % et qui
ne saurait être uniquement spatial serait une authentique
"contre-révolution" capable de changer les données
du problème, ce qui n'est décidément pas pour demain37.
b) Le deuxième
type d'outil est l'analyse théorique. De cette "innovation
purement intellectuelle" nous nous bornerons à donner
trois exemples. C'est entre 1971 et 1976, sans tapage, au moment
même où l'on croit la pensée stratégique en sommeil que
trois grandes études consolident et approfondissent les travaux
de l'école nucléariste.
Le travail de
Graham T. Allison, publié en 197138
exerce rapidement une influence considérable39.
Allison prend pour "cobaye" la crise des missiles de
Cuba afin de rechercher les mécanismes effectivement en action
dans le processus de prise de décision. Il considère d'abord
les comportements et les habitudes intellectuels des
professionnels de la diplomatie et constate que la plupart des
analystes expliquent ou prédisent le comportement des
gouvernements nationaux en recourant à un unique modèle
conceptuel qu'il nomme celui de l'acteur rationnel. Ceci le
conduit à proposer deux modèles alternatifs l'un fondé sur la
théorie des organisations de Cyers, March, et Simon, l'autre
sur la théorie de l'administration gouvernementale
(bureaucratic), inspirée des travaux de Neustadt40.
Allison fait valoir que l'analyse rationnelle classique tend à
projeter son questionnement et ses méthodes sur une réalité
dont l'organisation et le fonctionnement relèvent bien plus des
deux autres modèles. Ceci le conduit à une formulation théorique
des types de questions propres à chacun des modèles que le
praticien de l'action, confronté à une sollicitation qui exige
sa réponse aura à se poser : type I : quel est le
problème et ses alternatives... ? Type II : de
quelles organisations est faite le gouvernement et comment
fonctionnent-elle... ? Type III : quelles sont les
filières... ?41
Cette
importance de la décision se retrouve également dans la thèse
de J. Steinbruner42. Il s'agit
à partir de l'étude du cas du projet de force nucléaire
multilatérale (MLF, 1961) de voir en quoi les hypothèses
cybernétiques et cognitives fournissent une méthode
alternative plus appropriée que le traditionnel paradigme
analytique qui se révèle insuffisant pour rendre compte du
processus décisionnel complexe en action dans le cas de la MLF.
On retrouve donc la même prudence si ce n'est la même défiance
à l'égard des méthodes analytiques traditionnelles. L'examen
des hypothèses de la cybernétique, amendées par la théorie
cognitive, conduit Steinbrunner à la notion de paradigme
cognitif43 qu'il applique avec
succès à la MLF. Il s'agit en fait de sortir du modèle
analytique parce qu'il est trop simple et trop brutal. Trop
simple parce qu'il ne tient pas compte de la complexité des
organisations gouvernementales, et trop brutal parce qu'il
attribue à la décision d'un seul ce qui résulte en fait du
processus global de circulation de l'information (avec ce que
cela comporte de pertes) à travers l'organisation complexe. Il
en concluera que les dirigeants nationaux ne peuvent pas à eux
seuls dominer pleinement de si vastes ensembles44.
Conclusion qui pèse lourdement sur la façon d'apprécier, de gérer
et de contrôler la crise à l'ère nucléaire.
Troisième
apport, celui de Robert Jervis qui, en 1976, expose les résultats
d'une recherche qui vise à appliquer les concepts de l'analyse
cognitive à la politique internationale45.
Tout en restant très proche, le champ d'application est plus
large que chez Steinbruner et la méthode plus spécifique.
Jervis s'applique en effet à cerner le processus d'acquisition
et d'assimilation de l'information par les responsables
politiques et la façon dont leurs perceptions sont influencées
au point de se trouver faussées à la fois par les brouillages
de l'information et par les obstacles que dressent leur propre
processus d'acquisition et d'interprétation de l'information,
processus déterminé par l'expérience, l'enseignement de
l'histoire, les désirs et les craintes...etc. De cet ouvrage
rigoureux qui reste encore centré sur les relations
internationales, la vulgate46
retiendra le dilemme de la sécurité dont Jervis donne
l'expression la plus imagée à travers ces paroles de Ramsay Mc
Donald adressées en 1904 à l'ambassadeur du Japon :
"le Japon devrait faire très attention à ce que,
recherchant sa propre sécurité, il n'inquiète pas le sens de
la sécurité d'autres nations" 47.
Infléchissant de façon critique les travaux de Hubert
Butterfield48 sur le paradoxe
de la sécurité, Jervis admet l'assimilation hobbesienne de la
société internationale à l'état de nature et en reconnaît
les implications pour s'efforcer de mieux définir les remèdes.
Par la suite, il utilise ces résultats et notamment le paradoxe
de la sécurité afin de critiquer la stratégie nucléaire
officielle49 et d'affirmer les
implications de la révolution nucléaire50.
La démarche
d'Allison, Jervis et Steinbruner dont il est important de
souligner la cohérence globale est évidemment antinomique de
celle de Wohlstetter. Ce dernier fonde ses raisonne-ments sur le
progrès technologique pour retrouver la pleine liberté
d'action un moment remise en question. De leur côté, Allison,
Jervis et Steinbruner recherchent en usant d'un outillage
purement théorique à développer la connaissance des
implications du fait nucléaire et de la dissuasion. En fait,
deux logiques s'opposent : l'une qui reconnaît la révolution
nucléaire comme bouleversement des représentations
traditionnelles, l'autre qui tend à considérer qu'une révolution
technologique, celle de la précision et de la miniaturisation,
compense la révolution nucléaire au point de redonner aux
armes nucléaires les pouvoirs ordinaires des armes
traditionnelles (et réciproquement), simplement améliorées et
restitue les conditions ordinaires de la guerre.
Ces exemples ne
doivent pas donner à penser que l'approfondissement de la
connaissance de la stratégie nucléaire procède uniquement de
la spéculation théorique. Il existe un autre volet au moins
aussi important et nullement séparé du précédent, c'est
l'investigation des mécanismes propres à la mise en oeuvre de
l'opérationalité des forces nucléaires. Rien d'existentiel à
cette analyse minutieuse de la pratique stratégique qui
fournit, sans se dispenser d'un regard critique, les outils
indispensables pour un débat stratégique digne de ce nom. Un
petit nombre d'études bipartisanes, et de ce fait
indiscutables, font désormais autorité sur des questions très
délicates comme le commandement opérationnel des forces nucléaires
stratégiques, le plan de frappe, ou la gestion des opérations
nucléaires51. Etudes
fragmentaires destinées à ouvrir la voie à d'autres ouvrages
qui approfondissent la connaissance et la réflexion sur les
problèmes concrets posés par la réalisation des stratégies
nucléaires.
c) Enfin,
troisième instrument : la connaissance historique. Depuis
une dizaine d'années, la recherche connaît un essor important
sinon exceptionnel. Trois facteurs y contribuent :
- l'étude de
certaines archives récemment ouvertes, pour la période
1945-1960 notamment celles du National Security council et du
Joint Chiefs of Staff qui font l'objet d'un vaste programme
d'exploitation. Les résultats sont publiés notamment dans la
revue International Security 52
ou font l'objet d'ouvrages thématiques comme celui de Richard
K. Betts sur le comportement des présidents américains lors
des premières crises53
- le recours
constitutionnel au Freedom of Information Act qui contraint à
la déclassification de certains documents et autorise
aujourd'hui, dans le cas de la crise de Cuba, d'avoir accès aux
minutes des réunions de l'EXCOM54.
-
l'organisation de conférences et de séminaires sur des temps
forts, soigneusement définis, de la confrontation nucléaire.
Ce fut le cas entre 1987 et 1989 pour la crise de Cuba. Trois
conférences ont donné l'occasion aux américains et aux soviétiques
de confronter leurs souvenirs ou leurs appréciations des événements.
Plusieurs livres, de nombreux articles constituent désormais un
niveau interprétatif révisionniste de la crise. Révision qui
n'a pas manqué de lancer un débat contradictoire sur la
validité de ce type de démarche historique55.
L'école nucléariste enrichit ainsi le savoir sur la relation
entre la conduite de la politique étrangère et la détention
mutuelle des armes nucléaires, soit en temps de crise aiguë,
soit dans les conditions ordinaires de l'affrontement latent. Il
ne fait cependant pas de doute que la population d'événements
reste très limitée. Le nombre de crises, environ treize pour
la période, se réduit à deux (Cuba, 1962, Moyen-Orient, 1973)
si l'on prend en compte la capacité de représailles mutuelles.
Reste enfin la validité de ces témoignages oraux, de ces
relectures du passé par des acteurs qui ont changé (McNamara)
ou simplement, comme le remarque encore Jervis, par le fait de
notre tendance à assimiler les informations nouvelles à
travers nos croyances a priori56.
Il n'est pas assuré, contrairement à l'affirmation confiante
de Joseph Nye à la conférence de Hawks Cay, que les armes nucléaires
soient capables de cet effet de boule de cristal qui ouvre à
tous les décideurs la vision du futur57.
*
* *
Voilà donc
trois voies d'innovation, trois outils de travail qui ont permis
et permettront à la pensée nucléariste de mieux distinguer,
analyser, évaluer les objets de la situation nouvelle issue de
la révolution nucléaire. Etape épistémologique nécessaire,
mais on ne saurait en rester là. La stratégie nucléaire se
constitue et se développe par d'autres voies plus pragmatiques
qui recherchent les améliorations que l'on peut, sans attendre,
avec ce qui vient dans l'instant, apporter à la pratique de la
dissuasion nucléaire. Ceci revient à poser la question :
quelle est la meilleure dissuasion nucléaire possible, comment
l'organiser et avec quelles forces ? Nous considérerons
ici trois types de réponses : aux deux extrêmes d'abord :
ceux qui par l'effet de nombre des seules forces offensives
pensent pouvoir mettre à la disposition des décideurs le plus
grand nombre d'options possibles et ceux qui, à l'opposé,
estiment qu'un niveau minimal de force procure la dissuasion
authentique dite parfois "existentielle". Mais entre
ces deux extrêmités du spectre, la solution de forces
offensives réduites couplées, donc valorisées par une
certaine quantité de défense, tend à se renforcer après de
longues années de rejet.
1 )
Dissuasion par la force offensive pure.
De NSDM
(national security directive memorandum) 242 du président Nixon
à PD 59 (presidential directive) du président Carter et enfin
à NSDD-13 (national security and defense directive) une idée
centrale : fournir au Président un vaste choix d'options,
grâce auxquelles en cas de crise, et même de guerre, il se
sente à l'aise (confortable). C'est cette préoccupation qui
conduit à l'élaboration de la stratégie dite
"countervailing" qui met à disposition du centre de décision
des options nucléaires limitées (LNO) de façon à pouvoir, à
chaque niveau de l'affrontement, l'emporter sur l'adversaire.
C'est désormais, appuyée sur les capacités appropriées,
cette certitude affichée que, à aucun moment et à aucun
niveau, l'adversaire ne saurait l'emporter qui "enlève"
l'effet dissuasif. Car il ne s'agit nullement d'un plan de
guerre nucléaire mais d'une posture reposant sur une théorie
de dissuasion par la menace de guerre58.
L'élaboration du plan de frappe stratégique consiste donc à
préparer le traitement efficace de cibles dont le choix est arrêté
en fonction des effets physiques que l'on recherchera afin de
servir la stratégie nucléaire arrêtée par le président des
Etats-Unis. En dépit de glissements sémantiques fréquents et
fâcheux, la capacité ne saurait en aucun cas se substituer à
la stratégie. A l'origine, partant d'une alternative choix
rudimentaire entre capacité anti-cités et capacité
anti-forces, la stratégie américaine de dissuasion nucléaire et
de combat nucléaire en cas d'échec de la dissuasion, a été
conduite à affiner son approche. Partant du principe que la
frappe américaine de représailles devait d'abord produire ses
effets sur les forces vives de l'adversaire, on a recherché par
une combinatoire de la psychologie politique et de la technique
à définir les meilleures cibles possibles pour dissuader
l'adversaire de toute action en premier en s'efforçant de le décourager
de concevoir toute théorie de la victoire en guerre nucléaire.
Bien entendu, cette posture comporte inévitablement la menace
d'incapaciter les forces de représailles soviétiques. Selon la
logique réversible de la dissuasion nucléaire cela revient en
même temps à rechercher une supériorité autorisant pour soi
une théorie de la victoire. Car rien dans l'organisation des
forces et dans la séparation intellectuelle entre première et
deuxième frappe ne permet de faire significativement la différence
entre ce qu'on prétend interdire à l'autre et ce qu'on
s'autorise à soi-même. Le plan de ciblage nucléaire (single
integrated operations plan, SIOP) a donc suivi et suit encore
des voies propres de type opérationnel qui, pour horrifiques
qu'elles paraissent, ne doivent pas être surestimées. Un plan
de frappe reste un plan de frappe. Il ne fait pas une stratégie
et peut à grand peine se substituer temporairement à une
incapacité à la définir et à la formuler... Cela dit, il est
peu contestable qu'une part importante de la pensée stratégique
consiste à rechercher, suggérer, critiquer le meilleur rapport
coût-faisabilité-efficacité du ciblage, compte tenu des
effets que l'on recherche. Communément, on admet l'existence de
quatre catégories de cibles59.
- forces nucléaires
(strictement contre-forces)
- leadership
(command and control)
- "autres
cibles militaires" cibles urbaines et industrielles
(finalement contre-cités, quand même). A l'intérieur de ces
différentes catégories on a également recherché à
distinguer qualitativement les cibles politiques (décapitation
du parti communiste ou sélection ethnique60
visant à précipiter l'éclatement de l'empire), antiéconomiques
ou anti-ressources. Mais à l'intérieur de cette catégorie il
est explicite, au moins depuis 197761,
qu'un traitement particulier est réservé aux capacités de récupération
de la société soviétique au terme d'une guerre nucléaire62.
2) Dissuasion
existentielle ?
Le premier
exposé en a été donné par Mc George Bundy dans un article de
198363. "Aussi longtemps
que chaque camp dispose d'armes thermonucléaires qui pourraient
être utilisées contre l'adversaire, même après la plus
puissante attaque préemptive possible, la dissuasion
existentielle est forte et repose sur l'incertitude de ce qui
pourrait advenir." C'est finalement "l'existence même
des armes nucléaires qui a pour conséquence la
dissuasion"64. Comme le
souligne Lawrence Freedman, tout ce dont on a besoin c'est
d'avoir à disposition quelques armes nucléaires qui pourraient
être utilisées selon des scénarios qu'acceptent de considérer
les partisans de cette dissuasion "minimum". Position
très séduisante65, remarque
Freedman, parce qu'entièrement passive qui n'exige des forces
que des critères négatifs : elles devraient n'être pas
vulnérables, ni provocatrices66.
"Dans ces conditions, écrit Colin Gray, la guerre nucléaire
ne serait pas commencée de propos délibéré comme un acte
rationnel de politique, la dissuasion existentielle doit
fonctionner grâce à quelque chose comme "une menace qui
laisse sa part au hasard", réservant ses flèches à ce
qu'il tient pour une énorme naiveté67.
Bien que proche de cette position, Jervis reste plus nuancé.
S'il se déclare partisan d'une dissuasion minimale, il n'en définit
pas le niveau. Il se contente de dire que le nombre en vue de la
victoire n'a pas de sens. Mais il se garde de se rallier
ouvertement à la dissuasion existentielle et préfère parler
de stabilité dissuasive (stable deterrence).
3 ) Un
mixte offensif-défensif.
Cette
composition des forces que ses adversaires présentent comme la
plus déstabilisante (anathème qui relève de la malédiction
magique), est probablement la solution de l'avenir appelée de
leur voeux depuis bien longtemps par MM. Nixon et Kissinger et
constamment étudiée ces dernières années68.
L'efficacité des parades que constituent l'enfouissement et
surtout la mobilité (voir la difficulté qu'ont eu les
Etats-Unis à repérer les SCUD-B mobiles irakiens) conduisent
de plus en plus à rejeter la validité et la nécessité d'une
dissuasion reposant sur une stratégie strictement anti-forces.
La réduction des forces stratégiques sous l'effet conjugué du
traité START ou, quoiqu'il en advienne, des coupes budgétaires
et de la guerre contre l'Irak achèvent d'en éloigner la
probabilité. Tout concourt aujourd'hui à confirmer le jugement
de Michael May : réduction du nombre des cibles, du
targeting factor, c'est-à-dire du nombre de charges par cible69.
Un certain principe de réalité contraint donc la révolution
de la précision évoquée par A. Wohlstetter à avouer ses
limites. Bien entendu, cela ne signifie nullement que le nombre
des armes nucléaires descendra jusqu'à cette dissuasion
minimale, suffisante à la sécurité même lorsque l'on considère
l'importance de l'enjeu Etats-Unis et l'ampleur du risque que,
pour lui, on serait prêt à prendre. Quoiqu'il en soit,
infatigables, les "cibleurs" ont donc commencé à
rechercher des solutions pour obtenir le meilleur rapport
dissuasif possible. Compte tenu de la probabilité d'une
certaine quantité de défense anti balistique, trois modèles
sont envisagés :
- dissuasion
"mixte" : les forces nucléaires assurent la
dissuasion en ciblant les cités et la base industrielle soviétiques ;
les armes conventionnelles à longue portée menacent les
centres nerveux militaires de l'adversaire ;
- dissuasion
"counter-combatant" : même principe mais, de
plus, un nombre limité d'armes nucléaires tactiques sélectives
seraient déployées à proximité du théâtre d'opérations
virtuel70 ;
- dissuasion
contre-forces conventionnelles. délaissant l'idée d'une
dissuasion contre les forces nucléaires, la frappe nucléaire
stratégique prendrait pour cibles les capacités de projection
de force de l'adversaire et les zones géographiques critiques
et les centres de communication nécessaire à une opération
d'invasion71.
Quelque soit le
modèle finalement retenu, on constate qu'il apparaît toujours
nécessaire de disposer d'"options flexibles et limitées
visant à convaincre l'ennemi qu'un progrès supplémentaire
dans l'escalade n'aboutirait pas à la réalisation de ses
objectifs... On doit, tout en les mettant clairement en danger,
laisser à l'ennemi des ressources militaires économiques et
politiques d'une valeur assez élevée, pour qu'il éprouve une
tendance puissante à rechercher une fin au conflit" 72.
Autant dire que, couplée ou non avec une certaine quantité de
défense, la recherche de capacités optionnelles limitées
continuera à constituer un des domaines d'application de la
pensée stratégique américaine. Par là même, elle restera
justiciable de la critique de Jervis, pour qui c'est pousser
trop loin le paradoxe de l'instable stabilité73.
A quoi j'ajoute personnellement que c'est encore trop introduire
l'escalade, l'espoir de la contrôler et pire encore, le désir
de la contrôler en des termes avantageux. Toutes considérations
dont la dissuasion n'a guère à se soucier (sauf à introduire
l'idée d'une escalade dans la dissuasion). Mais on se gardera
de croire qu'aucune arrière-pensée ne se dissimule derrière
ce discours sur la stabilité stratégique.
La résistible
ascension de la régulation des armements.
"Rétrospectivement
je suis surpris, remarque, en 1989, Morton H. Halperin, de voir
à quel point l'idée révolutionnaire selon laquelle des
accords sur les armes pourraient concrètement contribuer à la
sécurité internationale a été acceptée dans les sphères
politique et universitaire" 74.
Jugement incontestable dans sa globalité. Dans le détail, en
revanche, ce second courant théorique de la pensée nucléariste
n' a pas connu que le succès. Etroitement lié aux études de
stratégie nucléaire, pensant parfois pouvoir s'y substituer,
il a pris assez d'importance conceptuelle et pratique pour prétendre
à l'autonomie. Toutefois, la faiblesse des résultats et
l'intensité d'une contestation agressive donnent à sa légitimité
un caractère encore précaire.
1 ) La régulation
des armements : inscription dans le temps
Le départ est
brillant. Bien qu'il fût déjà employé quelques années
auparavant75, c'est en 1960-62
que le terme prend son essor, après qu'un séminaire eût
regroupé, dans les environs de Boston, les plus brillants
intellects de l'époque76.
L'année 1961 vit la parution de trois ouvrages majeurs :
"Durant l'été 1960, le manuscrit de Hedley Bull The
Control of the Arms Race circulait, Halperin et moi-même préparions
un petit livre (il s'agit de Strategy and arms control) et
Donald Brennan de sa conférence du printemps 1960 tirait Arms
Control, Disarmament and National Security"77.
Rappelons que la régulation des armements repose sur un
postulat paradoxal : le risque d'une guerre nucléaire
totale, qu'aucun des deux adversaires ne souhaite, favorise les
conditions d'une coopération en vue de réduire le rythme
d'accroissement de la production de ces armements, à la fois
cause et conséquence de l'antagonisme exacerbé des deux
adversaires. Une récente enquête menée par Michael Krepon78
permet de retenir trois critères fondamentaux explicitement
reconnus par les fondateurs eux-mêmes.
a) éviter une
guerre dont ne veut aucune des deux parties. On entend ici que
l'intérêt minimal des deux adversaires est de ne pas subir les
effets d'une guerre nucléaire totale pouvant aller jusqu'au
"spasme" final évoqué par Herman Kahn.
b) réduire les
coûts et les risques engendrés par la compétition entre les
systèmes d'armes (arms competition). A cette formulation
Halperin préfère une distinction plus nette entre la réduction
du risque de guerre par la diminution de l'incitation à frapper
en premier, grâce à un traité du type ABM (Anti ballistic
missile) et la question de la réduction des coûts qui présente
un caractère moins assuré. Il se peut que la régulation coopérative
des armements revienne aussi cher que le développement compétitif.
Mais le problème des économies relève davantage, selon
Halperin, de l'assainissement des pratiques d'allocations des
fonds par le Pentagone79.
c) écourter
les destructions en cas de guerre. Non pas en s'efforçant
d'affaiblir les capacités de représailles de l'adversaire
comme l'avait suggéré Robert Mc Namara, non pas en se dotant
de défenses permettant d'absorber une partie de l'attaque
adverse mais "en étendant la dissuasion à l'intérieur de
la guerre nucléaire". A l'occasion de l'enquête de 1989,
Schelling répond aux critiques formulées en 1982 par la
Commission Palme contre le concept de limitation des dommages en
réaffirmant les éléments constitutifs de sa conception déjà
exposés dans le chapitre V de Arms and influence :
- prendre en
otages les cibles auxquelles l'adversaire attache le plus de
prix
- protection
des armes et de leurs systèmes de commandement et de contrôle
afin de pourvoir mener une guerre lente.
- préserver la
communication avec l'ennemi.
- conservation
de certaines quantités d'armes nucléaires à la fin du conflit80.
La prise en
compte de ces différents éléments autorise la définition
suivante : il convient d'entendre par régulation des
armements la préparation, la conduite et la conclusion, en des
termes favorables et acceptables pour chacune des parties, de négociations
visant à reconfigurer qualitativement et quantitativement les
différentes composantes des panoplies nucléaires en vue de réduire
les risques et les incitations de frappe en premier. Ainsi,
fermement établie sur ce qui pouvait paraître des masses théoriques
de granit, la régulation des armements bénéficiait en outre
de la création en 1961 d'un appareil administratif, l'ACDA
(Arms control and disarmament Agency). Restait à subir l'épreuve
des faits : à la fois la mise en application des principes
par l'administration et les contre-coups d'événements
indirects. Or, contrairement aux prévi-sions, la régulation
des armements allait connaître un développement paradoxal dont
on peut se demander s'il ne procède pas de quelque façon du
paradoxe d'où elle tire son origine.
Expliquons
nous. L'objectif majeur était de traiter coopérativement la
relation bilatérale. Ceci présupposait que cette relation se
maintînt centralement et que l'on ne fût pas détourné de
cette préoccupation par un passage à l'acte ailleurs et
autrement. Le Vietnam a donc tout brouillé. Le conflit prend
une place centrale alors qu'il n'était que secondaire,
simplement parce que le réel, aussi secondaire qu'il soit,
s'impose à l'esprit des hommes contre le virtuel, fût-il
principal. En effet, le succès virtuel, la dissuasion et
l'endiguement de l'URSS, ne tenaient pas contre l'échec réel
que concrétisaient les morts d'Indochine. L'effet psychologique
l'emporta et la belle machine mise en place par R. Mc Namara
s'enraya. Les "têtes d'oeufs" furent ébranlées.
Daniel Ellsberg, théoricien émérite du chantage81
fait fuir les Pentagon Papers préparés par McNamara82.
"Sous l'effet du Vietnam, cette élite commença à perdre
foi en l'utilité de la puissance militaire sous toutes ses
formes, entrant dans un processus de déclin progressif qui
finalement allait transformer les architectes de la grande
puissance stratégique américaine en faiseurs de paix" 83.
Carnes Lord va plus loin encore : "l'expérience de la
Corée puis du Vietnam d'un autre côté semblait démontrer que
les Etats-Unis étaient politiquement et militairement
incapables de mener avec succès une guerre limitée. C'est
cette impasse qui fut responsable de la vogue, à la fin des années
60 et dans les années 70, des théories arguant de l'inutilité
de la force militaire et du remplacement de la stratégie par le
contrôle des armements" 84.
Intéressante remarque bien révélatrice des ambiguïtés
involontaires ou délibérées entretenues tant par les
adversaires de la régulation des armements que par certains de
ses partisans. La guerre limitée dans l'espace n'a certainement
pas pour corrolaire la limitation en intensité. En outre la régulation
des armements n'a jamais prétendu se substituer à la stratégie.
Quant
au débat sur l'inutilité de la force militaire, il est de
toutes les époques où la nécessité de la préparation voire
de l'emploi immédiat de cette force n'est pas évident. Aussi
bien assistons nous aujourd'hui à une controverse du même
ordre : économie contre militaire. Enfin,
la tradition américaine est de remettre sans cesse en cause
l'utilité de la force armée dès lors que sa nécessité et sa
légitimité n'apparaissent pas.
En revanche, il
est indiscutable que, au moment même où les théoriciens de la
régulation des armements qui, comme le rappelle durement mais
opportunément C. Gray85, se
trouvaient être aussi ceux de l'escalade contrôlée se
repliaient dans le silence, les campus, tournant le dos à la
stratégie militaire classique, trouvaient dans la régulation
des armements une sorte de valeur refuge. Dans le même temps,
l'administration Nixon préoccupée à la fois du rejet par le
Congrès du programme Safeguard et par l'augmentation du nombre
des ICBM soviétiques décidait de recourir à la régulation
des armements pour gagner du temps. Henry Kissinger, qui avait
participé aux différents séminaires de 1960, avait compris le
parti que l'on pouvait tirer de concepts aussi retors dans un
contexte globalement défavorable. On peut légitimement considérer
qu'il fut le premier à concevoir le parti que l'on pouvait
tirer d'une telle théorie non pas au service d'un projet
pacifique mais comme instrument au service d'une manoeuvre
authentiquement stratégique. De cette manipulation ambiguë, on
connaît les résultats, logiquement controversés :
accords SALT et, surtout, traité ABM de 1972. Accords tellement
ambigus qu'ils pouvaient faire dire que le constat stratégique
établi en 1968 par Mc Namara, baptisé MAD, triomphait alors même
que le traité ne correspondait guère à l'esprit des pères de
l'arms control et dissimulait (à peine) les arrières pensées
agressives des contractants. L'échec final de SALT II achevait
d'affaiblir la crédibilité de l'arms control. Durement attaquée
par les stratèges néo-conservateurs reaganiens (voir plus
loin), puis prise à contre-pied par l'IDS qui rallie certains
milieux pacifistes, la régulation des armements traverse entre
1977 et 1986 une période difficile où sa légitimité même
est remise en question. On voit alors les pères fondateurs
(Schelling, Halperin) redescendre dans l'arène à la suite du
fameux groupe des "quatre" (Kennan, McNamara, Mc
George Bundy, Smith), mettant à profit un contexte diplomatique
qui, de plus en plus, évolue dans un sens favorable. En effet
les difficultés de l'administration Reagan et surtout l'évolution
de la diplomatie soviétique, dont les experts n'hésitent plus
à s'exprimer dans les termes mêmes de la théorie de la régulation
des armements86, lui donnent
l'occasion d'un deuxième souffle. Dans une série de textes87
importants, les fondateurs se défendent sur trois positions. Le
traité ABM est un résultat tangible qui constitue une sorte de
modèle perfectible. Les principes de la régulation des
armements restent valables l'administration n'ayant fait que les
oublier ou les dévoyer. Il suffit donc de redresser manquements
et déviances pour retrouver l'esprit d'origine et parvenir à
des résultats substantiels. Le traité de Washington de décembre
1987,
la perspective des traités START et FCE, et le soin accordé
par les administrations Reagan II et Bush à la vérification
suscita une fiévreuse euphorie. Que, paradoxalement,
l'effondrement de l'URSS tempéra rapidement. Dans ces
conditions en effet, faute d'adversaire à la mesure, le
postulat coopératif de la régulation des armements conserve
t-il sa nécessité ? Tandis que les reaganiens
retrouvaient leurs arguments habituels88
contre l'efficacité voire l'utilité de la régulation coopérative
des armements, ses partisans empruntaient la voie d'une
connivence objective avec les prudentes approches du Pentagone
pour souligner la nécessité de prolonger les négociations
avec une URSS toujours dotée d'un formidable potentiel
conventionnel et nucléaire.
2) Domaines
d'application
Le premier, le
plus directement lié à la réflexion théorique sur la
dissuasion, concerne l'étude de l'équilibre (balance) des
arsenaux. Ceci est à entendre à deux niveaux étroitement liés.
En premier lieu la recherche d'un équilibre interne qui prend
en compte l'effet qui résulterait de variations à l'intérieur
des différentes composantes du système stratégique global :
comment s'affectent mutuellement les trois composantes de la
"triade". Il s'agit à la fois de mesurer des
transformations quantitatives et qualitatives. La quantité
constituant une fonction décroissante, alors que la qualité
constitue une fonction croissante. Toutefois, certaines catégories
d'armes pourraient être interdites préventivement en cas
d'accord START. Ces études sont régulièrement produites par
l'ACDA et par les thinks tanks89.
Ensuite, une
balance externe bilatérale donc compétitive. Elle consiste à
estimer le rapport entre les modifications des panoplies considérées
globalement et, terme à terme, pour chacune de leurs
composantes. Exemple : le ratio entre les ICBM, américains
et soviétiques. Ce qui se justifie dans la mesure où on leur
attribue plus ou moins arbitrairement, à partir de spécificités
techniques, réelles mais discutables, pour ne pas dire
douteuses, tant que la preuve n'a pas été faite90,
des capacités propres, donc des missions virtuelles de frappe
en premier. Cette estimation de l'équilibre est également mise
en relation avec les grands concepts de la dissuasion nucléaire :
stabilité, sécurité, prévisibilité, capacité de frappe par
surprise... etc. La stabilité, but ultime, résulte de cette
double combinaison de la composition des panoplies (force
structure).
Deuxième
domaine : la vérification. Domaine apparemment technique où se
remarque l'activité de l'ACDA, de l'agence pour l'inspection
sur place créée en 1988, de certains laboratoires nucléaires
nationaux, tout particulièrement celui de Sandia
(Nouveau-Mexique), enfin de certains think-tanks spécialisés
(Carnegie Endowment for International Peace, Henry Stimson
Center). La mise au point des inspections sur place,
l'exploitation des données fournies par les moyens techniques
nationaux (satellites) posent effectivement des problèmes très
spécifiques. On aurait tort d'écarter la vérification du
champ de la pensée stratégique. Chacun sait en effet que
depuis 1946 la vérification a constitué la pierre de touche de
la conclusion heureuse ou de l'échec final de toute négociation
de régulation des armements. La question de la vérification se
résout d'abord au niveau politico-stratégique qui décide en
dernière instance :
- si la vérification
est nécessaire ou pas. Aux yeux des fondateurs de la régulation
des armements, la vérification doit procéder de l'intérêt
mutuel et d'un certain niveau de confiance préalable91,
faute de quoi elle se transforme en une entreprise d'espionnage
qui fait capoter toute négociation. Henry Kissinger était même
allé jusqu'à soutenir que la vérification n'avait finalement
qu'une importance secondaire dans la mesure où les deux parties
ayant consenti à s'accorder dans leur intérêt mutuel, le
respect devient quasi-automatique92.
- de la quantité
de vérification nécessaire et suffisante. C'est soulever le
dilemme du désirable et du tolérable, sachant que, dans le cas
des inspections sur place, la règle de la réciprocité ne peut
qu'inciter à la plus grande circonspection.
- de l'appréciation
d'une violation et des suites qu'il convient de lui donner.
Problème délicat soulevé il y a fort longtemps et remis au
centre du débat par l'affaire du radar de Krasnoïarsk,
violation caractérisée du traité ABM93
auquel, il faut le reconnaître, aucune solution n'a été donnée
parce que personne ne semble disposé à s'engager dans la voie
de la mise au point d'un régime de sanction (la coopération ne
va certainement pas jusque-là). De ce point de vue, la
signature et la mise en application du traité START, dont les
mesures de vérification sont d'une variété et d'une complexité
relativement considérable, constitueront une étape
essentielle, ou en cas d'échec un recul important dans ce
domaine. Cela dit la vérification devrait encore connaître de
beaux jours lorsque l'on considère le troisième et dernier
domaine.
Troisième
domaine : réguler les flux de prolifération d'armements.
Réguler, c'est aussi prendre en compte la prolifération
horizontale des armes à travers le monde. Là encore la pensée
stratégique ne découvre pas le problème dont l'urgence obéit,
me semble-t-il, à une sorte de loi de fréquence et d'intensité
qui procède de la dynamique entre les super-puissances nucléaires.
Plus on les trouve prêts à coopérer et à réduire, plus
ardente devient la nécessité de s'occuper des autres, des
tiers, des rivaux. Tout se passe donc comme si il n'était
envisageable de réduire que tous ensemble afin de maintenir à
niveau relativement égal les potentiels. Le souci qui se
manifeste aujourd'hui à l'égard des candidats aux armes nucléaires
ou, simplement, à l'acquisition de missiles balistiques
rappelle irrésistiblement les sollicitudes que l'on eut à
propos des orientations stratégiques de la France et de la
Chine entre 1960 et 1968. La recherche de la stabilité entre
les forces des deux superpuissances nucléaires inclut la prise
en compte de l'état des valeurs relatives, à savoir l'écart
à maintenir entre les puissances nucléaires supérieures et
les puissances de "deuxième catégorie" (France,
Chine, Grande-Bretagne). L'avancement des négociations START,
les projets de réduction des programmes nucléaires américains,
la transformation de la doctrine stratégique soviétique, l'évolution
des programmes de défense anti-balistique conduisent à
reconsidérer en termes plus politiques que militaires cet écart
entre puissances nucléaires de premier rang et puissances de
second rang.
Conduits par
des spécialistes soit de la prolifération, soit des pays
concernés, des programmes d'études très approfondis94
donnent une idée du caractère éminemment ambivalent de la régulation
des armements qui place sous surveillance les puissances intermédiaires
et veille au calibrage de leur niveau balistico-nucléaire.
Exercice hautement délicat. Comment définir en des termes
autres que politiques, le rapport acceptable entre la puissance
que confèrent les armes nucléaires et celle qui résulte du
cumul d'autres critères non militaires95 ?
Aujourd'hui nous assistons au démarrage d'un débat qui, tout
en reprenant certains des termes des années 60-70, se rapproche
beaucoup plus qu'il n'y paraît de la stratégie d'action. Le
contrôle des capacités militaires des tierces puissances répond
de façon évidente à la préoccupation de conserver non pas
tant sa supériorité que sa liberté d'action qui, pour
reprendre une formule célèbre, ne trouve ses limites que là où
commence celle d'autrui. Le contrôle de la prolifération des
armements peut donc se définir comme l'ensemble des opérations
visant à prévenir, le plus en amont possible, l'avènement
d'une situation qui pourrait, en aval, ne plus trouver d'autre
voie de résolution que le recours à la force des armes. A la
limite, l'action militaire vient en correctif de ce qui n'a pas
été obtenu, ou de ce qui n'a pas été recherché par le contrôle
du marché. Le marché prolifère spontanément, ce que le
politique tolère, voire encourage, jusqu'au point où... il
devra intervenir pour corriger ce qu'il n'a pu réguler au
moment opportun. Un certain libéralisme pensera peut-être que
mieux vaut la guerre pour corriger que la contrainte permanente
pour réguler. La guerre n'est plus alors qu'un instrument déflationniste
temporaire, imparfait, coûteux mais nécessaire à la survie du
système tout entier. C'est la guerre -thermostat -, une sorte
d'effet de feed-back qui vient corriger l'emballement du système.
L'ennui est que ce correctif induit nombre de perturbations
colatérales, voire provoque l'altération du système tout
entier....Belles controverses en perspective. Le débat sur la légitimité
de la régulation des armements a donc repris avec une vivacité
accrue durant l'année 199096.
Cette polémique a peu de chances de cesser. Elle semble même
consubstantielle à la régulation des armements elle-même,
laquelle présente un caractère d'ambiguité si utile pour tant
de courants opposés qu'elle constitue un instrument trop
commode pour être abandonné.
- pour les
pacifistes, c'est le moyen par lequel ils peuvent espérer,
graduellement, parvenir à certaines fins comme l'interdic-tion
totale des essais nucléaires97,
première étape vers la réduction drastique des armes nucléaires
et leur abolition finale.
- pour toute
administration américaine c'est un outil qui permet de
satisfaire à des objectifs très différents à la limite du
contradictoire :
* ne pas s'aliéner
les courants libéraux.
* maintenir un
certain degré de communication avec l'adversaire, dialogue qui
rassure l'opinion et permet de tester constamment les intentions
soviétiques.
* obtenir
certains avantages, notamment financiers, en orientant les négociations
dans des voies apparemment favorables.
* chercher à
pousser l'adversaire à la faute.
- pour les
partisans radicaux de la supériorité américaine la régulation
des armements permet aussi de contrer l'adversaire et, le cas échéant
de surveiller les puissances tierces C'est, dit crûment
Luttwak, un moyen pour "renforcer la puissance nationale en
fermant des voies de développement désavantageuses, tout en
laissant ouvertes d'autres voies comparativement avantageuses 98.
Ceux qui rallièrent l'administration Reagan pour conduire des négociations
avec les soviétiques n'avaient pas d'autres vues. Qu'on
n'imagine pas Paul Nitze, le général Rowny ou Richard Perle
subitement convertis aux vertus apaisantes des critères de
Schelling et Halperin. Les reaganiens, sans l'avouer, corrigèrent
le contre-sens qu'ils avaient commis au départ, prenant pour réalité
de la régulation des armements l'inflexion que lui avait fait
subir, à ses débuts, la présidence Carter. Derrière une rhétorique
conflictuelle modérée, on tombait d'accord sur l'approche
Nixon-Kissinger : manoeuvrer la régulation pour obtenir le
meilleur rendement politico-stratégique. Ces critères, à la vérité,
comportent eux-mêmes d'importantes ambiguïtés. La plus
manifeste étant celle de la limitation des dommages, objectif
sur lequel, sans trop se soucier de le mention-ner, s'accordent
Schelling et Gray. Sans doute les voies diffèrent-elles mais,
selon la logique réversible de la dissuasion nucléaire, il est
inévitable que la recherche de la capacité à arrêter dans
les meilleures conditions la guerre nucléaire une fois déclenchée,
s'identifie à la recherche des meilleures conditions pour la
gagner en absorbant les coups de l'adversaire. Finalement,
l'arms control" apparaît davantage comme une méthode,
qu'une fin en soi ou un pan entier de la stratégie. C'est un
outil stratégique sophistiqué qui, parmi d'autres, permet de
parvenir au but stratégique correspondant à la direction
politique fixée. Ni voie royale, ni impasse, la régulation des
armements devrait conserver son caractère majeur d'outil taillé
en vue de conserver, dans l'épreuve des volontés et des
forces, à l'ère nucléaire, une certaine capacité d'action
sous interdit dissuasif.
Cette revue de
la richesse et de la complexité de l'école nucléariste américaine
conduit à une conclusion d'évidence : elle constitue un
courant parfaitement autonome, organiquement constitué. La révolution
nucléaire, rupture décisive, est fondatrice dans la pensée.
Ceci ne doit pas dissimuler des travers et des insuffisances que
n'excuse pas entièrement sa jeunesse. L'école nucléariste ne
s'est pas encore affranchie de la bipolarité et des effets
fascinants de miroir de la situation dissuasive. A cet égard,
les leçons qu'elle tire du passé anté-nucléaire, pour
nombreuses qu'elles soient, constituent soit des
contre-exemples, soit de mauvais exemples, soit des exemples
n'illustrant qu'à la marge la validité de certains concepts.
Elle ne s'en tient qu'à la dissuasion, ne considère pas
l'action. Or la question aujourd'hui est de savoir quelle est la
quantité d'action possible compte tenu de deux facteurs
nouveaux :
- le retrait
partiel soviétique de la scène mondiale qui restitue aux
occidentaux une liberté de manoeuvre accrue. La dissuasion
reste centrale mais la tension diminue, l'étreinte se relâche
et la menace majeure désinvestit les théâtres d'Europe et
d'Extrême-Orient. Dissuader ne suffit plus. Mais agir ne peut
se faire qu'en tenant compte de la dissuasion centrale qui
demeure.
- le processus
de sanctuarisation stratégique régionale progressif et de déclientélisation
qui tend à contraindre la liberté d'action planétaire de la
grande puissance du moment quelle qu'elle soit et à favoriser
des conflits localisés ayant pour enjeu l'affirmation d'une
puissance régionale dominante (ce qui ne s'est pas encore
produit en Afrique parce que les entités manquent de cohérence
nationale et que les affrontements restent introvertis parce que
les vraies frontières sont intérieures). On commence, il est
vrai à entrevoir cela. Michael May note avec une perspicacité
remarquable : "Si Saddam Hussein avait des armes nucléaires,
il soumettrait à une énorme menace directe le blocus qu'on lui
oppose sans avoir à menacer les villes ou les citoyens de qui
que ce soit, ou sans avoir besoin de manifester cette menace au
grand jour. La question ne serait pas qui gagne une guerre nucléaire ;
la question serait qui prendrait le risque d'intervenir" 99.
La stratégie
nucléaire américaine a eu également trop tendance à se
substituer à toute stratégie, puis à vouloir appliquer les
concepts qu'elle avait élaboré dans un esprit nucléariste à
des situations de terrain (l'escalade au Vietnam) où il
s'agissait d'employer effectivement les armes et de diriger les
effets dans des contextes politico-stratégiques fort différents
de l'affrontement avec l'URSS. Inversement, des efforts
consistant à s'inspirer des pratiques traditionnelles de la
guerre pour y résorber la stratégie de dissuasion nucléaire
sous des formes ordinaires conduisent à un contresens
homologique qu'Hans Morgenthau avait, en son temps justement
qualifié de "conventionalisme". Les deux domaines
action-dissuasion ont à doser leurs effets réciproques mais
ils ne peuvent échanger leurs concepts, pas plus qu'ils ne
parviennent à échanger leurs moyens. Encore ne faudra-t-il pas
conclure de la distinction (qui n'est donc pas une antinomie)
entre action et dissuasion que cette dernière n'agit pas. Il
s'agit d'interdire (but négatif) l'action de l'adversaire, la
non actualisation d'une intention voir même la non conception
de cette intention. Ce résultat sera obtenu par le concours
d'actions de nature particulière, définies par la stratégie
dite de dissuasion. Enfin, il est fréquent, chez les nucléaristes,
de rencontrer un optimisme politique qui équivaut parfois à
une étrange absence de définition des buts politiques des
Etats-Unis. L'idéalisme éthico-politique s'accomode plus
facilement qu'on ne croit de la dissuasion nucléaire à qui
elle fournit son comptant de compromis avec le réalisme.
"Pour les Etats-Unis, écrit Jervis à la fin de son
dernier livre, le but est la sécurité et la propagation des
valeurs démocratiques qui caractérisent sa société" 100.
Mais que signifie donc promouvoir des valeurs démocratiques ?
Et comment la révolution nucléaire pourrait-elle servir une
telle entreprise ? Voilà qui reste à découvrir.
Les Restaurateurs ou
Traditionnalistes.
Paradoxalement,
l'école que je nomme restauratrice est composée
d'iconoclastes. Paradoxe d'apparence, puisque en réalité le
projet est de restaurer la continuité de la stratégie contre
les errements de prédécesseurs tenus, littéralement, pour
incultes et de redresser des torts résultant de l'inexpérience
de la logique opérationnelle de la guerre101.
Aussi sophistiquées soient-elles les théories scientifiques102
ne sauraient se substituer à l'expérience d'une part et
d'autre part à l'exercice de l'induction logique simple mais
rigoureuse pour traiter des problèmes concrets posés par la
guerre, terme beaucoup plus volontiers employé que celui de
conflit, démarquage sémantique essentiel. La restauration
s'est donc fixé trois buts : a) surmonter la rupture nucléaire.
b) réduire le flux de pensée (et de pouvoir) issu de
l'"arms control" c) restaurer une authenticité stratégique
supposée dévoyée
Stratégie et
idéologie
Bien que la
violence des polémiques tende aujourd'hui à s'atténuer103,
il n'y a pas lieu de dissimuler les liens entre ce courant de la
pensée stratégique et le néo-conservatisme qui accompagna la
montée de Ronald Reagan vers la présidence. Le retour de la
stratégie accompagne le retour de l'Amérique (America is back)
et se fait en des termes d'une virulence digne d'une cour
d'assises dans un film d'Otto Preminger. On aurait tort pour
autant de ne voir là qu'un avatar de la lutte entre faucons et
colombes ou, pire encore, l'effet d'une césure entre stratégie
de droite et stratégie de gauche. Passant au crible de
l'analyse sémantique le vocabulaire communément utilisé, répété,
ressassé au point de faire langue de bois, Codevilla, Luttwak,
Gray s'entendent admirablement à démonter deux attitudes fréquemment
répandues : le conformisme dogmatique qui, quelque soit le
moment ou l'objet, récite les concepts établis comme on égrène
un chapelet, et l'apriorisme idéologique qui subordonne les
concepts au but qui a été fixé antérieurement à leur
utilisation et n'entraîne qu'un simulacre de démonstration. La
stratégie est d'abord, écrit Gray, "un art pratique,
compréhensible par tous ; ce n'est pas une discipline ésotérique
dont les mystères ne sauraient être révélés qu'à quelques
élus. Une éducation stratégique est intrinsèquement neutre
aussi bien à l'égard des valeurs politiques qui informent le
choix politique qu'à l'égard des écoles rivales de pensée
doctrinale" 104.
Vice de leurs vertus, la veine polémique conduit les
restaurateurs à la recherche parfois trop systématique de
positions paradoxales relevant de préjugés ou qui, plus
simplement, présentent sous forme provocatrice ce que le stratège
digne de ce nom savait déjà.
La stratégie
nucléaire
Une
"non-stratégie" ; une "contradiction sémantique" ?105
Rien de plus éclairant du projet restaurateur que le titre de
cet article de Colin Gray de 1977 Across the nuclear divide ,
Strategic studies Past and present106.
Restaurer le continuum stratégique suppose que l'on soit en
mesure de passer par-dessus la rupture introduite par
l'irruption de l'arme nucléaire et par la stratégie de
dissuasion efficace qu'elle engendre. S'appuyant toujours sur l'épreuve
des faits, Colin Gray considère que la stratégie nucléaire
n'introduit aucun effet profond sur l'art de gouverner, là même
où un Robert Jervis considère que les hommes politiques
restent, dans leur appréhension des choses et leurs choix, en
retard sur l'évolution due aux armements nucléaires107.
Luttwak va beaucoup plus loin en estimant que l'arme nucléaire
de par son excès de puissance a presqu'immédiatement atteint
sa phase de déclin et qu'elle ne peut évidemment servir aucune
stratégie militaire, encore moins en constituer une par ses
effets propres108. Armes
inutilisables et inutiles puisqu'aussi bien, elles sont
aujourd'hui savamment contournées par tous ceux qui ont compris
les limites étroites et rigides de leur pouvoir109.
Etrange jugement pour qui fonde ses raisonnements sur l'expérience
historique et devrait se souvenir des jugements hâtifs et
goguenards qui accompagnèrent les débuts, par exemple, de
l'artillerie. Moins subtil ou plus avisé, Gray se propose d'intégrer
les armes nucléaires dans le continuum stratégique. Tout en
reconnaissant qu'une stratégie nucléaire est nécessaire, le
stratège de la victoire s'efforce de démontrer qu'elles
peuvent apporter leur contribution à cette fin ultime. Aussi
critique-t-il avec prudence le choix des options nucléaires
limitées en insistant sur deux points :
- nécessité
d'une bonne théorie de domination dans l'escalade110
qui suppose qu'on dispose de forces adaptées111.
- mise en place
d'une puissante capacité de limitation des dommages112.
On ne peut que citer la fin de "Victory is possible" :
"une posture américaine dissuasive appropriée
consisterait à dénier à l'URSS tout espoir de succès à
quelque niveau du conflit stratégique ; à lui présenter
un risque vraisemblable de défaite, et à offrir aux Etats-Unis
une chance raisonnable de limitation des dommages" 113.
Une des cibles
favorites de Gray est la dissuasion existentielle, à laquelle
il ne manque pas d'adresser de pertinentes critiques qui doivent
faire réfléchir quiconque s'intéresse à la théorie de la
dissuasion. A savoir :
- que la
dissuasion existentielle n'est pas crédible en raison de son
indifférence à l'égard de la qualité, de la quantité et de
l'opérabilité des forces nucléaires susceptibles de produire
des effets physiques appropriés.
- que toute
dissuasion doit s'appuyer sur une capacité qui lui est intrinsèquement
liée à mener la guerre et dont rend compte le principe d'unité
de la dissuasion et de la guerre114.
Ceci suppose l'identité des forces de dissuasion et des forces
d'opérations. Or puisqu'il se trouve qu'avec les mêmes forces,
on prétend à la fois dissuader et être en mesure de conduire
la guerre victorieusement, fort logiquement, Gray préfère
assigner comme but de ces opérations la victoire et non pas
tant la dissuasion. A ceux qui considèrent que la dissuasion
vient d'abord et la guerre ensuite, Gray rappelle qu'il vaut
mieux placer en premier la guerre et la victoire, on obtiendra
du même coup, et, comme en prime, la dissuasion.
- enfin, que
cette guerre doit être menée victorieusement au cas où la
dissuasion échouerait. Ultime proposition qui s'oppose à l'idée
de Brodie, reprise par Schelling, selon laquelle l'objectif est
de terminer la guerre le plus rapidement possible. Encore que,
comme on l'a vu, les uns et les autres espèrent obtenir des résultats
différents par un même moyen : la limitation des
dommages.
la culture et
le style national
Une première
esquisse de la notion de culture stratégique américaine avait
été apportée par les travaux de Samuel Huntington115 :
la recherche des solutions par la technique, la croyance dans le
progrès et la religiosité lui avaient permis de définir un
style stratégique américain fondé sur la démonisation de
l'adversaire, la guerre totale, la recherche de l'anéantissement116.
Mais c'est véritablement à la fin des années 1970 que deux études
de l'universitaire anglais Ken Booth et d'un analyste américain
de la Rand, Jack Snyder117 achèvent
d'imposer les concepts de culture stratégique et de style
national de guerre qui en est issu. Colin Gray qui applique le
premier l'idée de style national à la stratégie nucléaire en
donne la définition suivante : "la culture fait référence
à la transmission sociale d'habitudes mentales, de traditions
et de préférences pour des méthodes d'opérations qui sont
plus ou moins particulières à à la sécurité d'une communauté
géographiquement délimitée" 118.
L'ennemi a une culture stratégique propre, donc un style
national auquel Carnes Lord donne cette autre définition
"ensemble des pratiques traditionnelles et des habitudes de
pensée qui, dans une société, gouvernent l'organisation et
l'emploi de la force militaire au service d'objectifs
politiques" 119.
Selon Luttwak, le style national procèdera de la perception par
chaque état de sa puissance et corrélativement des faiblesses
d'un éventuel adversaire : "Les styles nationaux ne
proviennent pas de quelque condition permanente des nations et
certainement pas de particularités ethniques" 120.
Point de vue que Gray critique parce qu'il "tend à réduire
le style national uniquement au style et à réduire le choix du
style à la perception de la relativité des forces matérielles" 121.
Le plus important est l'enracinement dans une tradition qui
suppose, selon Joseph Rothschild, "l'existence d'au moins
un des critères suivants : un caractère ethnique national ;
la participation civique et le sens du lien social ; les
valeurs philosophiques et anthropologiques d'une communauté
ayant connu un même développement historique ; les
traditions particulières stratégiques, opérationnelles et
logistiques de forces armées déterminées qui sont
l'expression du soutien à une histoire institutionnelle" 122.
La notion de style national possède donc un mérite évident :
elle oblige à penser l'altérité réelle de l'adversaire. Elle
contredit toute symétrie de structure ou de rationalité entre
les deux adversaires. A l'évidence, c'est une petite machine de
guerre visant les constructions logiques de l'arms control.
Mais elle
permet également de ne pas prendre pour argent comptant l'idée
trop facilement admise de l'existence de communautés homogènes,
soit nationales : l'ingénieur russe pense comme l'officier
russe, soit transnationales : la communauté scientifique
internationale estime qu'il faut reconnaître la part d'illusion
que comporte cette vision d'une sage communauté scientifique
internationale plus ou moins nobelisée : l'idéal la réunit,
c'est excellent. Mais en coulisses, intérêts, rivalités, idéologies
même, divisent, comme dans n'importe quelle autre communauté :
voyez Edward Teller face à Oppenheimer, ou ce pool informel
d'ingénieurs atomistes de toutes nationalités prêts à
travailler pour la puissance qui non seulement les paiera mais
leur donnera aussi la possibilité d'exercer leurs compétences.
Inversement, il
y aurait quelque inconvénient à rejeter catégoriquement le
fait que, en dépit des divergences de perceptions et d'interprétations
nationales, des appréciations majoritaires puissent fonder un
comportement commun à l'égard de phénomènes suffisamment décisifs
et évidents, telle la puissance dévastatrice des armes nucléaires,
pour que l'instinct de conservation et le bon sens minimal
conjuguent leurs effets pour faire reconnaître qu'il n'y plus
de corrélation entre la valeur de l'enjeu et le risque encouru.
La régulation des armements joue, dans le cadre de la
non-prolifération, de ce consensus. Non sans ambiguité comme
on l'a vu.
A quoi bon
l'Histoire ?
Rappelons nous
la Mandchourie ! s'exclame Luttwak123
qui invoque les leçons de l'histoire aussi bien pour réformer
le processus d'acquisition des armes lors du débat budgétaire
que pour réhabiliter la notion de victoire dans la communauté
américaine124. Seule la
diversité et la richesse de l'expérience historique autorisent
une approche rigoureuse de la complexité stratégique. Il est
notoirement difficile de retirer des leçons valables aux
niveaux tactique, opérationnel, stratégique ou même technique
à partir des guerres faites par d'autres125.
Il eût pourtant suffit, poursuit en substance Luttwak, de
regarder de plus près les lointaines péripéties de la guerre
de Mandchourie pour que les armées de 1914-1916 se fussent
trouvées dotées des équipements appropriés. Grand
utilisateur de l'histoire, Colin Gray lui attribue une double
propriété. La première, plutôt négative, est qu'elle sert
de décoration plus ou moins adéquate aux argumentations les
plus contraires. Argument identique à celui de Valéry qui ne
disait rien d'autre lorsqu'il écrivait : "l'histoire
justifie ce que l'on veut. Elle n'enseigne rigoureusement rien,
car elle contient tout et donne des exemples de tout." Mais
l'histoire remplit une fonction bien plus positive parce qu'elle
"sert de tremplin à l'imagination stratégique dont elle
stimule le questionnement parce qu'elle constitue un inépuisable
réservoir de l'expérience humaine" 126.
Ce n'est
toutefois pas l'histoire des historiens qu'on va utiliser. Elle
est trop difficilement exploitable127.
Si bien que c'est le stratège lui-même qui doit procéder à
des investigations intéressées dans le passé. Ce qui conduit
Luttwak à des enquêtes à travers l'histoire des empires
romain128 et byzantin, tout
comme Paul Kennedy étudie l'empire britannique afin d'en tirer
d'édifiantes leçons pour la stratégie des Etats-Unis.
L'inconvénient évident de ce type de démarche est non
seulement l'anachronisme en ce qui concerne l'étude historique
mais ce que l'on pourrait appeler le "catachronisme"
qui consiste à introduire un modèle impérial dont la
puissance reste à dominante terrestre sur les cas soviétique
et américain. Utile comme métaphore ou comme simulacre opératoire,
l'empire ne saurait constituer un modèle transposable. Et l'on
relèvera la prudence finale aussi bien de Kennedy que celle de
Gray129. Reste aussi à savoir
si les leçons de l'histoire nous apprennent encore quelque
chose à l'ère atomique. A la limite, ne risquent-elles pas de
nous induire régulièrement en erreur dès lors que nous
prenons pour référence des constructions mentales d'où le
nucléaire est absent ? Qui peut assurer qu'un Norman
Schwarzkopf en janvier 1991 a pensé dans les mêmes termes
qu'un Eisenhower en juin 1944 ? Tout donne à croire le
contraire. Ne faut-il pas suivre la démarche suggérée par
Jervis et s'en tenir à l'étude des événements postérieurs
à la révolution nucléaire ? Pourtant la prise en compte
des armes nucléaires par rapport au raisonnement de l'un et au
raisonnement de l'autre ne serait-elle pas justement cet opérateur
privilégié qui nous révèlerait le mystère du fonctionnement
intellectuel du stratège ?
Autre aspect
criticable de ce retour aux sources : il procède par sélection
délibérément orientée. De loin, le souci de la continuité
stratégique flatte le sens européen de la tradition stratégique
issue des siècles d'antagonismes. Retraversant l'Atlantique, la
culture stratégique américaine avouerait enfin ses racines.
Vue de plus près, cette entreprise procède en réalité par prélèvements
dans l'histoire et comparaison de modèles impériaux. Les stratégies
romaine, byzantine, et plus rarement, napoléonienne stimulent
une imagination stratégique qui pense les empires soviétique
ou américain, le jeu des alliances, la recherche de l'anéantissement.
Ni la guerre à buts limités, ni la guerre révolutionnaire, ni
la stratégie d'approche indirecte, durement malmenée par Gray,
ne sollicitent cette imagination. C'est dire que la tradition
est amputée d'un de ses fonds les plus riches : le jeu
retors entre diplomatie et force armée qui pour tant d'états nécessiteux
a constitué le principe actif et efficace de stratégies sur le
fil du rasoir. La dimension impériale aveugle au point de ne
pas considérer que ce furent les puissantes monarchies absolues
de la seconde moitié du XVIIe et du XVIIIe siècle qui
choisirent de réguler l'usage de la force et d'imposer à leur
politique des buts limités130.
Ici encore la
critique des erreurs du Vietnam fausse la perception et conduit
à ignorer la différence fondamentale entre limitation dans la
guerre et guerre à but limité. C'est-à-dire celle dont les
buts ont été définis et circonscrits par le politique mais
qui pour les atteindre appliquera totalement la force. Les
campagnes frédériciennes sont, à cet égard, un modèle de
but limité atteint (ou manqué) par l'application tactique
d'une force absolue131. Voici
donc qui n'a guère de rapport avec ces conceptions
effectivement dévoyées de guerres limitées en intensité ou
dans le temps et l'espace géographique. A rebours, je voudrais
ici suggérer que la limitation décroît en raison inversement
proportionnelle du niveau décisionnel : extrême au niveau
politique, la limitation devient une absurdité au niveau élémentaire
du combat entre deux (bien que le duel, s'il est socialement
codifié puisse à ce niveau élémentaire introduire des
limitations : arrêt au premier sang versé, mais,
justement, ce n'est plus la guerre.)
Ce privilège
accordé à l'histoire présente enfin un ultime inconvénient
qui met en question la méthodologie. Le danger de la démarche
restauratrice historiciste est qu'elle pourrait entraîner la stérilisation
de l'expérimentation théorique. A vouloir accorder à l'expérience
du passé et donc à l'action révolue la primauté sur la
suggestion théorique et sur l'innovation spéculative, on
aurait tôt fait de se détourner des outils nouveaux.
Rigoureuse et "paradoxale", inventive et provocatrice,
la démarche restauratrice s'enferme dans la critique des
travers et des conformismes d'une pensée peu à peu ossifiée.
Il lui faut admettre, y compris pour elle même, que la stratégie
est pensée mouvante du mouvant. La pensée de l'agir se doit
donc de recourir à tout ce qui, en amont de l'action, donc au
niveau de la conception, contribue à l'informer. Elle sera donc
tension entre le premier élément de la spéculation
prospective et l'analyse du dernier segment de l'action
historiquement avérée. Pour la pensée stratégique, il ne
saurait y avoir de champ d'investigation fini. Faute de quoi, la
sanction du réel, tôt ou tard, ne manquera jamais de
s'appliquer.
Tout
naturellement, le retour de la géographie accompagne celui de
l'histoire. "La géographie, dans tous ses aspects,
physique, politique, économique et social est, de tous les
facteurs qui conditionnent les perceptions des problèmes de sécurité
et les solutions stratégiques, le plus fondamental" 132.
Ne pas en conclure pour autant à la restauration du déterminisme.
La conception totalisante de Ratzel et Haushöfer disparaît.
Quant aux partisans de la supériorité de la puissance maritime
(Mahan) ou de la puissance aérienne (Douhet), ils font l'objet
de vives critiques pour leur simplifications monocausales133.
Le recours à la géopolitique correspond en fait à trois
objectifs :
- retrouver
l'espace concret de la conflictualité délaissé par les
abstractions nucléaristes,
- établir la
combinaison stratégique nécessaire entre les domaines (économie,
social, militaire, etc.) et les éléments (espace, air, terre,
mer),
- rechercher
les points de vulnérabilité de l'URSS et donc les points
d'application de la puissance américaine134.
Dans les termes
de Mackinder, auquel il attribue le mérite de la vision géopoliticienne
la plus conséquente135, mais
selon une logique purement clausewitzienne, Gray considère que
la victoire du Rimland américain sur le Heartland soviétique
ne peut être obtenue qu'autant que les Etats-Unis seront en
mesure d'assurer leur prise sur le centre de gravité de l'URSS.
Faute de quoi, c'est l'impasse stratégique et la guerre ne peut
trouver de véritable conclusion136.
Essentiellement pragmatique, la perspective géopolitique
restauratrice constitue avant tout un outil approprié pour
considérer dans leur simultanéité spatio-temporelle, à l'échelle
mondiale, l'ensemble des rapports de force entre deux ou
plusieurs puissances.
La critique de
l'Arms Control
La régulation
des armements a fait et fait encore l'objet d'une critique en règle
dont la forme la plus achevée se trouve chez Colin Gray. La
plus achevée parce qu'au-delà de cette rhétorique d'avocat où
il excelle, Gray fait porter la critique sur les concepts
fondamentaux. L'attaque se donne un point d'appui formidable :
ce ne sont point les armes qui décident de la guerre mais les décideurs
politiques137. Point de vue
inattaquable. Mais que personne ne songe sérieusement à
contester. Les participants au séminaire de 1960 savaient bien
cela. Leur démarche n'a consisté à prendre en compte les
armes que parce qu'il fallait bien trouver un terrain où
pouvoir agir alors que le désaccord politique manifestement
absolu interdisait toute démarche classique de désarmement. On
aurait tort de laisser de côté ce caractère de pis-aller qu'a
eu, à ses débuts, l'"arms control" et qu'un certain
succès intellectuel a parfois fait oublier, y compris à ses
promoteurs d'origine. Quoiqu'il en soit, pour Gray la régulation
des armements ne repose que sur une métaphore trompeuse, la
course aux armements, et sur un paradoxe habile : la
perspective d'une guerre (que personne ne veut) engendrée par
la course aux armements incite à une coopération pour réduire
le risque de guerre et donc la course aux armements elle-même.
Plutôt que de dresser l'énorme inventaire de tous les points
de friction entre les partisans de la régulation des armements
et les restaurateurs, il peut sembler aussi productif, de
concentrer l'attention sur un concept majeur, si ce n'est le
concept, c'est-à-dire de l'avis pour une fois unanime, sur la
stabilité.
En 1978, John
Steinbruner remarquait : "Tandis que la posture de la
puissance des Etats-Unis évoluait durant ces quinze dernières
années, l'idée de stabilité émergea comme objectif stratégique
central, et le consensus conceptuel semble être organisé
autour de cet objectif" 138.
Remarquablement, rien n'est venu entamer ce jugement, au
contraire. En 1983, la Commission Scowcroft chargée de statuer
sur l'existence ou non de la fenêtre de vulnérabilité
accentuait ce caractère central du concept. Et en 1989, l'étude
du groupe d'experts réunis par le Center for Strategic and
International Studies d'où, au dernier moment, fut ôté le nom
de Brent Scowcroft parce qu'entre temps, le président désigné
George Bush l'avait requis pour l'assister comme conseiller pour
la sécurité nationale avait pris pour thème central la
stabilité stratégique au tournant du siècle139.
Il est donc indiscutable que ce concept de stabilité a littéralement
envahi la littérature. Il n'existe pas d'ouvrage traitant de
stratégie nucléaire et même de stratégie générale qui
n'utilise ce terme. Inflation qui s'est accompagnée de négligences
et d'abus d'emploi qui font du bruit dans le système stratégique
général. Essayons d'y voir plus clair.
1) L'apparition
du concept
La notion de
stabilité n'a évidemment de sens que relativement à celle d'équilibre.
Et la métaphore de la balance hante l'imaginaire agonistique
depuis les origines jusqu'au rapport rituel de l'Institut stratégique
de Londres (IISS), intitulé "military balance". La
pesée du tribut imposé au vaincu constituait même
l'inscription matérielle de cette abstraction qu'est la notion
de rapport des forces. Reprenant la métaphore de "balance
of power" issue de l'étude des relations internationales
et de l'histoire diplomatique, Wohlstetter reprenait la
tradition de l'équilibre des forces dans son fameux article
"the delicate balance of terror". Avec les travaux de
Glen Snyder, l'image accède véritablement au statut de
concept. Distinguant entre le fait de l'existence d'un équilibre
dissuasif et l'état de stabilité de cet équilibre, Snyder
considère que la stabilité fait "référence au degré de
changement de la situation militaire, technologique ou politique
qui est nécessaire pour donner à un des camps une capacité
suffisante de frappe en premier ou une incitation suffisante à
frapper en premier" 140.
Ceci le conduit à une première position paradoxale qui eut un
succès considérable : plus le nombre des armes est grand
plus grande sera la stabilité puisque l'introduction, même
soudaine, d'une faible variation ne peut pas affecter
significativement un volume de forces important. Bien qu'il ne
soit pas avéré que cette conception se soit inspirée des
travaux du physicien Maxwell, elle se rapproche considérablement
de la définition fournie par cette discipline141.
Il s'agit bien d'une variation due à un petit élément.
L'instabilité de l'équilibre est en effet avérée s'il suffit
"d'une petite allocation supplémentaire de ressources pour
atteindre la capacité de frappe en premier qui pourrait réduire
la représaille adverse à des proportions acceptables 142."
Cette approche devait conduire Snyder à formuler quelques temps
plus tard le paradoxe de la stabilité-instabilité, finalement
très proche de la conception du général Beaufre143.
Entre temps, la question était reprise par Schelling et
Halperin qui consacraient à l'équilibre stratégique le
chapitre V de Strategy and arms control. La stabilité y est
considérée de façon critique parce que le nombre des facteurs
susceptible d'affecter l'équilibre, donc de créer l'instabilité,
étant excessivement élevé, il ne constitue pas un ensemble définissable
et personne n'est en mesure de déterminer exactement quels sont
les événements et les tendances qui pourraient affecter l'équilibre144.
2) Dissection
du concept
En dépit de
cette réserve originelle, le concept de stabilité est partout145.
Comble d'ironie le terme métastabilité a été créé par Gray
pour qualifier la conception de Jervis qu'il rejette, à savoir
une "superstabilité" due à cette dissuasion
existentielle instaurée par le seul fait de l'existence des
armes nucléaires et qui affecte "non seulement les
initiatives avec des armes nucléaires mais aussi toute activité
diplomatique ou militaire qui pourrait plausiblement escalader
jusqu'au domaine des armes nucléaires" 146.
Tentons une nomenclature. Le choix d'un modeste échantillon de
définitions prélevé auprès des auteurs, assez rares il est
vrai, qui prennent la peine de définir les types de stabilité
qu'ils distinguent,donne le résultat comparatif suivant147.
La seule notion dont l'existence est admise par tous et définie
en termes voisins est celle de stabilité de la course aux
armements qui est obtenue par la réduction des incitations au développement
qualitatif et quantitatif. Chacun renonce à rechercher la
rupture des niveaux. Ceci communément établi (et encore! si
Gray donne une définition de ce type c'est en récusant en même
temps la validité de la notion de course aux armements),
ensuite chacun diverge. Pour H. Quester la "stabilité dans
la crise ou stabilité stratégique résulte de l'impact produit
par un accord sur les armes sur l'effet que peut avoir,en cas de
crise,la possession d'armes offrant des avantages de préemption
et de frappe en premier". Même conception chez Ochmanek
qui, toutefois, utilise l'expression "stabilité de crise
ou de première frappe" Patrick Garrity nomme
"stabilité dans la crise" une situation dans laquelle
l'état respectif des forces nucléaires n'offre pas de prime à
une frappe en premier durant la crise sous la pression du
principe "les utiliser ou les perdre" (use or loose).
Il réserve le terme de "stabilité stratégique ou de
première frappe" à la situation dans laquelle aucun des
deux camps ne peut s'attendre à obtenir un avantage décisif de
l'usage par surprise de ses armes nucléaires. Cette stabilité
est procurée par l'existence des forces de représailles invulnérables.
Cette définition correspond bien à la conception de Schelling
de la "stabilité stratégique". En réalité, Quester
confond en une seule dimension ce qui chez les autres est
distingué : le hors crise et la situation de crise :
frappe de représailles et tentation de frappe préemptive. Pour
Gray, cette stabilité de crise résulte simplement de la faible
probabilité qu'un conflit politique aigu puisse déboucher sur
la guerre. La stabilité politique n'est envisagée que par Gray
et Ochmanek. Elle correspond à une situation où les relations
sont telles que personne n'a de raison de recourir à la guerre.
Mais chez Gray cette situation découle de l'état des relations
politiques alors que pour Ochmanek elle résulte des retombées
favorables des négociations et des traités de régulation des
armements entre les deux adversaires. L'examen de ce
foisonnement notionnel conduit à une conclusion : il
n'existe pas de conception claire, distincte et hiérarchisée
de la stabilité. Chacun fonctionne à l'intérieur de sa spécialité
(gestion des crises, régulation des armements, stratégie nucléaire,
stratégie) et se fonde sur une appréciation souvent subjective
de la relation entre les armes, les stratégies et les
politiques. Le terme "stratégique" tend à être
employé sans discernement et la hiérarchie entre le politique
et le stratégique n'est guère prise en compte, sauf chez Gray.
C'est bien pourtant ce niveau qui est premier, non seulement
parce qu'il décide de tout mais aussi parce que c'est lui qui définit
la situation où l'on se trouve. En effet, la stabilité
politique constitue une situation où les problèmes ne se
posent pas, sauf en mode prospectif, et où l'on pourrait considérer
la détention d'armes nucléaires à un niveau minimum (le
minimum restant à définir car, aussi bien il pourrait résulter
d'un calcul similaire à celui de la supériorité navale
britannique au XIXe siècle !) visant à parer l'éventualité
encore indiscernable du conflit avec une autre puissance nucléaire.
Les autres cas concernent une situation politique instable
puisqu'il y a conflictualité. Il s'agit donc de stabilité dans
la conflictualité ou, ce qui me paraît plus approprié, de
stabilisation de la conflictualité. On peut donc considérer
qu'au niveau inférieur il existe une stabilisation possible de
la course aux armements définie comme la confrontation par la
recherche d'une percée qualitative ou quantitative des armes
nucléaires. Au-dessus,une stabilité dans la crise où les systèmes
d'armes n'incitent pas à une initiative de frappe nucléaire
qui résulterait de l'affolement ou d'une prise de risque trop
sereinement calculée. Au dessus,une situation de stabilité
"stratégique" où la dissuasion est assurée par
l'existence d'armes de seconde frappe invulnérable. On doit
alors se demander quelle relation unit ce niveau et le précédent.
Si la capacité de représailles est garantie, pourquoi la crise
serait-elle instable ? Pourquoi, au contraire, cette
stabilité-là ne serait-elle pas le facteur contribuant au nécessaire
accomodement dans la crise ? Chacun, à ce jour, semble
avoir obéi à cette loi. Au sommet enfin, la stabilisation
politique qui voit les deux adversaires s'entendre pour réduire
le plus possible les causes d'inquiétudes et de tensions entre
eux. Toutes ces considérations renvoient, en dernière instance
à la validité du concept lui-même et de l'usage qui en est
fait. Quelques observations s'imposent donc.
1) Le concept
de stabilité est bien trop souvent employé sans que l'on sache
exactement son référentiel (stratégie, armements, crise,
guerre, paix). Fâcheusement, la qualité tend à prendre plus
d'importance que l'objet qualifié. C'est exactement prendre son
désir pour la réalité.
2) La stabilité
reposant sur la notion d'harmonie ou d'équilibre ne peut
prendre en compte la dimension particulière des armes nucléaires
qui, bien que l'on reconnaisse leur puissance, continuent à être
pensées selon des rapports d'échelle humaine qu'elles ont dépassé.
3) La stabilité
est une propriété qui subit des inflexions de sens considérables
selon la discipline où elle est employée. On a évoqué avec
Maxwell la stabilité physique. Or l'analyse systémique et la
cybernétique proposent des systèmes complexes comme la machine
"ultrastable" à double boucle de feedback d'Ashby148.
C'est l'effet de rétroaction négatif qui produit le maintien
en l'état du système ou stabilité. "Un équilibre de
forces, écrit Joël de Rosnay149
résulte de l'annulation en un même point de deux ou plusieurs
forces égales et opposées". L'annulation s'obtient par le
jeu incessant de boucles positives et négatives. Résultat :
la stabilité dynamique. On conçoit également des systèmes
multistables définis comme "un système formé de
sous-systèmes stables associés par des liens assez lâches" 150.
4) La stabilité
renvoie à un modèle culturel occidental. C'est l'esprit géométrique
qui, a-priori, nous conduit à préférer la métis au désordre,
à l'entropie, à la catastrophe, bref à toutes ces autres
conceptions possible du réel, du monde et des rapports entre
entités constituées. Comme si, au même titre que la justice,
il existait un droit stratégique. Or c'est un non-sens par
rapport à l'objet. La stratégie prend en compte des états
mouvants, mutants. Elle travaille sur des inégalités pour les
traduire en déséquilibres parce qu'elle traite de rapports de
force dont la finalité assignée par le politique est rarement,
sinon jamais, la parité. Le postulat de Schelling, éviter une
guerre - la guerre nucléaire à outrance dont personne ne veut,
puisqu'elle équivaut à la destruction mutuelle, contribue à
dissimuler que nul ne recherche la défaite ou la destruction
conventionnelle à égalité de pertes. Pourtant, dans son
acceptation commune, la stabilité s'articule sur les notions de
parité et d'équilibre composant un syllogisme qui pourrait présenter
la forme suivante :
Tout équilibre
est le résultat d'une parité,
or, la stabilité
est l'effet de l'équilibre,
donc toute
stabilité requière la parité.
Or cette
organisation logique, déjà fort contestable dans ses prédicats,
est de surcroît incomplète, la notion de stabilité devant nécessairement
être considérée dans sa relation étroite avec celle de sécurité
qui la finalise. Il n'est de sécurité que dans la stabilité,
résultante de l'équilibre. De ce fait, on comprend mieux le
succès d'une notion qui exprime un état désirable en soi.
Colin Gray reconnaît lui-même que ce but n'est pas en
discussion151. Par les mêmes
voies on atteindra à la notion de prospérité qui, depuis le début
de l'age occidental classique, lui est traditionnellement associée.
Or rien, à ce jour, n'a jamais prouvé : a) que l'insécurité
constitue un état nécessairement contraire à la prospérité ;
b) que de la prospérité ne naisse pas l'insécurité ; c)
qu'en conséquence la sécurité constitue une situation qu'on
peut tenir pour durable ; d) que la sécurité constitue un
état favorable à la prospérité puisqu'il ne parvient pas à
s'instaurer durablement. Disons qu'une vue de l'esprit ne peut
donc que difficilement se substituer à la force des choses.
Tout au plus reconnaîtra t-on que l'histoire de nos sociétés
s'anime de cette tension vers un idéal que la réalité ne
cesse de démentir.
Dernier point,
le plus important, la relation entre stabilité politique et
stabilité stratégique. La stabilité politique n'ayant de réalité
qu'idéale, l'état du politique est l'instabilité plus ou
moins régulée par le recours à la négociation et à la
force. La stabilité dont il est question dans le discours stratégique
n'est en fait que l'état résultant du "blocage nucléaire
au niveau supérieur" (Beaufre). La nécessité de cette
stabilité et la nécessité de faire en sorte qu'aux niveaux
inférieurs l'instabilité ne soit pas susceptible de remonter
par escalade, spirale ou tout autre engrenage, finissent par
imposer rétroactivement leurs rigueurs au politique. Il me
semble que l'aversion des restaurateurs procède de ce constat
et de la recherche d'une liberté d'action qu'ils tiennent pour
insupportablement limitée. D'où la vindicte à l'égard de la
régulation des armements qui contraint le politique et tend à
faire de la contrainte une politique. L'entreprise de Gray qui
consiste à faire rentrer les armes nucléaires dans la boite
aux armes d'où elles n'auraient jamais dû sortir, s'explique
par le fait qu'il refuse ce qu'affirme Schelling, à savoir que
la nature exceptionnelle de ces armes leur donne un pouvoir de
pression sur le politique qui ne peut en user comme de n'importe
quelles autre armes. Le restaurateur de la continuité de la
stratégie au service du politique ne peut que dire non au
blocage nucléaire. En dénonçant la stabilité, les
restaurateurs ne cherchent rien moins qu'à abattre "le
pilier central de la théorie stratégique moderne, la
dissuasion stable... Dans la pire tradition de la stratégie
scientifique jominienne, la stabilité se mesurerait en prenant
pour référence les vulnérabilités supposées (sans grand
effort d'imagination) ou la capacité de frappe en retour
(strike-back) de forces spécifiques pour lesquelles on définit
des caractéristiques simples" 152.
L'horreur de la parité, chez Gray, procède donc moins d'un
a-priori idéologique que d'une vision de la stratégie qui le
conduit à rejeter le caractère durable des situations de
neutralisation des forces. La stratégie ne connaît que des états
d'équilibre temporaires qui basculent pour, ensuite, retrouver
un équilibre qui, lui-même...
Une théorie de
la victoire
L'importance
donnée à la victoire résulte de cette dénégation farouche
des situations de parité paralysantes pour le politique. Au départ,
il s'agit là encore d'obtenir par le redressement du
raisonnement stratégique l'abandon d'une position de
renoncement politique issue du Vietnam. "L'Occident s'est
peu à peu confortablement habitué à la défaite en langue
stalinienne, on pourrait dire que la lutte contre la guerre
exige la destruction en premier de l'idée même de
victoire" 153. Mais
il y a plus. Un autre problème, plus profond, est posé. Les
Etats-Unis veulent-ils vraiment gagner la guerre froide ?
Sont-ils disposés à s'installer dans une situation de parité,
alors que, de l'avis des stratèges restaurateurs, les soviétiques
ne cherchent qu'à exploiter la parité pour obtenir la supériorité ?
Inlassablement, Colin Gray, depuis 1979154,
répète sa thèse provocatrice : une guerre nucléaire
peut être victorieuse. Véritable défi lancé à tous ceux qui
considèrent que la révolution nucléaire a définitivement écarté
l'idée d'une victoire militaire. Même si plus finement, Jervis
prend soin de préciser qu'une victoire politique reste
envisageable. En vérité, de quelle victoire parlons-nous ?
Et d'abord, comment l'évaluer ? Réponse simple, dit Gray :
"vaincre, c'est atteindre nos objectifs" 155.
C'est le but de toute compétition, la légitimation de toute
stratégie. Mais cela ne dit rien de la nature de l'objectif et
de la situation où l'on se trouve une fois qu'on l'a atteint.
Longtemps auparavant, Paul Nitze avait proposé une définition :
"comparaison entre la position du vainqueur et du vaincu au
terme de la guerre 156".
Mais on ne saurait s'en satisfaire : comment préjuger de
l'état final pour le définir ? Quel critère établira
auparavant la différence entre gagnant et perdant ?
Fréquemment,
la victoire, notamment en guerre nucléaire, a été présentée
comme la capacité à reconstituer viable. Définition purement
négative. Elle dit la persévérance dans l'être mais laisse
de côté la prospérité et ne tient pas compte de ce qui aura
été perdu. Afin de justifier sa thèse de la disparition dans
l'ère nucléaire de la notion de victoire militaire, l'approche
de Jervis insiste sur le fait qu'auparavant la victoire se
fondait sur le calcul d'un rapport : les vainqueurs se
trouvaient encore en meilleure posture après la guerre que
s'ils avaient fait les concessions nécessaires pour l'éviter157.
"Dans le passé certains objectifs pouvaient valoir une
guerre parce que le dommage était inférieur aux gains attendus158.
Ceci confirme ce que la stratégie nucléaire française énonce
depuis trente ans : que la victoire doit être considérée
selon une double relation. D'une part, le rapport entre l'état
général de chacun des belligérants avant et après la guerre
et d'autre part le rapport entre ces deux situations. Par elle-même,
la victoire sur le champ de bataille ne dit pas assez. Il y a
victoire lorsque la fin politique a été atteinte grâce à
l'obtention d'un but de guerre justement proportionné à la fin
politique. Tantôt vaincu, tantôt vainqueur, Frédéric II réalise
finalement son but politique.
Cela dit, la
remise en question systématique de la notion de victoire est un
fait de culture stratégique bien réel qu'il convient
d'interroger. Qu'est-ce qui nous a conduit à remettre en
question la notion de victoire ? Trois facteurs sont venus
infléchir nos perceptions modernes : la perception de la
durée, l'affirmation du facteur économique et la dissuasion
nucléaire. Nous connaissons de longue date la signification de
la victoire sans lendemain, dite "à la Pyrrhus". Le
succès des armes n'a de sens que si la réalisation du but
politique est susceptible de s'inscrire dans la durée. Mais
quelles bornes fixer à cette durée ? Tout vaincu peut se
relever au terme d'une "paix punique". La garantie de
la victoire ne serait-elle donnée que par l'anéantissement de
l'autre, en tant que société, culture, voire peuple ? L'économie,
elle, affirme la validité de la victoire dans la mesure où les
profits retirés du succès militaire sont significatifs. La
victoire de novembre 1918 trop chèrement payée signifie
l'affaiblissement profond de la France et le déclin européen159.
Enfin, la dissuasion nucléaire qui oblige à renoncer à
l'emploi direct des forces sur le champ de bataille a pu donner
à penser que l'idée même de victoire disparaissait. Ces
facteurs conjugués ont fait oublier quelques vérités premières
qu'il convient de rappeler.
En premier
lieu, le caractère idéologique des affrontements récents a
conféré à la guerre un caractère total parce que l'idéologie
définissait un but absolu : l'anéantissement de l'autre.
Or la fin des grandes idéologies ne pourra dans l'avenir que
ramener à des guerres à buts politiques limités. Deuxièmement,
la nature des belligérants modifie les conditions de la guerre
et donc la nature de la victoire. La guerre contre l'Irak a
parfaitement montré que la puissance nucléaire, face à un
adversaire non nucléaire, est requise ou bien de mettre en
place une dissuasion efficace ou bien de savoir conduire une
guerre classique. Dans ce cas, l'écrasement des forces adverses
doit être obtenu si le but politique l'exige. L'obtenir c'est,
effective-ment, vaincre. Troisièmement, en cas d'affrontement
entre deux puissances nucléaires donc bloquées par la
dissuasion, la victoire politique peut effectivement être
obtenue dans la durée et par le biais de manoeuvres complexes
jouant de toutes les dimensions de la stratégie (économie,
technologie, propagande, guerres périphéri-ques par clients
interposés) manoeuvres inscrites dans une durée. La victoire
est possible. Elle est doublement politique : d'abord parce
que le vaincu est celui qui voit son système politique et
culturel s'effondrer alors que ses forces restent intactes.
Ensuite, parce que la victoire se définit sur la base de l'adéquation
entre le but politique de départ et le résultat obtenu. Dans
le cas américain il semble qu'il n'y ait guère de doute :
le système idéologique communiste a été contenu et
finalement disparait en tant que messianisme mondial absolu. On
ne peut douter de cette victoire que si l'on remet en question
le but américain, en considérant soit qu'il a été mal défini
au départ soit qu'il est autre et comporte ou aurait dû
comporter l'anéantissement de la puissance continentale
eurasiatique.
L'avantage de
cette mise en valeur de la victoire est donc beaucoup plus
politique que stratégique. Elle contribue à réinstaller un
concept fondamental qui tendait à être expulsé du
raisonnement stratégique lequel ne saurait s'en passer parce
que la nature et les niveaux de conflictualité ne se réduisent
pas à un seul et unique modèle. Concept que la guerre froide
rend ambigu, qu'une pensée dégradée de la guerre limitée
avait faussé et que les échecs américains avaient finalement
éloigné comme un idéal inaccessible qu'il valait mieux nier
pour n'avoir pas à prendre la peine de lui faire face. La
victoire était sortie de l'horizon stratégique américain.
Comme elle est sortie de l'horizon européen. Mais l'inconvénient
du projet restaurateur est qu'il tend à substituer la notion de
victoire à celle, moins absolue, de succès ; un
vocabulaire exclusivement guerrier à une situation qui n'est
pas nécessairement belliqueuse ; à confondre guerre
froide et guerre ouverte ; à mêler les buts du politique
avec ceux du stratégique. Gray donne à la victoire une valeur
transcendante issue de la guerre. Or il est impossible de
confondre le but du politique qui sollicite la stratégie pour
qu'elle y réponde avec succès et le but du militaire qui,
engagé dans la guerre, vise, légitimement à remporter la
victoire. Cette position qui se fonde sur une perception
clausewitzienne de la conflictualité est donc justiciable de la
critique de Jervis qui reproche aux tenants de la victoire nucléaire
possible de "tomber dans l'erreur contre laquelle
Clausewitz met en garde et qui consiste à voir dans la guerre
une fin en soi" 160
alors qu'elle n'est qu'un moyen au service des buts nationaux.
L'enjeu suprême :
qu'est-ce que la stratégie ?
classicisme
Finalement,c'est
la stratégie elle-même qui constitue l'enjeu. L'entreprise des
traditionnalistes se présente comme une seconde fondation de
l'objet stratégie qu' elle prétend redéfinir en ses limites
et dans ses pouvoirs. Il s'agit, avec la tradition, de retrouver
la définition et réciproquement. Entreprise qui n'est point
innocente : à la fois gardiens et grands prêtres d'un
temple dont ils définissent l'architecture, les entrées et les
sorties, il leur est loisible de choisir qui peut prétendre à
y avoir sa place. Les stratèges de 1960 apportaient des
concepts sans trop se préoccuper de savoir à quel édifice.
Ils créaient dans la quasi indifférence à l'égard du domaine
dont ils contribuaient à étendre le champ. Aujourd'hui encore,
les nucléaristes, convaincus d'être de plein pied dans la
stratégie, ne croient pas nécessaire de définir l'objet de
leurs analyses. A l'opposé de ce naturalisme, Gray et Luttwak
commencent donc par restaurer la "conscience stratégique"
en sorte qu'elle précède l'essence stratégique spontanée.
D'où l'acharnement salutaire à définir l'objet. Dans The
Masks of war, Carl Builder consacre un chapitre entier à
l'approche sémantique. "La stratégie, écrit-il, explique
l'action. Mais cela ne nous dit pas ce qu'elle est. Ni en quoi
elle diffère de la doctrine ou de la tactique" 161.
Ce constat le conduit à faire de la stratégie le mode de
relation entre des moyens et des fins. Mais Builder donne à la
stratégie une acception extrêmement vaste lorsqu'il écrit que
"la formulation de la stratégie est l'acte créatif
consistant à choisir un moyen, une fin et une manière de
relier le moyen à la fin ou toute combinaison des trois" 162.
Faute de choix, pas de stratégie. Entendue de cette manière la
stratégie prend un caractère total, certains disent intégral,
qui finit par englober la décision de politique générale avec
pour conséquence de confier à une même unité décisionnelle
(groupe ou individu) le choix politico-stratégique. Amalgamer
les deux fonctions présente l'avantage de créer une unité
nouvelle qui, effectivement, peut être pensée comme telle mais
présente l'inconvénient de faire disparaître politique et
stratégie comme objets propres. Avec tout ce que cela présente
d'inconvénients dès lors qu'il s'agira d'analyser la démarche
du décideur.
Pour sa part,
Colin Gray reste beaucoup plus respectueux de cette distinction
puisqu'il prend soin de hiérarchiser différents niveaux décisionnels :
politique, grande stratégie (ou stratégie de sécurité
nationale) et stratégie militaire nationale, ou de coalition.
War, Peace and Victory est une rumination (au sens nietzschéen
du terme) sur la stratégie dont la définition passe des
formules les plus simples : "pont entre les moyens
militaires et les fins politiques" ou "diriger la
puissance de telle façon qu'elle serve l'intention
politique" aux plus élaborées : "Une éducation
stratégique devrait convenable-ment préparer à apprécier
rigoureusement chacun des trois éléments de cette relation
entre voies et moyens qui définit la stratégie : la
conformité des fins, la disponibilité des moyens et le lien
qui les unit" 163.
La grande stratégie, écrit encore Gray, est l'art d'employer
tous les moyens adéquats dont dispose un pays en vue de réaliser
les objectifs politiques établis par la grande politique que définissent
les hautes autorités gouvernementales164.
"Les buts politiques peuvent changer... mais le problème
central de la stratégie demeure le même : la sélection,
la préparation et la direction des moyens appropriés pour
assurer la réalisation des objectifs indispensables à l'achèvement
des fins politiques" 165.
La stratégie est donc "une mosaïque.... qui forme une
unité où tout élément n'est pensable que comme interactif
par rapport aux autres et réciproque-ment" 166.
Ce classicisme matérialiste se retrouve également chez
Codevilla et Seabury : "la stratégie est l'opposé de
la pensée abstraite. C'est une connection intellectuelle entre
les choses qu'on veut effectuer, les moyens dont on dispose et
les circonstances" 167.
Le dilemme de
David et Goliath
On ne sera guère
étonné de rencontrer Edward Luttwak en rupture apparente avec
ce classicisme. Proclamant sa volonté d'abandonner le normatif
au profit de la dynamique pragmatique, il retarde la définition
de la stratégie et ne consent à la délivrer que
partiellement, à contre-coeur, comme si, finalement, tout
devait s'incliner devant la description dynamique de ce qui
fonctionne. "Mon propos est de démontrer l'existence de la
stratégie en tant que corpus de phénomènes objectifs et récurrents,
issus des conflits entre les hommes, et non de prescrire
certaines façons d'agir" 168.
Il s'agit donc d'abord de dégager la structure générale de la
stratégie qui "possède deux dimensions : la
dimension verticale selon laquelle se superposent les différents
niveaux dont... elle est l'interaction ; la dimension
horizontale, celle de la logique dynamique qui déploie ses
effets, concuremment, à chacun des niveaux" 169.
Ces niveaux sont : -technique - tactique - opérationnel et
- stratégie du théâtre. Le théâtre formant "un tout
militaire qui se suffit à lui-même et non la partie d'un
ensemble plus vaste". Finalement, apparaît le dernier
niveau la grande stratégie définie "comme la confluence
des interactions militaires qui montent et descendent d'un
niveau à l'autre pour former la dimension verticale de la stratégie,
alors que les relations extérieures en forment la dimension
horizontale à son niveau le plus élevé" 170.
La politique internationale, qui ne coïncide pas exactement
avec la grande stratégie, incorpore en effet "les
transactions non militaires des états" (les échanges
diplomatiques formels, les communications publiques de la
propagande, les opérations secrètes, les images formées par
les autres grâce aux services de renseignements officiels et
non officiels. La dimension horizontale est celle de la logique
dynamique qui anime chacun des niveaux. Elle connaît quatre
phases : action culmination, déclin, renversement. Cette
logique est dite paradoxale puisque la culmination (succès)
signifie en même temps l'entrée en phase de déclin. S'agit-il
d'un paradoxe ? Cette logique pourrait aussi bien être
qualifiée de dialectique ou plus simplement de dynamique
puisqu'elle enchaîne des moments qu'organise toujours un couple
(affirmation/négation, action/réaction, contraction/détente)
où se reconnait finalement la relation de l'Un à l'Autre.
Inspirée dans son principe par l'idée clausewitzienne du
"point culminant" de l'attaque171,
la logique s'explique également selon un modèle cybernétique
qui prend en compte les boucles de rétroaction par lesquelles
les différents niveaux stratégiques influent constamment les
uns sur les autres172. Ou pour
choisir une récente formulation de Lucien Poirier :
"le but des opérations à chaque niveau est le moyen de la
fin assignée à l'étage supérieur, et les résultats, obtenus
par les voies-et-moyens choisis pour telle fin, rétroagissent
sur celle-ci. En d'autres termes, la relation de détermination
entre finalité et moyens n'est pas transitive (linéaire), mais
réciproque (circulaire)" 173.
"Effort perpétuel vers un impossible équilibre174",
la grande stratégie semble avérée. En fait il n'en est rien.
C'est Gray lui-même qui fait malicieusement remarquer que
Luttwak, au terme d'un considérable effort pour établir
l'existence légitime de la grande stratégie, "jette le bébé
avec l'eau du bain en concluant à l'extrême difficulté de sa
mise en oeuvre" 175.
Luttwak dénombre en effet quatre obstacles majeurs :
- les objectifs
de la politique nationale doivent être compatibles entre eux,
faute de quoi aucune stratégie normative ne pourra être mise
en oeuvre. Compte tenu de la diversification des administrations
étatiques modernes toute entreprise globale se heurte à des résistances
farouches.
- la supériorité
théorique d'une conduite stratégique appropriée peut faire
place à un état d'infériorité dans la pratique. Car la
complexité du processus décisionnel conduit à la
multiplication des risques d'erreurs d'information pendant la décision
et de distorsions au moment de l'action. En conséquence une
simple improvisation pragmatique pourrait se révéler plus
payante.
- la nature
propre, "paradoxale", de la stratégie conduit à
prendre des décisions qui pourront paraître contradictoires
(en stratégie, seules des politiques apparemment
contradictoires peuvent contourner les effets autodestructeurs
de la logique paradoxale). Or une telle position si elle peut,
à la rigueur, être assumée par une dictature n'a guère de
chance de pouvoir être mise en oeuvre par un état démocratique
qui doit rendre compte à son opinion publique.
- le succès de
l'application d'une grande stratégie normative devrait
grandement réduire la prééminence des petites erreurs de désharmonie,
mais le prix à payer est d'introduire le risque de concentrer
des énergies en vue de perpétuer des erreurs encore bien plus
importantes176.
A quoi Gray
oppose la maxime napoléonienne : "mieux vaut un
mauvais général que deux bons" et une grande stratégie
insuffisante à pas de stratégie du tout177.
Il est important de comprendre d'où provient cet ultime sursaut
qui retient l'analyste au bord de l'avènement de son objet. J'y
vois trois raisons.
D'abord, la préférence
pour la dimension terrestre et le rejet des autres stratégies,
maritime, aérienne, nucléaire.
Ensuite un goût
immodéré pour l'opérationnel, entendu comme "l'art de
manoeuvrer sur les théâtres d'opérations, des formations de
grands modules : groupe d'armées et Front" (en URSS)178.
L'action sur le théâtre, manoeuvre et engagement des forces
avec ce qu'elle comporte d'audace intellectuelle et de défis
matériels retient Luttwak plus que l'austère architecture
stratégique. C'est d'ailleurs en "grand tacticien" ou
opératicien qu'il se conçoit lui-même lorsqu'il écrit :
"Depuis la publication de mon article The operational level
of War en 1981, l'expression a été largement utilisée dans
les cercles militaires américains, surtout en raison de son
adoption dans le manuel de doctrine de base de l'armée américaine
(FM-100-5)" 179.
Jugement satisfait qui laisse Colin Gray plus que sceptique180.
Enfin, une
culture stratégique personnelle qui enferme Luttwak dans ce que
je nommerai le dilemme de David et Goliath. Voici en effet une
pensée qui s'est façonnée à partir de deux objets absolument
hétérogènes : Israël, le Pentagone. Dans les succès
d'Israël, Luttwak a trouvé l'empirique, le pragmatique,
l'efficace181. D'où sa préférence
pour le théâtre et l'opérationnel. Partant des insuccès américains,
il a démonté la complexité de la bureaucratie militaire américaine182.
D'où son aversion pour les énormes machines et sa tendance à
valoriser les petites mécaniques très efficaces et très
meurtrières. "L'attrition, en conclut-il, est la coûteuse
préférence pour le faible risque d'un état qui dispose de la
supériorité matérielle, alors que la manoeuvre est le choix
à haut risque mais susceptible d'un faible coût de la part
d'un état disposant de potentialité inférieures" 183.
A quoi l'on peut objecter que, à supposer qu'Israël ait jamais
disposé d'un potentiel inférieur à celui de ses adversaires
arabes, ses dépenses militaires ne semblent pas indiquer que
les solutions adoptées aient jamais été peu coûteuses.
N'importe. Le choix de Luttwak est fait. Mais il se trouve que
son objet reste, quoiqu'il en ait, la stratégie des Etats-Unis.
Du territoire, de la puissance et des pouvoirs d'un état qui ne
peut pas être autre chose qu'un géant et ne peut se comporter
comme ce petit microcosme tactico-technique, cette épure opérationnelle,
qu'incarne la dimension israëlienne. Les Etats-Unis ne peuvent
pas ne pas avoir une grande stratégie. En avoir une risque de
les paralyser. Les Etats-Unis ne peuvent réduire leurs forces
militaires à l'état d'un simple corps expéditionnaire, même
très efficace. L'énormité des forces dont ils ont besoin les
conduit à l'ankylose. Comment donc être à la fois Goliath et
David ? Tel est le dilemme où s'enferme Luttwak, dilemme
productif, stimulant, mais impasse tout de même pour la pensée
et pour l'action.
Conclusions
Conclusion
I : Le pôle clausewitzien: repère ou mirage ?
Point
culminant, centre de gravité, primat du politique, chacun fait
acte d'allégeance à Clausewitz qui, avouons-le, fait figure de
vache sacrée. Gray en est bien conscient et quelque peu gêné
lorsqu'il constate : "nous sommes tous aujourd'hui des
clausewitziens" 184.
Unanimisme de façade. La tradition militaire américaine est
restée, jusqu'à une date récente, purement jominienne, c'est-à-dire
enfermée dans un académisme scientiste qui de la guerre ne
voit que les principes napoléoniens schématisés à l'extrême
et réduits à une cohérence artificielle qui ne dit plus rien
de la réalité. Le vague et embarrassant concept de stabilité
est l'avatar moderne de ce fâcheux héritage185,
tout comme la guerre du Vietnam n'est que la fastidieuse démonstration
d'une complète ignorance des leçons clausewit-ziennes. Ces leçons
sont-elles aujourd'hui mieux entendues, sinon mieux comprises ?
Si l'on considère la situation des enseignements militaires
actuels aux Etats-Unis, la réponse est évidente :
Clausewitz est devenu omniprésent, obsédant. Et si l'on considère
la guerre contre l'Irak, certains ne craindront pas d'affirmer
que cette leçon est brillamment passée dans la pratique. C'est
encore, me semble-t-il s'avancer bien vite. Nuançons. Premièrement,
compte tenu de l'incroyable insuffisance de la direction stratégique
irakienne, il paraît difficile d'évaluer ce qu'eût été et
ce que peut être la véritable capacité américaine à répondre
aux frictions dans la guerre. Nous avons assisté au développement
d'une manoeuvre napoléonienne classique, appuyée par les
qualités traditionnelles de la machine de guerre américaine :
admirable organisation des flux logistiques autorisant le
recours massif à des armes de très haute technologie sans
regard particulier pour la quantité et la dépense. Deuxièmement,
l'enseignement jominien concerne le niveau tactique et rarement
celui de la stratégie. Rien n'indique que Jomini ait été pris
en défaut à ce niveau où travaille son enseignement. Troisièmement,
l'enseigne-ment clausewitzien, du moins pour ce qui concerne la
conduite de la guerre n'entretient guère de rapport avec la
dissuasion nucléaire. Il peut en revanche être considéré
dans deux cas : une véritable stratégie de guerre nucléaire
telle que ne craint pas de l'envisager Colin Gray ou bien une
pondération politique de la guerre nucléaire au cas où la
dissuasion échouerait. Quatrièmement, l'affirmation par tout
le monde du primat du politique ne conduit à rien si l'on ne précise
pas comment on l'entend. Le primat du politique veut tout dire.
Il peut signifier qu'il n'existe pas de but politique que puisse
servir les armes nucléaires. Mais, au contraire, comme semble
l'entendre parfois la pensée stratégique chinoise186
les armes nucléaires auront à servir le but politique quel
qu'il soit et ce but pourrait exiger, un jour, d'utiliser ces
armes. Ce débat a donc toutes les chances de prendre une
tournure byzantine si l'on ne reconnaît pas l'existence d'une
dialectique entre but politique et moyens nucléaires et les
effets de rétroaction de la dissuasion nucléaire sur le
processus de définition du but politique qui, lui-même,
informera le choix des stratégies. Considérer cette relation récurrente
conduit à tenter la synthèse entre action et dissuasion par
rapport au but politique.
Conclusion
II. Dissuasion, action et but politique
L'existence de
ces deux courants de la pensée stratégique américaine révèle
une division intellectuelle profonde du milieu qui la produit.
Selon un processus quasiment schizophrénique chacun prétend
tirer à soi la stratégie alors qu'il ne la pense que
partiellement. Ce qui est en question, c'est l'unité de la
stratégie, c'est-à-dire la relation dynamique entre l'action
et la dissuasion, rendue aujourd'hui nécessaire par l'existence
des armes nucléaires.
Considérons :
1. Nous ne
savons encore que peu de choses quant à la manipulation
possible des armes nucléaires. Il peut être prématuré de
tenir pour assurée la disparition de la victoire militaire par
les moyens nucléaires.
2. Nous n'avons
pas découvert une stratégie d'action qui pourrait avoir
recours à de telles armes. Même si Colin Gray considère qu'il
faut la rechercher et se doter de moyens adéquats, il ne se
prononce pas sérieusement quant à l'existence de ces moyens.
3. Seule la
dissuasion contre des entreprises visant l'intérêt vital
confondu avec le territoire national bénéficie d'un haut degré
de crédibilité.
4. Le recours
à la coercition par le chantage nucléaire semble de plus en
plus difficile à manipuler.
5. En revanche,
il n'existe pas d'analyse en ce qui concerne l'opposition à
l'action d'un Autre qui chercherait non pas à menacer des intérêts
vitaux mais voudrait s'affranchir soit totalement, soit
partiellement, d'une situation antérieurement imposée pour
obtenir des termes plus favorables. La menace de recours à des
armes nucléaires serait-elle susceptible d'interdire une action
contre des intérêts non-vitaux et lointains ?
6. La
distinction introduite par le général Beaufre entre stratégie
d'action et stratégie de dissuasion constitue la clé de voûte
de la stratégie de l'ère nucléaire. Il avait lui-même pris
soin de marquer l'articulation étroite entre les deux notions.
Malheureuse-ment la réalité a eu tendance à rigidifier la
souplesse de la pensée. Même conduite avec des forces non-nucléaires,
une stratégie d'action ne saurait ignorer l'existence des armes
nucléaires et la stratégie de dissuasion qui en dispose. Mais
elle ne doit pas être entendue de façon rigide. Si les
domaines sont distincts et requièrent des forces de nature différente,
il convient de reconnaître la dialectique qui unit la détention
d'armes nucléaires non-utilisées mais toujours utilisables à
l'action des forces conventionnelles. Cette dialectique suppose
que l'action se développe à partir de la garantie que fournit
la dissuasion ; il se peut que cette garantie puisse s'étendre
aux forces projetées et maximiser leur liberté d'emploi sans
pour autant parvenir à se substituer à elles et basculer ainsi
dans une situation de pure coercition. La question aujourd'hui
est de déterminer pour chacune des puissances nucléaires,
quelle quantité d'action est possible, selon quelles modalités
et quelles associations.
7. Les thèses
du général Gallois sur la contradiction entre alliance et
dissuasion nucléaire et le recouvrement par la France d'une
liberté de décision indispensable ont cependant eu tendance à
placer le dissuadeur dans une position de solitude de fait et,
plus grave, à lui faire négliger le développement
d'alliances, de clientèles... Bref
la liberté nucléaire s'est transformée en repli diplomatique
ce qui, si l'on persévérait aujourd'hui, aboutirait à un
amoindrissement considérable.
8. Il est
commun de dire que la part des armes nucléaires se réduit pour
laisser place aux armes conventionnelles intelligentes. Rien de
plus faux que ce balancement autour d'un indice 100. La question
est : connaissant le but, ayant défini la stratégie, de
quelles armes a-t-on besoin ? La tectonique stratégique
sait aujourd'hui que son socle est nucléaire, ce qui ne dit
rien de la nature des sédiments qui doivent venir se
superposer. Ne s'occuper que du socle, c'est négliger non
seulement une conflictualité qui pose sans répit de nouveaux défis,
mais, plus grave encore, c'est risquer qu'au travers
d'imperceptibles diaclases le socle ne soit soudainement ébranlé
par les secousses de la surface.
9. Ceci conduit
néanmoins à reconnaître que si la stratégie en tant que
conception, préparation et conduite de l'épreuve des volontés
et des forces constitue un tout homogène, il faut admettre que
pensée stratégique et pensée politique ont subi, du fait de
l'existence des armes nucléaires, une mutation radicale et irréversible.
Il ne saurait y avoir de pensée stratégique qui s'affranchisse
totalement de l'emprise du nucléaire. Aux Etats-unis, la pensée
stratégique reste donc en attente d'une authentique synthèse
dynamique qui unifierait ce qui aujourd'hui se divise et
s'oppose.
|
Notes:
1 Excellent
aperçu de l'âge d'or dans l'ouvrage collectif de Bernard Brodie,
heureusement traduit en français mais sans aucun appareil critique, La
stratégie nucléaire, Stock, 1965.
2 Il
existe deux ouvrages de référence. En français, Lucien Poirier, Des
stratégies nucléaires, Hachette, 1977, réédité mais sans mise à
jour, Editions Complexe, 1988. En revanche, le britannique Lawrence
Freedman actualise régulièrement The Evolution of nuclear strategy,
1ère édition, Londres, MacMillan, 1981.
3 Robert
Jervis, The meaning of the nuclear revolution, statecraft and the
prospect of Armageddon, Cornell University Press, 1989, p. 178.
4
Robert Levine, Still
the arms debate, A Rand corporation Study, Darmouth, 1990, reprise et
développement de son étude de 1960. A signaler que l'ouvrage a connu un
stade intermédiaire intitulé : The strategic nuclear debate,
R-3565FF/CC/RC, Rand Corporation, novembre 1987.
5
Ce groupe comprend
Albert Carnesale, Paul Doty (CSIA), Stanley Hoffmann, Samuel P. Huntington
(CIA), Joseph S. Nye Jr et Scott D. Sagan.
6
Bernard Brodie,
"Les stratèges scientifiques américains", dans La guerre
nucléaire, Stock, 1965 et sa conférence du printemps 1978, "The
development of nuclear strategy", in Steven Miller ed., Strategy
and nuclear deterrence, Princeton University Press, 1987.
7
François Géré,
"Le grand laboratoire de stratégie nucléaire", Stratégique
,1/90, n° 45.
8
Robert Jervis, The
meaning of the nuclear revolution, p. 48.
9
"The delicate
balance of terror", Foreign Affairs, 1959. On se doit de
signaler l'appréciation de Bernard Brodie qui, en 1978, op. cit., note
6, précise le contexte dans lequel Wohlstetter publia cet article et
sa déception de voir l'USAF rejeter les conclusions de son rapport de
1954.
10
Glenn Snyder, "The
balance of power and the balance of terror", dans Seabury, The
balance of power, San Francisco, Chandler, 1965.
11
Robert Jervis, The
Logic of american nuclear strategy, Ithaca et Londres, Cornell
University Press, 1984, p. 138.
12
Thomas C. Schelling, Stratégie
du conflit, traduction aux Presses Universitaires de France, 1986, de
son ouvrage de 1960 et de la préface à l'édition américaine de 1980,
p. 232.
13
Thomas C. Schelling, The
reciprocal fear of surprise attack, Santa Monica, Cal., Rand report
P-1342, 1958 et "Surprise attack and disarmament", Bulletin
of atomic scientists, décembre 1959, repris dans Klaus Knorr, ed., NATO
and American Security, Princeton University Press, 1959.
14
Thomas C. Schelling,
"What went wrong with arms control", Foreign Affairs,
n° 64-2, 1985/86, p. 221.
15
Morton H. Halperin, Defense
Strategies in the Seventies, Boston, Little Brown, 1971.
16
Kevin Lewis, Planning
for nuclear deterrence and defense, The complex decision structure,
The Rand Corporation, juin 1987.
17
Graham T. Allison, Essence
of decision, Explaining the cuban missile crisis, Glen
Illinois, Scott, Foresman and Company, 1971.
18
John Steinbrunner, The
Cybernetic Theory of Decision, Princeton University Press, 1974.
19
Barry Posen, The
sources of military doctrine, Cornell University Press, 1984.
20
Samuel Huntington,
"The renewal of strategy", dans Huntington, The strategic
Imperative: new policies for american security, Cambridge, Ballinger,
1982.
21
Robert Levine, Still the
Arms Debate, p. 390 et sqq., A Rand corporation Study, Darmouth, 1990.
22
Robert Osgood, The
nuclear dilemma in american strategic thought, Boulder, Westview
Press, 1988, ouvrage posthume, l'auteur étant décédé en 1986.
23
Robert Jervis, The
meaning, op. cit., p. 50.
24
"Control" est
un faux ami qu'on ne saurait traduire par contrôle. Maîtrise est trop
absolu ; limitation trop restreint.
25
Michael Mandelbaum, The
Nuclear Revolution, Cambridge University Press, 1981.
26
Robert Jervis, The
meaning, op. cit., p. 15.
27
Robert Jervis, The
meaning, op. cit., rappelle que ce fut aussi l'avis de
Churchill, de Vannevar Bush suivi par Truman, et du général De Gaulle,
généalogie qui a son importance.
28
Robert Jervis, The
meaning, op. cit., chapitre 2.
29
Jonathan Schell, Le
destin de la terre, Albin Michel, 1982.
30
John Mueller, Retreat
from the Doomsday, the obsolescence of major wars, New York,
Basic books, 1989.
31
Robert Jervis, "The
political effects of nuclear weapons," International security,
automne 1988, vol XIII, n° 2 et Karl Kaysen, "Is war
obsolete ?", International Security, printemps 1990, vol
XIV, n° 4.
32
Robert Jastrow, L'arme
nucléaire condamnée, Economica, 1985.
33
Robert Jervis, The
meaning, op.cit., p. 70.
34
Albert Wohlstetter,
"Lettre aux hommes d'état,aux évêques et à d'autres stratèges à
propos du bombardement des innocents" repris et traduit dans Commentaire,
no 24 et 25, hiver 1983-1984, et accompagné de nombreux articles
français.
35
Discriminate
Deterrence, "report of the Commission on integrated long-term
strategy", janvier 1988, co-présidée par Fred Iklé et par Albert
Wohlstetter lui-même.
36
Jervis dégage la notion
de révolution nucléaire par rapport aux "trouvailles" de
circonstances. The illogic, op. cit., p. 29. Dans cette
réfutation, Jervis est "objectivement " soutenu par Colin S.
Gray qui, au nom de la prééminence de la pensée stratégique, fustige
cette prétention à soumettre la pensée stratégique au principat
technologique.
37
Robert Jervis, The
illogic, op. cit., p. 41.
38
Graham T. Allison, Essence
of decision, op. cit.
39
Influence dont témoigne
Raymond Aron, Penser la guerre, Clauzewitz, tome II,
"L'âge planétaire", Gallimard, 1976.
40
Richard E. Neustadt, Presidential
power : the politics of leadership, New York, John Wiley
and Sons, 1960. Voir aussi Richard E. Neustadt et Ernest R. May, Thinking
in time, Glencoe Ill., The Free Press, 1986, qui met heureusement
l'accent sur l'utilisation de l'histoire et, plus profondément qu'il n'y
paraîtra, sur la nécessité pour le décideur de prendre le temps
c'est-à-dire une certaine distance à l'égard de l'instantanéité sans
cesse renouvelée où le confine son activité décisionnelle.
41
Graham T. Allison, Essence,
op. cit., p. 256-257.
42
John D. Steinbruner, The
cybernetic theory of decision, Princeton University Press, 1974.
43
John D. Steinbruner, Ibid,
p. 139.
44
John Steinbruner,
"Assesment of nuclear crises", dans Franklyn Griffiths et John
Polanyi, eds, The dangers of nuclear war, Toronto University Press,
1979.
45
Robert Jervis, Perceptions
and Misperceptions in international politics, Princeton University
press, 1976.
46
Ken Booth et Nicholas
Wheeler, "Beyond the security dilemma", dans The uncertain
course, SIPRI, Oxford University Press, 1987.
47
Jervis, Perceptions,
op. cit., p. 66.
48
Herbert Butterfield, History
and human relations, Londres, Collins, 1951.
49
Robert Jervis, The
Illogic, op. cit., 1984.
50
Robert Jervis, The
meaning, op. cit., 1989.
51
Ashton B. Carter, John
Steinbuner, David Zraket, Managing nuclear operations, Washington,
Brookings Institution, 1987. Ball and Richelson, eds.,Strategic nuclear
targeting, Cornell University Press, 1986. Paul Bracken, The
command and control of nuclear forces, New Haven, Conn., Yale
University Press, 1983. Bruce G. Blair, Strategic command and
control : redefining the nuclear threat, Washington, Brookings,
1985.
52
Voir les résultats des
recherches de Marc Trachtenberg dans International Security, été
1988-1989, vol XIII, n° 3, et de David Allan Rosenberg, "The
Origins of Overkill", International Security, printemps 1983,
vol VII, n° 4.
53
Richard K. Betts, Nuclear
blackmail and nuclear balance, Washington Brookings, 1987.
54
Il s'agit du groupe
spécialement constitué par le président Kennedy afin d'étudier dans le
plus grand secret, et en dehors de sa présence, les ripostes à envisager
en réponse à l'installation des fusées soviétiques.
55
International
Security, été 1990, vol XV, n° l, "The value of oral
history".
56
Robert Jervis, The
meaning, op. cit., p. 73
57
John Newhouse, War
and Peace in the nuclear age, Vintage books, 1990, p. 183
58
"war-fighting"
est le terme employé par Colin Gray, Nuclear strategy and national
style, Lanham, Md. Hamilton Press, 1986, p. 1
59
Leon Sloss, Reexamining
nuclear policy in a changing world, Los Alamos, CNSS, Report n° 11,
décembre 1990. Michael May, "US Nuclear weapons policy", Center
for Technical studies on security, energy, and arms control, Workshop
du 22-24 octobre 1990, Lawrence Livermore National Laboratory, 5 décembre
1990.
60
Desmond Ball et Jeffrey
Richelson, Strategic nuclear targeting, Cornell University Press,
1986.
61
Déclaration du
Général George Brown, The Defense Monitor, vol VI, n° 6, août
1977.
62
voir sur ce point
l'article de M. Kennedy et K. Lewis, "On keeping them down..."
dans Ball et Richelson, op. cit., p. 194-208.
63
Mc George Bundy,
"The Bishops and the bomb", The New York Review, 16 juin
1983.
64
Mc George Bundy,
"Existential deterrence and its consequences", dans The
security gamble, deterrence dilemmas in the nuclear age, ed.
Douglas Mac Lean, Totowa, N.J., Rowman Allanheld, 1984.
65
Bon exemple du soutien
bien intentionné qu'on apporte avec enthousiasme à la dissuasion
existentielle dans R. Drai et C.H. Thuan, Guerre. éthique et pensée
stratégique à l'ère thermonucléaire, L'Harmattan, Paris, 1988,
notamment, p. 210-225.
66
Lawrence Freedman,
"I exist, therefore I deter", International security,
été 1988, vol XIII, n° l, compte-rendu et discussions du livre de
Robert McNamara, Blundering into disaster, (traduit en français
chez Hachette en 1986 sous le titre Plaidoyer, avec une préface du
général Georges Buis) et de Morton H. Halperin, Nuclear fallacy :
Dispelling the myth of nuclear strategy, Cambridge, Mass. Ballinger,
1987.
67
Colin Gray,
"Nuclear strategy, what is true, what is false, what is
arguable", Comparative strategy, vol IX, été 1990.
68
Dean Wilkening et
Kenneth Watman, Strategic defenses and first-strike stability,
R-3412-FF/RC, Santa Monica, Cal. Rand Corporation, novembre 1986.
69
Michael May, "U.S.
Nuclear Weapons Policy", Center for Technical studies on security,
energy and arms control, 5 décembre 1990, Lawrence Livermore National
Laboratory, University of California.
70
Patrick Garrity et
Robert Pendley, The Future of Nuclear Weapons, The next three decades,
CNSS, Los Alamos Science,vol XVII, été 1989, p. 15.
71
C'est le modèle sur
lequel travaille Dean Wilkening à la RAND Coporation, entretien avec
l'auteur, novembre 1990.
72
Patrick Garrity, Robert
Pendley, "The future of nuclear weapons", Final Study Report,
n° 8, février 1990, p. 16.
73
Robert Jervis, The
Illogic, op. cit., p. 148
74
Morton Halperin, Bulletin
of atomic scientists, mai 1989, p. 32.
75
"1970 without arms
control", Report of the National Planning Association, mai
1958, Washington D.C.
76
Parmi les participants,
outre ceux déja cités, on notera Herman Kahn, Edward Teller, Harold
Brown, Fred Iklé, Paul Nitze, Albert Wohlstetter, Hans Bethe...
77
Thomas C. Schelling,
"What went wrong with Arms Control ?", art.
cit.
78
Bulletin of Atomic
Scientists, mai 1989.
79
Morton T. Halperin, Bulletin...,
ibid, p. 33.
80
Thomas C. Schelling, Bulletin...,
ibid, p. 30.
81
Daniel Ellsberg,
"The theory and practice of blackmail" et "The political
use of madness", conférences prononcées en 1959 aux Lowell lectures
de Boston. Depuis, Ellsberg a réorienté sa réflexion. Voir sa
contribution "Introduction : call to mutiny" dans le recueil
pacifiste de E.P. Thomson et Dan Smith, Protest and Survive,
Monthly Review Press, 1981.
82
Sur cette pénible
affaire, voir la présentation sereine de Greg Herken, Counsels of War,
New York, Alfred A. Knopf, 1985.
83
Colin Gray, Nuclear
strategy and national style, op. cit., p. 232.
84
Carnes Lord,
"American Strategic Culture", Comparative Strategy, vol
V, n° 3, 1985.
85
Colin Gray, "Does
verification really matter ?", Strategic Review,
printemps 1990.
86
D. Yazov,
"L'équilibre des forces et la parité fuséonucléaire", La
vie internationale, avril 1988.
87
Voir la préface à la
réédition, en 1985, de Strategy
and Arms Control.
88
Kenneth Adelman, ancien
directeur de l'ACDA, "Arms control with and without agreements",
Foreign Affairs, hiver 1984-1985, vol 63, n° 2.
89
Voir par exemple la
série de travaux conduits à la Brookings Institution sous la direction
de John Steinbruner, Strategic arms reductions, 1988 et Restructuring
american foreign policy, 1989.
90
Defense News, vol
VI, n° 3, 21 Janvier l990, sur l'incapacité du B-1-B à participer en
mode conventionnel aux opérations de guerre contre l'Irak.
91
Thomas C. Schelling et
Morton H. Halperin, Strategy and arms control, op. cit.,
chapitre 9.
92
U.S. Congress, Senate
Committee on Foreign Relations, "Hearings on the strategic arms
limitation agreements", 92nd Congress, 2nd session, GPO, 1972 p. 401
et sqq.
93
Sur ces différentes
questions je me permets de renvoyer à mon article "La
Vérification", Stratégique, 4/89, n° 44.
94
Richard H. Ullmann,
"The covert french connection", Foreign Policy, été
1989, et Leonard Spector, Nuclear Proliferation in the Middle East,
22-24 octobre 1990, CTS Lawrence Livermore, 1987.
95
Kenneth Waltz, The
emerging structure of International Politics, San Francisco, août
1990, Draft Paper.
96
voir, parmi
d'innombrables exemples, l'article de Mattew Bunn, Foreign Policy,
été 1990 et dans Space News, 12-18, novembre 1990, la dure
polémique avec Keith Payne, compagnon de route de Colin Gray.
97
Se reporter au numéro
spécial de la revue Arms control today sur une éventuelle
interdiction totale des essais nucléaires CTB, vol XX, n° 9, novembre
1990
98
Edward Luttwak, Bulletin,
op. cit. p. 35.
99
Michael May, op. cit.,
p.6.
100
Robert Jervis, The
meaning, op. cit, p. 251.
101
Colin Gray, Strategic
Review, printemps 1990.
102
Déjà Bernard Brodie
avait relevé ce trait à propos des stratèges scientifiques, La
guerre nucléaire, op. cit.
103
Bernard Brodie, à la
veille de sa mort, en 1978, ripostait avec vigueur aux propositions de
Colin Gray en faveur du MX mobile, dans Strategy and nuclear deterrence,
Steven Miller, ed., Princeton University Press, 1987.
104
Colin Gray, War,
Peace and Victory, New York, Simon et Schuster, 1990, p.344,
désormais abrégé en Victory.
105
Colin Gray, Victory,
op. cit, p. 307 sqq., et Edward Luttwak, The Logic of war and
peace, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1987, traduit en
français sous le titre Le Paradoxe de la stratégie, Odile
Jacob, 1989.
106
International
Security, vol II, n° 1, 1977
107
Robert Jervis, The
Meaning, op. cit., p.49 et 108.
108
Edward Luttwak, Le
paradoxe, op. cit., p. 217.
109
Edward Luttwak, "An
Emerging postnuclear era ?", The Washington Quaterly, vol II,
n° 1, hiver 1988.
110
Colin Gray, Nuclear
strategy and national style, op. cit., p.160.
111
Raisonnement qui conduit
Gray à préconiser le sytème MX déployé en Multiple Protective
System Mode (200 missiles, 4 600 abris !). "The case
for a theory of victory", dans Steven Miller, Strategy and nuclear
deterrence, op. cit., p. 23 sqq.
112
Colin Gray, National
style, op. cit., p. 161 et 291.
113
Colin Gray and Keith
Payne, "Victory is possible", Foreign Policy, 1979,
p. 26-27
114
Colin Gray, Comparative
strategy, op. cit., p. 15.
115
Samuel Huntington, The
state, the man, the soldier, Cambridge, Mass., Harvard University
Press, 1957.
116
Je renvoie à
l'excellente synthèse de Bruno Colson, "La culture stratégique
américaine", Stratégique , 2/88, n° 38.
117
Ken Booth Strategy
and Ethnocentrism, Londres Croom Helm, 1979 et Jack Snyder, The
Soviet strategic culture : implications for limited nuclear operations,
R-2154-AF, Santa Monica, Rand Corporation, septembre 1977.
118
Colin Gray, Victory,
op. cit., p. 45.
119
Carnes Lord,
"American strategic culture", Comparative strategy, vol V
n° 3, 1985. Je reprends la traduction de B. Colson, Stratégique,
2/88, n° 38.
120
Edward Luttwak, Le
Paradoxe, op. cit., p. 97-99.
121
Colin Gray, Victory,
op. cit. p. 362-363, note 9.
122
Joseph Rothschild,
"Culture and War", dans Stephanie G. Neuman and Robert E.
Harkavy, eds, The Lessons of recent wars in the Third World, vol
II, Comparative Dimensions, Lexington, Mass., Lexington Books,
1987.
123
Edward Luttwak, On
the meaning of victory, New York, Simon and Schuster, 1986 p. 293 sqq.
124
Edward Luttwak, The
Pentagon and the art of war, New York, Simon and Schuster, 1984,
chapitre 9.
125
Edward Luttwak, On
the meaning, op. cit., p. 293.
126
Colin Gray, Victory,
op. cit. p. 335.
127
Colin Gray, "Across
the nuclear divide, Strategic studies, past and present", International
Security, vol II, 1, 1977.
128
Edward Luttwak, The
Grand Strategy of the Roman Empire, from the 1st Century AD to the third,
Johns Hopkins Paperbacks, 1979, traduction française, Economica, 1987.
129
L'indispensable nuance
à introduire quant à l'influence du modèle byzantin sur la Russie
provient de l'importance de l'adaptation que la diplomatie russe connut
durant deux siècles et demi du fait de la domination tartare, Victory,
p. 397, note 7.
130
Robert L. O'Connell, of
Arms and Men, Oxford University Press, 1989, p. 148 sqq.
131
Robert B. Asprey, Frédéric
le Grand, Hachette, traduit de l'anglais, 1989.
132
Colin Gray, Victory,
op. cit., p.14.
133
Colin Gray, National
style, op. cit., p. 171 contre Mahan, et Edward Luttwak, Le
Paradoxe, op. cit., sur le "sophisme de Mahan" et
contre Douhet p. 290 sqq.
134
Colin Gray, The
geopolitics of the nuclear era : the heartland, rimlands and the
technological revolution, New York, 1977.
135
Colin Gray, National
style, op. cit., p. 212.
136
Colin Gray, Naval war
college review, hiver 1989, p. 12.
137
Colin Gray répète à
chaque occasion : "les hommes
font la guerre, pas les armes".
138
John Steinbruner,
"National security and the concept of strategic stability", Journal
of conflict resolution, 22, n°3, septembre 1978.
139
Deterring through the
turn of the century, CSIS, février 1989.
140
Glenn H. Snyder, Deterrence
and Defense, Princeton University Press, 1961, p. 97.
141
Lucien Poirier,
"Désarmement, sécurité, défense", Stratégique, n°
47, "Le Désarmement", 3e trimestre 1990.
142
Glenn Snyder, Deterrence
and Defense, op. cit., p. 97.
143
André Beaufre, Dissuasion
et stratégie, Armand Colin, 1964.
144
Thomas C. Schelling et
Morton H. Halperin, Strategy and Arms Control, op. cit., p.
55.
145
J'ai ainsi relevé les
expressions : stabilité dissuasive, stabilité stratégique,
stabilité en crise, parfois nommée stabilité de première frappe,
stabilité à l'intérieur de la guerre (intrawar), stabilité de
la course aux armements, stabilité des systèmes d'armes, stabilité
nucléaire, stabilité conventionnelle, stabilité militaire, stabilité
politique, stabilité générale, stabilité minimale. Et bien entendu, la
liste ne saurait prétendre à l'exhaustivité.
146
Colin Gray, Victory,
op. cit,. p. 304.
147
Colin Gray, The House
of cards : Why arms control must fail, Cornell University Press,
à paraître, 1991.
148
W. Ross Ashby, A
Design for a brain, New York, John Wiley and Sons, 1952.
149
Joel de Rosnay, Le
Macroscope, Le Seuil, 1975, p. 117.
150
Bernard Walliser, Systèmes
et modèles, Le Seuil, 1977, p. 62.
151
Colin Gray, Nuclear
strategy and National style, op.
cit.
152
Comparative Strategy,
vol IX, été 1990, p. 14.
153
Edward Luttwak, On
the meaning of victory, op. cit., p. 289
154
Colin Gray, The case
for a theory of victory, op. cit., et Gray et Payne,
"Victory is Possible", Foreign policy, n° 39, été
1980.
155
Colin Gray, Victory,
op. cit., p. 345.
156
Paul Henry Nitze,
"Atoms, strategy and policy", Foreign Affairs, 34,
janvier 1956.
157
Robert Jervis, The
Meaning, op. cit., p. 7.
158
Robert Jervis, The
lllogic, op. cit., p. 16.
159
Encore ne faut-il pas
dissoudre l'effet physique de la victoire dans la durée de la conjoncture
économique longue. Cette propension se manifeste de plus en plus
fâcheusement dans un domaine voisin, celui de la planification des
systèmes d'armes. En 1964, le général Beaufre assignait à la
prospective des évaluations sur cinq ans. Aujourd'hui on parle de quinze
ans pas moins, parfois de vingt. Jusqu'où croit-on que la temporalité
des conflits, aussi lents soient-ils à maturer, acceptera de se plier à
ce type d'évaluation ? Cette contradiction entre les durées devrait
de façon urgente être surmontée, faute de quoi le réel, une fois de
plus tranchera pour dire combien ces études savantes étaient
tragiquement inadéquates.
160
Robert Jervis, The
meaning, op. cit., p. l9.
161
Carl Builder, The
Masks of war, Johns Hopkins University Press, 1989, p. 47
sqq.
162
Carl Builder, Ibid,
p. 50.
163
Colin Gray, Victory,
op. cit., p. 9.
164
Colin Gray, Ibid.,
p. 29.
165
Colin Gray, Ibid.,
p. 344.
166
Colin Gray, Ibid.,
.p. 333.
167
Angelo Codevilla et Paul
Seabury, War, ends and means, New York, Basic Books, 1990,
p. 97.
168
Edward Luttwak, Le
Paradoxe, p. 307.
169
Ibid, p. 93.
170
Ibid, p. 232.
171
Carl von Clausewitz, De
la guerre, Livre VII, chapitres 5 et 6, ed. de Minuit.
172
Se reporter aux analyses
de Lucien Poirier, Stratégie théorique II, Economica, 1988,
notamment le tableau de la p.165. Pour une comparaison intéressante entre
Poirier et Luttwak voir l'étude du Capitaine de Vaisseau Drocourt,
"la stratégie opérationnelle", Stratégique, 1/90.
173
Lucien Poirier, "Le
stratège militaire", Revue de métaphysique et de morale, n°
4, 1990.
174
Edward Luttwak, Le
Paradoxe, op. cit., p. 145.
175
Colin Gray, Victory,
op. cit., p. 135.
176
Edward Luttwak, Le
Paradoxe, op. cit., p. 299-303 et édition anglaise, The
Logic, op. cit. p. 233-235.
177
Colin Gray, Victory,
op. cit., p. 134-135.
178
Lucien Poirier,
"Stratégie et tactique", Stratégie théorique II, p.
161.
179
Edward Luttwak, Le
Paradoxe de la stratégie, p. 319.
180
Colin Gray, Victory,
op. cit., p. 383, note 29, relève l'importance de l'ouvrage de
Timothy T. Lupfer, The dynamics of Doctrine : The Changes in German
Tactical Doctrine during the First World War, Fort Leavenworth, Kan,
1981.
181
Edward Luttwak avec
David Horowitz,The Israeli Army , 1977.
182
Edward Luttwak, The
Pentagon and the art of War, Simon et Schuster, 1984.
183
Edward Luttwak, The
Logic of War and Peace, Harvard University Press, 1987, p. 96
184
Colin Gray, Victory,
op. cit., p. 91.
185
Colin Gray, Victory,
op. cit., p. 93.
186
Colonel Fhan Zhen Jiang,
"Is War Obsolete ?", Essays on strategy VI, Washington
DC, National Defense University, 1989
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