QU’EST-CE
QUE LA GÉOSTRATÉGIE ?
Editorial
Lorsque le Suédois Rudolf Kjellen créait
le concept de géopolitique, celui-ci n’était dans son esprit qu’un
élément d’un ensemble plus vaste destiné à analyser la politique
sous tous ses aspects. Il prévoyait ainsi une démo-politique, une éco-politique,
une socio-politique, une "krato-politique". autant par la faute
du fondateur lui-même que par celle de ces continuateurs, seule la première
partie de ce programme a survécu, au point de se transformer en
discipline qui revendique, sinon son indépendance, du moins son
originalité par rapport à la géographie. Il n’y a d’ailleurs rien là
de surprenant. On ne manque pas de citations classiques suggérant que
"la politique des Etats est dans leur géographie" et que la
seule chose qui ne change pas dans l’histoire c’est la géographie.
L’expansion territoriale est le ressort le plus puissant de l’histoire
interétatique, les considérations économiques et commerciales ne les
supplantant véritablement qu’à l’époque contemporaine, après la
seconde guerre mondiale sans cependant jamais les faire disparaître :
même le Japon, symbole de la puissance économique triomphante, a encore
un litige territorial avec son voisin soviétique comme le rappelle ici
Elisabeth Fouquoire-Brillet.
Trop étroitement associée à une
conception organiciste de l’Etat et donc à des régimes qui n’ont pas
laissé un bon souvenir, victime aussi des bouleversements fantastiques
induits par l’arme nucléaire qui ont pendant un temps fait croire à
une perte d’importance du facteur géographique, la géopolitique a
connu après la deuxième guerre mondiale une léthargie dont ne
parvenaient pas à la tirer quelques efforts isolés en Europe ou aux
Etats-Unis1, mais surtout en Amérique
latine2, région trop excentrée pour
exercer une réelle influence. Sa redécouverte par des géographes, dans
les années 70, lui a redonné droit de cité. par un paradoxe amusant,
ceux qui ont voulu ainsi réintroduire la dimension géopolitique dans une
discipline géographique devenue aseptisée se sentaient proches du
marxisme. Ils ont ainsi contribué à laver la géopolitique de sa
souillure originelle3. C’est à peu près
au même moment que le Britannique Peter Taylor lance la revue Political
Geography Quarterly en
Angleterre (1975) et le Français Yves Lacoste la revue Hérodote
en France (1976). On remarque que le Britannique préfère se placer sous
la vocation d’une géographie politique qui peut revendiquer une longue
tradition académique plutôt que sous celle d’une géopolitique qui lui
paraît peut-être encore trop compromettante. De la même manière, Hérodote
ne deviendra officiellement "revue de géographie et de géopolitique"
qu’après une maturation qui prendra près de sept ans. Aujourd’hui,
on peut dire que la partie est gagnée : il est acquis que la géopolitique
n’a pas seulement pour objet l’extension de l’espace, mais d’abord
son organisation.
A LA RECHERCHE D’UNE DÉFINITION
Très logiquement, l’apparition de la géopolitique
a entraîné celle de la géostratégie. A vrai dire, le concept apparaît
encore plus tardivement, sans qu’on puisse lui attribuer de manière
certaine un père fondateur. Au début de ce siècle, on parle de géographie
militaire4, sur le modèle de la géographie
politique. Elle crée son vocabulaire avec les côtes (rejointes par les
crètes, agrémentées le cas échéant de contre-crètes), les couverts,
les cheminements, les champs de tir... S'il est vrai que de tout temps la
géographie a servi aussi à faire la guerre5,
sa diffusion a parfois été laborieuse : en 1870, les échelons
subalternes français n'avaient pas de cartes d'état-major6
et l'impulsion décisive est plutôt venue des sociétés savantes et des
chambres de commerce, dans un but commercial et politique plus que
militaire. Mais très tôt la géographie militaire a acquis droit de cité
dans les écoles de guerre. Un certain nombre de stratèges s’y sont intéressés ;
Castex est l’un des plus illustres, et sans doute celui qui a le plus
essayé de systématiser cette dimension de la stratégie. Mais il déteste
la géopolitique, d’origine allemande, et préfère s’en tenir à
l’appellation neutre de géographie7.
Nicholas Spykman n’emploie guère le terme dans ses deux livres
classiques, qui contiennent d’importants développements proprement
stratégiques. Encore récemment, celui qui a le plus contribué à la réintroduction
de la dimension géographique dans la pensée stratégique américaine,
Colin Gray, s’il recourt au concept de géopolitique, n’utilise
qu’occasionnellement celui de géostratégie ; de la même manière,
Hérodote n’a jamais consacré de numéro à la géostratégie,
laquelle n’y occupe qu’une place somme toute réduite. On ne pourrait
guère qualifier de géostratégique que le numéro "points
chauds" (2e trimestre 1980), écrit sous le choc du coup de Kaboul -
l’éditorial d’Yves Lacoste sur les différents niveaux d’analyse du
raisonnement géographique et stratégique reste une référence obligée),
auquel on pourrait ajouter, à un moindre degré, les numéros sur la Méditerranée
américaine (3e trimestre 1982), les géopolitiques du Proche-Orient
(2e-3e trimestre 1983), zone belligène s’il en est et les géopolitiques
de la mer (1er trimestre 1984), mis en chantier au lendemain de la guerre
des Malouines.
Yves Lacoste vient de ressortir le terme
pour l'opposer à celui de géopolitique d'une manière originale8 :
il propose "de réserver le thème de géopolitique aux
discussions et controverses entre citoyens d'une même nation (ou
habitants d'un même pays) et le terme de géostratégie aux rivalités et
aux antagonismes entre des Etats ou entre des forces politiques qui se
considèrent comme absolument adverses. Ainsi l'invasion du Koweit par
Saddam Hussein relève de la géostratégie, qu'il s'agisse de son plan
d'action ou des arguments qu'il a proclamés pour justifier cette
annexion. De même, les raisons qui ont décidé les dirigeants américains
à intervenir aussi rapidement et puissamment relèvent elles aussi de la
géostratégie. En revanche, relève, à mon sens, de la géopolitique ce
débat qui s'est ensuite déroulé en France ou aux Etats-Unis en
citoyens". Ainsi entendue, la géopolitique deviendrait une sorte
d'étage noble réservé aux pays démocratiques. Outre la difficulté de
discerner dans beaucoup de cas le caractère peu ou pas démocratique de
tel ou tel régime, cette conception pose un double problème : 1)
sur la nature même du politique, qui n'est plus ici que "le débat
sur ce qu'il convient de faire, entre citoyens d'une même cité, et plus
largement entre habitants d'une même nation, qui ne sont pas du même
avis", alors que Carl Schmitt avait proposé comme critère du
politique la désignation de l'adversaire, et 2) sur la nature des
relations interétatiques, qui ne seraient plus qu'une stratégie. Est-il
possible de ramener la politique internationale à une simple recherche de
la puissance ? Même si l'on admet cette conception, qui a eu des défenseurs
célèbres (Hans Morgenthau en particulier), peut-on ramener à la seule
stratégie une panoplie de moyens qui déborde largement les seuls moyens
conflictuels. La compétition économique ou le rayonnement culturel
peuvent être intégrés dans des stratégies de puissance, mais vouloir
en faire des stratégies par nature revient une fois de plus à vider le
concept de stratégie de son essence conflictuelle, qui se traduit
fondamentalement (malgré toutes les réserves que l’on peut et l’on
doit introduire), à la différence de ce qui se passe en économie par
exemple, par un jeu à somme nulle (ce que l'un gagne, l'autre le perd).
Le groupe de géostratégie du
Laboratoire de stratégie théorique de la FEDN propose ici un autre critère
qui a le mérite de respecter la spécificité de la stratégie : la
géopolitique raisonnerait en termes de zones d'influence alors que la géostratégie
raisonnerait en termes de glacis. Il y a là une conception sans doute
plus opératoire qui mérite d'être approfondie. Elle présente cependant
encore un inconvénient. Elle se réfère par priorité à une géostratégie
du temps de paix, alors que le conflit par excellence est et reste la
guerre. Il faut donc trouver une définition qui témoigne de l'élargissement
de la géostratégie au temps de paix, sans oublier qu'elle trouve d'abord
et surtout son application dans la guerre. Le Groupe de géostratégie a
entamé sur cette question centrale une réflexion dont l'article publié
ici ne constitue qu'un premier état.
Ces controverses et ces interrogations
fournissent une indication sur le caractère flou, sinon insaisissable, de
cette discipline qui a manifestement du mal à exister. Se
distingue-t-elle vraiment de la géopolitique ? L’apothéose de la
géostratégie proposée par François Géré pourrait aussi bien être
une apothéose de la géopolitique. Ou n’est-elle simplement, comme le
propose Sbigniew Brzezinski, que le produit de la fusion de considérations
stratégiques ou géopolitiques ?9
Aurait-elle seulement droit à l’existence ? Lucien Poirier
s’interroge sur la pertinence du concept : "l’espace est
l’une des catégories usuelles de la pensée stratégique, laquelle
s’inscrit dans la dimension "géo". Dire géostratégie est
tautologique" 10. Mais la même
objection pourrait peu ou prou être adressée à la géopolitique. Au
contraire, Yves Lacoste estime ici que "toute stratégie n’est
pas géostratégie... dans la plupart des cas, les configurations géographiques
ne sont pas la raison fondamentale d’affrontements". André
Vigarié, dans un ouvrage capital, propose quant à lui une définition
fondée sur la mondialisation du système international : la géostratégie
est "l’ensemble des comportements de défense aux plus vastes
dimensions, et avec la plus grande variété des moyens d’action" 11
Cette discussion n’est pas académique.
Elle témoigne, et il faut s’en féliciter, de la redécouverte d’une
dimension stratégique et même purement militaire qui avait jusque là été
"gommée", au profit de rivalités économiques et de stratégies
dissuasives ou indirectes. La guerre du Golfe a permis à la sanguinaire
Bellone de rappeler avec fracas son existence. A vrai dire, elle n’a
jamais cessé son activité : si la plupart des conflits du
tiers-monde ont revêtu des formes "non-conventionnelles"
(guerillas), il y a eu aussi de véritables guerres selon la définition
la plus classique, entre l’Inde et le Pakistan (1965, 1971), l’Inde et
la Chine (1962), la Chine et le Vietnam (1979), l’Iran et l’Irak
(1980-1988) ou la Somalie et l’Ethiopie : complètement oubliée,
la guerre de l’Ogaden que nous présente ici l’amiral Labrousse a
connu des sièges, des percées, un front, des batailles de chars. Dans
toutes ces guerres, l’enjeu territorial a été décisif ; la
configuration du théâtre d’opérations aussi.
S’il n’est pas question de faire de
la géostratégie une "science" particulière, qui
fonctionnerait indépendamment de la stratégie tout court, il n’est
peut-être pas interdit, en parlant de géostratégie, de souligner cette
dimension spatiale qui occupe effectivement la première place (en
concurrence avec la technique) dans la hiérarchie des facteurs qui
conditionnent la stratégie aussi bien avant que pendant le
conflit. Il y a là une constante que nous retrouvons à toute les époques
de l’histoire militaire et qui continue à faire sentir ses effets malgré
l’essor prodigieux des moyens de communication.
Certes, nous n’en sommes plus au
simplisme des citations constamment ressorties sur l’immuabilité des
facteurs géographiques. Un certain nombre d’auteurs ont bien montré
que la géographie évoluait en fonction à la fois des transformations
que l’homme fait subir à la nature (il suffit de songer à
l’ouverture des canaux de Suez et de Panama) et des moyens de transport
disponibles. La région arctique, auparavant désert de glace, absolument
inutilisable, est devenue aujourd’hui une zone stratégique
d’importance capitale : elle constitue le plus court chemin pour
les bombardiers ou les missiles des deux super-puissances ; ses eaux
glacées, auparavant impraticables, sont aujourd’hui sillonnées par des
sous-marins nucléaires indépendants de la surface. Ce n’est qu’un
exemple parmi d’autres. Il n’y a donc pas de situation figée pour
l’éternité et chaque cas concret appelle une "stratégie sur
mesure" pour reprendre l’expression de Sir James Cable12.
LES COMPOSANTES DE LA GÉOSTRATÉGIE
L’amiral Castex avait parlé de
"Sa Majesté la surface" dévoreuse d’effectifs13.
Celle-ci ferait sentir sa tyrannie à des distances variables selon les
moyens de circulation disponibles, mais avec des résultats finalement
semblables. L’erreur serait cependant de ne retenir que le facteur
distance alors que celui-ci doit se combiner avec d’autres pour faire
sentir pleinement ses effets. On peut en première analyse recenser quatre
facteurs qui se combinent dans la dimension spatiale de la stratégie.
Les distances
C’est sans doute le facteur qui a connu
le bouleversement le plus gigantesque à l’ère contemporaine. On peut
parler de dilatation de l’espace stratégique qui en est véritablement
arrivé, après avoir absorbé l’intégralité de la sphère terrestre,
à se projeter au-delà, donnant naissance à une géostratégie de
l’espace esquissée ici par Isabelle Sourbès. Alors que la première
guerre mondiale avait encore été une guerre presque exclusivement européenne,
la deuxième a véritablement été mondiale avec des théâtres d’opérations
se développant sur des centaines, voire des milliers de kilomètres. Les
troupes allemandes se sont enfoncées à l’intérieur du territoire
russe jusqu’au point culminant du Caucase, tandis que les avions
japonais lançaient des raids contre Ceylan quelques mois seulement après
leur raid sur Hawaii.
La blitzkrieg offre un exemple particulièrement
remarquable de cette extension : en 1940, elle se déroule des
Ardennes belges à la mer, sur 300 à 400 km, distance qu’un char en bon
état peut franchir sans panne majeure et avec un soutien logistique qui
parvient tant bien que mal à suivre. Dès l’année suivante, la guerre
en Afrique et en Russie se déploie sur des espaces autrement plus étendus.
Lorsque l’Afrika Korps arrive au terme de sa fantastique chevauchée,
devant El-Alamein, il se trouve à 2 200 km de sa base de départ. En
Russie, l’objectif de l’opération Barbarossa se trouve à 1 200
km à vol d’oiseau de la ligne de départ. Ces chiffres, déjà considérables
et même énormes sur une carte, prennent une toute autre signification
sur le terrain. Le général Dietl n’a jamais pu franchir les 100 km qui
séparaient la frontière norvégienne de Mourmansk. Une vision
"olympienne" suggérait que les Russes étaient après le coup
de Kaboul à "deux étapes du Tour de France" des "mers
chaudes" (500 km entre le sud de l’Afghanistan et le détroit
d’Ormuz). C’était oublier ce qu’étaient ces 500 km : "si
les Kabout ou les milliers de ravins du Balouchistan sontdes
accidents "mineurs" de la topographie, seulement représentables
sur des cartes à grande échelle, leur nombre est tel que le
franchissement de ces étendues, où les routes sont rares, serait une opération
plus longue et plus difficile qu’on ne le croit habituellement" 14.
L’argument vaut aussi, contrairement à
ce que l’on pourrait croire pour l’aviation. Le rayon d’action théorique
n’a souvent que peu de rapports avec la réalité. C’est là
l’erreur fondamentale de Douhet et de ses disciples, qui avaient conclu
un peu vite qu’avec un rayon d’action de 600 km, on pouvait atteindre
en partant des terrains d’aviation d’Italie et du Dodécanèse presque
tous les points importants de la région méditerranéenne15.
C’est en vertu de ce raisonnement que Mussolini a refusé à la marine
les porte-avions qu’elle demandait. La bataille du Cap Matapan (28 avril
1941) a constitué une dure punition.
La dilatation du système international
à l’ensemble de la planète est devenue aujourd’hui un lieu commun :
alors que la crise de 1929 avait mis deux ans pour atteindre l’Europe,
les paniques boursières se répandent d’une place à l’autre en temps
réel, retardées seulement par le décalage horaire. Il en va de même
d’un point de vue stratégique, l'espace étant unifié par
l’apparition de moyens de transport qui permettent de frapper vite et
loin. L’avion tend à, sinon abolir, du moins fortement atténuer, la césure
entre la terre et la mer16, et entre la
ligne de front et l’arrière. Il n’est plus aucun point du territoire
ennemi qui ne soit exposé à une attaque aérienne.
Il serait cependant excessif d’en
conclure, comme on le fait trop souvent, que la guerre moderne a accédé
à des espaces et des vitesses jusqu’alors inconnues. Sans remonter
jusqu’aux invasions des cavaliers Mongols, qui restent à ce jour la démonstration
la plus terrifiante de guerre-éclair, avec des effets inégalés tant
dans l’espace (des rives de l’océan Pacifique jusqu’au coeur de la
Hongrie !), que dans les résultats (certains historiens n’hésitent
pas à attribuer à Gengis Khan plusieurs dizaines de millions de morts,
à une époque où la population mondiale n’atteignait pas le
demi-milliard !), il faut rappeler que Napoléon a conduit son armée
du fin fond de l’Espagne jusqu’au coeur de la Russie et que la vitesse
de marche de la grande armée lors des campagnes de 1805 ou 1806 est à
peu près la même que celle de la blitzkrieg de 1940 : plusieurs
dizaines de kilomètres par jour : lors de la poursuite de 1806 après
Iéna et Auerstaedt, l’infanterie fait des étapes de 40 km, parcourant
jusqu’à 120 km en 59 heures.
Il ne faudrait pas non plus conclure trop
rapidement, comme avait eu tendance à le faire Castex, que l’offensive
s’épuise mécaniquement avec la distance. Albert Wohlstetter avait dénoncé
cette "illusion" en affirmant, de manière trop absolue,
qu’elle n’avait jamais été vraie17.
L’étirement des voies de communication est un danger potentiel, mais
tout dépend une fois encore des moyens logistiques disponibles par
rapport aux besoins des forces ; des troupes rustiques peuvent se
contenter de peu : durant la campagne de 1806-1807 contre les Russes,
des unités de la Grande Armée survivent pendant plusieurs jours grâce
à un dépôt de hareng salé ; le soldat viet-minh se contentait de
son bol de riz ; une troupe occidentale moderne n’accepterait pas
de telles conditions de vie, ou plutôt de survie. Qu’importe que les
lignes de communication soient longues pourvu qu’elles soient sûres et
que les moyens existent. Sauf à Stalingrad et dans le Caucase, la Wehrmacht
a réussi (tant bien que mal) à acheminer son ravitaillement, et sa plus
puissante offensive, celle de Koursk, a été montée très loin à
l’intérieur de la Russie.
Les conditions climatiques
L’influence du climat sur les opérations
militaires a été démontrée à maintes reprises. En 1939-1940, Hitler
doit reporter onze fois l’ordre d’attaque à l’Ouest en raison de
circonstances météorologiques défavorables, qui interdisent notamment
le plein emploi de l’aviation. Mais, malgré un hiver particulièrement
froid, les conditions climatiques ne sont pas telles qu’elles
interdisent toute activité : l’Allemagne profite de ce retard pour
pousser l’entraînement de ses troupes, qui aura fait de sérieux progrès
en mai 1940 ; les Français, malheureusement pour eux, ne pourront
pas en dire autant.
Dans le désert, les tempêtes de sable
arrêtent complètement les opérations pendant des heures, parfois
pendant des jours. Le sable s’infiltre partout malgré les filtres et
bloque les organes mécaniques. Les Américains en feront encore l’expérience
au début des années 80 avec les manœuvres Bright Star en Egypte :
les filtres des chars se révèlent inadaptés au sable du désert
moyen-oriental, plus fin que le sable des déserts du Nevada ou du
Colorado.
La Russie constitue bien sûr un cas extrême.
la retraite de 1812 est un exemple resté célèbre. Hitler fera une expérience
semblable en 1941, comme le montre ici Jean-Baptiste Margeride. L’armée
allemande se heurte au problème de la boue au printemps et lors des
pluies d’automne, de la poussière en été, et surtout du froid en
hiver, froid tellement intense qu’il colle parfois au sol les chenilles
des chars, au point d’obliger les équipages à recourir au fer à
souder et à laisser tourner les moteurs toute la nuit. Le groupe d’armées
nord enregistrera des cas de soldats morts de manière particulièrement
horrible, le liquide rachidien gelé pour avoir porté directement leur
casque sur la tête. Le nombre d’hommes hors de combat par gelures,
notamment aux pieds, atteindra dans certaines unités des proportions
effrayantes.
Il n’y a pas cependant, là non plus,
de déterminisme absolu, dès lors que des troupes bien préparées et équipées
peuvent résister à des froids intenses, souvent au prix de quelques précautions
élémentaires. Les soldats allemands du front de l’Est apprirent ainsi
très vite qu’il ne fallait pas porter de bottes ajustées, mais les
prendre trop grandes d’une ou deux pointures, pour les bourrer avec de
la paille ou du journal. A partir de l’hiver 1942-1943, l’intendance
fournit à la Wehrmacht d’excellentes tenues d’hiver. Les
nouveaux chars Panther et Tigre possèdent, à l’image de
leurs homologues soviétiques, des chenilles larges qui leur permettent
d’évoluer sur des terrains détrempés ou neigeux. Les combats
continuent parfois au plus fort de l’hiver, comme on le verra sur le
front arctique. Bien entendu, il s’agit le plus souvent d’opérations
d’ampleur limitée et à un rythme moins rapide qu’en été. Mais
Hitler montrera à la fin de 1944 qu’une attaque massive, dépourvue il
est vrai de couverture aérienne, est possible dans les pires conditions
atmosphériques : l’offensive des Ardennes aurait pu réussir sans
la résistance désespérée de quelques unités américaines isolées.
La topographie
Le relief dessine des voies naturelles
d'invasion : trouée de Fulda en Allemagne centrale au milieu du
front de l'OTAN jusqu'en 1990 ; trouée de Gorizia sur la frontière
italienne ; passe de Khaïbar en Afghanistan empruntée par tous les
grands conquérants depuis Alexandre... Il détermine des
"positions" qu’il faut prendre à tout prix (la guerre
de positions de 1914-1918 en a fait un usage abusif, au prix de pertes
effroyables ; Vimy, le Mort-homme, les Eparges réapparaissaient régulièrement
dans le communiqué).En sens inverse, les fleuves et les montagnes
(surtout les deuxièmes) sont traditionnellement considérés comme des
obstacles, difficiles à franchir au point de fixer la ligne de front
pendant des mois (le mont Cassin pendant la campagne d’Italie). Mais il
arrive aussi qu’on oublie de les garder convenablement (les Ardennes en
1940). Si l’on y met le prix, il n’existe pas d’obstacles
infranchissables : Indiens et Pakistanais trouvent bien le moyen de
s’affronter pour un glacier du Siachen qui n’a jamais été habité
car rigoureusement inhabitable.
L'argument topographique vaut en priorité
pour l'espace continental. Il n'a pas la même valeur sur mer dans la
mesure où il n'existe pas d'obstacles de relief sur lesquels le défenseur
pourrait s'appuyer : il en résulte une différence fondamentale
entre la guerre sur terre et la guerre sur mer, la supériorité intrinsèque
de la défensive ne pouvant jouer dans la deuxième18.
La guerre de
positions sur mer, avec les dispositifs défensifs (barrages dans les
points de passage obligés) ou les routes patrouillées, a rarement donné
des résultats probants. Cela ne signifie pas pour autant que l'espace
maritime soit partout uniforme : la configuration des côtes peut déterminer
des points de passage obligés (détroits). Par ailleurs, si la contrainte
des vents, qui rendait souhaitable d'éviter certaines zones, est
aujourd'hui devenue caduque, d'autres spécificités du milieu marin ont
pris de l'importance avec l'apparition de la guerre sous-marine : les
zones d'anomalies magnétiques ou de fortes thermoclines (différence de
température entre diverses couches d'eau) sont favorables à la discrétion
des sous-marins ; la configuration des fonds peut favoriser ou rendre
au contraire impossible la guerre des mines...
La topographie n'est pas seulement
physique, elle peut aussi être humaine : les villes constituent
toujours des objectifs prioritaires tant par leur importance symbolique
(la prise de la capitale est souvent la marque de la victoire) que par
leur fonction de noeuds de communications. En revanche, une ville en
ruines offre un terrain idéal pour la défensive et peut fixer des
effectifs très importants : les batailles de Stalingrad, de Berlin,
de Vienne ont vu des combats rue par rue, maison par maison, d’une
intensité qui n'a pratiquement jamais été atteinte en rase campagne.
L’état des voies de communication
La mécanisation a donné une importance
accrue à l’état des voies de communication. Une armée moderne a
besoin d’infrastructures qui doivent avancer en même temps qu’elle.
L’excellent réseau routier, dense et bien entretenu, de l’Europe
occidentale, et spécialement de la France, a favorisé l’offensive
allemande en 1940, comme il a contribué quatre ans plus tard à la libération
de la France. Ce facteur, capital pour la rapidité du mouvement, a fait défaut
en Afrique et en Russie. Dans le désert, entre Tripolie et Alexandrie, en
dehors de la route côtière, il n’existait que des tronçons de piste
et des zones très étendues n’étaient accessibles qu’aux véhicules
chenillés ou à huit roues. Jean-Baptiste Margeride montre quelle
importance ce facteur a pu avoir sur le front russe.
Ces voies de communication ne sont pas
seulement terrestres. Les infrastructures maritimes et aériennes ont également
une grande importance. En juin 1940, l’engorgement des ports a été un
élément supplémentaire contre le transfert de troupes en Afrique du
Nord. En 1944, l’occupation d’Anvers a sauvé la logistique alliée
qui éprouvait les pires difficultés du fait de la résistance des poches
de l’Atlantique et de la lenteur de la remise en état des grands ports
complètement détruits.
D’un point de vue aérien les avions de
la seconde guerre mondiale, se contentaient le plus souvent de pistes
gazonnées et il était généralement possible d’installer des terrains
de fortune. La possession de véritables aérodromes était cependant un
élément important lors d’opérations aériennes ou aéroportées de
grande ampleur. Seule la saisie par les parachutistes allemands de l’aérodrome
de Maleme a évité que l’invasion par la voie de l’air de la Crète
se transforme en désastre. Aujourd’hui, la maintenance des avions est
tellement complexe que l’usage d’aérodromes lourdement équipés est
absolument indispensable. Naturellement, les bases aériennes constituent
des cibles privilégiées et il est nécessaire de prévoir des
installations de dégagement. Les Suisses, en particulier, ont organisé
un vaste réseau de substitution qui utilise les autoroutes comme pistes
d’aviation.
LE RAPPORT DE FORCES
Les facteurs qui précèdent sont
statiques, ils s'appliquent quels que soient les belligérants selon des
combinaisons qui varient selon le type de guerre : le facteur
distances est capital dans une guerre de mouvement, la topographie est décisive
dans une guerre de positions. Pour autant, ils ne jouent pas mécaniquement.
Si les conditions de la guerre dans le désert ou en Russie sont telles
que c'est sur ces théâtres que la guerre éclair à finalement révélé
ses limites, c'est aussi là qu'elle a remporté quelques uns de ses plus
brillants succès avec les avancées fulgurantes de Rommel ou les
gigantesques manœuvres d'encerclement du front de l'Est. Il est donc nécessaire
de tempérer ces facteurs statiques par un facteur dynamique, le rapport
de forces.
En 1940, la supériorité numérique
allemande n'était pas aussi grande que les Alliés le croyaient, sauf en
aviation ; la différence était plutôt stratégique et tactique. A
partir de la fin de 1941, la parité approximative va inexorablement faire
place à un déséquilibre de plus en plus marquée. L'Afrika Korps
constitue un exemple caricatural : négligé par Hitler, qui ne songe
qu'au front de l'Est, handicapé par la maîtrise britannique de la mer,
qui lui fait perdre une part (pas aussi massive qu'on l'a dit) de ses
approvisionnements, il se désintègre au fur et à mesure de son avance,
malgré la "remonte" en matériel pris à l'ennemi. Durant l'été
1942, son fer de lance, la 15e Panzerdivision, tombe à 12 chars et 236
combattants pour un effectif théorique de 13 000 hommes. Cela n'empêche
pas Rommel de tenter une dernière fois de forcer le destin vers le Caire.
A El Alamein, l'Afrika Korps n'aligne plus que 27 000 hommes, appuyés
par 50 000 Italiens d’une valeur combattante douteuse, et disposant
de 210 chars et 350 avions. En face, la VIIIe armée britannique a reçu
au cours des semaines précédentes des renforts massifs en hommes et en
matériels : elle peut mettre en ligne 230 000 hommes, 1 440
chars et 1 200 avions. Au cours de la bataille, elle continue à en
recevoir alors que son adversaire est abandonné à lui-même : alors
qu’au déclenchement de l’offensive britannique, le rapport des forces
entre chars était de 1 à 6, il sera une semaine après de 1 à 20. Cette
fois, le génie tactique de Rommel (d'ailleurs malade et absent lors du déclenchement
de l'offensive britannique) est impuissant à renverser le cours des
choses. Il pourra seulement éviter que la retraite se transforme en déroute.
Instruit par les expériences douloureuses de ces prédécesseurs,
Montgommery se contentera de le raccompagner sur près de 2 000 km
jusqu'à la frontière tunisienne sans jamais chercher à le déborder ou
à l'accrocher.
La guerre à l'Est, présentée ici par
Jean-Baptiste Margeride, offre une illustration particulièrement éclairante
de cette combinaison de facteurs statiques et dynamiques qui fondent la
stratégie. La géostratégie nous rappelle constamment l'importance décisive
des facteurs géographiques mais ceux-ci ne commandent pas par avance le dénouement
d'une campagne. Cela est vrai en toutes circonstances, Jean-Pierre Poussou
le montre avec l ‘éclat à propos du Canada.
POUR une gÉostratÉgie contemporaine
Les bouleversements de l'art de la guerre
obligent à concevoir une géostratégie élargie qui en vient presque à
considérer la planète comme un théâtre d'opérations unique. Cela ne
veut pas dire que tous les théâtres ont acquis la même importance. Le
théâtre stratégique océanien présenté par Pierre-Charles Gonnot
reste relativement excentré et marginal. Au contraire, l'importance stratégique
de l'Islande à la jonction entre l'Arctique et l'Atlantique est telle que
le pays n'a pu véritablement maintenir sa neutralité comme le montre
Nathalie Blanc-Noël. Plusieurs auteurs, dont Yves Lacoste en France, ont
insisté sur la nécessité de bien distinguer différents niveaux de
puissance que par commodité pédagogique l'on ramène souvent à trois :
le niveau mondial, le niveau régional et le niveau local. C'est l'enchevêtrement
de ces différents niveaux qui rendent certaines situations particulièrement
complexes19. L’erreur est de ne retenir
qu’un niveau, en ne considérant que les objectifs d’un acteur alors
qu’une stratégie est d’abord le résultat d’une dialectique de
volontés. Bernard Labatut montre ici que la géostratégie espagnole ne
peut se réduire, comme certains l’on fait, à une soumission à
l’OTAN. La même démonstration peut être faite dans bien d’autres
cas20.
Le Moyen-Orient est redevenu le point
focal de la stratégie mondiale avec la coalition de la plupart des
grandes puissances contre l'Irak et l'impressionnante démonstration de la
puissance américaine qui en a découlé. Le paysage géostratégique
européen s'est trouvé complètement bouleversé du fait de la
disparition d'un front central figé depuis plus de 40 ans21.
La profondeur que gagne l'OTAN avec le retour de l'Union soviétique à
ses frontières internationales a pour corollaire la résurgence de problèmes
régionaux et locaux, notamment dans la poudrière des Balkans. En Asie,
la détente globale commence également à faire sentir ses effets, sur un
rythme beaucoup plus lent qu'en Europe, mais certains problèmes
subsistent, régionaux (règlement de la question du Cambodge, risque
permanent de guerre entre l'Inde et le Pakistan) et locaux (guerillas des
minorités en Birmanie, résistance nationale au Tibet, secousses internes
en Inde...). L'Amérique latine a elle aussi suivi le mouvement, avec la détente
très nette entre le Brésil et l'Argentine ; en revanche, le problème
des guerillas, s'il semble en voie de règlement du moins partiel en
Colombie, demeure toujours aussi tragique au Pérou.
La guerre du Golfe, à laquelle le
prochain numéro de Stratégique sera consacré, vient de faire
ressortir l'écart irrémédiable entre les puissances qui peuvent faire
la guerre selon un modèle "technologique" et celles qui sont
condamnées à des moyens plus "rustiques". Le facteur géostratégique
a cependant joué son rôle : en négatif pour la coalition alliée,
l'immensité des distances a obligé un effort logistique absolument inouï,
tandis que la dureté du climat fragilisait les hommes et le matériel. En
sens inverse, la topographie interdisait pratiquement à l'Irak de
pratiquer la dissimulation que la jungle avait tellement favorisée durant
la guerre du Vietnam. Il n'est pas certain que la gigantesque entreprise
de démolition américaine se serait montrée aussi efficace dans
l'environnement vietnamien. Même à l'époque des armes guidées avec précision,
de la furtivité et de la guerre électronique, le facteur
"terrain" reste une donnée fondamentale qu’un belligérant ne
peut ignorer qu'à son détriment.
Hervé COUTAU-BEGARIE
________
Notes:
1
La si riche pensée géopolitique
(nord) américaine reste à peu près inconnue en dehors de Spykman. G.R.
Sloan, Geopolitics in United States Strategic Policy 1890-1897, New
York, St-Martin Press, 1988, ne tient pas les promesses de son titre ;
Weigert, Stefansson, Fifield et Pearcy, Renner... sont absents,
Strausz-Hupe est furtivement mentionné dans la bibliographie.
2
Cf Hervé Coutau-Bégarie,
"Géopolitique théorique et géopolitique appliquée en Amérique
latine", Hérodote, 1990-2.
3
Ce souci de "dédouaner"
la géopolitique apparaît très clairement dans l'éditorial d'Yves
Lacoste, "D'autres géopolitiques", Hérodote, 2e
trimestre 1982 : "La géopolitique, ce n’est pas seulement des
considérations d’envergure planétaire sur la stratégie des
superpuissances, c’est aussi les raisonnements qui peuvent aider à résister
à cette hégémonie".
4
Un bon exemple : Robert
Villate, Les conditions géographiques de la guerre. Etude de géographie
militaire sur le front français de 1914 à 1918, Payot.
5
Pour reprendre (en
l’aménageant) la formule qui a servi de titre au livre-manifeste d'Yves
Lacoste, La géographie ça sert d'abord à faire la guerre, Maspéro,
1976, réédition avec une importante postface 1982.
6
Comme l'a fait remarquer
André Meynier dans l'enquête sur la géographie lancée dans les
premiers numéros d'Hérodote.
7
Cf le tome III de ses Théories
stratégiques, 1933, et ses mélanges stratégiques, posthumes,
1976
8
Yves Lacoste,
"L'Occident et la guerre des Arabes", Hérodote, n°
60-61, 1er et 2e trimestres 1991 et infra dans ce numéro.
9
Zbigniew Brzezinski, Game
Plan. A. Geostrategic Framework for the Conduct of the US - Soviet Contest,
New York, The Atlantic Mothly Press, 1986, p. XIV.
10
Lucien Poirier, Postface
aux Transformations de la guerre du général Colin, 1979, p. 268.
11
André Vigarié, Géostratégie
des océans, Caen, Paradigme, 1990. A la fois géoéconomie et géostratégie,
ce livre est décisif. C’est, sans contestation, possible l’ouvrage de
géostratégie maritime le plus important depuis les Théories stratégiques
de Castex.
12
James Cable, "Une
stratégie maritime sur mesure", à paraître.
13
Amiral Castex, "Sa
majesté la surface", Revue de défense nationale, 1959,
repris dans les Fragments stratégiques, 1991, sous presse.
14
Yves Lacoste, "Les
différents niveaux d’analyse du raisonnement géographique et stratégique",
Hérodote, 2e trimestre 1980, p. 4.
15
Cf Hummel et Siewert, La
Méditerranée, Payot, 1937, pp. 276-278.
16
La géostratégie
maritime, qui ne peut être qu'effleurée dans ce numéro, fera l'objet
d'un volume spécifique.
17
Albert Wohlstetter,
"Illusions of Distance", Foreign Affairs, avril 1968, p. 243.
Il est vrai qu’il précisait aussitôt que son raisonnement
s’appliquait en fait à la puissance maritime.
18
Cf Hervé Coutau-Bégarie,
"L'éternel retour du désarmement naval", Revue maritime, 1990-2.
19
Le cas coréen, dont
Georges Tan Eng Bok présente une dimension qui n’a nulle part ailleurs
d’équivalent à cette échelle, constitue un exemple particulièrement
remarquable. Cf Hervé Coutau-Bégarie, géostratégie du Pacifique,
Ifri-Economica, 1987, pp. 175-176.
20
Cf à propos des pays
d’Amériques latine, Hervé Coutau-Bégarie, Géostragie de
l’Atlantique Sud, PUF, 1985.
21
Décrit avec un grand
luxe de détails et d’informations dans Hugh Farington, Strategic
Geography. NATO, the Warsaw Pact and the Superpowers, Londres,
Routledge, 1989.