L’INDE
A-T-ELLE ENCORE LES MOYENS DE SES AMBITIONS ?
André LEWIN
L'Inde, on le dit
souvent, soit pour s'en réjouir, soit pour s'en inquiéter, manifeste
depuis longtemps des ambitions de puissance régionale, voire mondiale ;
elle met beaucoup de détermination à s'en donner les moyens, et ses
dirigeants se sont comportés en mainte occasion comme si elle les possédait
déjà. Que peut-on dire de cette volonté de puissance, au moment où la
grande démocratie indienne traverse, outre de grandes difficultés économiques
et financières exacerbées par la crise du Golfe, une réelle crise
politique et morale dont témoigne un regain de tensions intérieures que
l'assassinat de Rajiv Gandhi est venu encore tragiquement compliquer ?
Que peut-on en dire au moment où un nouveau gouvernement
"congressiste" reprend l'héritage légué par près d'un
demi-siècle dominé par la "dynastie Nehru" ?
Le sous-continent indien a été
fortement marqué par les principales invasions qu'il a subies au cours de
son histoire ; mais, comme aimait à le rappeler Rajiv Gandhi pour
expliquer la montée en puissance de la marine, le peuple indien et la
culture hindouiste ont toujours pu absorber et intégrer les envahisseurs
terrestres, alors qu'ils ont dû se battre contre les étrangers venus par
voie maritime, seule l'Angleterre ayant réussi, pour un long temps, à
conquérir un pays alors divisé et à y exercer une influence qui
perdure, colonisation qui reste pour les Indiens un sujet d'amertume pas
encore totalement surmonté.
Toujours prompte à dénoncer l'impérialisme
américain, le rôle néfaste des multinationales, le coût exorbitant des
technologies importées, la présence de troupes étrangères dans la région,
les "fausses valeurs" occidentales et le style "westernized" 1,
désarçonnée par la perestroïka et déçue par la disparition du camp
socialiste, affectée par la crise existentielle du non-alignement, agacée
par les festivals culturels étrangers, l'opinion indienne se veut
aujourd'hui imperméable aux influences étrangères et manifeste plus
ouvertement un isolationnisme croissant et une xénophobie latente.
Le parti du Congrès (dont on doit
rappeler qu'il fut fondé il y a plus d'un siècle par un Anglais) est par
tradition beaucoup plus tourné vers l'extérieur que les principales
autres formations politiques indiennes, les deux partis communistes exceptés ;
le Mahatma Gandhi le popularisa à travers le monde entier et commença
son combat émancipateur au sein de la communauté indienne d'Afrique du
Sud ; les principaux Premiers ministres que ce parti (et surtout la
famille Nehru) donnèrent à l'Inde eurent tous sur la scène
internationale une popularité et une audience indiscutables, qui contribuèrent
grandement au rôle que le pays pouvait jouer dans les affaires mondiales,
bien au delà du cercle régional. Il fallait la détermination des
membres de la famille Nehru pour forcer l'Inde à s'engager à ce point
dans les problèmes mondiaux, en jouant largement de cet autre aspect de
la psychologie populaire indienne, le sentiment de supériorité de leur
civilisation, et une forte tendance à se poser en donneurs de leçons.
Ainsi, sous Rajiv Gandhi au moins autant
qu'à l'époque de Jahawarlal Nehru ou d'Indira Gandhi, les dirigeants du
monde entier se sont-ils pressés à Delhi. Ils rendaient ainsi hommage
tout autant à la nouvelle puissance de l'Inde qu'au charisme et à la
sagesse de ses gouvernants. C'est qu'au simple mais longtemps efficace leadership
moral de ce pays au cours des trente premières années de l'indépendance,
Rajiv Gandhi a pu ajouter le poids d'une armée nombreuse et bien équipée,
d'une aviation moderne, d'une marine en pleine expansion, d'une capacité
scientifique, spatiale et nucléaire réelle, d'une expansion industrielle
remarquable. Il a pu ainsi jouer très habilement sur les deux tableaux,
associant une realpolitik de puissance sur le plan régional avec
un discours humaniste et idéaliste sur le plan mondial.
Lorsqu'à deux reprises (1977-1980,
1989-1991), les élections chassèrent le Congrès du pouvoir, l'Inde
cessa pratiquement d'élever la voix et de prendre des initiatives dans
les enceintes universelles et pratiqua sur le plan régional une politique
de bien meilleur voisinage, plus modérée mais aussi plus terne. Les deux
années de l'"après Rajiv Gandhi" en sont un exemple évident :
ses deux successeurs immédiats, V.P. Singh et Chandra Shekhar, avaient
peu voyagé, étaient totalement inconnus des leaders mondiaux, se sont
presque complètement désintéressés de la scène internationale, même
au moment de la crise du Golfe, et leurs ministres des affaires étrangères
ont calmé le jeu avec des voisins que la politique plus brutale de Rajiv
Gandhi avait antagonisés : Népal, Sri Lanka, Bangla-desh, (mais pas
avec le Pakistan). La personnalité paisible du septuagénaire Narasimha
Rao, le nouveau Premier ministre, longtemps ministre des affaires étrangères
de Rajiv Gandhi, laisse présager un intérêt maintenu et une relative
continuité de la politique extérieure, mais une présence moins
dynamique et une tendance moins impériale que par le passé.
Sans doute les éléments objectifs qui
donnent à l'Inde les chances d'une position particulière dans le monde,
n'ont-ils pas changé au cours des deux dernières années. Mais une série
de facteurs internes et externes les ont fortement affectés, et, si les
futurs dirigeants ont toujours le dessein d'apparaître comme une
puissance majeure capable d'influencer leur région et même le monde, les
moyens risquent de leur en être désormais, et pour une longue période,
beaucoup plus mesurés.
Les données sont bien connues ; il
n'est donc pas nécessaire d'y revenir longuement. La masse du pays, sa
population (844 millions, chiffre provisoire du recensement de 1991), sa
situation dans une zone stratégique vitale aux confins du Golfe et sur
les grandes routes maritimes de l'Orient, les relations parfois mauvaises,
souvent délicates et toujours ambiguës entretenues avec les grands comme
les petits voisins 2,
l'auto-suffisance alimentaire atteinte depuis deux décennies et maintenue
même en période de mauvaises moussons, une industrialisation qui a
atteint un rythme de 10 % l'an pendant les années Rajiv, une classe
moyenne relativement aisée qui dépasse maintenant 10 % de la
population, des cadres techniques et scientifiques de grande valeur qui
permettent à l'Inde de maîtriser
la plupart des technologies et de rechercher une relative autarcie, des
capacités aéronautiques, nucléaires et spatiales éprouvées, une
administration omni-présente, tatillonne, mais relativement efficiente,
une armée nombreuse, cohérente et moderne, un secteur public puissant et
plus efficace qu'on ne le croit, un secteur privé dynamique et en plein
essor, une gestion fort sage de la dette extérieure et un contrôle
effectif de l'inflation, ont pendant longtemps été des atouts positifs,
qui datent des dernières années d'Indira Gandhi, et plus encore des
trois ou quatre premières années du gouvernement de Rajiv.
Mais les deux dernières années ont
entamé ce capital. Aux troubles internes et aux facteurs de division 3
sont venus s'ajouter l'impact de la situation économique internationale,
le poids d'une dette qui dépasse les 70 milliards de dollars, le
ralentissement de la croissance, une inflation maintenant supérieure à
10 % l'an, et aussi les conséquences du conflit du Golfe. Ce dernier
a entraîné le rapatriement de plus de 150 000 Indiens qui
travaillaient en Irak et au Koweit, le tarissement des sommes importantes
qu'ils envoyaient en devises fortes vers l'Inde, la diminution des
exportations considérables que ce pays réalisait annuellement vers les
Etats du Golfe et une coûteuse réorientation des importations de
produits pétroliers : au total, le gouvernement de Delhi estime pour
l'année 1991 à 2,3 milliards de dollars les effets financiers de la
guerre. Un premier recours pour 1,8 milliard de dollars au Fonds Monétaire
International en janvier 1991, obtenu sans conditionnalité, devra sans
nul doute être suivi dans le courant de l'année d'un nouveau recours
plus important (probablement de l'ordre de 4 milliards), qui obligera le
gouvernement à opérer des coupes importantes dans le budget, notamment
sur les subventions agricoles, ce qui limitera d'autant les moyens de la défense
et d'une politique ambitieuse.
Les cinq années du gouvernement Rajiv
Gandhi ont été marquées par un net accroissement de l'effort militaire
qui s'est traduit par un quasi-doublement du budget militaire : de 76
milliards de roupies en 1985/1986, ce dernier est passé à 130 milliards
en 1989/1990. Bien que les trois armées en aient bénéficié, la montée
en puissance a été plus apparente pour la marine et pour l'armée de
l'air.
De 1985 à 1989, la marine indienne est
passée du 10e au 6e rang mondial. Son tonnage a doublé : 98 000
tonnes en 1986, 185 000 tonnes en 1990. Ses effectifs atteignent
officiellement 47 000 hommes, mais sont probablement de 55 000
en réalité. Ce développement exceptionnel obéit à un double objectif,
défini déjà par Indira Gandhi et confirmé par son fils : faire de
la marine indienne la première flotte régionale ; lui donner les
moyens d'intervenir dans l'ensemble de l'océan indien et d'en contrôler
les diverses voies maritimes 4. C'est
donc par excellence un moyen d'établir des zones d'influence plus
lointaines et plus ambitieuses, car personne ne croit sérieusement qu'il
ne s'agit pour la marine indienne, comme le dit la doctrine officielle,
que de protéger le littoral du pays et les forages pétroliers off shore 5.
Des pays de la zone, Singapour, Indonésie, Australie même, ne cachent
pas leur inquiétude devant ce développement.
L'armée de l'air indienne a acquis en
quelques années un niveau qualitatif qui la place désormais parmi les
premières du monde et étend considérablement son rayon d'action. Les
chiffres globaux ne traduisent pas le réel effort de l'Inde en ce domaine :
les effectifs ne se sont accrus que de 2 000 hommes, passant à 115 000
hommes ; le nombre total d'avions de combat a légèrement diminué,
passant de 850 environ à 800. L'essentiel des progrès enregistrés échappe
en effet à l'examen des données quantitatives, car il s'agit du passage
d'une aviation disposant surtout d'anciens matériels soviétiques à une
force aérienne moderne dotée d'équipements sophistiqués d'origine
diverse.
Durant la période considérée, l'Inde a
acquis 2 escadrons de Mirage 2 000 (49 appareils), 2 escadrons
de MIG 29 (48 appareils) , une centaine de MIG 27
(construits en Inde à l'usine de Nasik), 12 avions transports de troupes IL
76, 25 hélicoptères MI 25 et 20 MI 26 ;
par ailleurs, plusieurs programmes ont été mis en œuvre, sous
l'impulsion du très dynamique et ambitieux conseiller scientifique du
ministre de la défense, le Dr. Arunachalam : la production de Jaguar
(116 unités), initialement limitée au seul montage, est aujourd'hui réalisée
à partir de pièces entièrement fabriquées en Inde ; le projet LCA
(Light Combat Aircraft-avion de combat léger), pour la conception
duquel Dassault a été choisi, doit donner à l'Inde la capacité de
construire les appareils les plus modernes, bien que les délais s'avèrent
plus longs que prévu ; le réseau ADGES de défense aérienne a été
considérablement renforcé.
Quant à l'armée de terre,
proportionnellement la plus importante par son budget comme par ses
effectifs, l'effort indien a davantage porté sur la modernisation que sur
l'accroissement numérique.
Pour la période considérée, 2
divisions (l'une d'infanterie, l'autre de montagne), ainsi que 2 nouveaux
corps d'armée, ont été créés. Les effectifs se sont accrus en cinq
ans de 100 000 hommes, atteignant 1 200 000 hommes en 1990.
Ce dernier chiffre n'inclut cependant pas les forces para-militaires
(garde-côtes, force de sécurité des frontières, supplétifs, etc.),
qui relèvent soit du ministère de
la défense, soit de celui de l'intérieur, soit même de celui des
finances, et comptent 900 000 hommes environ, auxquels vient encore
s'ajouter un corps de vétérans de plusieurs milliers de membres créé
en 1990 à la suite des graves troubles intérieurs.
S'agissant des équipements, les
programmes amorcés à l'époque d'Indira Gandhi ont été poursuivis :
modernisation des chars T 55, production des chars Vijayanta
(1 700 unités), construction sous licence de chars T 72,
production de transports de troupes BMP 1 (700 unités) et
lancement des BMP 2, essais du char "indigène" Arjun,
mise au point d'un missile antichars, achat de 400 canons auto-tractés de
155 mm à l'entreprise suédoise Bofors et ultérieure production indigène
d'unités de ce type... D'une manière générale, la dépendance vis-à-vis
des matériels et des munitions soviétiques, tout en restant importante,
tend à diminuer.
Quant à la capacité nucléaire
militaire, tout indique que le pays a poursuivi les recherches théoriques
et les efforts technologiques qui lui permettraient de se doter
rapidement, en cas de nécessité, des vecteurs (missiles Pritvi et
Agni) comme de l'arme elle-même. Au début de 1991, après le déclenchement
de la guerre du Golfe, l'ancien chef d'Etat-Major de l'armée, le général
Sundarji, s'est publiquement prononcé en faveur de l'arme nucléaire
indienne. Rajiv Gandhi et le Congrès en avaient fait de même, cependant
que le parti intégriste hindou, le BJP, justifiait même l'arme nucléaire
par des références aux mythes des livres sacrés de l'hindouisme.
Les forces armées indiennes sont fort
populaires et le statut social des militaires, notamment des officiers,
est élevé. Aussi les gouvernements indiens successifs ont-ils toujours
tenu à les ménager d'autant que l'armée a parfaitement joué le jeu démocratique
et n'a jamais fait peser l'ombre d'une menace sur les institutions ou sur
le pouvoir politique.
De ce point de vue, Rajiv Gandhi a dû
cependant faire face à un réel malaise, qui, pour rester limité à
certains cercles, n'en affleure pas moins parfois lors de prises de
position émanant de chefs militaires à la retraite.
Les causes en sont multiples et complexes :
après plusieurs années d'accroissement, le budget militaire a été l'un
des seuls à avoir subi, en 1988, un coup d'arrêt dû à la nécessité
de financer des mesures populistes et électoralistes ; la nomination
successive au poste capital de secrétaire général du ministère de la défense
de deux fonctionnaires civils sans expérience préalable des questions de
défense a été fortement critiquée par la hiérarchie ; une
controverse prolongée porte sur la restructuration du haut-commandement
qui subordonnerait les trois chefs d'état-major jusqu'ici autonomes à un
chef d'état-major interarmés ; l'utilisation répétée de l'armée
pour des opérations de police et de maintien de l'ordre intérieur
provoque des réserves de la part des militaires qui craignent de se
couper d'une partie de la population (interventions au Temple d'or
d'Amritsar et au Penjab en particulier) ; l'opération au Sri-Lanka,
sous le couvert du maintien de la paix et à l'appel d'un
"gouvernement ami", a provoqué des pertes sérieuses (plus de 1 000
morts), avait des impératifs contradictoires et des objectifs mal précisés,
et a été mal perçue par le commandement comme par les hommes, qui ont
ressenti le "syndrome du Vietnam de l'Inde" ; enfin, le
fait que la plupart des scandales qui ont secoué le pays dans les années
1987-1989, soient nés à l'occasion de contrats militaires (canons
Bofors, sous-marins allemands, hélicoptères anglais, revolvers tchécoslo-vaques),
choque une armée habituée depuis l'époque anglaise à une éthique
rigoureuse.
Aussi ne s'est-on guère étonné de voir
l'un des militaires les plus flamboyants et les plus estimés, le général
Sundarji, ancien chef d'état-major de l'armée de terre, l'un des
artisans du "nettoyage" du Temple d'or, l'organisateur des plus
grandes manœuvres à la frontière du Pakistan, l'homme qui fit pencher
la balance en faveur du canon suédois au détriment du canon français
jusque là favori, sortir de sa réserve après une année de retraite,
pour donner des interviews spectaculaires très dures pour Rajiv Gandhi.
Sur le plan de la politique extérieure,
Rajiv Gandhi avait su profiter de l'audience internationale que lui confère
la tradition familiale et imprimer à l'action de l'Inde une marque
personnelle.
A l'échelle régionale, l'Inde a alors
accentué sa politique d'influence et d'intransigeance. Alors qu'au début
de son mandat, Rajiv Gandhi se proposait de développer des relations de
confiance avec ses voisins, force est de constater, au terme de cinq ans,
que Delhi passait plus que jamais pour le "gendarme du
continent" et semblait envisager avec détermination d'étendre son
contrôle à l'ensemble de l'océan indien. Les Premiers ministres V.P.
Singh 6 et Chandra Shekhar 7
assistés de ministres des affaires extérieures au tempérament souple et
au caractère amène8, ont contribué pour
leur part à calmer le jeu régional, à rassurer les voisins et à rétablir,
en ce qui concerne le Népal et le Bengla-desh, des situations plus
normales.
Avec le Pakistan, l'Inde a continué
d'entretenir des relations structurellement tendues, malgré une amélioration
notable mais précaire, due à l'arrivée aux affaires de Benazir Bhutto,
et à son attitude assez ouverte vis-à-vis de Delhi. Cette embellie a
culminé avec la rencontre entre les deux jeunes chefs de gouvernement en
marge du sommet du SAARC en décembre 1988. Mais la sympathie visible
qu'ils se portaient n'a pas suffi à détendre durablement des rapports
que certains groupes de pression (militaires, bureaucratie,
fondamentalistes des deux bords) surveillent de près et sur lesquels pèsent
quelques différends et méfiances traditionnels : dossier nucléaire,
revendications territoriales sur le Cachemire et sur le glacier du
Siachen, accusations mutuelles d'ingérence dans les affaires intérieures,
appui politique et opérationnel aux autonomistes cachemiris, Sikhs ou
sindhis, tendance des intégristes hindous à considérer la communauté
musulmane de l'Inde comme une "cinquième colonne" potentielle
et l'Islam comme une "religion importée", etc. En outre, les
dirigeants indiens doutaient de la capacité de Benazir Bhutto à résister
longtemps à l'influence des militaires, des services secrets et des
milieux islamistes, partisans du refus de toute concession à l'égard de
Delhi, et les événements de l'été 1990 leur ont donné raison. Le
nouveau Premier ministre du Pakistan et Chandra Shekhar n'eurent guère le
temps d'approfondir les bonnes relations personnelles instaurées lors du
sommet du SAARC de Malé. En attendant, les rencontres régulières entre
secrétaires généraux des ministères des affaires extérieures, de
l'intérieur et de la défense, ont permis malgré tout de faire des progrès
partiels sur certains dossiers : circulation des personnes, contrôle
conjoint des zones frontières, établissement d'un "téléphone
rouge", ratification de l'accord sur la non agression réciproque des
installations nucléaires et établissement de la liste des "points
sensibles", etc.
Bien que l'intérêt stratégique du
Pakistan ait diminué depuis la fin de l'intervention directe de l'URSS en
Afghanistan et que l'aide américaine à ce pays soit désormais plus
modeste et mieux contrôlée, la méfiance traditionnelle des dirigeants
indiens reste vive vis-à-vis d'Islamabad. La nucléarisation progressive
de la région est à cet égard inquiétante et New Delhi considère avec
une extrême réticence les projets français et chinois de vente de
centrales nucléaires au Pakistan. Il faudrait sans nul doute de fortes
pressions internationales pour imposer aux deux pays des mesures réelles
de dénucléarisation, un règlement définitif de l'affaire du Cachemire
et une véritable détente dans leurs relations.
L'intransigeance a longtemps prévalu
avec les autres voisins du sous-continent. Ainsi, les vieilles querelles
sur le partage des eaux du Gange, sur l'éventuelle instauration d'un
"droit de transit" en faveur de l'Inde à travers le territoire
du Bengla-Desh et sur l'immigration illégale des ressortissants (surtout
non-musulmans), ont continué à entretenir le climat endémique de
tension entre Delhi et Dacca. En outre, malgré la mobilisation
internationale sur le problème des inondations, l'Inde a continué à y
voir une question essentiellement bilatérale, relevant des seules négociations
entre les deux pays ; c'est dire que l'initiative française inspirée
par Jacques Attali a suscité au départ une forte dose de méfiance de la
part de Delhi. Le gouvernement de V.P. Singh a pu normaliser les relations
avec le Bengla-Desh. Il est probable que les nouveaux dirigeants récemment
installés à Dacca comme à Delhi ne souhaiteront pas remettre en cause
le climat détendu ainsi créé.
S'agissant du Népal, les Indiens avaient
finalement opté pour l'épreuve de force en saisissant, au mois de mars
1989, le prétexte de la venue à expiration des traités bilatéraux de
commerce et de transit pour imposer un quasi-blocus du royaume. Le
ressentiment de Delhi trouvait pour l'essentiel son origine dans la volonté
népalaise de s'émanciper de la tutelle indienne, principalement en matière
de politique extérieure (projet de Katmandou d'instaurer le "Népal,
zone de paix", restrictions imposées à tous les étrangers - y
compris les nombreux Indiens établis dans le pays - en ce qui concerne
les permis de travail et le droit de propriété, renforcement des
relations sino-népalaises notamment dans le domaine militaire). C'est
Chandra Shekar, originaire des confins indo-népalais et ami personnel du
Premier ministre népalais, qui a pu rétablir le climat de confiance et
de coopération entre les deux pays. Là encore, il est vraisemblable que
les dirigeants de Delhi et de Katmandou chercheront à profiter de cette
stabilisation.
Les relations avec le petit royaume
himalayien du Bhoutan, fortement lié à Delhi par un ancien traité, et
qui ne peut de ce fait et en raison de sa situation enclavée, se
permettre d'indisposer Delhi, n'ont pas connu de difficultés, mais
portent en germe les mêmes problèmes qu'avec le Népal. Les Indiens
suivent avec attention les négociations frontalières menées par le
gouvernement bhoutanais avec la Chine, car, bien que Pékin et Timphu
n'entretiennent pas de relations diplomatiques, les modalités de règlement
de cette question pourraient servir de précédent à celui du contentieux
sino-indien sur les frontières. Depuis quelques mois, une certaine
tension, limitée mais perceptible, est née entre les deux Etats du fait
de la présence et des activités, dans l'Etat indien du Bengale
occidental, de réfugiés d'origine népalaise, ayant quitté le pays à
la suite des mesures de "bhoutanisation" linguistique et
culturelle décidées par le jeune roi du Bhoutan.
C'est finalement avec la Chine, seul
voisin avec le Pakistan qui soit entré avec l'Inde dans des conflits armés,
que la novation introduite par Rajiv Gandhi est la plus notable, et sans
doute la plus durable. On disait beaucoup à Delhi que c'est contre l'avis
de la plupart de ses conseillers (le ministre des affaires extérieures,
l'actuel Premier ministre Narasimha Rao ; le secrétaire d'Etat
Natwar Singh ; son conseiller diplomatique Ronen Sen), et en dépit
d'une presse plutôt critique, qu'il aurait pris la décision, en décembre
1988, de se rendre à Pékin afin de tenter de normaliser les relations
sino-indiennes, alors qu'il paraissait établi que celles-ci ne pourraient
évoluer tant que la Chine n'aurait pas restitué les territoires occupés
par elle aux confins himalayens. Bien entendu, le changement intervenu
dans les relations sino-soviétiques et le discours de Vladivostok n'étaient
pas étrangers à la nouvelle politique voulue par Rajiv Gandhi, et que
ses successeurs n'ont pas remise en cause. Les résultats de ce
rapprochement ne sont pas spectaculaires, mais ils sont réels : création
de postes consulaires, établissement de liaisons aériennes, visites régulières
de délégations ministérielles ou de responsables de partis,
intensification des échanges commerciaux et réouverture de points de
trafic frontalier, reprise de la coopération scientifique et des échanges
culturels, etc. Pour ce qui est des frontières, une commission mixte doit
déterminer des principes de règlement avant de passer à l'étude sur le
terrain. En revanche, la Chine n'a rien obtenu en ce qui concerne l'asile
accordé dans plusieurs régions de l'Inde (Arunachal Pradesh, Sikkim,
Bengale Occidental, Karnataka) aux nombreux réfugiés tibétains et en
particulier au Dalai Lama. Le maintien de relations étroites entre Pékin
et Islamabad n'a pas empêché la poursuite du processus de normalisation,
dont il est probable qu'il se poursuivra.
Le SAARC, dont la création en décembre
1985 avait suscité parmi les pays voisins l'espoir d'un accroissement des
échanges économiques intra-régionaux et d'une coopération accrue,
semble avoir été relégué au second plan des préoccupations indiennes.
Quant aux autres partenaires, ils craignent de voir l'Inde, son principal
membre, s'en servir comme d'un levier supplémentaire pour asseoir son rôle
régional et jugent que le bilan de cette institution est encore bien
modeste. Les tentatives de l'Inde d'y faire admettre l'Afghanistan ou la
Birmanie n'ont jusqu'ici pas abouti.
Par ailleurs, au-delà de ses voisins
insulaires immédiats (Sri Lanka, Maldives), l'Inde mène depuis plusieurs
années une politique de présence dans les îles de l'océan indien
(Maurice, Madagascar, Seychelles, Réunion...), ainsi que dans les Etats
anglophones et les riverains de l'Afrique australe, visant à lui assurer
à terme une aire d'influence privilégiée appuyée notamment sur la présence
de communautés indiennes et sur la puissance navale dont elle se dote
actuellement. Dans le Pacifique, le différend avec Fiji s'inscrit dans
la même stratégie. Ailleurs, dans les Caraïbes ou en Amérique latine,
la présence de colonies d'origine indienne est aujourd'hui utilisée pour
une affirmation d'abord culturelle et religieuse, mais qui peut facilement
s'infléchir dans un sens politique.
De même qu'il existe depuis quelques années
une attitude habile vis-à-vis des NRI (Non Resident Indians), dont
les compétences technologiques et les ressources financières sont désormais
mobilisées chaque fois que possible, le gouvernement met progressivement
en oeuvre une politique tendant à se servir des communautés indiennes à
l'extérieur, ne serait-ce que pour tenter d'y calmer l'agitation
entretenue par les puissants groupes organisés de Sikhs ou de Cachemiris
indépendantistes. Des conférences régulières de NRI se tiennent désormais
à Delhi.
Au moment où se met en place le
gouvernement congressiste de Narasimha Rao, on peut donc dire que l'Inde
dispose effectivement des instruments qui lui ont permis de mener pendant
des années une politique active de présence et d'influence régionale,
mais que leur accroissement est désormais limité par les problèmes
politiques et financiers du pays, cependant que le message moral de
non-violence et de coopération que l'Inde voulait lancer à la communauté
internationale se trouve contrarié, pour le moins, sinon même annihilé,
par les affrontements internes que connaît la plus grande démocratie du
monde.
Mais l'Inde a déjà traversé dans le
passé de grandes épreuves et les a finalement surmontées. Aussi faut-il
voir dans la difficile période actuelle plutôt un répit dans ses
ambitions qu'une renonciation définitive. Le fait qu'elle continue à préconiser
une modification de la composition et du fonctionnement du Conseil de sécurité
des Nations Unies, dont elle se verrait bien membre permanent, montre que
la diplomatie indienne reste persuadée qu'à l'avenir, ces ambitions
pourraient se trouver satisfaites.
________
Notes:
1
Etiquette que ses
adversaires et la presse ont collée à Rajiv Gandhi et qui explique pour
une large part son échec aux élections de 1989.
2
Pakistan, Chine,
Bangladesh, Népal, Bhoutan, Birmanie, Sri Lanka, Maldives.
3
Les religions (700
millions de Hindous, 100 millions de Musulmans, plus de 15 millions de
Sikhs et autant de Chrétiens) et les violences nées de la montée de
l'intégrisme hindou, les mouvements séparatistes au Penjab, au
Cachemire, en Assam, les multiples langues et la querelle autour du
maintien de l'anglais et du rôle du hindi, les disparités régionales
considérables (entre les relativement prospères Penjab, Gujarat ou
Maharashtra et les pauvres Orissa ou Bihar), le problème des castes
maladroitement ravivé par les mesures de quotas systématiques en faveur
des plus défavorisés proposées par V.P. Singh...
4
Je n'en dirai pas plus
sur ce sujet, le n° 48 de Stratégique comportant sur ce sujet une
étude approfondie de Jean-Alphonse Bernard : “L'Inde, puissance navale
?” Le seul élément nouveau intervenu depuis est la restitution à
l'URSS du sous-marin nucléaire, sans doute pour des raisons financières.
5
N'oublions pas non plus
que l'Inde compte parmi les rares “pays pionniers” définis par la
Convention des Nations Unies sur le droit de la mer.
6
Qui n'a effectué que
quatre brefs voyages à l'étranger : la Namibie pour son indépendance,
Kuala-lumpur pour une réunion du Commonwealth, les Maldives pour une
visite d'Etat de 4 jours (!) et l'Union soviétique, pour un voyage considéré
par les deux parties comme peu chaleureux et réussi.
7
Qui ne s'est rendu qu'au
sommet du SAARC aux Maldives, et au Népal.
8
I.K. Gujral pour V.P.
Singh, et, pour Chandra Shekhar,V.C. Shukla, mais l'élection de ce
dernier fut rapidement invalidée ce qui gêna considérablement son
action, au point qu'il dut finalement démissionner.