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Le fameux concept stratégique de noyau central est déjà bien présent et vivant chez Durando, même s’il est exprimé dans des formes et des modalités diverses ; ce concept le Heartland de Mackinder, est encore valable malgré les changements techniques et géographiques pour contenir l’expansion russe5. D’après Durando, la formation des nations est un concept dynamique.
Une telle expansion s’est toujours produite en tenant compte du milieu naturel : obstacles que présentent les chaînes de montagne ou facilités qu’offrent les vallées des fleuves. En conséquence, la formation des nations est un événement naturel remontant à l’aube des civilisations. Pour mieux préciser ce concept, Durando suppose que le massif du Saint-Gothard en Suisse pourrait être "le centre proto-stratégique de l’Europe" tout comme le Caucase serait le centre proto-stratégique du monde. Trois grands fleuves, naissant dans le Saint-Gothard, coulent vers la mer ; le Tessin vers l’Adriatique à travers l’Italie, le Rhône vers la Méditerranée à travers la France, et le Rhin vers la mer du Nord à travers l’Allemagne. Les trois nations italienne, française et allemande seraient précisément nées d’une unique famille primitive qui, divisée en trois branches, a parcouru jusqu’à la mer les trois vallées du Tessin, du Rhône et du Rhin, donnant naissance à trois nations distinctes de caractères différents dus à divers milieux. Le Caucase est le pendant du Saint-Gothard à l’échelle mondiale. De fait, selon Durando, la Caspienne serait la voie naturelle qui, du Caucase, mène au centre de l’Asie, la mer Noire vers l’Europe, tout comme l’Euphrate vers l’Afrique. Pour que la terre ait pu être peuplée,
Dans les migrations des peuples, on a observé une sorte de mouvement de flux et de reflux qui est à l’origine des caractères distinctifs de toute nation. L’homme primitif s’est tourné d’abord vers les lieux où il pouvait plus facilement survivre ; par la suite, une fois civilisé, il s’est de nouveau affronté à ces obstacles naturels dont à l’origine il s’était écarté. Mais, avant qu’il soit capable de dominer ces obstacles naturels, de nombreux siècles s’écoulèrent au cours desquels, le climat, la nourriture et d’autres conditions particulières ont apporté aux groupements de la société "une couleur que j’appellerais presque locale" laquelle par la suite a donné lieu :
Ainsi, la diversité des climats et des formes de vie familiale et de vie en société
Les frontières naturelles d’un pays sont aussi un concept fondamental : elle masquent les limites naturelles et légitimes qui sont parfaitement précisées et définies sur le terrain déterminant l’expansion de chacune des nations ; si cependant ces limites sont franchies, cette action est anti-stratégique et n’est en aucune façon justifiable :
Une telle affirmation exclut une quelconque dichotomie entre l’expansion démographique et militaire et aussi entre géopolitique et géostratégie et, plus généralement, entre politique et stratégie :
En fait, si à la "stratégie instinctive" suggérée presque exclusivement par le caractère du terrain, s’est plus tard substituée la "stratégie scientifique" (c’est-à-dire celle qui est non seulement pratiquée, mais aussi étudiée et théorisée, et qui tient compte des moyens modernes de lutte, ainsi que des altérations que l’homme peut faire subir à la nature), les conditions géostratégiques de base restent cependant immuables. Pour Durando, l’impact des moyens modernes de communication (chemins de fer, navires à vapeur) et des progrès techniques sur les facteurs de différenciation (et par conséquent de diversités et de contrastes) dus au contexte naturel, est bien moindre qu’il n’apparaît, même s’il considère les chemins de fer comme un puissant facteur rassembleur, particulièrement pour l’unité italienne. Quand "deux peuples ou races" s’affrontent au "même point, qui est l’objectif d’opérations ou d’expansion, celui qui, du point de vue géostratégique, occupe des positions dominantes possède la supériorité". Par la suite, ce dernier cherchera à renforcer son hégémonie par des moyens artificiels (routes, ouvrages d’art, fortifications) qui s’ajouteront aux avantages naturels des positions qu’il occupe. Si le peuple qui est en passe d’être vaincu, tentait de s’attaquer à ces positions, il se verrait plusieurs fois repoussé et en définitive, une fois vaincu , finirait par former avec les vainqueurs une seule grande nation. En somme, la géographie favorise la fusion des diverses ethnies au point de finalement donner naissance à une unique nation en fixant ses frontières naturelles. Pour cette raison, les nations "se développent en général dans un sens stratégique" et "le noyau d’une nation", établi depuis les temps anciens en "un point favorable aux actions offensives et défensives" (point qui, en termes actuels de géopolitique, pourrait s’appeler zone-pivot à égalité de courage, aura toujours le dessus sur "toutes les autres races voisines occupant une position géographique inférieure". Si "un peuple" se rend maître du lieu le plus adapté pour faciliter la fusion en une seule nation des peuples environnants et néanmoins, renonce à le faire, l’unification qui pourrait être tentée avec leurs propres moyens par les peuples environnants contre la volonté du peuple dominant, s’avérerait impossible, ou du moins, très difficile11. Celui qui occupe une position dominante et qui partant de cette position va vers le bas, est toujours vainqueur. Ceci amène Durando à sous-évaluer l’influence d’un facteur géopolitique et géostratégique essentiel comme la mer, dans une vision strictement continentaliste ; celui qui domine la terre prévaut et non celui qui a la maîtrise de la mer :
De ces prémisses générales nous déduisons la définition théorique de la géostratégie et les éléments qui la différencient de la simple stratégie :
Pour comprendre pleinement ce que signifient ces mots, il est nécessaire d’avoir présent à l’esprit qu’à l’époque de Durando, la stratégie était encore exclusivement terrestre ; selon les théories de Jomini et de l’archiduc Charles prédominantes en France, en Italie et en Autriche elle n’était pas un art, mais une science "quasi exacte" et relevait de l’étude, du projet et des plans plus que de l’action ; elle reposait sur les sciences géographiques et statistiques qui renseignent sur le pays ennemi. Dans la vision jominienne, laquelle, à tort, a cru avoir été l’héritière du secret des victoires napoléoniennes, le chef de guerre, par l’étude des cartes géographiques et des données statistiques du pays de l’adversaire, détermine les points d’importance décisive du théâtre d’opérations, sur lesquels on concentrera, dans le plus bref délai, l’ensemble des forces pour vaincre l’adversaire dans une bataille où se jouera l’issue de la guerre. De tels points sont considérés par l’école jominienne comme étant d’une importance constante voire immuable ; c’est cette quintessence de la stratégie qui la rapproche de la science ; la tactique, au contraire, toujours selon l’école jominienne, s’apparente plus à un art et consiste à décider d’un dispositif des forces de manière qu’à leur tour, elles puissent converger vers le point du théâtre des opérations où se jouera le sort de la guerre, point indiqué par la position de l’adversaire et/ou par la partie la plus faible de son dispositif (au contraire, Clausewitz pense que la stratégie est plus un art qu’une science et qu’à l’inverse, la tactique se rapproche de cette dernière). on peut alors affirmer que l’école jominienne à laquelle Durando adhère, au moins dans ses grandes lignes, entend en fait par stratégie la "géostratégie" parce qu’elle veut la concevoir comme une vraie science en soi (et non comme une action) dans laquelle les facteurs géographiques ont, non seulement un grande importance, mais sont considérés comme un fondement immuable de la stratégie elle-même. Elle va jusqu’à sous-entendre qu’eux seuls régiront le plan de guerre et les mouvements et les opérations pour l’exécuter, ayant présent à l’esprit que, quand on passe à l’action, on entre dans le domaine de la tactique. En conséquence, ce que Durando appelle "géostratégie" possède plutôt une signification analogue à celle qu’aujourd’hui on attribue au vocable "géopolitique", compris comme une science qui étudie et démontre l’influence déterminante des données et des facteurs macrogéographiques et de caractère historique sur l’expansion économique et politique des peuples, qui se manifestent selon des voies et avec des lois constantes ainsi que par des principes prédéterminés. Ainsi, l’actuelle géostratégie fait entrer dans le projet même de la géopolitiques des facteurs spécifiques de caractère militaire et fixe les grandes lignes de l’emploi des forces. on constate que, tant dans le concept de Durando que dans l’actuel, la géostratégie demeure liée à l’école de Jomini, qu’en 1912, le commandant Mordacq a qualifiée d’école des doctrinaires, tendant à concevoir la stratégie comme une science plus que comme un art ou une action14. L’école des idéologues spiritualistes s’élevant contre Clausewitz, l’ennemi historique de Jomini, laisse bien peu de place à la géostratégie, pour la simple raison qu’elle ne croit pas aux victoires en chambre, ni à la constante pesanteur des facteurs qui influencent la stratégie. Il faudrait à ce propos rappeler qu’au cinquième livre (chap. XV à XVIII), de son ouvrage De la guerre, Clausewitz étudie l’influence du terrain sur les opérations stratégiques et considère aussi les avantages des positions dominantes pour ensuite refuser toute tentative de considérer comme décisive cette influence comme le voudraient les tenants d’idées comme celles de Durando, lesquelles probablement avaient déjà fait le tour de l’Europe. Concrètement, Clausewitz admet que l’occupation de positions élevées peut avoir des effets avantageux et devenir réellement un moyen de domination de caractère stratégique,
Bien différente est la position de Durando selon qui, au-delà de la prééminence des éléments spirituels, a priori non quantifiables, du culte éventuel de l’action et du refus des dogmes de Clausewitz toujours prédominants dans le domaine géostratégique et stratégique, finit toujours par prévaloir - au moins à la longue et dans une plus large prospective historique - celui qui est en possession de la "clé du pays", élément tellement méprisé par Clausewitz, clé que Durando appelle "point central protostratégique". Ces idées tendant à tirer de la géostratégie et de l’histoire, les lois que Clausewitz méprise, sont appliquées à l’Italie par Durando et proviennent de trois réflexions fondamentales : a) le Congrès de Vienne en 1815, définissant un ordre dans l’Europe postnapoléonienne, a décrété que l’Italie aurait une organisation artificielle et par conséquent transitoire, précisément parce qu’elle ne tient aucun compte des enseignements de la géostratégie ; b) dans le cas de la France et de l’Espagne, le processus d’unification, terminé depuis longtemps, a été favorisé par l’existence d’un "point protostratégique central", d’où l’ethnie dominante a peu à peu assujetti les autres ethnies, donnant ainsi naissance à une nation homogène ; c) au contraire, l’unité italienne a toujours été contrariée par le caractère polycentrique de sa géographie où fait défaut ce que plus tard Mackinder appellera "zone-pivot", "région-pivot". Pour Durando, les obstacles historiques à l’unité italienne ont toujours été de deux sortes :, l’un, de caractère plus proprement géostratégique : la présence de la chaîne des Apennins laquelle, séparée de la plaine du Pô, a, à son tour, divisé la péninsule italienne en deux versants où coulent de nombreuses rivières ; l’autre, de caractère plutôt géopolitique et historique que représente le siège de la Papauté à Rome, laquelle a sa propre stratégie de nature profondément cosmopolite (donc agissant contre l’unification), définie par Durando comme étant une "théostratégie" ou "stratégie surnaturelle", parce qu’elle a pour fondement des éléments de caractère religieux par ailleurs mêlés à des intérêts temporels. La situation géographique de la péninsule est caractérisée par trois "grands systèmes stratégiques" : les Alpes, les Apennins et la vallée du Pô qui ont des caractères dissemblables et constituent, par conséquent, des facteurs de séparation et de discontinuité. Les Alpes, représentant pourtant une limite naturelle presque parfaite, ne jouent que partiellement cette fonction parce que seul leur versant méridional est italien. Les deux autres systèmes : le Pô et ses affluents, qui ont donné naissance à la plaine de Lombardie, et les Apennins, à l’origine des autres régions de la péninsule, déterminèrent les caractéristiques géostratégiques de l’Italie, mais avec des caractères géographiques dissemblables faisant de ces régions, presque "des adversaires et des rivales", sans qu’on trouve un point de continuité vraiment significatif. Toujours selon Durando, le massif du mont Falterona aurait pu être considéré comme étant le "point protostratégique" de la péninsule parce qu’il est le lieu où l’Apennin et la plaine du Pô sont en contact ; cela ne s’est pas produit pour deux raisons, l’une de caractère géostratégique et l’autre de caractère géopolitique. En premier lieu, le Falterona ne domine pas toutes les vallées et les principales plaines de la péninsule, mais seulement les vallées de l’Arno et du Tibre ainsi que la rive droite du Pô et les Romagnes. En second lieu, il se trouve que la Papauté détient la région correspondant à l’ancien exarchat byzantin de Ravenne, "le seul centre géostratégique qui aurait pu être le noyau générateur de notre unification". Mais, selon Durando, la Papauté conformément aux exigences de sa politique cosmopolite, non seulement n’a pas pu ou voulu se faire le promoteur de l’unité italienne, mais au contraire, s’est efforcée
Ces constatations conduisent Durando à favoriser le choix d’une solution modérée et "graduelle" du problème de l’unité nationale, basée sur la réduction au minimum du pouvoir temporel des Papes et sur l’alliance des deux grands états, celui de Naples et celui du Piémont, correspondant aux deux principaux ensembles géographiques et militaires les plus puissants. En outre, ce sont des régions géographiques faites pour une guerre défensive permettant d’éviter l’affrontement avec les forces autrichiennes dans le quadrilatère lombardo-vénitien, où leur position est plus solide ; en revanche, on doit organiser la défense à l’ouest du Tessin (avec les forces piémontaises) et sur le nord de l’Apennin (avec les forces napolitaines). Le concept stratégique et géostratégique de Durando ne néglige ni l’appui des forces navales, ni celui des armées populaires, tout au contraire, et on pourrait adopter la formule "défensive sur terre et offensive sur mer", grâce à la supériorité des deux flottes combinées piémontaise et napolitaine sur la marine autrichienne. En oubliant subitement ses théories sur la diversité des différentes populations italiennes (et par conséquent, entre les diverses forces armées, entre les divers règlements généraux et entre les états-majors), il affirme qu’il suffirait que les princes octroient des libertés constitutionnelles pour provoquer chez les Italiens un ralliement enthousiaste, ainsi qu’un appoint financier à la préparation de la guerre contre l’Autriche qui ne manquerait pas d’éclater. De cette manière, s’évanouiraient, comme par enchantement les disparités et les divisions internes ainsi que l’esprit de clocher dus à la géographie facteurs qui ont provoqué, au cours de l’histoire, de continuelles intervention étrangères dans les affaires italiennes et alimenté, chez les Italiens, leur traditionnelle désaffection pour les armes et les forces armées, dans lesquelles, Durando voit justement "le puissant ressort du nationalisme grâce auquel on maintient le courage et la dignité d’un peuple" 17. A propos du contexte international dans lequel la guerre contre l’Autriche aurait lieu, Durando se montre plutôt optimiste, mais en sens contraire. Si dans les rapports qu’ils ont entre eux, les Italiens devraient rapidement et spontanément oublier, sans que de fortes incitations soient nécessaires, les divisions, les jalousies, les disparités historiques entre les États, dues à l’influence de la géographie, dans le monde international, les États ne devraient pas être dominés (en ce qui concerne l’Italie) par des sentiments, des passions, des égoïsmes, des intérêts contingents, des méfiances, des rivalités, mais devraient adopter des comportements strictement conformes à la géopolitique, c’est-à-dire, suivre, en cette circonstance, les lois de la géographie. En fait : a) l’unité italienne repousserait l’Autriche au-delà de la frontière des Alpes et la contraindrait à emprunter ses axes naturels d’expansion vers le delta du Danube, renforçant ainsi son rôle d’état-tampon face à l’expansion toujours à craindre de la Russie vers l’occident. b) l’unification de l’Italie contribuerait à résoudre la question d’orient, en incitant l’Autriche à chercher des compensations à la perte des provinces italiennes dans le démembrement de l’empire ottoman, tandis que la France et l’Angleterre ne devraient plus voir dans cet empire un rempart contre l’expansion russe vers l’orient, donnant ce rôle à l’Autriche elle-même. c) en France et en Angleterre, on ne devrait pas avoir de motifs pour redouter l’unité italienne, soit parce que, on l’a vu, cela ne diminuerait pas entièrement le rôle de contrepoids et la puissance de l’Autriche car, en effet, "en ce qui concerne les intérêts industriels et maritimes, nous ne sommes pas capables de commercer en Méditerranée non plus qu’en d’autres mers" 18. Ces prévisions, ainsi que les autres hypothèses et théories de Durando, sont discutables, comme n’étant pas conformes aux prudentes solutions "gradualistes" qui lui ont été suggérées par le processus d’unification de l’Italie qui, en 1846, alors qu’il écrivait, était imminent. Mais son œuvre, encore malheureusement ignorée (si on excepte une citation chez Pieri, qui incidemment n’en avait pas saisi la vraie valeur)19, permet d’affirmer que la géostratégie et la géopolitique en tant que théories et en tant sciences apparaissent dans la première moitié du XIXe siècle. En particulier, les contemporains de Clausewitz qui écrivent des traités de stratégie (Jomini, l’archiduc Charles, von Bülow) emploient ce mot pour définir ce qui aujourd’hui est qualifié de géostratégie. L’Italien Durando, jusqu’à preuve du contraire, a donné, pour la première fois, une définition de la géostratégie qui, implicitement, précise aussi le concept de géopolitique. C’est une définition importante, parce que, d’une part, elle confirme que l’évolution théorique de la géopolitique et de la géostratégie est, par de nombreux aspects, semblable à celle de la stratégie (une science ou une quasi-science qui va du projet et de la théorie à l’action) et a souffert et souffre encore des mêmes ambiguïtés sémantiques ; par ailleurs, elle permet de s’orienter à travers le maquis des nombreuses définitions dissemblables dont Yves Lacoste20 a donné un récent aperçu, établissant que la géopolitique, et par conséquent la géostratégie ne peuvent exister. Une chose est certaine : la définition de la géopolitique (et évidemment de la géostratégie) donnée par l’Encyclopedia Britannica (utilisation de la géographie par les gouvernements qui pratiquent une politique de puissance), ou encore par Pierre Gallois (étude des relations qui existent entre la poursuite d’une politique de puissance développée au plan international et le cadre géographique dans lequel elle s’exerce), ne sont pas satisfaisantes et pourraient fort bien être considérées comme des tautologies ou des pléonasmes. En effet, n’importe quelle bonne politique étrangère assurant la sécurité du pays (et par conséquent aussi n’importe quelle bonne stratégie), n’a jamais pu se dispenser de prendre en compte les exigences des facteurs géographiques, leurs rapports et leurs interdépendances avec les facteurs subsistants, l’histoire des diverses nations et leurs caractères. Tout réside dans l’évaluation de la contrainte et de l’influence des facteurs géographiques et dans le fait de savoir dans quelle mesure on peut l’estimer invariable. Une chose est d’étudier le rapport toujours existant et toujours envisagé entre la politique, la stratégie et la géographie, une autre d’en déduire, pour chaque nationalité appartenant à chaque État (ce qui est le fait, par contre, de la géopolitique et de la géostratégie), les vecteurs d’action constants ayant une propension à prédominer alors que les autres facteurs varient. Dans ce dernier cas, en fait, les données macrogéographiques deviennent, non pas une simple composante d’un problème complexe dont les effets sont examinés et compensés par d’autres, mais le modèle pour trouver les solutions au cas par cas, définir les objectifs, les lignes d’action afin de faire de la géopolitique et de la géostratégie des sciences plus que des arts. En d’autres termes, en supposant connus les caractères géographiques, et, si on veut, aussi historiques, servant de base et de guide essentiels dans la politique étrangère et militaire, nous tendons à établir des lois générales auxquelles ces caractères sont restés constamment attachés. Si et jusqu’où ceci est juste et convenable, c’est une chose qui, en théorie pure, est d’importance secondaire ; nous devons simplement nous rendre compte qu’il est difficile que la géopolitique soit neutre, ascétique et froide. Elle tend aussi à matérialiser les aspirations ou les espérances et elle conserve la trace des interprétations subjectives ou des divers points de vue nationaux. Comme on l’a vu, quelle que soit la part d’arbitraire qu’elle contient assurément, nonobstant la formulation indiscutablement scientifique, Clausewitz l’a fort peu appréciée ; cela est une autre question dont il faut tenir compte aujourd’hui encore. on ne peut cacher que l’œuvre de Durando possède des caractères essentiellement anti-clausewitziens en ce qui concerne les rapports entre la politique et la stratégie et entre la géopolitique et la géostratégie. On sait parfaitement que Clausewitz, comme d’ailleurs tous les autres écrivains militaires de la même époque, formulent l’hypothèse d’un rapport de dépendance (d’où une nette distinction) entre la politique et la stratégie, précisant seulement qu’une bonne politique doit tenir compte des raisons stratégiques. Par ce biais aussi, on peut constater que, faisant de la guerre et aussi de la politique des notions extrêmement mouvantes dépendant beaucoup des passions et des contingences humaines, Clausewitz ne tient que faiblement compte des lois de la géopolitique. Le point de vue de Durando présente des aspects extrêmement variés parce que, grâce aux vecteurs d’action politique et militaire, il n’admet, pour ainsi dire, que des différences techniques : la stratégie ou la géostratégie ne sont pas filles de la politique et, par conséquent, ne sont pas des créations différentes bien qu’elles en dépendant, mais elles sont les armes de la politique elle-même, son visage militaire, la feuille d’un même arbre ou un membre d’un même corps. Au contraire, la politique ou la géopolitique ne sont pas la stratégie ou la géostratégie en civil, avec les mêmes courants de développements et avec les mêmes lois. Dans l’optique de Durando, il n’a pu y avoir aucune contradiction sensible entre la géopolitique et la géostratégie, au moins parce qu’elles ont des racines communes avec la géographie. Ceci explique aussi pourquoi les chercheurs contemporains observent souvent qu’elles tendent à se confondre, ou en tout cas, a ne pas avoir toujours de nettes limites soit entre elles, soit avec la politique et la stratégie comprises au sens large. L’imprécision des limites entre la théorie et la pratique géopolitique et géostratégique, entre les moyens politiques et militaires, entre l’expansion pacifique et la conquête par les armes de territoires, n’empêche pas Durando d’être suffisamment précis quand, avec le concept de frontière naturelle, il fait état de la seule référence sûre tant aujourd’hui qu’hier pour réduire au minimum les controverses territoriales, le seul moyen à prendre en considération tant au plan scientifique qu’au plan moral pour donner à toute nation son juste espace vital sans violer les droits, les territoires, les espérances d’autrui. C’est certes un moyen imparfait et quelquefois subjectif, mais pourtant toujours le meilleur, à défaut d’autres solutions acceptées de tous. D’autres sujets de méditation et d’intérêt actuels pourraient jaillir ad abundantiam d’une œuvre dense, que nous sommes contraints d’analyser très sommairement ; mais ce que nous avons dit suffit pour faire de Giacomo Durando un précurseur, jusqu’à ce jour inconnu, de la géopolitique et de la géostratégie ; il a été le premier à définir de nombreux concepts qu’on retrouve dans les œuvres récentes de géographie politique de Parker et de Pounds21 ; il donne au problème de la nation italienne un esprit géographique européen vivant et d’actualité.
(traduit de l’italien par Bernadette et Jean Pagès)
* Cet article a d'abord été publié dans Informazioni della difesa, 1994-3 : " Il concetto di geostrategia e la sua applicazionne alla nazionalità italiana nelle teorie del general Giacomo Durando". Il est reproduit avec l'aimable autorisationde la revue. _______ Notes: 1 Sur la vie du général Durando, voir spécialement M. Rosi, Dizionario del Risorgimento Nazionale, Milan, Vallardi 1930, vol. II, pp. 966-967. 2 Un episodio delle giovinezza di Giacomo Durando (sans nom d’auteur), Nuova Antologia, fasc. 103, 1er mars 1914, pp. 130-132. 3 Giacomo Durando, Della nazionalità italiana - saggio politico-militare, Lausanne, S. Bonamici e comp, 1846. 4 Giacomo Durando, op. cit., pp. 58-59 et 135. 5 H.J. Mackinder, Il mondo intero e come vincere la pace (1943), Limes, 1/1994, pp. 171-182. 6 Giacomo Durando, op. cit., p. 59. 7 Giacomo Durando, op. cit., pp. 63-64. 8 Giacomo Durando, op. cit., p. 422. 9 Giacomo Durando, op. cit., p. 60. 10 Giacomo Durando, op. cit., p. 436. 11 Giacomo Durando, op. cit., p. 69. 12 Giacomo Durando, op. cit., p. 431. 13 Giacomo Durando, op. cit., p. 444. 14 Commandant Mordacq, La stratégie. historique, évolution, Paris, Fournier, 1912, pp. 38-43. 15 K. von Clausewitz, Della guerra, Milan, Modadori, 1970, vol. I, p. 441. 16 Giacomo Durando, op. cit., p. 77. 17 Giacomo Durando, op. cit., p. 171. 18 Giacomo Durando, op. cit., p. 259. 19 P. Pieri, Storia militare del Risorgimento, Turin, Einaudi, 1962, pp. 151-152. 20 Yves Lacoste, “Che cosa è la geopolitica”, Limes n. 1/1994, pp. 295-302. 21 N.I.G. Pounds, Manuale di geografica politca, 2 vol., Milan, Franco Angeli, 1977 ; G. Parker, Geografia politica dell’Europa Comunitaria, Milan, Franco Angeli, 1993.
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