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STRATEGIE
MILITAIRE, STRATEGIE D'ENTREPRISE : MÊME COMBAT
Anne Marchais-Roubelat
Les concepts de la stratégie
militaire s’appliquent au monde de l’entreprise, mais quelques précautions
sont nécessaires avant toute transposition. En effet, si les concepts de
la stratégie militaire et de la stratégie d’entreprise diffèrent, ce
n’est pas parce qu’il y a rupture entre les modes d’organisation de
l’armée et de l’entreprise, mais parce que la complexité accrue de
l’organisation de l’entreprise et de son environnement la conduit bien
souvent à une appréhension plus complexe de la stratégie.
La stratégie militaire sert de référent
à la stratégie d’entreprise. Souvent comparées, ces deux démarches
ne sont pas identiques et leurs conditions d’application sont telles
qu’on ne peut transposer sans précautions l’art militaire à
l’univers de l’entreprise.
- Un cas exemplaire de stratégie :
la campagne d’Italie
Parmi les grands stratèges de
l’Histoire, il en est un dont le génie militaire a bâti un empire :
Napoléon Bonaparte. Pourtant, lorsqu’il prend la tête de l’armée
d’Italie en ce début de 1796, ses chances de réussite paraissent
bien minces : il s’apprête à franchir les Alpes pour
affronter, en territoire ennemi, une coalition austro-sarde
dont les effectifs sont près du double des siens. Même le terrain,
montagneux, le dessert, alors que l’armée sarde manœuvre
facilement dans la plaine. Malgré ces handicaps majeurs, il réussit
au-delà de toute attente, et sa progression en Italie est un chef
d’œuvre de stratégie.
Le Directoire a envoyé Bonaparte à
la tête de l’armée d’Italie investi d’une mission générale,
dont l’esprit est la recherche d’un résultat diplomatique :
il s’agit de "détacher la Sardaigne de l’alliance
autrichienne, de l’agrandir aux dépens du Milanais pour en arriver
à une alliance défensive et offensive avec elle" 1.
L’armée d’Italie participe donc
à un programme plus vaste du Directoire, qui est aux prises avec une
coalition européenne. En ce sens, elle s’inscrit dans le cadre
d’une "stratégie générale", qui consiste à "combiner
la totalité des moyens dont dispose le Pouvoir politique pour
atteindre les buts qu’il a définis en matière de défense ou de
conduite de la guerre" 2.
Cependant, dans la conduite des opérations
militaires, Bonaparte dispose d’une liberté d’initiative totale.
Il ne se sent pas lié à la lettre par les instructions du
Directoire, que ce dernier n’a d’ailleurs pas les moyens
politiques de lui imposer. De plus la lenteur des courriers est telle
que les nouvelles parviennent, au mieux, avec une semaine de retard.
Bonaparte est donc le seul décideur de son action et de sa stratégie
militaire c’est-à-dire de la façon dont il "crée, dispose
et met en œuvre les forces armées en vue d’atteindre les objectifs
militaires définis par le Pouvoir politique" 3.
Dans cette stratégie, ce n’est pas
l’art de mener le combat à l’heure de l’affrontement qui seul,
assure le succès des armes. C’est, avant même l’engagement de la
bataille, la capacité du chef militaire à concevoir sa manœuvre, à
planifier l’emploi de ses forces et à anticiper les réactions de
l’ennemi qui lui donne les meilleures chances de gagner. C’est
ainsi que Bonaparte, qui manœuvre avec une extrême rapidité au début
de la campagne, n’assiste même pas à la bataille de Montenotte
contre l’armée autrichienne. Il estime avoir conduit ses troupes de
telle façon qu’il a créé localement un rapport de forces
favorable de trois
contre un. Et, sans attendre le résultat,
il insère le reste de son armée, comme un coin, entre les forces
autrichiennes de Beaulieu et les forces sardes de Colli.
Il illustre ainsi, sur le terrain, la
notion de stratégie opérationnelle, qui consiste à "coordonner
à l’échelon des théâtres les opérations de forces de nature
différente, pour mener à bien la manœuvre stratégique dans une
aire géographique déterminée" 4.
- Stratégie et structure décisionnelle
L’armée
Campagne d’Italie
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L’entreprise
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- une
organisation pyramidale :
l’armée = l’acteur
Bonaparte = le décideur
- une règle caractéristique,
qui s’impose à tous les acteurs :
celui qui acquiert un avantage local au moment de la
bataille obtient la victoire.
- un
objectif général exogène.
- l’armée dépend
du pouvoir politique qui détermine sa légitimité par
ses missions générales :
* dissuasives en temps
de paix ;
* opérationnelles en
temps de crise ou de guerre déclarée.
- évaluation :
sanction physique, immédiate,
actions mesurables sur des dimensions d’ordre
militaire.
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- une
organisation polymorphe : des centres
décisionnels multiples.
- des
contraintes internes et externes qui obéissent à
des logiques très différentes :
d’ordre social, technico-économique, politique.
- un objectif
endogène : garantir sa pérennité
en tant qu’entité.
- une
entité définie par des règles et des procédures
qui assurent sa cohérence alors qu’elle est engagée
dans des actions multiples.
- évaluation :
sanctions
partielles immédiates, actions mesurables sur des
dimensions d’ordres variables, selon des
arbitrages qui évoluent dans le temps.
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- l’organisation militaire :
est chargée de la mise en œuvre
d’une décision qui appartient au pouvoir politique. son
action est entérinée par des décisions diplomatiques.
Le début de la campagne d’Italie
constitue un cas d’école, une épure où seule est prise en compte
la dimension purement militaire de l’affrontement. L’armée y est
conçue comme un tout, mû par un décideur unique, Bonaparte,
confronté à un ennemi défini (les armées autrichienne et sarde) et
les parties en présence suivent les mêmes règles de comportement :
celui qui acquiert un avantage local au moment de l’affrontement
obtient la victoire.
Comment appliquer la notion
traditionnelle de stratégie à une entreprise, entité polymorphe,
avec des centres de décisions multiples, parfois concurrents ou du
moins dissonants, et qui ne peut justifier son existence par sa
fonction ?
La démarche militaire s’appuie en
effet sur une organisation hiérarchisée, pyramidale. L’armée dépend
du pouvoir politique, qui détermine sa légitimité par ses missions
générales (dissuasives en temps de paix, opérationnelles en temps
de crise ou de guerre déclarée). L’organisation militaire est
ainsi chargée de la mise en œuvre, tandis que la décision
appartient au pouvoir politique exclusivement.
En revanche, l’entreprise n’est
pas un instrument au service d’une mission fixée en-dehors
d’elle-même et ne peut être justifiée par une fonction autre que
sa propre existence. Au contraire de l’armée, son objectif est
endogène : garantir sa pérennité en tant qu’entité. Outre
cette première différence, fondamentale, l’entreprise est rarement
- et en tout cas moins que l’armée - représentée par un individu
(Bonaparte) ou un état-major. On ne peut pas la résumer à un seul
de ses centres de décisions.
D’autre part, elle subit des
contraintes internes et externes qui suivent des logiques très différentes,
d’ordre social, technico-économique, politique, entre lesquelles
les compromis et les arbitrages sont d’autant plus difficiles que
les centres décisionnels sont multiples.
C’est ici que réside l’une des
difficultés d’application de la stratégie militaire à
l’entreprise. Cela dit, un autre exemple historique enseigne que la
stratégie militaire ne doit pas être abusivement simplifiée.
Stratégie
et pouvoir : la complexité du concept dans le cadre
pourtant simplifié de l’armée
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Les liens qui subordonnent
l’armée au pouvoir politique lui imposent aussi de prendre en
compte dans sa stratégie des contraintes qui ne dépendent pas
de logiques militaires.
Ainsi, lorsque Joffre est nommé
généralissime en 1911, il doit trouver un compromis entre,
d’une part, la nécessité d’augmenter les moyens de l’armée,
et plus particulièrement ses effectifs, et d’autre part
l’opposition politique que soulève à l’époque toute réforme
de l’armée.
De plus, il n’a pas le
pouvoir de nommer ses généraux et doit, dans une certaine
mesure, composer avec eux. Par ailleurs, il doit prévoir la
participation d’un détachement anglais qui ne sera pas sous
ses ordres.
Parce qu’il veut se maintenir
à son poste et obtenir des moyens, Joffre doit accepter des
contraintes d’ordre politique et diplomatique qui restreignent
ses possibilités d’action militaire et l’amènent à définir
une ligne défensive, avant-goût du front.
Par conséquent, et quoique le
contexte reste celui de l’affrontement armé, la complexité
de l’organisation à gérer contraint Joffre à effectuer des
arbitrages entre des contraintes propres à l’armée, qui est
soumise aux lois de la guerre, et des contraintes politiques et
diplomatiques, dont les conséquences rejaillissent sur les
contraintes d’ordre militaire.
Pour effectuer ces arbitrages,
il négocie avec le pouvoir politique, sans le remettre en
cause, sous peine de perdre sa propre légitimité. Au
contraire, il utilise les procédures décisionnelles établies.
Mais il n’obtient pas les effets qu’il recherche, car les
moyens qu’il obtient ainsi sont assortis de nouvelles
contraintes.
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L’acteur, l’agent et
leurs stratégies
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Cet exemple de la préparation
de la bataille de la Marne introduit le rôle de l’individu
comme représentant d’une organisation : l’individu
tire son pouvoir décisionnel de sa fonction, tout en négociant
avec d’autres pôles de décision au sein de
l’organisation ou en dehors d’elle.
Ainsi, l’armée distingue
plusieurs stratégies (générale, militaire, opérationnelle),
qui font appel à au moins deux niveaux décisionnels
(politique, militaire), et à trois systèmes de contraintes
hiérarchisées : diplomatiques, politiques, militaires.
Ces principes existent dans
l’entreprise. En raisonnant à plusieurs niveaux imbriqués
de stratégies et en prenant en compte de multiples pôles décisionnels,
il est possible de distinguer :
- l’entreprise en tant
qu’"acteur", c’est-à-dire organisation qui
participe à un processus ;
- "l’agent", ou
individu qui incarne l’acteur à un moment de l’action.
Cette distinction permet de
prendre en compte les stratégies qui s’établissent au sein
de l’entreprise et non, de manière trop réductrice,
"la" stratégie.
Par exemple, la stratégie de
développement de l’électro-nucléaire au milieu des années
50 s’inscrit dans une stratégie plus globale de
l’entreprise EDF, en vue de sa mission : approvisionner
le pays en électricité, en respectant des contraintes de coût
et de sécurité.
Le projet, lancé à la
Direction des Etudes et Recherches d’EDF sous l’impulsion
de son directeur, Pierre Ailleret, en collaboration directe
avec le CEA, est pris en charge dans un second temps par la
Direction de l’Equipement. La stratégie de développement
du programme nucléaire est cohérente avec la stratégie
d’EDF. Mais alors que le programme prend de l’ampleur, ses
contraintes spécifiques s’intègrent à l’environnement
(interne comme externe) d’EDF et contribuent à la
modification de ses enjeux stratégiques.
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La stratégie et le
contrôle de l’organisation sur ses environnements
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Dans son acception
militaire, la stratégie suppose que le pouvoir de décision
du chef s’investisse dans la conduite de l’action, à la
fois par l’autorité directe qu’il exerce sur la manœuvre
des moyens armés, mais aussi par les contraintes tactiques
qu’il est capable d’imposer à l’ennemi.
Pour être transposé à
l’entreprise, ce concept doit être aménagé dans un
contexte plus général où les acteurs sont multiples et
les centres de décision variables. La stratégie prendra
ainsi le sens d’un enchaînement d’étapes envisagé par
un acteur ou par l’agent qui le représente dans ce
domaine, en vue d’un objectif.
Selon cette définition, on
peut dire qu’au sein d’EDF, le directeur des Etudes et
Recherches (DER), Pierre Ailleret, a conçu une stratégie
de développement de l’énergie nucléaire conforme à
l’objectif de l’époque.
Simplifiée, cette stratégie
se présente en trois étapes5
- développement du projet
jusqu’à "une grande échelle" par le CEA, avec
une coopération technique d’EDF ;
- gestion industrielle de
l’électronucléaire par EDF, le CEA étant un conseiller
technique, fournissant le combustible et le retraitant ;
- lorsque l’industrie de
l’électronucléaire et du retraitement des combustibles
aura atteint sa maturité, le CEA restera conseiller
technique et fournisseur, mais n’en assurera pas nécessairement
la gestion industrielle.
Une telle stratégie du
nucléaire a pour objectif le développement d’un moyen de
production industrielle d’électricité (à plus ou moins
long terme), qui réduise la dépendance énergétique de la
France. Cet objectif, s’il est atteint, participera à
l’objectif général d’EDF, tout en contribuant à le
modifier : à l’époque, il s’agit en effet
d’assurer une production d’électricité adaptée aux
besoins de l’économie française, selon des contraintes
liées à la notion de service public.
Dans les faits, trois
phases distinctes apparaissent, elles sont différentes des
étapes stratégiques définies par Pierre Ailleret en 1955,
cependant elles en contiennent l’essentiel. La première
phase est caractérisée par la coopération avec le CEA
pour le lancement du projet au début des années 50. La
modification des enjeux et des conditions de négociations
entre les différents partenaires conduit à une série de décisions
qui poussent à une politique indépendante de développement
d’EDF vis-à-vis du CEA, mais aussi des modèles
britannique et américain, en vue de l’accession à la
compétitivité. A partir de 1967 une troisième phase se
met en place, elle s’officialise avec le changement de
filière, en 1969.
Au début, la situation
peut être comparée à une situation militaire : en
effet, la mission d’EDF, et au sein de celle-ci, de la
DER, est clairement définie. De plus, l’organisation est
très structurée, et sa légitimité est assurée par sa
mission générale de service public, inscrite dans ses
statuts ("approvisionner le pays en énergie électrique"6).
Au cours de la première
phase, Pierre Ailleret est à l’origine de tactiques préliminaires
visant à produire les premiers kW d’origine nucléaire.
Il mobilise l’essentiel de ses moyens, en hommes et en
financements, pour démontrer la faisabilité technique du
projet, tout en négociant avec les directions d’EDF et du
CEA.
Une fois la faisabilité démontrée,
la deuxième phase consiste à imposer le projet d’EDF à
son environnement (en l’occurrence ses partenaires :
le CEA et le ministère de tutelle). En effet, la lourdeur
des investissements et la longueur des projets ont contraint
EDF à faire un choix stratégique : soit renoncer au
nucléaire (et donc à un moyen d’indépendance énergétique
à terme), soit poursuivre dans ce domaine, jusqu’à la
rentabilité. Ce qui suppose, outre une réorganisation7,
des négociations avec le CEA pour les choix des caractéristiques
techniques des centrales, négociations arbitrées par les
Pouvoirs publics dont les deux dépendent très étroitement.
Par ailleurs, les évolutions des prix des combustibles échappent
totalement à la maîtrise d’EDF, alors qu’elles
constituent des contraintes majeures d’évaluation de la
rentabilité.
Initialement ce cas présente
donc, outre ses origines, de fortes analogies avec un problème
militaire. Aux différentes phases auraient pu correspondre
des analyses proches de la méthode de raisonnement tactique :
pour la coopération, la définition des manœuvres envisagées
ou des modes d’action ami, puis, avec l’importance de
l’analyse des réactions du CEA et de l’environnement,
la définition des modes d’action ennemi, la confrontation
entre les manœuvres amies et ennemies, et la définition de
la manœuvre souhaitable.
Cependant, ces étapes qui
restent du domaine de l’analyse préalable à l’action
quand il s’agit de manœuvres militaires, sont ici intégrées
au déroulement du processus, le CEA passant, pour
caricaturer, de la qualification "ami" dans la
première phase, à celle d’environnement8
dans la deuxième phase. Ainsi, une différence majeure
apparaît : une fois la faisabilité technique prouvée,
la poursuite du projet transforme la stratégie générale
d’EDF et modifie son environnement, interne comme externe
(réorganisation des services, création de Framatome en
1958…). Ses relations avec ses principaux partenaires (le
CEA, les Pouvoirs publics, les fournisseurs) dépendent en
effet des rapports de force qui découlent d’objectifs
divergents : pour EDF, l’accession au stade
industriel prime, tandis que pour le CEA la technologie est
décisive. De plus, les industriels deviennent des acteurs
à part entière (susceptibles de modifier le cours de
l’action) à la suite des besoins spécifiques et des
politiques parfois antagonistes d’EDF et du CEA, qui les
contraignent à se concentrer et à se spécialiser.
Quant à l’Etat, décideur
essentiel au début de l’action, ses arbitrages et son
emprise s’éloignent au fur et à mesure que les liens
privilégiés avec le CEA puis EDF se détendent, et que la
logique industrielle prend le relais. Ce phénomène est
d’ailleurs observable pour les grands projets industriels
(plan calcul, nucléaire, Concorde…).
Contrairement à l’armée,
dont la justification est extrinsèque et la stratégie vise
un contrôle sur un ennemi désigné, dans un environnement
défini, les acteurs industriels poursuivent des stratégies
qui réagissent sur eux autant que sur leur environnement.
Des relais de pouvoirs se mettent alors en place, qui
accompagnent et renforcent les modifications des objectifs,
des stratégies et des règles initialement observées.
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Stratégies et
décideurs multiples
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Pour mettre en œuvre un
programme industriel, les entreprises doivent, la plupart
du temps, composer avec des partenaires. Soit elles
peuvent s’imposer comme décideurs et négocient en tant
que tels (c’est le cas dans les débuts de l’électronucléaire),
soit leurs stratégies dépendent de décideurs plus ou
moins contrôlables.
Ainsi, pour construire
l’avion supersonique (le futur Concorde), la société
Sud-Aviation cherche à obtenir l’enchaînement, dans
l’ordre, d’un certain nombre d’étapes.
Certaines de ces étapes
dépendent de l’entreprise, d’autres de ses accords
industriels avec d’autres entreprises, et de la
contribution de l’Etat au financement du projet.
Plus précisément, ce
n’est pas la direction de Sud-Aviation qui est à
l’origine de la décision de se tourner vers l’avion
supersonique, ce sont les bureaux d’études. La
direction de Sud-Aviation ne contrôle plus le processus dès
que le gouvernement français s’engage officiellement
car celui-ci négocie avec le gouvernement britannique
selon des modalités qui échappent à l’entreprise.
Cette cascade de
dominances dévie les stratégies initiales des acteurs,
que ceux-ci existent à l’intérieur d’une entreprise
(les bureaux d’études) ou à l’extérieur (le
gouvernement français).
Comme les débuts de l’électro-nucléaire
en France et le Concorde le montrent, les acteurs d’une
action complexe n’ont qu’exceptionnellement les moyens
d’imposer à leur environnement leur stratégie. Ils
doivent alors envisager des combinaisons de décisions qui
leur permettront de mettre en œuvre ces stratégies, ou
d’acquérir les moyens d’en avoir une.
On aborde ainsi la
question de la tactique, qui constitue pour les militaires
"l’art de coordonner les actions de moyens de
toutes armes dans les combats qui constituent les
actes élémentaires de la bataille" 9.
La bataille constitue,
dans l’affrontement armé, le moment privilégié de
l’évaluation des stratégies et du respect des règles
de la guerre. Elle se caractérise cependant par la
simultanéité de l’engagement des moyens, dont la
coordination devient alors essentielle : la bataille
de la Marne en est un pur exemple. Or, en général, les
politiques économiques, technologiques ou sociales des
entreprises se font dans le long terme, comme leurs évaluations,
et on parlera plutôt de "stratégies"
d’entreprise. Pourtant, nombreux sont les cas où la
simultanéité des moyens employés et leur convergence
sont essentiels à la stratégie complexe de
l’entreprise.
Par ailleurs, les impératifs
des armées ne sont que rarement d’ordre purement
militaire : des contraintes politiques et
diplomatiques s’y ajoutent fréquemment. Si on appelle
tactique, dans un sens un peu différent de son acception
militaire, une succession de combinaisons de décisions
envisagées par un acteur en vue de créer des effets qui
produiront des changements d’état favorables à la réalisation
d’une stratégie, on peut parler des tactiques
politiques de Joffre, lorsque celui-ci amène le
gouvernement à prendre des décisions importantes pour
l’augmentation des effectifs comme pour la mobilisation.
Les tactiques peuvent
concerner un acteur extérieur ou l’organisation elle-même.
Ainsi, Bonaparte effectue une succession de tactiques en
vue de reprendre l’offensive, alors que Beaulieu a
repassé le Pô et que le traité de Cherasco n’est
toujours pas entériné. Mais on peut aussi appeler
tactique l’ensemble de ses premiers ordres,
lorsqu’arrivant à la tête de son armée, il en déplace
le centre de gravité de manière à utiliser ses troupes
comme un bélier, puisque la réussite de sa stratégie dépend
à la fois de sa force de frappe au point de rencontre
avec l’ennemi, et de sa mobilité.
Dans une certaine mesure
il en va de même pour les entreprises, dont les
politiques de gestion des ressources humaines, passées
comme présentes (cercles de qualité, qualité totale,
reengeniering…) sont souvent des tactiques au service de
vastes stratégies visant la compétitivité, dans un
environnement où les règles de la concurrence se
modifient rapidement.
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Stratégies et
pratiques, militaires comme industrielles : les
risques de sclérose
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La stratégie des
entreprises ne saurait être aussi
"percutante" que celle de Bonaparte, pour
trois séries de raisons :
- les environnements de
l’entreprise et surtout les règles qu’elle doit
respecter sont plus difficiles à appréhender que ceux
d’une campagne militaire ;
- l’identité de
l’entreprise est beaucoup moins bien définie (voir
les recherches actuelles sur les notions de "réseaux"),
et les enjeux locaux s’y multiplient ;
- les stratégies et
les tactiques des entreprises réagissent sur leurs
environnements internes comme externes, remettant en
cause aussi bien les modes d’évaluation classiques
que les pratiques jusqu’ici éprouvées.
Face à ces difficultés
croissantes, les entreprises ont tendance à mettre en
place une politique de gestion des systèmes
d’information et des pratiques adaptatives. Parmi de
nombreux autres exemples, les "contrats
client-fournisseur" internes constituent une procédure,
c’est-à-dire une règle d’enchaînement de décisions
et/ou d’actes fixée par les règles de fonctionnement
de l’acteur au sein duquel cet enchaînement se déroule.
En l’occurrence, le contrat a pour effet la hiérarchisation
des contraintes, donc une meilleure coordination des
moyens par la réduction des conflits locaux d’intérêt.
Il en va de même de l’ensemble de la démarche qualité
totale, qui coordonne de telles procédures au sein de
l’entreprise.
A terme, la
"gestion par les processus", dont les modalités
actuelles correspondent empiriquement à l’existence
de règles (contraintes ou relations valables entre les
variables pendant une certaine durée, la phase) est
cependant susceptible de se heurter à un désintérêt
peu souhaitable des entreprises si les pratiques
perdurent au-delà des phases. On aboutirait, en effet,
à des pratiques sclérosées car vidées de leur
justification, ce que l’on observe couramment dans
l’évolution des "routines"10
qui réduisent l’incertitude, ou dans les doctrines de
l’armée : si le général autrichien Beaulieu
respecte bien des pratiques jusqu’ici éprouvées, il
est battu par Bonaparte qui, lui, respecte une règle.
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Tactiques de
négociations et systèmes de dominances militaires ou
d’entreprise : même combat
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Le parallèle entre
armée et entreprise va plus loin si l’on considère
les modes de négociation et de domination entre
acteurs multiples, et leurs conséquences sur le déroulement
des opérations.
Dans le cas de la
campagne d’Italie, Bonaparte ne négocie pas avec le
Directoire. S’il tire son autorité de ce dernier,
il ne lui rend pas de comptes. Il tire son pouvoir de
sa capacité à gagner, sinon l’armée se désorganise
et met ainsi en cause sa propre existence. Pourtant,
Bonaparte dépend malgré tout des décisions du
Directoire qui pèsent sur sa stratégie : il ne
peut avancer à l’est tant que ce dernier n’a pas
entériné sa victoire, sous peine d’être pris en
revers. Or, sur le terrain, il se déplace de manière
à ce qu’une telle décision ne remette pas en cause
sa stratégie, sa seule contrainte étant d’être prévenu
le premier. Bonaparte déplace ainsi le problème créé
par une décision diplomatique qu’il ne peut pas
contrôler en une contrainte de gestion différentielle
du temps, contrainte qu’il peut maîtriser.
Il n’en est pas de
même pour Joffre : sa nomination ne suffit pas
à établir son pouvoir sur son armée, pour deux
raisons : a) il dépend des décisions du
Conseil, b) il ne nomme pas les généraux. Joffre
est, vis-à-vis du pouvoir politique, un "acteur
dominé"11. Les
considérations militaires passent après celles des
politiques. Or, Joffre négocie en amenant le
gouvernement à lui imposer, pour des raisons
diplomatiques, des contraintes qui vont dans le sens
d’une accumulation de moyens. Il utilise
d’ailleurs une tactique comparable pour accélérer
la mobilisation. Mais la recherche de l’égalité
des forces correspond à un souci diplomatique, dans
le cadre de l’alliance défensive. Elle contraint
l’armée à une tactique défensive de fait. Joffre
a dû concilier des contraintes qui obéissent à des
logiques différentes, sans remettre en cause la
dominance dont il tire sa propre autorité. Si Joffre
a une stratégie, celle-ci englobe des aspects
politiques et diplomatiques. Mais militairement,
c’est un tacticien.
A contrario, Pierre
Ailleret propose une véritable stratégie, qu’EDF
se donne les moyens de mettre en œuvre. Ainsi donc,
malgré le rôle fondamental des hommes, la stratégie
et la tactique dépendent de la dilution des
dominances et du contrôle de l’organisation sur son
environnement, donc de la nature de l’organisation
et de ses règles de fonctionnement.
L’adaptation de la
stratégie militaire à la stratégie d’entreprise
que nous venons d’esquisser suppose de chercher, au
delà de logiques et de systèmes a priori différents,
des analogies de processus. Apparaissent alors des
continuums entre les deux mondes : on s’aperçoit
que Joffre a dû composer avec des centres décisionnels
multiples aux contraintes parfois contradictoires,
tandis que les débuts du programme électronucléaire
correspondent bien à une véritable stratégie. De même,
les entreprises développent, sous la contrainte de
leurs environnements, des tactiques de mobilisation de
leurs ressources humaines, qui évoquent une formation
de campagne. L’organisation pyramidale n’est donc
pas un préalable nécessaire à toute volonté stratégique,
et l’armée peut avoir à prendre en compte
prioritairement des contraintes qui ne sont plus
d’ordre purement militaire tandis que
"l’ennemi" perd son identité pour se
fondre dans un environnement protéiforme12,
ce qu’illustre actuellement l’action de l’ONU en
Bosnie. Malgré la remise en cause actuelle de
l’ennemi désigné, la stratégie militaire ne
saurait à son tour s’inspirer sans de larges précautions
de la stratégie d’entreprise.
Une seule différence
subsiste en effet, mais elle est fondamentale :
quelles que soient les caractéristiques de son
organisation et de son environnement, l’armée
n’est définie en tant qu’acteur que par sa
mission, celle-ci dépendant du pouvoir politique.
L’entreprise, quant à elle, ne tire sa légitimité
d’aucune mission exogène. Au contraire, son
objectif est purement endogène : garantir sa pérennité
en tant qu’entité, au gré des relations de pouvoir
qui l’animent et arbitrent les définitions de ses
environnements. Or, ses stratégies, en contribuant à
transformer ses environnements13,
modifient aussi les conditions de sa pérennité. Ce
problème majeur peut être traité à partir d’un
système de règles et de phases, mais il est nécessaire
de faire appel à une plus grande variété de
concepts pour en retirer des applications concrètes
pour la conduite d’actions.
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________
Notes:
1 C.
von Clausewitz, La campagne de 1796 en Italie,
Paris, Baudoin, 1899, p. 16
2 Ecole
supérieure des ORSEM, Connaissances interarmes élémentaires,
Notions de stratégie et de tactique (TTA 106),
1971.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Programme
de centrales nucléaires EDF, 29 juin 1955,
Archives de P. Ailleret.
6 Programme
de centrales nucléaires EDF.
7 Cette
réorganisation ne concerne pas uniquement les
directions, mais aussi le rôle que joue Pierre
Ailleret : celui-ci devient directeur général
adjoint en 1958, il le restera jusqu’en 1966.
8 voire
même, pour certains services, “d’ennemi”.
9 Ecole
supérieure des ORSEM, Connaissances interarmes élémentaires,
Notions de stratégie et de tactique (TTA 106),
1971.
10 Dans
son acception la plus large, le terme de
“routine”, introduit par Nelson et Winter, désigne
tous les schémas réguliers et prédictibles de
comportement des firmes : “What is regular and
predictable about business behavior is plausibely
subsumed under the heading “routine”, especially
if we understand that term to include the relatively
constant dispositions and strategic heuristics that
shape the approach of the firm to the nonroutine
problems it faces”, R. R. Nelson et S. G. Winter, An
evolutionary theory of economic change,
Cambridge-Londres, The Belknap Press of Harvard
University, 1982, p. 15.
11 voir
A. Marchais, Décision et action. Proposition de
concepts et analyses de cas, thèse, CNAM, 1993.
12 voir
L. Poirier, La crise des fondements, Paris,
Economica, 1994.
13 Le
phénomène des “gouvernements d’entreprise” (corporate
governance), s’il se confirme, pourrait témoigner
d’une évolution de ces relations de pouvoirs et
favoriser l’accélération de la gestion par les
processus, en réponse à l’émergence de nouvelles
dimensions d’évaluation dans l’environnement déjà
complexe de l’entreprise.
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