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GÉOSTRATÉGIE
DE L’AIR
Hervé Coutau-Bégarie
Peut-on concevoir
une géostratégie aérienne ? À première vue, une telle idée
ne manque pas de surprendre : le milieu aérien est homogène
et les notions de topographie ou de morphologie n’y ont guère
de sens. En revanche, si l’on caractérise la géostratégie par
le primat des distances, il n’est pas absurde d’évoquer une géostratégie
aérienne, puisque l’avion est précisément l’instrument de
frappe et d’intervention à grande distance. Il ne peut guère y
avoir de géographie militaire aérienne, on peut esquisser une géostratégie
de l’air.
Clément Ader, déjà, s’y
essayait alors que les avions ne volaient que sur quelques
centaines de mètres. Il prophétisait que la Cordillère des
Andes prendrait "une importance stratégique bien en
rapport avec son étendue… Celui qui en sera le maître :
le nord ou le sud, sera aussi le maître de toutes les Amériques".
Il préconisait l’organisation de la défense aérienne de
l’est de la France autour de la "grande transversale de
Châlons" et décrivit, avec une grande précision, une
bataille aérienne entre l’Allemagne, installée sur les côtes
de France et l’Angleterre1.
Dans les années 1940, un courant
marginal, mais actif, a proposé une relecture de la géographie
globale en fonction de l’avion : son représentant le plus
éminent, aujourd’hui injustement oublié, est le géographe
George T. Renner, professeur à l’Université
Columbia, dont le livre Human Geography in the Air Age,
paru en 1942, reste l’essai le plus élaboré jamais écrit en
ce domaine. On peut le considérer comme le promoteur d’une géopolitique
de l’air qui n’a guère trouvé de prolongements après lui.
Il est l’un des premiers à substituer systématiquement des
projections polaires à la traditionnelle projection Mercator
centrée sur l’équateur et à insister sur la nouvelle géographie
des distances qui rendait caduque la doctrine de Monroe : "Washington
est à peu près aussi éloignée de Moscou que de Rio-de-Janeiro
et beaucoup plus proche de Moscou que de Buenos-Aires" 2.
Il suggère le développement de corridors aériens entre les
continents.
Renner ne s’est guère attardé
sur les aspects militaires de l’aviation, ce qui ne manque pas
de surprendre, lorsqu’on considère que son livre est paru alors
que les États-Unis étaient déjà en guerre. Il se limite à des
considérations assez rapides sur le plan de conquête de l’Axe
qui, dans une deuxième phase, s’en prendrait à l’Amérique
après avoir, d’un côté, conquis l’Europe et, de l’autre,
pris le contrôle du Pacifique à partir d’un élargissement
progressif du périmètre où s’exerce sa puissance aérienne
[carte 1]. La figure dominante de la pensée géopolitique américaine,
Nicholas Spykman, ne consacre pas de développements particuliers
à l’avion dans ses grands livres, même s’il a correctement
diagnostiqué le déclin de la puissance maritime face à la
puissance aérienne, particulièrement dans les marginal seas,
les mers étroites3. En revanche,
l’influence de l’avion, au degré le plus élevé, c’est-à-dire
dans la vision du monde en tant qu’unité stratégique, est mise
au premier plan dans le Compass of the World, qui insiste
sur l’importance nouvelle de la région arctique devenue le plus
court chemin entre les États-Unis et l’Union soviétique4
[carte 2]. Mais cette approche n’a guère été poursuivie
et il faut se contenter d’observations dispersées dans des
ouvrages qui ne sont pas spécifiquement consacrés à la stratégie
aérienne.
Caractéristiques
du milieu aérien
Plus encore que le milieu marin,
où l’on trouve des îles et des détroits, où l’océan finit
toujours par se heurter à des côtes, le milieu aérien est homogène
et continu. À haute altitude, il n’existe aucun obstacle de
relief qui interdise la navigation dans toutes les directions.
L’expérience a démenti la croyance de Clément Ader qui
supposait que toutes les régions n’étaient pas propices au vol
aérien et qui en avait déduit une théorie des corridors aériens,
première manifestation (à partir d’un postulat erroné) de la
géopolitique de l’air.
Il est donc difficile de mettre
en évidence un quelconque argument topographique. Il y a, certes,
des vents dominants que l’on pourrait assimiler à des obstacles
de relief5. À grande échelle,
ceux-ci peuvent être stables. On a su, très tôt, que les vents
dominants dans l’Atlantique Nord allaient d’ouest en est, ce
qui a facilité la première traversée de Lindbergh et contrarié,
en sens inverse, celle de Nungesser et Colli. On a découvert,
plus récemment, l’existence de jet-streams, couloirs
d’un ou plusieurs kilomètres de diamètre balayés par des
vents violents pouvant atteindre plusieurs centaines de kilomètres
à l’heure : ces jet-streams ne sont pas fixes mais
ils se déplacent avec lenteur et selon des axes repérables. La météorologie
aérienne établit ainsi une cartographie des vents qui se
rapproche de celle des courants marins [carte 3] et les
avions évitent, naturellement, de tels obstacles. Mais, aussi étendus
soient-ils, ils ne constituent pas une ligne continue qu’il
serait impossible de franchir. Il en résulte, avec les moyens
modernes, un détour ou un ralentissement sans effets stratégiques
notables.
Les nuages fournissent un
couvert, comparable à certains obstacles de végétation :
un avion qui s’y camoufle est indétectable (sauf par le radar).
Ils constituent un obstacle par les phénomènes de givrage ou de
turbulence qu’ils engendrent, ainsi que par la réduction de
visibilité à l’approche des objectifs (et des aérodromes).
Mais la formation des nuages est trop instable pour que ceux-ci
puissent être pris en considération sur un plan stratégique :
ils ne sont utilisables que dans l’instant, c’est-à-dire sur
un plan opératif ou tactique.
À défaut de pouvoir retenir une
topographie horizontale, il serait possible de proposer une
topographie verticale en distinguant différentes couches à
l’intérieur de l’atmosphère :
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la
couche proche du sol permet aux aéronefs d’échapper à
la détection radar ou au moins de la retarder fortement.
La contrepartie est que ce type de navigation exige, soit
une grande habileté des pilotes, soit des aides à la
navigation perfectionnées. C’est la zone dans laquelle
évoluent les hélicoptères et les avions d’appui au
sol, mais aussi les avions d’attaque et les bombardiers
en route vers leur objectif, pour échapper à la détection
radar ; |
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la
couche moyenne est celle dans laquelle évoluent
normalement les avions de combat. Elle ne nécessite pas
d’expérience ou d’instruments particuliers, mais
c’est là que la détection (sonore jusqu’à 3 000
mètres environ et radar) et la défense anti-aérienne
peuvent avoir les effets les plus grands. À titre
indicatif, l’artillerie AA légère (20 à 30 mm) a
une portée théorique de 5 à 6 000 mètres ;
l’artillerie AA moyenne (jusqu’à 90 mm) porte
jusqu’à 12 000 mètres ; l’artillerie AA
lourde (105 et 128 mm, rarement au-delà), a une portée
qui peut aller de 15 à 20 000 mètres. En règle générale,
les performances des avions décroissent au fur et à
mesure que l’altitude augmente : le meilleur
chasseur allemand de la Seconde Guerre mondiale, le Focke
Wulf 190, perdait ainsi une bonne partie de sa
manœuvrabilité au-delà de 7 000 mètres. Si la
limite inférieure est difficile à fixer, la limite supérieure
est, en revanche, nettement déterminée : c’est la
tropopause, zone à partir de laquelle la température ne
décroît plus ; elle se situe aux alentours de 12 000
mètres ; |
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la
couche supérieure, stratosphérique (caractérisée par
l’apparition des traînées de condensation), est réservée
à des appareils très puissants, soit des bombardiers
multi-moteurs à grand rayon d’action, soit des avions
spéciaux de reconnaissance et de renseignement.
L’artillerie est inefficace à 30 000 mètres et
les seuls moyens de défense sont les missiles sol-air ou
air-air. |
Mais il s’agit là de
distinctions incertaines, sujettes à de continuelles variations
en fonction des progrès techniques et même discutables à un
moment donné en raison de la grande variété des types
d’avions existants. La course aux armements a pris, dans le
domaine aérien, une tournure qualitative encore plus marquée que
pour les autres armes : il s’agit d’aller plus vite et
plus haut que l’adversaire, souci qui a abouti à une
augmentation continue de la puissance et donc du poids des avions.
Un chasseur de la Première Guerre mondiale ne pesait que quelques
centaines de kilos ; son successeur de 1939 atteignait 4 tonnes ;
à la fin de la Seconde Guerre mondiale, on était passé à 7 tonnes ;
aujourd’hui un intercepteur moderne peut difficilement se situer
en-dessous de 20 tonnes.
L’argument topographique ne se
manifeste véritablement, en réalité, que de trois manières,
toutes relatives au substrat et non au milieu aérien proprement
dit.
1. Il
y a d’abord l’opposition entre la terre et la mer : le
vol au-dessus de la terre ou de la mer n’obéit pas aux mêmes règles.
Les repères ne sont pas les mêmes au-dessus d’une surface
plane6 et les pilotes qui n’ont
pas reçu une formation spécifique se heurtent à des difficultés,
ce qui explique les problèmes d’adaptation, fréquemment
constatés, des aviateurs au-dessus de la mer et le particularisme
de l’aéronavale. Il faut cependant noter que cette difficulté
résulte davantage de la focalisation de l’aviation sur le théâtre
aéroterrestre que de difficultés techniques, lesquelles sont
toujours surmontables : après des débuts laborieux, le
Coastal Command, qui dépendait de la Royal Air Force, a obtenu
d’excellents résultats dans les années 1943-19457.
2. La
topographie intervient ensuite relativement aux infrastructures
terrestres de la puissance aérienne. Spykman le disait avec
simplicité : "La puissance aérienne, ce n’est pas
simplement des avions, mais des avions plus des bases" 8.
Le facteur déterminant est constitué par les facilités ou les
obstacles à l’installation de bases aériennes. Certes, il est
très rare, sauf sur des îles minuscules ou dans des régions
particulières (marais ou haute montagne), qu’il soit impossible
d’installer le moindre terrain d’aviation. La puissance aérienne
est beaucoup plus versatile que la puissance maritime, laquelle ne
trouve pas toujours des ports bien placés, bien protégés et en
eaux profondes. Le Premier ministre Clement Attlee avait noté les
conséquences géostratégiques d’une telle différence à
propos de la Méditerranée : la puissance maritime pouvait
contrôler celle-ci à partir de la maîtrise des points stratégiques
les mieux situés, une puissance extérieure (la Russie) ne
pouvait s’y établir durablement faute de disposer d’une base
bien équipée ; la puissance aérienne n’a besoin que
d’un point quelconque, sans caractéristiques particulières,
pour mettre fin à l’hégémonie de la puissance maritime.
"À l’âge de l’air, la neutralité, sinon le soutien, de
tous les pays riverains est nécessaire" 9.
Mais, aujourd’hui, on ne peut
plus se contenter des terrains gazonnés et sommairement aménagés
qui avaient cours jusqu’en 1939 ; il faut des pistes bétonnées
de plusieurs milliers de mètres de longueur, capables de
supporter des appareils lourds, complétées par des installations
de maintenance de plus en plus complexes. La destruction des bases
aériennes de l’adversaire devient ainsi une priorité. Ledit
adversaire va y répondre par un mélange de défense active (par
la chasse et les moyens sol-air) et passive (dispersion des
terrains et construction d’abris renforcés). Depuis quelques
années, l’apparition d’avions pouvant utiliser des pistes
plus courtes et le développement de la formule des avions à décollage
court favorisent la multiplication des bases de rechange. La
Suisse et la Suède ont ainsi développé un programme
d’utilisation des autoroutes, avec abri des avions dans les
tunnels qui existent chez la première en abondance.
3. Enfin,
la topographie retrouve toute sa force dans la dimension d’appui
au sol. La configuration du terrain détermine, dans une large
mesure, l’efficacité des frappes aériennes contre les
objectifs terrestres : celle-ci est maximale en terrain découvert :
plaine ou désert, elle est fortement amoindrie dans les zones
couvertes par une végétation dense (les Américains en ont fait
l’expérience au Viêt-nam) ou dans les régions montagneuses
(la Bosnie en a encore fourni récemment un bon exemple). À ce
titre, la topographie terrestre est un facteur de la géostratégie
aérienne.
Le problème
des distances
L’avion est, par excellence,
l’instrument de combat à grande distance, même si la
mythologie du duel entre as a longtemps occulté cette évolution
(on percevait encore récemment les effets du "syndrome de
Guynemer"). L’utilisation de l’arme aérienne pour
porter la destruction sur les arrières du front ennemi est
presque contemporaine de son apparition. En 1793, Montgolfier
proposait déjà d’utiliser des ballons pour bombarder les
Anglais retranchés dans le port de Toulon10.
Et l’on sait que le général italien Giulio Douhet a conçu
sa théorie du bombardement stratégique dès la Première
Guerre mondiale, quand les performances des avions étaient
encore très faibles. En 1917, des bombardements de grande
ampleur étaient organisés par les Allemands contre Londres et
par les Français contre les centres industriels de la Ruhr.
Dans l’entre-deux-guerres, le rayon d’action se comptait déjà
en centaines de kilomètres ; aujourd’hui, il se compte
en milliers de kilomètres et il peut encore être accru par
l’utilisation du ravitaillement en vol.
L’allonge des moyens aériens
s’accompagne d’une rapidité sans équivalent chez les
moyens de transport terrestres ou navals. Leur vitesse se mesure
en centaines, aujourd’hui en milliers de kilomètres heure.
D’où des délais de réaction extrêmement courts. En 1942,
un bombardier américain traversa l’Atlantique en 6 heures
et 40 minutes. Son pilote fut sanctionné pour n’avoir pas
respecté les prescriptions qui interdisaient le vol direct,
mais l’événement fut relevé par les autorités : il
prouvait que la ceinture de protection océanique s’était
spectaculairement rétrécie11.
De Norfolk (la plus grande base navale de la côte Est des États-Unis)
à Dahran (la plus grande base aérienne d’Arabie saoudite),
il y a 7 000 miles par voie aérienne, ce qui représente
un vol de 24 heures ; il faut plus de 20 jours pour
faire le même voyage par mer en passant par le canal de Suez (8 600
miles) et plus de 26 jours en passant par le cap de Bonne-Espérance
(12 000 miles).
Il importe, cependant, de se
souvenir que le rayon d’action théorique n’a souvent que
peu de rapports avec la réalité. C’est l’erreur
fondamentale de Douhet et de ses disciples qui avaient conclu,
un peu vite, qu’avec un rayon d’action de 600 km, on
pouvait atteindre, en partant des terrains d’aviation
d’Italie et du Dédocanèse, presque tous les points
importants de la région méditerranéenne. C’est en vertu de
ce raisonnement que Mussolini a refusé à la Marine italienne
les porte-avions dont elle aurait eu besoin (mais dont elle ne
ressentait pas forcément la nécessité). La bataille du cap
Matapan (28 avril 1941), pourtant livrée à proximité
des côtes grecques, a constitué une dure punition.
Par ailleurs, la contrepartie
de cette capacité de franchissement et de cette rapidité est
une endurance très faible, qui se mesure habituellement en
heures ou même en fractions d’heure. Le ravitaillement en vol
permet certes d’augmenter considérablement le rayon
d’action des appareils mais cette formule elle-même a ses
limites, tenant notamment à la résistance physique des pilotes
et des équipages. L’armée de l’Air française a organisé,
dans les années 80, une mission d’avions Jaguar basés dans
le sud de la France en direction du Liban. Mais ils n’ont fait
qu’un aller-retour malgré quatre ravitaillements en vol. Les
voyages à grande distance des bombardiers B 2, à
l’occasion de salons aériens, sont spectaculaires, mais ils
exigent une logistique très lourde qui n’est pas toujours réalisable
en temps de guerre. La seule solution réaliste, pour des opérations
de grande ampleur, est de disposer de bases équipées à
proximité du théâtre d’opérations. Le problème est que de
telles bases ne sont pas toujours disponibles et que
l’acheminement des équipes au sol, des rechanges et des
approvisionnements de tous ordres est une opération difficile
et coûteuse. C’est ce qui a conduit certains observateurs,
pas nécessairement désintéressés, à opposer le "naval
réel" à "l’aérien virtuel".
Il s’agit là d’une
"querelle de boutons" qui n’a pas lieu d’être :
l’instrument naval et l’instrument aérien sont complémentaires,
le premier assurant la permanence et le second l’instantanéité
de l’action. À la fin de 1944, une flottille de bombardiers
lourds britanniques a transporté une brigade d’infanterie
d’Italie en Grèce en moins de deux jours, pour prévenir une
prise de pouvoir par les
communistes12 ; le gros de
la force expéditionnaire et le ravitaillement ont suivi par
voie de mer. Le même scénario s’est répété en 1990 après
l’occupation du Koweit par l’Irak. Ce n’est qu’un réflexe
corporatiste qui a conduit parfois l’armée de l’Air et la
Marine à se poser comme concurrentes.
Les difficultés
d’intervention de l’instrument aérien sont accrues par un
statut qui différencie fondamentalement l’air de la mer :
l’espace aérien est sous le contrôle des États, de sorte
que le survol est soumis à leur autorisation. La
Grande-Bretagne avait tenté, entre les deux guerres, de faire
triompher le principe de liberté des airs, mais elle s’était
heurtée à l’opposition de pays guidés par un souci économique
de protection de leurs compagnies aériennes et un souci stratégique
de se soustraire à des incursions inamicales (peur de la
"diplomatie du bombardier" et de la surveillance
organisée). Ce statut n’a jamais été remis en cause.
Ses conséquences stratégiques
sont évidentes. Une intervention aérienne à grande distance
doit, en temps de paix, suivre un itinéraire au-dessus de la
haute mer ou obtenir des autorisations de survol ou
d’atterrissage qui ne sont pas toujours accordées. La France
en a fait l’expérience dans les années 80, lorsque ses
interventions au Tchad se heurtaient à l’opposition de
l’Algérie et de la Libye. En sens inverse, elle n’a eu
qu’à se féliciter de l’attitude du Panama, qui laissait
discrètement passer les vols à destination du Centre d’expérimentations
du Pacifique.
L’avion
comme unificateur des stratégies
Apte à opérer vite et loin,
au-dessus de la terre comme de la mer, l’avion apparaît ainsi
comme l’unificateur des stratégies. Grâce à lui, la terre
peut enfin agir de manière directe contre la mer tandis que
celle-ci peut étendre son action contre celle-là au-delà de la
frange côtière. Mackinder avait noté le fait dès 1919, en
soulignant que cette atténuation par l’avion de la dichotomie
entre la puissance terrestre et la puissance maritime
s’effectuerait principalement au détriment de la seconde13.
Lindbergh étendait l’observation en disant que l’aviation
avait accru la vulnérabilité d’un pays aux attaques venant du
même continent, mais avait diminué la vulnérabilité du
continent lui-même aux attaques venant de l’extérieur,
c’est-à-dire par voie de mer14.
L’avènement du porte-avions et du bombardier intercontinental
sont ultérieurement intervenus pour corriger partiellement15
ce déséquilibre et parachever la mondialisation de la stratégie.
On aboutit ainsi, en attendant le
missile, qui "dissout" les stratégies particulières
(le rattachement des forces de missiles stratégiques à telle ou
telle Armée n’a qu’une signification bureaucratique, il ne résulte
pas de spécificités opérationnelles), à une interpénétration
des stratégies que l’amiral Bernotti a été le premier à
reconnaître dans l’entre-deux-guerres, en particulier dans un
article de 1927 :
la
guerre n’a pas de théâtre particulier d’opérations,
bien qu’il existe une sphère d’action aéroterrestre
et une autre aéromaritime (mer et côtes). dans le
domaine aéroterrestre, l’action des forces devra être
nécessairement ordonnée en fonction de la situation
respective des adversaires dans l’autre domaine,
cette action sera ordonnée en fonction de la
situation sur mer. En d’autres termes, à l’ancien
concept de la guerre sur terre et de la guerre sur
mer, on substituera ceux de guerre aéroterrestre et
de guerre aéromaritime 16.
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L’amiral Castex, au terme de sa réflexion,
reprend l’idée qu’il résume dans une formule qui a valeur de
théorème :
L’influence
de la puissance de mer dans les grandes crises de ce
monde est fonction de la force aéroterrestre qu’elle
est capable de déployer et l’influence de la
puissance de terre se mesure aux mêmes moments à la
force aéronavale qu’elle peut jeter dans la balance 17.
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Les anciennes stratégies
terrestre et navale, qui coexistaient sans se fondre, se
trouvent dorénavant intégrées dans une stratégie unifiée.
C’est cette intégration qui caractérise l’émergence
d’une géostratégie à l’époque contemporaine et
l’avion en est le principal vecteur. Si l’on peut mettre
en doute la pertinence d’une géostratégie de l’air
particulariste, on doit souligner que, sans l’air, il
n’y aurait pas de géostratégie globale.
C’est aujourd’hui une
évidence et plus personne ne songe à nier l’importance
du facteur aérien. Mais les pesanteurs organiques font que
les forces armées ne s’adaptent qu’avec une extrême
lenteur à cette mutation. On parle encore de stratégie
terrestre, de stratégie maritime et de stratégie aérienne,
ce qui ne correspond plus à la réalité. Le général
Bertrand, dès 1948, proposait une classification plus
conforme à la nouvelle donne stratégique18 :
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la
stratégie continentale, dont l’aire englobe non
seulement les terres émergées, mais aussi les eaux
adjacentes et les mers étroites ; |
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la
stratégie océanique qui opère en haute mer,
entendue, non au sens juridique, mais dans un sens
proprement stratégique c’est-à-dire hors de portée
des moyens tactiques basés à terre ; |
 |
la
stratégie des opérations aériennes à grande
distance : il s’agit naturellement du
bombardement stratégique, mais le transport aérien
à grand rayon d’action est venu s’y rajouter et
sa place est appelée à croître. Il permet, comme
l’a dit Jean-Baptiste Margeride, une
"dilatation de l’espace stratégique" 19.
Sans jamais pouvoir rivaliser avec les tonnages
transportés par mer, il peut jouer un rôle
essentiel dans la phase initiale de la crise ou du
conflit grâce à sa rapidité : le pont aérien
entre les États-Unis et Israël, lors de la guerre
du Kippour, l’a montré avec éclat. Notons
cependant qu’il reste subordonné à la possession
de bases-relais (les Açores lors de la guerre du
Kippour, Ascension lors de la guerre des Malouines)
et, éventuellement, d’autorisations de survol,
conditions qui peuvent se révéler dirimantes. |
Une telle présentation ne
devrait guère soulever d’objections. Elle a commencé à
être mise en pratique dès la fin des années 40 mais de
manière partielle. L’OTAN l’a expérimentée dès la
mise en place de ses grands commandements : la Méditerranée
n’a pas été rattachée au commandement de l’Atlantique
mais a été intégrée dans un commandement des forces du
sud-Europe subordonné au commandement allié en Europe.
Mais ce n’est qu’en 1995 que l’US Navy a accepté le
transfert au Southern Command du golfe du Mexique et des
eaux adjacentes à l’Amérique du Sud20
et le transfert au Central Command, qui n’englobait
auparavant que la mer Rouge et le golfe Persique, de la
partie ouest de l’océan Indien. La pression en faveur de
cette intégration est aujourd’hui de plus en plus forte,
mais le découplage entre les chaînes organiques et les chaînes
opérationnelles qui en résulte crée de sérieuses
difficultés.
Particularisme
de la guerre aérienne
Le général Douhet a
formulé, dès le début des années 20, une théorie de la
puissance aérienne, éminemment critiquable par son caractère
systématique et même outrancier, qui faisait bon marché
des difficultés pratiques, mais remarquable par sa
simplicité et sa cohérence. Les idées maîtresses de
Douhet ont été résumées par le colonel Mendigal21
en trois postulats :
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difficulté
de l’offensive sur terre et sur mer, facilité de
l’offensive dans les airs : |
dans
les airs, la défensive est impossible car elle
exigerait, en raison du rayon d’action des
appareils de l’attaque, un émiettement
complet des forces de la défense et des moyens
extrêmement nombreux.
Au
contraire, l’offensive est une attitude facile ;
l’aviation se prête, mieux que tout autre
arme, aux concentrations
rapides qui permettent la convergence des
efforts et assure aux entreprises aériennes le
bénéfice de la surprise.
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L’air
forme un théâtre d’opérations indépendant : |
Les
actions menées sur terre et sur mer
n’ont aucune réaction dans le domaine
de l’Air, alors que les actions
entreprises dans les airs réagissent
directement sur les opérations
terrestres et maritimes, soit qu’elles
privent l’ennemi de son observation aérienne,
soit qu’elles paralysent ses
mouvements, soit enfin qu’elles
tarissent les sources de son
ravitaillement.
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L’Air
est devenu le théâtre d’opérations
décisif. Douhet propose de
n’affecter aux forces terrestres
et navales que le minimum de moyens
indispensable à une défensive
efficace et veut réserver tous les
surplus à l’arme aérienne qui
doit faire masse pour remporter une
victoire décisive grâce aux effets
matériels et moraux de la
destruction des villes. |
On retrouve
chez Douhet la transposition des caractéristiques
de la guerre maritime22.
Ferruccio Botti a justement souligné le
parallélisme du raisonnement entre Mahan et
Douhet23 :
Mahan affirmait l’indépendance de la mer
par rapport à la terre, laquelle était dépourvue
de moyens d’action contre elle ; cela
a été effectivement la règle dans
l’histoire jusqu’à l’interpénétration
des stratégies à l’époque
contemporaine. Par ailleurs, la démonstration
clausewitzienne de la supériorité de la défensive
n’est pas transposable sur mer dès lors
que le défenseur ne peut pas s‘appuyer
sur le terrain, et la guerre maritime ne
peut pas se limiter à sa seule dimension
militaire, elle a une composante économique
très forte avec la paralysie ou la
destruction du commerce et l’organisation
du blocus de l’ennemi.
Ce sont
toutes ces caractéristiques que l’on
retrouve dans la guerre aérienne. En
premier lieu, même s’il est faux de prétendre
que la terre ou la mer sont dépourvues de
moyens contre l’Air, il est vrai que
l’impact de l’arme aérienne sur les opérations
terrestres ou maritimes est comparativement
plus grand que l’effet de la défense
anti-aérienne sur les opérations aériennes.
En deuxième
lieu, l’arme aérienne donne l’avantage
à l’offensive dès lors que sa caractéristique
fondamentale, outre sa capacité à
intervenir ou à frapper loin, est sa capacité
à intervenir ou à frapper vite.
Une offensive aérienne est foudroyante :
les délais peuvent ne pas excéder quelques
heures, comme l’ont montré la mise hors
de combat durable de l’aviation soviétique
aux premières heures de l’attaque
allemande, le 22 juin 1941, ou la
destruction de l’aviation égyptienne sur
ses bases par les Israéliens au début de
la guerre des Six Jours en 196724.
Notons cependant que ces résultats décisifs
ont été obtenus grâce à l’utilisation
de la surprise, laquelle est rarement
atteinte à ce degré. Lorsque celle-ci
n’a pas réussi, si la lutte se transforme
en bataille d’usure, la défensive peut
reprendre l’avantage en profitant de la
proximité de ses bases, qui diminue la
fatigue des pilotes et permet aux appareils
endommagés de rentrer, et de la possibilité
de récupérer les pilotes abattus, comme
cela s’est vérifié durant la bataille
d’Angleterre. Plus
que d’une loi générale, le résultat est
fonction du rapport de forces.
Enfin, la
guerre aérienne ne se ramène pas non plus
à sa seule dimension militaire : la
bataille pour la maîtrise de l’air et le
soutien au sol ont, dès l’apparition de
l’aviation, été complétés par le
bombardement à grande distance des villes
et des centres industriels. La différence
avec la guerre maritime est que la
dimension économique se voit doublée
d’une dimension démographique, avec
les bombardements de terreur destinés à
produire des effets moraux autant que matériels.
Cette terreur n’existe pas au même degré
dans la guerre maritime, où les dommages
collatéraux sont, par nature, limités.
________
Notes:
1
Claude
Carlier, "Clément Ader, premier stratège
aérien", Stratégique 49,
1991-1, passim.
2
George
T. Renner, Human Geography in the Air
Age, New York, Macmillan, 1942, p. 24.
3
Nicholas
J. Spykman, The Geography of the Peace,
New York, Harcourt Brace, 1944, p. 54.
4
Hans
W. Weigert et Vilhyalmur Stefansson, Compass
of the World, New York, Macmillan, 1944.
Stefansson avait publié, dès 1922,
"The Arctic as an Air Route for the
Future", dans le National Geographic
Magazine.
5
George
T. Renner a suggéré la comparaison dès
1942 ; Human Geography in the Air
Age, pp. 125-127.
6
C’est
si vrai que le vol au-dessus du désert se
rapproche beaucoup du vol au-dessus de la
mer. Les Atlantic de l’aéronavale sont fréquemment
intervenus en Afrique, au Tchad ou en
Mauritanie comme postes de commandement et
de guerre électronique.
7
Cf.
Christina Goulter-Zervoudakis, "Les opérations
de lutte antinavire du Coastal Command dans
le nord-ouest de l’Europe 1940-1945",
Revue historique des armées, 201,
1995-4.
8
Nicholas
J. Spykman, The Geography of the Peace, p.
46.
9
Peter
J. Taylor, Britain and the Cold War, 1945
as Geopolitical Transition, Londres,
Pinter, 1990, p. 114.
10
Jules
Duhem, Histoire de l’arme aérienne
avant le moteur, Paris, Nouvelles
…ditions latines, 1964.
11
George
T. Renner, Human Geography in the Air
Age, p. 124.
12
John
Slessor, The Great Deterrent, New
York, Praeger, 1957, p. 128.
13
Halford
J. Mackinder, Democratic Ideals and
Reality, New York, Holt, 1919, pp. 142-143.
14
Cité
dans Eugène Staley, "The Myth of the
Continents", dans Hans W. Weigert et
Vilhjalmur Stefansson, op. cit., p.
98.
15
Partiellement,
car l’aviation embarquée ne peut mettre
en œuvre qu’un nombre limité d’avions.
Si elle a pu suffire pour la conquête de
certaines îles durant la guerre du
Pacifique, elle n’aurait pu assurer la
couverture du débarquement au Japon.
C’est la raison essentielle pour laquelle
le commandement américain avait prévu de
s’installer à Kyu-shu (opération
Coronet), avant de s’attaquer à la région
de Tokyo (opération Olympic).
16
Cité
dans Ferruccio Botti, "Un dialogue de
sourds : l’aviation et la guerre
maritime dans la pensée stratégique
italienne entre les deux guerres", Stratégique
59, 1995-3, p. 107.
17
Amiral
Castex, Mélanges stratégiques, p.
71.
18
Général
Bertrand (de l’armée de Terre), Conférence
de conclusion de la première session du
Cours supérieur interarmées, 1948.
19
Jean-Baptiste
Margeride, "La dilatation de l’espace
stratégique par le transport aérien",
Stratégique, 59, 1995-3.
20
L’ensemble
du théâtre caraïbe sera transféré au
Southern Command le 1er juin 1997.
21
Colonel
Mendigal, "Les thèses du général
Douhet et la doctrine française", Stratégique,
59, 1995-3, extrait de son cours à l’École
de guerre aérienne en 1937-1938.
22
Comme
chez Ader, qui voulait des avions de ligne
et des avions-torpilleurs.
23
Ferruccio
Botti, "Un dialogue de sourds :
l’aviation et la guerre maritime en Italie
entre les deux guerres", Stratégique
59, 1995-3.
24
Ce
primat de l’offensive est souligné avec
force par le général Forget. Michel
Forget, "Réflexions sur la stratégie
aérienne au travers de trois guerres",
Stratégique 59, 1995-3.
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