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LA GUERRE
DU KIPPOUR : UN CAS D’ÉCOLE DANS LE DOMAINE DU RENSEIGNEMENT
par Pierre Razoux
Le
6 octobre 1973, le monde est frappé de stupeur : une nouvelle guerre
israélo-arabe vient d’éclater au Proche-Orient, surprenant les aréopages
d’observateurs attentifs. Trois semaines plus tard, lorsque les deux
grandes puissances parviennent à imposer un cessez-le-feu, la situation géostratégique
est durablement modifiée dans la région. L’étonnement paraît
d’autant plus général que rien ne laisser présager un tel événement.
Personne n’aurait imaginé que ce nouvel affrontement verrait l’armée
israélienne en réelle difficulté, ni que ce conflit serait à l’origine
directe du processus de négociations entre l’Égypte et Israël qui
aboutirait, six ans plus tard, à la signature d’un traité de paix entre
ces deux États.
La persistance durable du
conflit israélo-arabe a mis en exergue le besoin vital de la fonction
renseignement sur l’échiquier du Proche-Orient. Pour prendre des décisions
rapides et pertinentes, qui peuvent s’avérer décisives, les responsables
politiques et militaires ont eu besoin d’un renseignement de qualité.
La devise des services de
renseignement pourrait être la suivante : anticiper, vérifier,
analyser et aider à agir intelligemment. Le cycle du renseignement
commence, en effet, par la phase de planification des objectifs, en vue de
procéder ensuite à la collecte et à la recherche de l’information qui
est alors transmise aux services chargés de son
exploitation, étape au cours de laquelle l’information devient un
renseignement à travers un processus de recoupement, d’évaluation,
d’analyse, de synthèse, puis d’interprétation. Les services doivent préserver
l’information à l’état brut le plus loin possible dans ce processus
(ce que les professionnels du grand jeu appellent la conservation de la chaîne
du froid). Le renseignement ainsi obtenu est ensuite diffusé aux organes
qui en ont besoin. Il s’agit bien d’un cycle itératif puisque le
renseignement peut être réévalué et réorienté en permanence en
fonction des évolutions de situation. De manière générale, les organes
de collection mettent l’accent sur la détermination de la fiabilité de
la source, alors que les organes d’exploitation privilégient la
probabilité de l’information. Plus l’information est formulée en
termes généraux, plus elle a de probabilité d’être correcte, mais
moins elle présente d’intérêt. En tout état de cause, le renseignement
doit être adapté au client et à ses besoins d’information, tant sur le
plan quantitatif que sur le plan qualitatif. Toute la difficulté consiste
cependant à présenter au client le renseignement qui soit, à la fois, le
plus pertinent et en même temps celui que celui-ci soit prêt à accepter,
au risque, sinon, de rejeter le renseignement et de décrédibiliser le
service.
Cette problématique
illustre parfaitement les contraintes qui se sont imposées aux différents
responsables des services de renseignements arabes et israéliens durant la
période qui a précédé la guerre du Kippour. Cette communauté du renseignement,
dont la notoriété a émergé à la fin des années cinquante, constitue
une nébuleuse complexe qu’il convient de présenter. Après la guerre de
juin 1967, les dirigeants des services israéliens, aveuglés par leurs succès
et prisonniers d’une stratégie contre-terroriste qui fédérait
l’essentiel de leurs moyens, n’ont pas pris conscience de la menace
militaire arabe qui les guettait. Durant cette période, les armées arabes
ont opéré, en effet, un redressement spectaculaire, sous-tendu par une
formidable volonté de revanche destinée à effacer l’humiliation subie
pendant la guerre des Six Jours. Lorsque les dirigeants des services israéliens
ont réalisé l’ampleur du danger, il était déjà beaucoup trop tard.
Leur échec a assuré aux armées arabes un succès militaire inattendu.
L’armée israélienne, initialement prise par surprise, s’est néanmoins
ressaisie et a progressivement retourné la situation militaire à son
avantage. Le déroulement des opérations, qui a donné lieu à de multiples
rebondissements, illustre à son tour l’importance de
la fonction renseignement pendant la bataille. Sa gestion par les belligérants
met en exergue des forces et des faiblesses dans chacun des deux camps.
La guerre du Kippour
permet donc de tirer quelques leçons s’agissant de l’impact respectif
des sources humaines et des sources techniques au sein d’une fonction
renseignement plus que jamais essentielle.
In fine, cette étude, qui s’inscrit résolument dans le contexte de
l’après-guerre froide, vise à apporter au lecteur de nouveaux éléments
de réflexion à l’heure où le conflit israélo-arabe occupe toujours le
devant de la scène internationale.
LA NÉBULEUSE “RENSEIGNEMENT”
AU PROCHE-ORIENT
Les services de
renseignement sont souvent le reflet d’une certaine vision de la société.
En Israël, ces services aux méthodes parfois contestées sont bien
acceptés par une population fortement militarisée qui se considère en état
de siège permanent et qui voit en eux l’un des garants de sa sécurité.
Dans le monde arabe, au contraire, la société civile, peut-être plus
fataliste, ne ressent pas de manière aussi aiguë un tel sentiment d’insécurité.
De ce fait, l’existence des services de renseignement y est bien souvent vécue
comme un mal nécessaire, qui présente cependant l’avantage d’occuper
et de nourrir une frange non négligeable de la population. Dans tous les
cas, le renseignement est perçu comme un instrument de pouvoir. De nombreux
responsables politiques en sont d’ailleurs issus, tout particulièrement
en Israël. Citons pour mémoire Shimon Perès et Yitzhak Shamir (anciens
Premiers ministres), Chaïm Herzog (ancien Président) ou bien encore Ehud
Barak (actuel Premier ministre1)
et Amnon Lipkin-Shahak (chef de file du centre sur l’échiquier politique israélien2),
sans même parler des chefs d’état-major et des ministres de la Défense
qui, pour la plupart, ont tous occupé des responsabilités importantes dans
le renseignement durant leur carrière.
Les services israéliens
En Israël, la communauté
du renseignement est enveloppée d’un tel brouillard que l’on a souvent
tendance à la confondre avec son service le plus renommé à l’étranger :
le Mossad. Or, il n’existe pas
un, mais plusieurs services de renseignement qui coexistent et ont connu une
évolution significative au fil du temps et des événements3.
La sphère du renseignement n’a pas été forgée d’une seule pièce. À
l’instar des forces de défense, elle résulte d’un long processus de
maturation et d’agrégation entamé dans la clandestinité, à l’époque
du mandat britannique. Elle se caractérise par la place de plus en plus
importante qui est accordée aux sources techniques, au détriment parfois
des sources humaines.
De la clandestinité à la notoriété
Peu de temps après la
fin de la Première Guerre mondiale, les responsables des groupes juifs
d’autodéfense installés en Palestine décident de créer le Rechesh
(acquisition). Il s’agit d’une petite structure ayant pour but de
collecter des armes et des munitions à travers le monde. Quelques années
plus tard, la Haganah naissante
crée deux services : le Ha-Machlaka
Ha-Technit ou Hamachat (département
technique) et le Sherut Ha-Yediot
Ha-Artzit (service de l’information nationale), plus connu sous
l’acronyme de Shaï.
Rapidement, une branche de ce service, le Ha-Machlaka
Ha-Aravit, se spécialise dans l’infiltration des populations arabes,
utilisant des juifs séfarades originaires du Moyen-Orient. En 1937, le Mossad
Le-Aliyah B (Institut pour l’immigration)4,
communément appelé Aliyah B,
est mis sur pied, afin de faciliter l’immigration clandestine vers la
Palestine. Sous la houlette de Reuven Zaslani, considéré comme le
fondateur du renseignement israélien, puis d’Isser Beeri5,
le Shaï constitue
progressivement l’ossature des futurs services secrets israéliens. Il
s’inspire directement, dans sa structure, des services britanniques :
une branche renseignement militaire, une branche contre-espionnage et une
branche action extérieure. Le Shaï
entretient d’étroites relations avec l’OSS américain, mettant à la
disposition de celui-ci, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, des
agents originaires d’Europe centrale ayant une parfaite connaissance de
pays comme l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne ou l’URSS6.
Tous ces services grandissent dans l’ombre de groupes eux-mêmes
clandestins, élevant l’action secrète au rang de vertu cardinale et façonnant
selon cet état d’esprit les futurs cadres des services de renseignement.
En avril 1951, le Mossad (l’institut)
est créé. Reuven Shiloah en prend la direction et l’oriente résolument
vers les missions traditionnelles des services de renseignement.
Les services israéliens
connaissent des débuts difficiles. En 1951, un réseau israélien est démantelé
en Irak, provoquant l’arrestation d’une vingtaine d’agents, dont deux
sont exécutés. Un échec identique survient en Égypte, entre 1954 et
1955, entraînant l’arrestation de huit personnes. La plupart sont
des juifs égyptiens. Six agents sont emprisonnés et deux autres pendus.
Cette affaire entraîne la démission du ministre israélien de la Défense,
Pinhas Lavon, et érige un nouveau principe au sein des services israéliens :
désormais, les juifs de nationalité étrangère ne doivent plus être
utilisés contre leur propre pays. En février 1960, l’Égypte parvient à
masser à la frontière israélienne les éléments d’une division blindée
renforcés de trois brigades d’infanterie sans que les services israéliens
s’en aperçoivent7.
Au mois de mai suivant,
les services israéliens connaissent pourtant un succès majeur qui va
asseoir durablement leur réputation au sein de l’opinion publique
mondiale. Des agents israéliens parviennent en effet à enlever l’ancien
nazi Adolf Eichmann, réfugié en Amérique latine, puis à le ramener en
Israël pour le juger8.
En 1965, deux des
meilleurs agents israéliens sont démasqués : Elie Cohen à Damas et
Wolfgang Lotz au Caire. Le premier était devenu le confident personnel du
président syrien, tandis que le second, qui se faisait passer pour un
ancien nazi, était parvenu à s’infiltrer dans les plus hautes sphères
militaires et politiques égyptiennes. Cet échec apparent n’en démontre
pas moins les résultats que parviennent à obtenir les services israéliens.
Les services israéliens cumulent, en effet, les succès. Le 16 août 1966,
un déserteur irakien livre aux Israéliens un intercepteur d’origine soviétique
Mig-21 du dernier modèle, permettant ainsi à ceux-ci de tester
l’appareil et de mettre au point des tactiques de combat aérien adaptées
à la menace que fait peser l’introduction de cet appareil dans les armées
de l’air arabes. En novembre 1968, le Scheersberg
A, un navire chargé de deux cents tonnes d’oxyde d’uranium -
substance qui après retraitement est susceptible de fournir la matière
fissile pour d’éventuelles armes nucléaires - disparaît en Méditerranée.
La communauté internationale du renseignement estime qu’il a déchargé
sa cargaison en Israël. Durant la nuit de Noël 1969, un commando israélien
pénètre à l’intérieur du port de Cherbourg et enlève cinq vedettes
lance-missiles vendues à Israël par la France, mais stockées dans le port
normand depuis l’embargo décrété par le général de Gaulle, à la
suite de la guerre des Six Jours.
Durant toute cette période,
les services israéliens ont été le reflet d’influences diverses au gré
des dirigeants qui se sont succédé à leur tête, adoptant des styles très
différents. De 1948 à 1952, la communauté du renseignement est dominée
par Reuven Shiloah. Ce dernier a été formé à la mode britannique.
Il affiche une passion pour les opérations secrètes, les intrigues
diplomatiques et les grands concepts stratégiques, conférant à l’espion
une dimension romantique. C’est lui qui pose les bases de l’édifice.
Entre 1953 et 1963, Isser Harel s’impose comme le personnage central du
renseignement, concentrant entre ses mains un pouvoir considérable.
Originaire de Russie, il façonne durablement l’édifice en s’inspirant
des méthodes soviétiques. De fait, on retrouve dans l’organisation des
services israéliens le socialisme, l’esprit de conquête, la
centralisation et la prépondérance des intérêts de l’État sur ceux
de l’individu. L’agent type doit être polyglotte, être animé d’un
esprit pionnier et de sentiments patriotiques irréprochables. Parallèlement,
Harel combat le communisme de manière virulente et multiplie les gestes de
bonne volonté à l’égard des services secrets américains.
Conjointement, des personnages tels que Shimon Perès ou Yitzhak Shamir, après
avoir multiplié les missions clandestines en France, insufflent un peu de
leur expérience “à la française” au sein des services. C’est
d’ailleurs l’époque où Français et Israéliens coopèrent étroitement
dans de nombreux domaines.
La période qui commence
en 1964 est marquée par deux hommes : Meir Amit pour le Mossad
et Aharon Yariv pour les renseignements militaires. Ceux-ci introduisent
davantage de professionnalisme, développant une conception du renseignement
à l’américaine. La haute technologie fait son apparition. Meir Amit conçoit
ainsi son rôle comme celui d’un dirigeant de grande société qui doit démontrer
que celle-ci est rentable.
Le renseignement israélien à la veille
de la guerre du Kippour
Au début des années
soixante-dix, Israël emploie plus de 10 000 de ses concitoyens (0,3 %
de la population) à des tâches relevant directement des services de
renseignement9.
Cette communauté particulière comprend alors :
Aman
(Agah Ha-Modi’in – Aile
renseignement, sous-entendu de l’armée), qui constitue le service de
renseignement militaire chargé de la collecte de l’ensemble de
l’information à caractère militaire. Ce service est également
responsable de la censure militaire. Il dépend directement du chef de l’état-major
général et du ministre de la Défense. Aman
constitue le service le plus important, quantitativement parlant,
puisqu’il regroupe près de 7 000 agents10.
Ce service est structuré en plusieurs départements :
-
Le département
renseignement (Ha-Man) dont
la fonction principale est la collecte des informations et le traitement des
diverses sources, tant humaines que techniques. Il convient de noter
que l’aviation et la marine disposent chacune d’un service chargé de
recueillir et de traiter l’information militaire les concernant : il s’agit
du Modi’in Heyl Ha’Avir pour
l’aviation et du Modi’in
Heyl Hayam pour la marine. Ces deux services dépendent du Ha-Man.
-
La production
(Machleket Ha-Hafaka), chargée
d’exploiter l’ensemble du renseignement tout en présentant une
estimation des risques potentiels. Cette branche est scindée en plusieurs départements :
recherche (lui-même scindé en divisions régionales et fonctionnelles),
technique et documentation.
-
Le département
des relations extérieures, qui entretient la liaison avec les services
étrangers et qui s’occupe de l’accréditation des attachés de défense.
-
Le département
de la sécurité militaire (Bitachon
Sadeh) et de la censure
militaire (Ha Tzenzura
Ha-Tzva’it).
-
Une école
du renseignement (Beit Ha’sefer
Le’Modi’in) responsable de la formation de l’ensemble des
officiers d’Aman.
-
Le Mossad
(Ha-Mossad le-Modiin ule-Tafkidim
Meyuhadim - Institut pour le renseignement et les missions spéciales),
qui dépend directement du Premier ministre et constitue le service de
renseignements extérieurs de l’État hébreu. Ce service fonctionne comme
une organisation cadre employant environ 2 000 agents permanents, mais
exploitant largement les capacités de plusieurs dizaine de milliers de
correspondants à l’étranger (certaines sources font état de 7 000
correspondants rien que pour le Royaume-Uni11),
notamment au sein de la diaspora juive. Il est structuré en huit divisions :
-
une division collection, elle-même scindée en plusieurs départements
régionaux et fonctionnels ;
-
une division action et liaison, chargée notamment des opérations spéciales
et psychologiques ;
-
une division recherche ;
-
une division technologie ;
-
une division opérations techniques ;
-
une division planification et coordination ;
-
une division instruction ;
-
une division administration.
Le
Shin
Beth (Sherout Ha-Bitachon
Ha-Klali - Service de sécurité général), qui dépend du ministère
de la Police et se voit confier les tâches de sécurité intérieure et de
contre-espionnage12.
Le
Lekem
(Leshkat le-Kishrei Madao -
Bureau de liaison scientifique), véritable service d’espionnage
industriel mis sur pied en 1957 par Shimon Perès et dirigé par Benyamin
Blumberg, qui est principalement orienté vers l’acquisition des
technologies nucléaires et aéronautiques13.
Le
département politique du ministère
des Affaires étrangères, qui constitue un véritable service
d’espionnage et dont la mission principale consiste à collecter à l’étranger
l’information de nature politique. Contrairement à l’antagonisme latent
qui oppose espions et diplomates dans la plupart des pays occidentaux, en
Israël, la synergie étroite des services secrets et du ministère des
Affaires étrangères contribue à favoriser le développement du
renseignement.
Les
forces spéciales, qui regroupent14 :
-
Le Kidon,
service spécial du Mossad
responsable des actions clandestines, dont l’action est coordonnée par le
Metsada15.
-
La sayeret
Mat’kal, qui fait office de “ service action ” au sein
du renseignement militaire et qui est également connue sous le nom d’Unité
269 16.
-
La sayeret
Hadruzim, composée d’Israéliens d’origine minoritaire (arabes,
druzes et circassiens), qui est spécialisée dans l’infiltration des
frontières ennemies et qui est également connue sous le nom d’Unité
300.
-
La sayeret
Golani, unité de
reconnaissance de la brigade d’infanterie d’élite Golani,
traditionnellement affectée au front Nord, et qui a longtemps fourni un réservoir
de troupes de choc pour les opérations menées sur le Golan, en Syrie et au
Liban.
-
Les sayerot
Shaked (unité de reconnaissance du front Sud),
Haruv (unité de reconnaissance du front Centre)
et
Egoz (unité de reconnaissance du front Nord).
-
Les sayerot
Shaldag et
Tzanhanim, de même que certains éléments appartenant aux troupes
parachutistes, notamment à la 35e brigade parachutiste d’élite.
-
L’Unité
504 opérant aux frontières pour lutter contre l’infiltration
ennemie.
-
Le bataillon de nageurs de combat, mieux connu sous le nom de
Kommando Yami, rattaché à
la 5e brigade
d’infanterie Givati après la guerre du Kippour.
Le
directeur du Mossad possède de facto
le titre de Memuneh
(celui qui a la charge, sous-entendu des services secrets). À ce titre, il
préside le comité des chefs de services ou comité Varash
(Va’adat Rashei Hasheroutim)
qui a pour but de coordonner l’action des différents services de
renseignement. Ce comité réunit également :
-
le chef d’Aman ;
-
le directeur du Shin-Beth ;
-
l’inspecteur général de la police ;
-
le directeur général du ministère des Affaires
étrangères ;
-
le directeur de la recherche et de la planification politique ;
-
le conseiller du Premier ministre pour la lutte antiterroriste ;
-
le conseiller du Premier ministre en matière militaire ;
-
le conseiller du Premier ministre en matière politique.
Si
les services israéliens orientent en priorité leur action en direction du
monde arabo-musulman, il n’en demeure pas moins qu’ils sont très présents
en Amérique du Nord et en Europe occidentale, conscients que ces États
constituent souvent des interlocuteurs privilégiés des pays arabes.
Les services arabes
On assimile souvent le
renseignement arabe au Moukhabarat
(renseignement). Derrière cette désignation apparemment fédératrice se
cache en fait une réalité plus complexe, qui recouvre une multitudes de
services aux compétences souvent entremêlées. Le nombre d’agents
travaillant pour les services de renseignement n’est pas connu, mais il
est numériquement très important, car il intègre un grand nombre de
collaborateurs occasionnels - notamment pour les tâches de sécurité intérieure
- qui voient là un moyen de subsistance simple dans des sociétés économiquement
précaires. Dans bien des cas, une partie de leur activité consiste à se
surveiller mutuellement. Il n’en demeure pas moins que les services arabes
ont acquis une réputation d’efficacité dans bien des domaines, notamment
en matière d’analyse du renseignement, tant sur le plan politique que sur
le plan stratégique. Handicapés par un manque chronique de moyens
techniques, ils privilégient clairement les sources humaines. Seuls les
services égyptiens et syriens, qui ont joué un rôle de premier plan
pendant la guerre du Kippour, sont ici évoqués17.
Les services égyptiens
Mis sur pied au début
des années vingt, puis étoffés par les Britanniques durant la Seconde
Guerre mondiale, les services égyptiens ont rapidement acquis une réputation
d’efficacité dans tout le Moyen-Orient. La politique d’unité arabe prônée
par Nasser n’a fait qu’accroître leur influence au sein d’un monde
arabe à la croisée des chemins. Les services égyptiens ont alors développé
une étroite coopération avec les services de renseignements soviétiques.
À titre d’exemple, il est intéressant de rappeler qu’un département
entier du KGB était spécialisé dans le suivi des relations soviéto-égyptiennes.
Du milieu des années cinquante à la fin des années soixante, tirant
profit de cette double influence britannique et soviétique, les services égyptiens
ont développé leur emprise dans toute la région, bénéficiant également
de l’expérience de conseillers allemands, tel le célèbre Otto Skorzeny,
officier des forces spéciales au sein de l’Abwehr.
Réformés en 1955, les services égyptiens se présentent de la manière
suivante au début des années soixante-dix :
La
direction des renseignements généraux
(Moukhabarat el-Amman), qui est
responsable de la sécurité intérieure, du contre-espionnage et de
certaines activités clandestines menées à l’étranger dans le domaine
de la lutte contre les opposants au régime. La DRG dépend alors de Mahmoud
Salem, ministre de l’Intérieur, mais aussi d’Hafez Ismaïl, conseiller
du président Sadate pour les affaires de sécurité. Cette double tutelle
assure au Raïs égyptien un meilleur contrôle de ce service clé chargé
de surveiller également l’administration et l’armée.
La
direction des renseignements
militaires (Moukhabarat
el-Kharbeya), qui centralise l’ensemble du renseignement militaire et
qui est chargée de la mise en œuvre des activités clandestines menées en
Israël. À la veille de la guerre d’octobre, ce service est dirigé par
le général Ibrahim Fouad Nassar, un fidèle du président Sadate, secondé
par le général Ezzat Suleiman. La DRM fédère les services de
renseignement des trois armes :
-
La Direction
du renseignement de l’armée de Terre (Idarat
Moukhabarat el-Jesh)
-
La Direction
du renseignement de l’Aviation (Idarat
Moukhabarat el-Bakhriah)
-
La Direction
du renseignement de la Marine (Idarat
Moukhabarat el-Jawiah)
-
Le Département
des recherches du ministère des Affaires étrangères, qui participe à
la collecte et à l’exploitation du renseignement stratégique de nature
politique et diplomatique acquis à l’étranger.
Les
forces spéciales sont généralement
issues des troupes de choc, regroupant les nageurs de combat, les unités de
commandos (8 régiments) et le corps des parachutistes (3 brigades).
Bien
que le renseignement égyptien privilégie l’action contre Israël, il
n’en développe pas moins un champ d’activités très large, puisqu’il
doit maintenir dans des limites raisonnables l’action de mouvements
subversifs, tel que celui des “frères musulmans”, qu’il doit contrôler
étroitement les mouvements palestiniens, qu’il doit lutter contre les
tentatives d’ingérence ou de déstabilisation des deux grandes puissances
tout en s’assurant du développement de l’influence de l’Égypte au
sein de la sphère arabe (via la Ligue arabe), mais aussi de la sphère
africaine (via l’Organisation de l’unité africaine - OUA).
Les services syriens
Initialement calqués sur
le modèle français (2e bureau
et Sûreté générale) au temps du mandat, les services syriens ont fait
l’objet d’une importante restructuration en mars 1969, sous
l’impulsion d’Hafez el Assad, alors ministre de la Défense, avant que
celui ne réussisse son coup d’État qui l’a porté à la tête de la
Syrie à la fin de l’année 1970. À la veille de la guerre d’octobre,
le général Jibraël Bitar, chef des services de renseignement dépendant
directement du président Assad, est chargé de coordonner l’action des
services syriens qui regroupent :
Les
renseignements militaires généraux
(Moukhabarat al-Askariyya), qui
ont pour tâche d’assurer le renseignement militaire sous tous ses
aspects, et qui sont directement supervisés par le général Bitar lui-même.
La
direction des renseignements généraux
(Moukhabarat el-Amman), qui
est chargée de surveiller la police, les gardes-frontières,
l’administration. La DRG, dirigée par le général Nazih Zrayr, est également
responsable de l’élaboration du renseignement stratégique non militaire.
Le
service de renseignement des forces
aériennes, qui est responsable du renseignement intéressant les forces
aériennes, mais qui est également chargé du suivi des organisations
palestiniennes (telles la Saïka et l’armée de libération de la
Palestine – ALP) et de la réalisation d’opérations spéciales à l’étranger.
Dirigé par le général Mohammed al-Khouli, ami personnel et conseiller du
président Assad pour les affaires de sécurité, ce service constitue l’élite
du renseignement syrien.
La
direction de la sécurité politique
(Idarat al-Amn al-Siyassi), qui
assure la sécurité intérieure et la surveillance du parti Baas.
Le
bureau de la sécurité militaire,
dirigé par le général Hekmat el-Shihabi, qui a pour mission principale de
surveiller l’armée et d’assurer les missions de protection du secret de
la défense.
Les
missions spéciales relevant de l’autorité
militaire, il est logique que les forces
spéciales soient issues des unités de choc de l’armée : 82e bataillon
parachutiste, ainsi que les quatre bataillons de commandos rattachés à la
1re brigade
de forces spéciales. Néanmoins, les membres des unités spéciales syriennes
proviennent également de la mouvance minoritaire alaouite, dont est issu
Hafez el Assad.
Bien que le renseignement
syrien soit dirigé principalement contre Israël, ses actions clandestines
visent parfois certains de ses voisins arabes, tout particulièrement
l’Irak et la Jordanie. Une partie importante de son activité est enfin
orientée vers la Turquie, qui représente toujours une menace potentielle
pour le régime de Damas.
LE RENSEIGNEMENT ISRAÉLIEN EN ÉCHEC
Le déclenchement de la
guerre du Kippour prend les Israéliens par surprise. Leurs services de
renseignements, pourtant très réputés (comme en témoigne une abondante
bibliographie confinant souvent à l’hagiographie), n’ont pas été en
mesure de prédire la reprise des hostilités. Cet échec de niveau stratégique
se double d’un échec de niveau opératif. Les services israéliens ont,
en effet, gravement sous-estimé l’efficacité des missiles antichars et
antiaériens d’origine soviétique qui équipent en grandes quantités les
armées arabes. Cette erreur, qui entraîne de lourdes pertes dans les rangs
israéliens, ne constitue toutefois qu’une conséquence supplémentaire du
processus de dégradation affectant le renseignement israélien pendant la période
précédant le déclenchement des hostilités. Au contraire, les
responsables des services arabes ont su faire preuve à cette occasion
d’un remarquable esprit d’analyse, élaborant une stratégie qui
exploite pleinement les vulnérabilités de leur adversaire. Cet échec
israélien, alors même que le renforcement des arsenaux militaires arabes
faisait l’objet de rapports réguliers, fut perçue comme une aberration.
Elle a d’ailleurs suscité la vulgarisation du terme Mechdal
(négligence, aveuglement) au sein de la société israélienne18.
Cet aveuglement des responsables israéliens, tant militaires que
politiques, a fait l’objet de nombreuses études19.
Plusieurs raisons permettent d’expliquer cet échec qui constitue désormais
un cas d’école.
La lutte antiterroriste prioritaire
Après la guerre des Six
Jours et la conférence de Karthoum qui consacre la politique du triple non
arabe à l’égard d’Israël (non à la reconnaissance, non aux négociations,
non à la paix) la mouvance palestinienne connaît des luttes intestines
sans précédent. Celles-ci sont propices à l’émergence de groupuscules
extrémistes, qui rivalisent d’audace et de violence pour tenter de
renforcer leur influence dans cette course au pouvoir. Leurs actions de plus
en plus meurtrières entraînent insidieusement les services secrets israéliens
dans la spirale du contre-terrorisme, qui fédère toute leur énergie mais
occulte dangereusement la menace militaire toujours rémanente.
Le terrorisme palestinien en point de mire
Le 23 juillet 1968, un
appareil civil israélien est détourné par un commando palestinien et
contraint d’atterrir à Alger, inaugurant la vague des détournements aériens.
Cet acte de piraterie prend fin le 1er septembre, par la libération
des passagers et la restitution de l’appareil à Israël. Les preneurs
d’otages ne sont pas inquiétés par les autorités algériennes. Le 26 décembre
de la même année, le Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP)
du docteur Georges Habache organise un attentat contre un appareil de la
compagnie israélienne El-Al sur l’aérodrome d’Athènes, tuant un
passager et deux hôtesses de l’air. Une opération analogue survient à
Zurich le 18 février suivant, tuant un pilote et cinq passagers. Le 8
septembre 1969, des représentations israéliennes à Bonn, Munich et la
Haye sont détruites par des attaques à la grenade. Les détournements
d’avions s’intensifient, touchant de nombreuses compagnies aériennes
occidentales.
L’année suivante, du 6
au 10 septembre 1970, cinq avions de ligne sont détournés vers la
Jordanie par des commandos du FPLP. La réaction violente du roi Hussein
suscite une recrudescence du terrorisme palestinien qui vise désormais à
la fois les intérêts israéliens et jordaniens. Le 17 mai 1971, un
diplomate israélien est assassiné. Le 8 mai 1972, quatre feddayin
prennent le contrôle d’un appareil de la Sabena sur l’aéroport de Lod,
près de Jérusalem, mais ils sont neutralisés par l’intervention de
commandos israéliens. Progressivement, des mouvements terroristes étrangers
relaient l’activisme palestinien. Le 30 mai 1972, un groupe de l’Armée
rouge japonaise mitraille ainsi 26 personnes à l’intérieur de l’aéroport
de Lod. C’est cependant l’attentat des jeux olympiques de Munich qui
constitue le point d’orgue de cette campagne terroriste. Le 5 septembre
1972, 7 membres du groupe Septembre Noir assassinent 11 athlètes israéliens
à l’intérieur du village olympique. Les terroristes impliqués sont arrêtés
par les services spéciaux allemands, puis expulsés vers la Libye. Le 28 décembre
suivant, un commando palestinien lance un raid contre l’ambassade d’Israël
à Bangkok. Le 5 août 1973, enfin, un attentat sanglant est commis par
des Palestiniens sur l’aéroport d’Athènes.
Si la plupart de ces
actions sont l’œuvre du FPLP ou du groupe Septembre Noir, d’autres
organisations sont également impliquées : le Fatah
de Yasser Arafat, le Front Populaire Démocratique de Libération de la
Palestine (FPDLP) de Naïf Hawatmeh, l’Organisation de la Palestine Arabe
(OPA) d’Ahmed Zaarour et le Conseil Général du Front Populaire (CGFP)
d’Ahmed Jibril.
La réaction des services
israéliens est d’autant plus violente que ceux-ci semblent ne pas avoir
su anticiper cette mondialisation de l’activisme palestinien. Les différents
services participent à de véritables raids de commandos dirigés contre
les bases palestiniennes situées en Jordanie, en Syrie, mais surtout au
Liban. Ils multiplient les opérations “coup de poing” destinées à
impressionner leurs adversaires. Ainsi, dans la nuit du 28 décembre
1968, en riposte à l’attentat d’Athènes de l’avant-veille, un
commando israélien attaque l’aéroport de Beyrouth et détruit treize
appareils appartenant à des compagnies arabes. C’est toutefois à partir
de 1972, à la suite de l’augmentation considérable du nombre des
victimes, que leur réaction prend une nouvelle tournure et vise l’élimination
systématique des terroristes impliqués dans les attentats20.
Le 8 juillet 1972, Ghassan Kanafani, romancier palestinien chargé
des relations publiques pour le compte du FPLP, trouve ainsi la mort à
Beyrouth dans l’explosion de sa voiture piégée.
Après l’attentat de
Munich, le terrorisme palestinien devient une véritable obsession pour les
services de renseignement israéliens. Le 7 septembre 1972, Golda Meir déclare
officiellement que l’objectif prioritaire du gouvernement est désormais
de lutter contre le terrorisme. De ce fait, l’ensemble de la communauté
du renseignement est associée aux principales missions de représailles.
L’opération Goel (vengeance),
destinée à éliminer méthodiquement tous les auteurs et commanditaires de
l’attentat de Munich, est alors mise en place21.
Une instance officieuse secrète, dénommée Commission X, présidée
par le Premier ministre, est chargée d’autoriser au cas par cas l’élimination
de chaque cible identifiée22.
En neuf mois, 14 activistes palestiniens décèdent brutalement23.
Les autorités israéliennes nient évidemment toute implication dans ces
meurtres, qui sont revendiqués par des organisations fantaisistes. Cette
vaste opération de représailles se poursuit pendant plus de quinze ans,
avec l’aval des Premiers ministres israéliens successifs24.
En février 1973, des éléments
de l’armée, d’Aman et du Mossad
attaquent deux bases du groupe Septembre Noir, près de Tripoli, tuant 37 feddayin
et en blessant 65 autres. Dans la nuit du 9 au 10 avril suivant, ils récidivent
au cours de la plus vaste opération antiterroriste jamais menée par Israël :
l’opération Printemps de la
jeunesse se solde par l’assassinat, en plein cœur de Beyrouth, de
trois des principaux responsables du groupe Septembre Noir : Mohammed
Najjar, mieux connu sous le pseudonyme d’Abou Yousef, Kamal Adwan et
Kamal Nasser25.
L’heure de gloire du Shin-Beth
De son côté, le Shin-Beth
parvient à enrayer les tentatives de l’OLP visant à instaurer un état
d’insurrection permanent à l’intérieur des territoires occupés. Les
soulèvements populaires sont contrés les uns après les autres. La plupart
des cellules et des caches d’armes sont démantelées. Le Shin-Beth
bénéficie du manque d’expérience des responsables palestiniens et de la
mise en place de tribunaux d’exception facilitant les procédures
d’arrestation et de mise au secret. Il multiplie d’autant plus les
efforts en matière de contre-espionnage, que durant cette période, Israël
connaît un afflux massif de nouveaux immigrants. En janvier 1970, un juif
d’origine roumaine, Ilan Stil, est arrêté pour avoir été impliqué
dans un projet d’assassinat du ministre de la Défense, peu de temps avant
le déclenchement de la guerre des Six Jours. En 1971, Arthur Paterson, un
homme d’affaire britannique de 71 ans, est condamné pour espionnage au
profit de l’Égypte. En 1972, un juif d’origine allemande, Peter Fulman,
est condamné pour espionnage au profit du Liban, tandis que John Gerald
Glover, un ingénieur britannique, est accusé d’espionnage au profit de
la Jordanie.
Le Shin-Beth
fait face également à une recrudescence des tentatives d’infiltration émanant
des services secrets arabes et du KGB. La découverte en Galilée, en décembre
1972, d’un véritable réseau d’espionnage pro-syrien constitue
probablement l’un de ses succès majeurs. Il ébranle toutefois la société
israélienne, car parmi la quarantaine de personnes arrêtées figurent un
certain nombre de juifs26.
Le Shin-Beth est enfin confronté
à l’émergence de mouvements contestataires d’inspirations marxiste et
anarchiste. En janvier 1973, Ehud Adiv et Dan Vered, deux jeunes réservistes
israéliens apparemment exemplaires, sont condamnés pour avoir porté
atteinte à la sécurité d’Israël. Incités à se lancer dans l’action
clandestine par différents agitateurs gauchistes lors d’un séjour en
Europe27,
les deux jeunes Israéliens avaient rejoint un groupuscule dirigé par Daoud
Turki, un chrétien arabe proche du parti Baas,
qui prônait le renversement du gouvernement israélien et son remplacement
par un régime révolutionnaire.
Le Mossad sur la sellette
Durant l’année précédant
la guerre du Kippour, le Mossad
connaît plusieurs échecs majeurs qui entachent sa crédibilité aux yeux
des dirigeants israéliens. Bien que ce soit le Shin-Beth
qui ait été officiellement désigné pour assurer la sécurité rapprochée
des athlètes, lors des jeux olympiques de Munich, la responsabilité de
l’attentat retombe en grande partie sur le Mossad.
Ce dernier ne semble pas avoir été en mesure d’apporter un environnement
de sécurité suffisant pour pallier à l’action déterminée des
terroristes palestiniens. Le 10 septembre 1972, Zadok Ofir, officier du Mossad
agissant sous couverture diplomatique en Belgique, est atteint de plusieurs
coups de feu tirés par un agent double. Cet attentat paraît d’autant
plus significatif, qu’après la décision de la France de geler toute aide
militaire à destination du Proche-Orient, le centre de gravité de
l’espionnage israélien en Europe semble avoir été transféré à
Bruxelles28.
Le 26 janvier suivant, Baruch Cohen, le chef de station du Mossad
à Madrid, est abattu dans des circonstances similaires. Simia Glazer, lui
aussi membre de l’Institut, est assassiné à Chypre, le 12 mars 197329.
Une autre affaire déstabilise
bien davantage le Mossad. Depuis
le lancement de l’opération Goel,
les services israéliens recherchent activement Ali Hassan Salameh, surnommé
le Prince rouge, reconnu responsable de l’organisation de l’attentat de
Munich. C’est une équipe du Mossad
dirigée par Mike Harari qui est chargée de le traquer et de l’éliminer30.
Au début du mois de juillet 1973, celle-ci croit l’avoir localisé à
Lillehammer, une petite bourgade norvégienne. Une équipe est dépêchée
sur place. Elle passe à l’action dans la nuit du 21 juillet. Ce n’est
pas Salameh qu’elle abat, mais Ahmad Bouchiki, un simple serveur marocain
marié à une Norvégienne. À la suite de cette méprise, plusieurs membres
du commando israélien sont arrêtés par les autorités norvégiennes,
décrédibilisant un peu plus le service31.
Le 10 août 1973, enfin, l’aviation israélienne intercepte un
appareil de ligne libanais et le force à atterrir en Israël. D’après
les renseignements de l’un des meilleurs agents du Mossad
infiltré dans les milieux palestiniens, Georges Habache, le dirigeant du
FPLP, doit figurer parmi les passagers32.
En fait, aucun terroriste ne se trouve à bord et Israël fait de nouveau
l’objet de l’opprobre internationale.
Un plan de déception arabe efficace
Durant les mois qui précèdent
la reprise des combats, les Égyptiens et les Syriens s’attellent à
mettre en œuvre un plan de déception visant à induire en erreur les Israéliens
sur les capacités réelles des Arabes à recourir à la guerre. Ce plan
s’inscrit dans la plus pure tradition de la maskirovka
soviétique33.
Il prévoit toute une série d’événements militaires, politiques et
diplomatiques, tous parfaitement coordonnés, qui doivent convaincre Israël
que les Arabes ne sont nullement engagés sur le sentier de la guerre.
C’est le général Ahmed Ismaïl Ali34,
ministre égyptien de la guerre et ancien chef de la direction des
renseignements militaires, qui supervise la coordination de cette maskirovka
entre les services égyptiens et syriens.
Une habile intoxication sur le plan
militaire
À partir du mois de
novembre 1972, les armées égyptiennes et syriennes augmentent la fréquence
de leurs grandes manœuvres, pour atteindre le rythme d’un exercice par
mois. Ces exercices, naturellement suivis de près par les Israéliens,
ont pour but d’habituer ces derniers à voir un nombre important d’unités
se déplacer près de la ligne de front, afin d’endormir progressivement
leur méfiance. Le général Shazli, chef de l’état-major général égyptien,
déclare à ce propos : “Cette
routine de mobilisation et d’exercices, si minutieusement établie,
constitue la clé de voûte de notre entreprise d’intoxication”35.
S’agissant du renforcement des moyens militaires le long des lignes de
front, plusieurs mesures sont prises pour tromper l’adversaire. Tout
d’abord, les unités sont déplacées très régulièrement le long de la
ligne de contact, voire même en dehors de la zone du front, pour brouiller
les pistes des services de renseignement israéliens. Ces mouvements tendent
à faire croire à l’ennemi que les zones de déploiement des unités ne
sont pas arrêtées. Ils permettent surtout de renforcer subrepticement les
effectifs en première ligne. Sur le front égyptien, par exemple, de
nombreuses unités se déplacent de jour vers la ligne de front, puis
retournent de nuit tous phares allumés vers leurs cantonnements habituels.
Simplement, une compagnie ou un bataillon reste à chaque fois en place au
bord du Canal. Enfin, de nombreux leurres reproduisant des avions, des véhicules
blindés, des canons ou des lanceurs de missiles antiaériens sont mis en
place près du front, afin de tromper les reconnaissances aériennes israéliennes.
Durant les mois qui précèdent
la guerre, les spécialistes arabes de la désinformation distillent dans la
presse occidentale des nouvelles faisant état de graves difficultés au
sein des armées arabes. En voici quelques exemples :
Quarante pour cent
seulement des armes égyptiennes et soixante pour cent de l’aviation sont
opérationnels. Dans certains milieux diplomatiques belges, on souligne que
cette situation est due principalement au mauvais entretien du matériel
et à la pénurie de pièces de rechange de fabrication soviétique. Un
rapport révèle que depuis la fin de la guerre d’usure, l’Égypte
aurait perdu par accident au moins cinquante avions de combat (Dépêche
de l’agence United Press, Bruxelles, 11 décembre 1972).
L’armée arabe n’est
pas du tout prête à se battre. Depuis que les experts soviétiques ont
quitté l’Égypte, en emportant une partie de leur armement le plus
moderne, l’armée égyptienne a perdu son potentiel offensif (Financial
Times, Londres, 26 décembre 1972).
Dans les milieux
militaires égyptiens, on reconnaît ouvertement que l’armée manque
d’obus et de pièces de rechange. Il n’y a qu’un pilote pour deux
avions. Les avions les plus perfectionnés restent dans les hangars,
inutilisables. Trente d’entre eux ont été détruits par accident ces
cinq derniers mois (Corriere della Sera, Rome,
23 février 1973).
Scandales, amertume et
frustration dans l’armée égyptienne. Les officiers des unités cantonnées
sur les lignes du Canal ne séjournent au front que deux jours par semaine ;
le reste du temps, ils sont au Caire avec de fausses permissions (Le Figaro,
Paris, 23 février 1973).
Selon un expert soviétique,
depuis juillet 1972, l’espace aérien égyptien est ouvert aux attaques de
l’armée de l’air israélienne (Washington Post, Washington,
26 mars 1973).
Les responsables du
renseignement israélien semblent avoir été d’autant plus facilement
leurrés par cette campagne d’intoxication des médias, qu’en tant que
simples citoyens, ils ont lu la presse israélienne à grand tirage (Ma’ariv,
Yediot Aharonot) qui se faisait l’écho des grands journaux
occidentaux atteints par cette opération de désinformation.
Les 26 et 27 septembre
1973, la presse arabe se fait l’écho d’une mobilisation partielle des
troupes égyptiennes en vue de l’exercice Tahrir
23 (Libération 23)36
qui doit se dérouler dans le cadre des traditionnelles grandes manœuvres
d’automne, à compter du 1er octobre.
Afin d’apaiser les soupçons éventuels des Israéliens, un certain nombre
de réservistes sont démobilisés quelques jours plus tard37.
Parallèlement, des articles paraissent dans la presse arabe pour annoncer
que de nombreux militaires égyptiens sont en partance pour le pèlerinage
de la Mecque, le mois de ramadan commençant cette année là le 27 septembre.
Al Ahram publie ainsi dans son édition
du 2 octobre une liste de plusieurs centaines d’officiers égyptiens
autorisés à se rendre dans la ville sainte.
Le 28 septembre 1973,
deux Palestiniens appartenant à la Saïka38
profitent de l’arrêt d’un train d’immigrants juifs quittant l’URSS,
pour monter dans ce train à un passage à niveau faisant office de poste
frontière entre la Tchécoslovaquie et l’Autriche, prenant ainsi en otage
plusieurs passagers juifs. Les deux hommes menacent d’exécuter leurs
otages et d’appeler à une campagne d’attentats contre l’Autriche, si
le gouvernement du chancelier Bruno Kreisky ne proclame pas officiellement
la fermeture du château de Schönau situé près de Vienne, utilisé par
l’Agence juive comme centre de transit pour les juifs d’Europe centrale
se rendant en Israël. Le chancelier autrichien obtempère rapidement et les
deux Palestiniens, après avoir libéré leurs otages, parviennent à
s’enfuir vers la Libye sans être inquiétés. Le Premier ministre israélien,
Golda Meir, se rend en Autriche le 2 octobre pour tenter de fléchir le
chancelier Kreisky, lui-même juif, afin qu’il revienne sur sa décision
de fermeture du site de Schönau. Cette démarche se révèle vaine. La
prise d’otages a cependant pour effet de polariser toute l’attention des
autorités israéliennes en dehors de la zone du Proche-Orient, quelques
jours seulement avant le déclenchement des hostilités. Il paraît
difficile de ne pas y voir l’un des derniers éléments de la maskirovka
arabe destinée à aveugler les services israéliens.
De la poudre aux yeux sur le plan
politique
et diplomatique
À partir du mois de mai
1973, Sadate, qui a pris la responsabilité du déclenchement de cette
nouvelle guerre39,
multiplie les initiatives diplomatiques, non seulement en direction des
principaux États arabes, comme le prouve le rétablissement de ses
relations avec la Jordanie, mais également à l’égard de certains États
occidentaux. Deux sujets occupent le devant de la scène diplomatique
proche-orientale : d’une part, la tentative de rapprochement entre
l’Égypte et la Libye dans le cadre de la nouvelle Union des Républiques
Arabes (URA) ; d’autre part, le projet de création d’un État
palestinien arabe, mis en avant par le roi Hussein de Jordanie et soutenu
par le Raïs égyptien.
Le 28 septembre, alors même
qu’éclate en Autriche l’affaire du château de Schönau, l’Égypte
commémore avec faste, en présence de nombreuses délégations étrangères,
le troisième anniversaire du décès de Nasser. À cette occasion, de
nombreuses personnalités sont invitées à visiter le grand quartier général.
Simultanément, plusieurs membres du gouvernement sont envoyés en mission
à l’étranger, afin d’endormir un peu plus la méfiance des services
israéliens. Le ministre égyptien des Finances est à Londres, tandis que
celui du Commerce se trouve en Espagne et celui de l’Information en Libye.
Mohammed el Zayyat, ministre des Affaires étrangères, séjourne à New
York pour participer activement aux débats de l’Assemblée générale des
Nations Unies destinés à promouvoir de nouvelles propositions dans le
cadre des négociations de paix au Proche-Orient. Tous les ministres, à
l’exception de celui de la Guerre, ignorent l’imminence de la reprise
des combats, afin de paraître naturels avec leurs interlocuteurs, affichant
ainsi une image de sérénité inhabituelle à la veille d’un conflit
majeur. De nombreux rendez-vous diplomatiques sont pris pour le début du
mois d’octobre. Le 7 octobre, un avion de la Royal Air Force est attendu
près d’Abou Simbel, pour préparer la venue prochaine en Égypte de la
princesse Margaret. Le lendemain, le ministre de la Défense roumain doit se
rendre en visite officielle au Caire.
Un secret bien gardé
Jusqu’au
1er octobre,
seuls les présidents Sadate et Assad, de même que les sept ou huit plus
hautes autorités militaires égyptiennes et syriennes, sont au courant de
la date et des modalités d’exécution de l’offensive conjointe. Les
ordres d’opérations ne sont pas tapés à la machine, mais rédigés à
la main, afin de diminuer les risques de fuite. L’information est
soigneusement cloisonnée. Les personnes dans le secret sont étroitement
surveillées par les services de sécurité et ne doivent se déplacer ni
en avion, ni en bateau, de crainte d’être détournées sur Israël.
Limiter le secret à ces quelques personnes, tout en préparant activement
les militaires à faire la guerre, fut d’autant plus facile que toute
l’armée s’entraînait sans relâche depuis plusieurs années en vue
d’une nouvelle offensive. Les troupes étaient donc en position et prêtes
à entamer des hostilités qu’elles savaient devoir survenir un jour. Seul
le choix du jour J constituaient pour elles une donnée inconnue. Sur
le terrain, il devient néanmoins nécessaire de partager le secret pour
pouvoir mettre en œuvre l’ensemble du plan d’opérations. À partir de
cet instant, les militaires sont strictement cantonnés dans leurs
installations. Les commandants d’unités sont progressivement informés de
l’imminence de l’attaque. La plupart d’entre eux n’apprennent
toutefois la nouvelle que dans la matinée du 6 octobre, quelques
heures seulement avant le déclenchement de l’offensive.
Les
alliés arabes, tels le roi Hussein de Jordanie, le roi Hassan II du Maroc
et le roi Fayçal d’Arabie, sont quant à eux volontairement maintenus
dans le flou le plus complet. Les dirigeants soviétiques, de leur côté,
ne sont prévenus par Damas que le 3 octobre de l’imminence de la nouvelle
offensive arabe, confirmant ainsi les rapports alarmistes qui leur ont été
transmis par les départements 8 et 18 (Proche-Orient et monde arabe) de la
direction R (planification et collection) de la 1re direction
principale du KGB, de même que ceux provenant des 4e et
5e directions
(Moyen-Orient et exploitation) du GRU (renseignements militaires soviétiques)
alors dirigé par le général Pyotr Ivashutine. Cette confirmation les
plonge dans l’embarra. Ceux-ci sont, en effet, peu confiants dans les
chances de succès de l’offensive arabe. Le Politburo semble partagé sur
l’attitude à adopter à l’égard de l’Égypte et de la Syrie.
Plusieurs factions confrontent leurs arguments. Youri Andropov, président
du KGB, souhaite profiter de cette crise pour avancer les pions de l’Union
soviétique au Proche-Orient40.
Au contraire, Andréï Gromyko (Affaires étrangères) et Alexis Kossyguine
(Premier ministre) désirent limiter les risques d’escalade, afin de préserver
les acquis de la détente. Andréï Gretchko (Défense) et Nicolaï Podgorny
(Praesidium du Soviet suprême) balancent entre les deux. Naturellement portés
à soutenir Andropov, ils semblent se rallier à Gromyko et Kossyguine,
apparemment convaincus du fait que le sort des armes risque une fois de plus
d’être défavorable aux Arabes. Une telle issue ne pourrait alors être
que néfaste à la crédibilité de la politique soviétique à l’égard
du tiers-monde. Le Premier secrétaire, Léonid Brejnev, manifeste la plus
grande prudence à l’égard du Proche-Orient, craignant que le conflit ne
dégénère en une guerre ouverte difficile à maîtriser. Il semble qu’il
arbitre en faveur de son Premier ministre et de son ministre des Affaires étrangères.
Une erreur d’interprétation amplifiée
par des dysfonctionnements internes
Dans le cas de la guerre
du Kippour, il n’y a pas faillite du renseignement israélien, mais bien
erreur d’interprétation. L’information existe, mais les responsables
des services de renseignement l’interprètent de manière erronée. Aman
et le Mossad sont au courant de
l’évolution du redressement militaire arabe. Des rapports sont parvenus
jusqu’aux bureaux des responsables. Les débats internes ont parfois même
été virulents41.
Plusieurs membres de l’état-major ont fait valoir leurs inquiétudes42.
Les dirigeants israéliens sont, en fait, aveuglés par leur complexe de supériorité
et par leur croyance dans un concept biaisé.
La place privilégiée d’Aman après la
guerre des Six Jours
À l’issue de la guerre
des Six Jours, le ministre israélien de la Défense Moshé Dayan déclare :
“Tout ce que je peux dire, c’est
que le rôle du renseignement a été au moins aussi important que celui de
l’aviation et du corps des blindés”43.
Les fréquences de radio et les codes ennemis étaient parfaitement identifiés ;
la désignation, la localisation et la composition des unités également.
Les pilotes connaissaient l’emplacement de chaque base, ainsi que le
nombre et le type d’appareils qui y étaient stationnés. Ils possédaient
les plans détaillés de chaque aérodrome montrant la place exacte des
appareils, mais aussi celle des nombreux leurres. Dans certains cas, les
services israéliens avaient réussi à identifier les noms des pilotes égyptiens.
Durant la bataille, ils leur adressèrent par radio des ordres contradictoires
ou des messages personnels destinés à les démoraliser.
De tels succès, alliés
au charisme et aux compétences reconnues du général Aharon Yariv,
confortèrent le crédit d’Aman
auprès du gouvernement. Rapidement, les rapports de ce service bénéficièrent
de préjugés a priori
favorables. Bien que protocolairement inférieur au directeur du Mossad,
puisque ce dernier dépendait directement du Premier ministre, le chef des
renseignements militaires devint le personnage clé des services israéliens.
Ayant l’oreille des dirigeants, ses avis furent rarement contestés. Cette
tendance s’accrut avec le départ de Meir Amit du Mossad
et son remplacement par Zvi Zamir, personnage qui paraissait plus terne que
son prédécesseur et semblait avoir moins d’entregent44.
Dans le même temps, Eliahu Zeïra prenait la difficile succession
d’Aharon Yariv à la tête d’Aman,
au mois d’octobre 1972. Cette transition fut d’autant plus difficile que
le désormais mythique Aharon Yariv continuait à participer à l’action
gouvernementale en tant que conseiller spécial du Premier ministre chargé
de coordonner la lutte antiterroriste. Cette nomination brouilla un peu plus
les règles du grand jeu et suscita bien des jalousies, Aman,
le Mossad et le Shin-Beth
cherchant chacun à s’imposer comme le partenaire incontournable du
gouvernement en matière de sécurité.
Le 8 janvier 1973, un
incident sur la frontière israélo-syrienne dégénère en affrontement
limité. La tension s’accroît progressivement, soigneusement entretenue
par les responsables de la maskirovka
arabe. Elle culmine au mois de mai, lorsque le cabinet restreint de Golda
Meir, sur proposition du chef de l’état-major général et contre
l’avis d’Aman, décrète de
manière préventive la mobilisation générale des forces armées. En fin
de compte, cette mobilisation n’est maintenue qu’une dizaine de jours,
les armées arabes n’ayant fait preuve d’aucune velléité offensive.
Elle grève cependant le budget israélien de plus de 35 millions de dollars45.
L’influence d’Aman sort
renforcée de cette crise, puisque le général Zeïra, son chef, a pris
parti contre la mobilisation. Les armées arabes ne sont pas encore prêtes,
selon lui, à passer à l’attaque. Son analyse est étayée par les plans
de bataille ennemis que ses services sont parvenus à se procurer l’année
précédente46.
À la veille de la guerre
du Kippour, le comité Varash ne
se réunit plus. Bien que Zeïra n’ait pas encore eu le temps de modeler
son service à sa convenance, Aman
bénéficie d’une telle aura que lorsqu’il déclare que l’Égypte est
bien trop désorganisée pour attaquer Israël, son avis n’est pas mis en
doute47.
De son côté, le directeur du Mossad
adopte un profil bas. Bien que théoriquement responsable de la coopération
inter-services de par son statut de Memuneh,
il n’assiste qu’épisodiquement aux conseils de défense du
gouvernement. Zamir sait qu’il doit désormais apporter des preuves irréfutables
à l’occasion de chacune de ses interventions. Le souvenir du désastre de
Lillehammer est encore présent dans tous les esprits.
L’aveuglement des responsables israéliens
À l’issue des succès
obtenus à la fin des années soixante, les agents israéliens développent
un complexe de supériorité manifeste qui tend à les convaincre de leur
infaillibilité. Meir Amit, ancien dirigeant du Mossad,
confesse : “Après la guerre
des Six Jours, nous avons succombé à un travers, celui de l’arrogance.
Nous pensions tout savoir, être les meilleurs, bien au-dessus des autres.
Cela nous a fait perdre le sens des valeurs et mépriser la légalité”48.
Les agents eux-mêmes dépassent parfois les bornes, confondant allègrement
espionnage et vie luxueuse. La recrudescence du terrorisme, au début des
années soixante-dix, provoque une dérive policière des missions des
services de renseignement. Les critères de recrutement évoluent.
L’agressivité et la brutalité l’emportent sur la connaissance
linguistique et la capacité de réflexion. Les profils des agents changent.
Ceux-ci sont désormais recrutés prioritairement au sein des unités d’élite
de l’armée. Ce sont d’excellents professionnels de l’action, pas nécessairement
de bons analystes.
À
partir de la fin de la guerre d’usure, les responsables d’Aman
émettent une théorie fondée sur les postulats suivants49 :
-
la Syrie constitue l’ennemi prioritaire d’Israël ;
-
la Syrie n’est pas assez puissante pour pouvoir attaquer seule Israël ;
-
une alliance de la Syrie avec la Jordanie ou l’Irak paraît
hautement improbable et de toute façon insuffisante pour menacer sérieusement
Israël ;
-
une attaque syrienne ne peut donc se concevoir sans le soutien direct
de l’Égypte ;
-
l’Égypte n’attaquera pas Israël, tant qu’elle ne sera pas en
mesure de lui disputer la supériorité aérienne ;
-
ces conditions ne devraient survenir au mieux qu’à partir de la
fin de l’année 1975 ;
-
en tout état de cause, les services de renseignement doivent être
capables d’anticiper toute attaque arabe avec un préavis d’au moins
quarante-huit heures, délai suffisant pour organiser une réaction
militaire appropriée.
En définitive, seul le
deuxième et le quatrième de ces axiomes se sont avérés fondés. Tous les
autres étaient erronés. Certains auteurs ont formulé à ce propos le
constat suivant : “Les faits
et les évidences furent limés, rabotés, tordus, forcés, jusqu’à ce
qu’ils s’intègrent, comme les pièces d’un puzzle différent, dans
une conception d’ensemble qui était devenue un véritable acte de foi”50.
Yitzhak Rabin parla même a
posteriori de “blocage mental
absolu”51.
Ce concept israélien se
fondait sur l’idée que les Arabes ne disposaient pas du savoir-faire nécessaire
pour reconquérir leurs territoires par la force. Bien qu’adeptes de
la théorie de l’approche indirecte, les stratèges israéliens raisonnèrent
ici de manière frontale. Convaincus de l’efficacité absolue de
l’aviation, ils considérèrent que leurs homologues arabes désiraient
acquérir un arsenal aérien en vue de contrebalancer le leur. Ils ne
retinrent apparemment pas l’hypothèse selon laquelle les armées arabes
auraient pu renoncer à cette suprématie aérienne, se contentant
simplement d’interdire aux Israéliens d’exercer la leur.
Des signaux d’alarme ignorés
Le 13 septembre 1973, les
aviations israélienne et syrienne se livrent une véritable bataille aérienne
au large de Tartous. Cet engagement se solde par la destruction de treize
Mig-21 syriens et d’un Mirage III israélien. Curieusement, les Israéliens
ne s’interrogent pas sur le fait que les Syriens n’ont pas eu recours à
leur réseau de missiles antiaériens, pourtant dense dans cette région. En
rétorsion, les Syriens renforcent leur dispositif militaire en bordure du
plateau du Golan, menaçant l’État hébreu de représailles. Face à la
recrudescence de l’activité militaire arabe, les Israéliens multiplient
le nombre de missions de reconnaissance aérienne, mais Aman
estime qu’il s’agit là de préparatifs en vue des traditionnelles manœuvres
d’automne. À ce moment, le général Israël Tal, chef du bureau des
opérations, estime pourtant “qu’une
attaque surprise ne dépend plus que d’un seul ordre des dirigeants
arabes”52.
Le
24 septembre 1973, le journal beyrouthin An-Nahar
se fait l’écho d’une rencontre entre le président Sadate et un émissaire
de Yasser Arafat. Le président égyptien aurait demandé au responsable
palestinien de mettre sous commandement unifié les forces de l’OLP
stationnées sur le front du Canal. Dans le même temps, la CIA, la DIA et
la NSA américaines mettent en garde les responsables israéliens du
renseignement contre une possible offensive arabe53.
Moshé Dayan réunit un conseil militaire restreint qui conclut qu’il
s’agit là d’une gesticulation destinée à faire monter la tension dans
la région, afin de contraindre les Israéliens à plus de souplesse à l’égard
des Arabes. Après que leur Skylab a détecté la présence d’un satellite
de reconnaissance soviétique au dessus du Proche-Orient, les Américains
lancent à leur tour, le 27 septembre, un satellite d’observation KH-8 en
vue de procéder à une évaluation précise de la situation militaire dans
la région.
Le
1er octobre,
l’agence d’information égyptienne déclare que l’état de vigilance
optimal est décrété dans l’armée. Ce communiqué est aussitôt annulé
par ses diffuseurs. Parallèlement, un officier de renseignement israélien
du front Sud, le lieutenant Benyamin Siman-Tov, transmet plusieurs rapports
à sa hiérarchie mettant en exergue l’excellent niveau de préparation
de l’armée égyptienne et concluant à la possible reprise des combats54.
Simultanément, un agent d’Aman
envoie un signal d’alarme précisant que les Égyptiens et les Syriens
sont sur le point d’attaquer ; Tahrir
23 ne constituerait pas un exercice, mais le prélude à une attaque en
bonne et due forme. Le général Eliahu Zeïra refuse d’y croire, déclarant
que les Soviétiques, dont dépendent étroitement les Arabes, ne désirent
pas la guerre55.
De son côté, le service de renseignement de la marine israélienne se
montre inquiet. Pour lui, l’effervescence qui règne dans les marines égyptienne
et syrienne, combinée au regain d’activité de la flotte soviétique,
laisse présager une action militaire d’envergure. Il n’est toutefois
pas écouté. Au même moment, Zvi Zamir, le directeur du Mossad,
estime qu’un conflit est non seulement possible, mais fortement probable56.
Le 2 octobre, le général Yoël Ben Porat suggère à son chef, le général
Zeïra, d’entamer une mobilisation préventive des forces. Il se heurte à
un refus.
Le
3 octobre, les Soviétiques lancent un nouveau satellite de reconnaissance
depuis le site de Plesetsk, près d’Arkhangelsk57.
Le lendemain, la station israélienne d’écoute électronique d’Um Kusheïba,
dans le Sinaï, détecte les prémices d’une offensive arabe de grande
ampleur : ces signaux sont là encore ignorés. Le même jour, la Syrie
rétablit discrètement ses relations diplomatiques avec la Jordanie. Le
journal libanais Al Ayat
rapporte la mise en état d’alerte maximale des forces syriennes, tandis
que les responsables palestiniens appellent à la Jihad
et mettent en alerte leurs organisations depuis Beyrouth. Dans la soirée,
la compagnie aérienne Egypt Air suspend tous ses vols. Cette décision est
annulée le lendemain matin.
Le
signal majeur est toutefois actionné dans la nuit du 4 au 5 octobre,
lorsque les familles des conseillers soviétiques présents en Égypte et en
Syrie sont discrètement rapatriées par voie aérienne en URSS, via la
Roumanie. Dans la matinée du 5, plusieurs navires soviétiques,
stationnés habituellement dans les ports égyptiens de Port-Saïd,
Alexandrie et Marsa Matrouh, quittent leur mouillage pour rejoindre le large58.
Le vaisseau amiral de l’Eskadra soviétique, le croiseur lance-missiles Nicolaëv
(classe Kara), regagne quant à
lui la Mer Noire, alors même qu’il n’était arrivé en Méditerranée
que depuis une dizaine de jours. À cet égard, il n’est pas impossible de
penser que les mouvements inhabituels de la flotte soviétique conjugués au
rapatriement visible des familles des conseillers militaires stationnés en
Égypte et en Syrie, aient constitué des signaux d’alerte volontaires de
la part des dirigeants soviétiques à l’égard des autorités américaines,
afin de tenter de désamorcer la crise avant que celle-ci n’éclate.
Les services israéliens pris de cours
Peu de temps après
minuit, dans la nuit du 4 au 5 octobre, Zamir reçoit un message de
l’une de ses sources les plus fiables, l’informant que les hostilités
sont imminentes59.
Zamir alerte alors Zeïra par téléphone, lui précisant que la guerre
n’est désormais plus qu’une question d’heures. Celui-ci lui demande
toutefois que cette information soit vérifiée et précisée avant
d’alerter les autorités. Ni Golda Meir, ni Moshé Dayan, ni David Elazar
(le chef de l’état-major général) ne sont donc prévenus. Le fait que
Zamir prévienne en priorité Zeïra de l’attaque arabe, et non pas Golda
Meir, illustre parfaitement le déséquilibre institutionnel existant au
sein du gouvernement israélien dans les domaines tenant à la sécurité et
au renseignement. Le Premier ministre aurait dû maintenir un lien direct
avec le directeur du Mossad. En réalité,
Golda Meir n’était en relation permanente qu’avec Aharon Yariv, son
conseiller spécial pour les affaires de lutte antiterroriste. Peut-être
est-ce d’ailleurs également un moyen, pour Zamir, de mettre son
concurrent Zeïra devant ses responsabilités ? Un échec d’Aman
lui permettrait en effet de redorer le blason de son service. Il est
significatif de noter qu’aucune sanction ne semble avoir été prise à
l’encontre du Mossad, à
l’issue du conflit.
Dans la journée du 5
octobre, Zamir se rend donc secrètement en Europe pour rencontrer
personnellement sa source et vérifier la crédibilité de ses informations.
Ce même jour, le cabinet restreint se réunit pour évaluer la situation.
Le général Zeïra étant malade, Aman
est représenté par le général Aryeh Shalev, l’un de ses adjoint les
plus proches. Ce dernier s’appuie sur l’analyse du lieutenant-colonel
Yona Bendman, responsable du secteur Égypte au sein d’Aman,
pour réaffirmer la faible probabilité d’un conflit.
Peu de temps après
minuit, dans la nuit du 5 au 6, le directeur du Mossad
rencontre sa source et obtient les preuves formelles qu’une attaque égyptienne
et syrienne concertée doit survenir le jour même, à 18 heures60.
Rien ne permet à l’heure actuelle de déterminer précisément quelle a
bien pu être cette source. Il se pourrait cependant qu’il s’agisse
d’une personnalité allemande qui aurait alerté le Mossad
via l’ambassade d’Israël en Allemagne, après avoir été elle-même
avertie de l’attaque arabe par les services secrets allemands (BND). Ces
derniers auraient obtenu cette information des services secrets roumains61.
Plusieurs faits pourraient corroborer cette hypothèse. C’est bien en
effet dans la nuit du 4 au 5 octobre que les autorités roumaines ont
été prévenues, par les autorités soviétiques, du transit sur leur
territoire de plusieurs appareils d’Aeroflot évacuant des ressortissants
soviétiques du Proche-Orient. Les services roumains ont certainement tiré
les conclusions logiques de ce signal d’alarme. Or, la Roumanie a
toujours entretenu des relations privilégiées avec Israël, à l’inverse
des autres États du bloc soviétique. Enfin, sans même insister sur les
relations ambiguës pouvant exister entre l’Allemagne et Israël du fait
de l’histoire récente, de nombreux responsables politiques allemands
cherchaient à se faire pardonner leur attitude, par trop neutraliste, au
moment de l’attentat des jeux olympiques de Munich lorsque le gouvernement
allemand avait expulsé vers la Libye les terroristes palestiniens impliqués
dans l’assassinat des athlètes israéliens.
En tout état de cause,
le directeur du Mossad ne
parvient à contacter Zeïra qu’à 3 heures 45 du matin, le 6
octobre, la plupart des réseaux de communication israéliens étant paralysés
par la fête du Yom-Kippour, qui
a commencé depuis la veille au soir. Zeïra délivre alors immédiatement
l’information au général Elazar, qui s’empresse de prévenir Moshé
Dayan, puis Golda Meir. Une réunion des plus hautes autorités militaires
est convoquée en extrême urgence pour 6 heures, en vue de définir
les mesures à prendre pour parer l’attaque arabe. Il est cependant trop
tard, d’autant que la guerre éclate en réalité à 14 heures, et
non pas à 18 heures, humiliation ultime pour les responsables des services
israéliens incapables de pronostiquer l’heure exacte de l’offensive.
LA CONDUITE DU RENSEIGNEMENT
PENDANT LA GUERRE
Une fois les hostilités
déclenchées, les services délaissent quelque peu le renseignement de
niveau stratégique pour concentrer tous leurs efforts sur le renseignement
de niveau opératif et tactique. Leur action vise à rendre plus efficaces
les tâches de planification, de gestion et d’évaluation des états-majors.
Dans cette nouvelle phase de gestion du renseignement, ce sont les sources
techniques qui prennent le pas sur les sources humaines. À ce jeu là et
malgré certaines faiblesses, les Israéliens s’avèrent supérieurs à
leurs adversaires arabes. De leur côté, les deux grandes puissances
profitent de la guerre pour tester leur arsenal de moyens de reconnaissance
stratégique au dessus d’un champ de bataille marqué par la guerre électronique,
les missiles et la haute technologie. La guerre du Kippour constitue
indubitablement un conflit charnière entre un mode de combat hérité de la
Seconde Guerre mondiale et celui né de l’application systématique de la
haute technologie à l’outil militaire. Pour la première fois depuis
1945, un conflit mécanisé de haute intensité donne un aperçu de ce
qu’aurait pu être un affrontement majeur entre l’OTAN et le Pacte de
Varsovie.
Un besoin focalisé dans le domaine opératif
et tactique pour les belligérants
Pour satisfaire leur
besoin en renseignements dans le domaine opératif et tactique, les belligérants
multiplient les missions de reconnaissance. Ils mobilisent tout leur arsenal
technologique de moyens d’écoute électronique. Ils ont également
largement recours à leurs forces spéciales, employant celles-ci dans les
missions traditionnelles relevant des services de renseignements, mais également
comme de simples troupes de choc lors de combats décisifs, gaspillant ainsi
un potentiel humain très précieux. Leurs analystes sont enfin requis pour
exploiter toutes les informations susceptibles d’influencer le déroulement
des opérations62.
Les
résultats obtenus par les belligérants dans ce domaine dénotent de réelles
faiblesses dans le domaine de la gestion du C3I. La notion de C3I fait référence
à la synergie de quatre facteurs essentiels dans la maîtrise des opérations
militaires : le commandement, le contrôle, les communications et
l’intelligence, prise au sens anglo-saxon du terme qui vise le
renseignement. Ce concept de C3I constitue en fait un outil d’aide au
commandement et au renseignement visant à faciliter la prise de décision
sur le champ de bataille, tout en renforçant la protection de son
environnement technologique. La rapidité et la sûreté des communications
sont, en effet, devenues des enjeux vitaux pour les états-majors et pour
les responsables de services de renseignement. Aucun des belligérants n’a
disposé d’un système de C3I véritablement performant pendant la guerre
du Kippour. Anthony Cordesman estime que cette carence en C3I est
indirectement responsable d’une grande partie des pertes subies par
l’armée israélienne63.
L’armée syrienne, de son côté, ne disposait d’aucune capacité
de C3I digne de ce nom. Ses moyens limités de coordination et de
transmission ont vite été saturés. De nombreuses unités se sont
d’ailleurs retrouvées isolées par rapport à la chaîne de commandement.
L’armée égyptienne était, sans nul doute, la mieux préparée à la
prise en compte du C3I, puisqu’elle disposait d’un vaste réseau de
communication et de commandement mis en place par les techniciens soviétiques
au moment de la guerre d’usure. Ce réseau était cependant orienté vers
la défense antiaérienne et les Égyptiens n’ont pas été en mesure de
l’adapter à la gestion des opérations aéroterrestres et à la manœuvre
de gestion du renseignement.
La reconnaissance aérienne
Les opérations aériennes
ont mis en exergue la relative faiblesse des moyens de reconnaissance aérienne
mis en œuvre par les belligérants. Le total des avions spécifiquement conçus
pour cette mission ne représentait que 1,5 % de leur parc aérien.
L’armée de l’air égyptienne a utilisé ses 6 Mig-21 J/Reco, tandis que
l’armée de l’air syrienne n’a pu compter que sur ses 4 Mig-21 J/Reco.
Ces 10 appareils ont effectué environ 220 missions de reconnaissance, ce
qui représente 2,5 % du total des missions de guerre réalisées par
les aviations arabes pendant le conflit. Leurs conditions d’emploi furent
limitées. Ces Mig-21 ont été cantonnés dans des missions de
reconnaissance du champ de bataille, évitant soigneusement toute incursion
profonde en territoire israélien. Ces appareils n’ont pu être engagés
que lorsque les réseaux antiaérien arabes étaient momentanément désactivés
et en l’absence de toute menace d’intervention immédiate de chasseurs
israéliens. Leur utilité principale fut de renseigner les états-majors
arabes sur l’impact de leurs bombardement et de leurs attaques, mais
surtout sur le dispositif israélien de première ligne.
De son côté,
l’aviation israélienne (Heyl
Ha’Avir) a eu recours à ses 6 RF-4 Phantom spécialement équipés
pour les missions de reconnaissance. Aucun d’entre eux ne semble avoir été
perdu durant le conflit. Ces appareils, qui ont réalisé chacun au moins
deux missions quotidiennes, ont été épaulés par des chasseurs
bombardiers Mirage et par d’autres Phantom équipés de nacelles
d’observation ad hoc. Plusieurs
de ces appareils ont par contre été perdus. À titre anecdotique, ce sont
grâce aux photographies aériennes prises par des pilotes de reconnaissance
israéliens que l’état-major du front Sud a été en mesure de repérer,
à la fin des hostilités, la position exacte des détachements de
parachutistes israéliens isolés à l’intérieur de Suez et de procéder
à leur exfiltration. À l’inverse des aviateurs arabes, les pilotes israéliens
ont mené de nombreuses missions dans la profondeur du dispositif ennemi,
survolant une grande partie du territoire égyptien et syrien. Au total, la Heyl
Ha’Avir a effectué un peu plus de 360 missions de reconnaissance,
soit 3 % des missions de guerre réalisées pendant les hostilités. À
titre de comparaison, les forces aériennes alliées ont effectué 3 300
missions de reconnaissance pendant l’opération Desert
Storm contre l’Irak, en 1991 (3 % du total des missions de combat
réalisées par les aviations coalisées)64.
Plusieurs leçons peuvent
être tirées de l’utilisation faite par les Israéliens de leurs
appareils de reconnaissance. Il semblerait que les délais entre le survol
des objectifs mobiles (concentration de forces blindées, batteries de
SAM-6) et l’exploitation des photographies prises à cette occasion se
soient révélés trop longs, les cibles ayant souvent le temps de changer
de position. Les appareils de prise de vue n’étaient pas adaptés à la
prise de photographies de nuit, ce qui laissait quelques heures de répit
aux Arabes pour modifier leur dispositif. Les missions de reconnaissance réalisées
au dessus d’objectifs fixes se sont révélées d’une précision
insuffisante, les appareils étant contraints de voler à haute altitude
afin de limiter les risques inhérents à la défense antiaérienne arabe.
Les Israéliens semblent, en outre, avoir commis une erreur en confiant la
plupart du temps l’appréciation des résultats des missions de
bombardements aux pilotes chargés de ces missions, plutôt qu’à des
contrôleurs terrestres indépendants ou à des appareils de reconnaissance.
Les pilotes, concentrés sur leurs procédures d’attaque, n’ont généralement
pas été en mesure d’appréhender avec justesse les résultats de leur
propre raid, entretenant parfois l’illusion de la neutralisation d’un
objectif qui n’avait pas été réellement atteint65.
La Heyl Ha’Avir ne disposait
pas toujours des données objectives lui permettant de corriger ses frappes
de manière efficace. C’est donc dans le domaine de l’évaluation des
dommages que sont apparues les carences les plus flagrantes66.
L’utilisation de drônes
Les
Israéliens sont les seuls à avoir eu recours à la technologie des drônes
de reconnaissance, novatrice pour l’époque. Ces drônes constituent de véritables
petits avions sans pilote capables de survoler le champ de bataille,
effectuant des missions de reconnaissance là où il paraît trop risqué
d’engager des aéronefs pilotés. Les Israéliens ont utilisés des drônes
d’origine américaine de type Teledyne Ryan-124 Firebee (BQM-34-A). Bien
qu’ils ne disposassent que d’un nombre réduit d’engins et que la
plupart d’entre eux aient été abattus par la DCA arabe, leur emploi a démontré
le bien fondé du concept. Ils n’ont pas pu cependant pallier à
l’ensemble des carences de leur système de reconnaissance traditionnel.
À l’issue du conflit, les Israéliens ont développé une nouvelle série
de drônes plus performants disposant d’une capacité de transmission des
informations en temps réel. Ils les ont employés avec succès lors de
l’opération Paix en Galilée, en juin 1982, à l’occasion de
l’attaque des batteries syriennes de missiles SAM-6 déployées dans la
vallée de la Bekaa.
Le renseignement électronique
Le
déroulement des opérations a montré qu’il était indispensable de
disposer de moyens performants d’acquisition du renseignement électronique
et électromagnétique, afin de pouvoir agir dans des domaines tels que ceux
des radiotélécommunications, de la détection, du brouillage des missiles
et de l’identification. Ces moyens doivent en outre permettre de localiser
les armes sophistiquées de l’adversaire, donc de faciliter leur
neutralisation.
En
perdant dès le début du conflit leur station d’écoute électronique du
Mont Hermon, les Israéliens ont perdu du même coup leur principale
installation fixe sur le front Nord capable d’acquérir le renseignement
électronique indispensable à une bonne maîtrise des opérations, ne
disposant plus alors que des installations mineures installées sur le Tel
Faris et sur les monts Avital et Bental. Sur le front Sud, les Israéliens
disposaient de stations dans le Neguev (près du site de Mitzpe Ramon) et
dans le Sinaï, à Sharm el Sheikh et à Um Kushéïba, sur les hauteurs
dominant le col de Giddi. Les Israéliens ont également utilisé à
proximité des lignes de feu cinq avions de transport convertis en appareils
de renseignement et de guerre électroniques (2 C-97 Stratofreighter et 3
C-47 Dakota). L’essentiel de leur action de renseignement électronique
visait à intercepter les communications ennemies et à déterminer les fréquences
de travail des batteries de missiles SAM-6 responsables de la perte d’un
nombre important de leurs chasseurs bombardiers.
Les
Arabes disposaient eux aussi de moyens de renseignement électronique. Les
Syriens exploitaient ainsi plusieurs stations d’écoute électronique en
bordure orientale du Golan, la plus importante se trouvant au sommet du Tel
Al-Jabieh, de même que trois autres stations situées à Alep, Lattaquié
et Abou Kamal, orientée plutôt vers la Turquie et l’Irak. Il convient de
signaler à cet égard que pendant la guerre, l’aviation israélienne a
attaqué et neutralisé une station de détection libanaise située au
sommet du djebel Barouk, perdant à cette occasion l’un de ses appareils
abattu par la DCA libanaise, estimant que celle-ci fournissait des
informations au réseau syrien de défense antiaérienne67.
En capturant la station d’écoute israélienne du Mont Hermon, les Syriens
ont pris connaissance des codes utilisés par l’aviation israélienne
pendant les 36 premières heures du conflit, ce qui leur a permis de contrer
plus efficacement l’action de la Heyl
Ha’Avir. Les Égyptiens utilisaient, pour leur part, plusieurs
stations situées dans le delta du Nil et à proximité du canal de Suez. La
plus importante d’entre elles se trouvait sur le djebel Ataka d’où ils
bénéficiaient d’un excellent site dominant la partie sud du canal. Les
Syriens et les Égyptiens ont eu recours à toutes les formes
d’interception, de localisation (goniométrie) et de brouillage des émissions
radio et radar, aidés en cela par des techniciens soviétiques. Les unités
égyptiennes de guerre électronique, rattachées directement à l’échelon
du front, se sont spécialisées dans l’intrusion des réseaux de
communication israéliens. C’est grâce à de tels procédés que les Égyptiens
sont parvenus à localiser et à tuer le général israélien Abraham
Mendler - commandant la 252e division
blindée - par un tir d’artillerie, alors que celui-ci était en
communication radio avec le commandant du front Sud. Les Israéliens
semblent, en effet, avoir négligé la sécurité de leurs réseaux de
communication, par manque d’entraînement et par sous-estimation des
capacités adverses dans ce domaine. De l’aveu même du général Adan,
“les Égyptiens étaient capables de brouiller et de pénétrer nos réseaux”68.
L’une des conséquences de ces événements fut d’accélérer les
recherches dans la technologie des sauts de fréquence. Au demeurant, les
Arabes n’ont pas été en mesure de discerner l’ensemble des fréquences
de travail des équipements sophistiqués livrés par les Américains aux
Israéliens pendant le conflit. De ce fait, ils n’ont pas pu s’opposer
efficacement à leur emploi.
Le déroulement des opérations
a illustré une carence évidente dans le domaine du renseignement électronique.
Dans les années qui ont suivi la fin des hostilités, les belligérants ont
renforcé leurs réseaux de stations d’écoute électronique69
et ont développé une flotte d’aéronefs spécialement équipés pour
cette fonction. À titre indicatif, les aviations égyptienne et syrienne
dispose chacune à l’heure actuelle d’une dizaine d’appareils de ce
type70,
tandis que la force aérienne israélienne n’en aligne pas moins de 3671.
Égyptiens et Israéliens ont également acquis auprès des Américains
plusieurs avions d’alerte avancée et de guet aérien E-2C Hawkeye (5 pour
l’Égypte, 4 pour Israël), qui ont permis aux forces aériennes de ces
deux pays de réaliser un bond qualitatif en terme de gestion des
communications dans la troisième dimension, notamment pour les tâches liées
au recueil du renseignement tactique. Apparemment, les Syriens n’ont bénéficié
que beaucoup plus tard de la présence intermittente d’un détachement
soviétique d’avions de guet aérien de type Il-76 Mainstay, après l’hécatombe
subie par l’aviation syrienne lors de la guerre du Liban en juin 1982,
sans pour cela que l’URSS accepte de les leur céder. Ces appareils ont
par la suite été rapatriés en Russie lors de l’implosion du bloc soviétique.
Ce
conflit a donc démontré qu’il était indispensable de disposer de moyens
de renseignement électroniques performants, notamment afin de pouvoir
neutraliser efficacement un système de défense antiaérienne à base de
missiles. Les Israéliens en ont tiré les leçons en juin 1982, au Liban,
en parvenant à neutraliser sans coup férir le système antiaérien syrien
déployé dans la vallée de la Bekaa. Les Alliés en ont apporté une
nouvelle fois la preuve en janvier 1991, lors de la guerre du Golfe, en détruisant
l’ensemble des réseaux irakiens de communication, de commandement et de
lutte antiaérienne. Dans le même temps, les forces armées ont dû
s’entraîner à combattre en ambiance de guerre électronique intense.
S’agissant des mesures de protection, il est également apparu nécessaire
d’affiner les appareils d’identification ami ou ennemi (IFF) et de généraliser
les systèmes de détection d’émissions radar adverses72.
Il convient cependant de signaler que, quel que soit le niveau de
technologie mis en œuvre, les pertes fratricides sont inévitables et
doivent être prises en compte, comme l’a démontré une nouvelle fois la
guerre du Golfe73.
L’action des forces spéciales
Les Arabes n’ont généralement
fait appel à leurs commandos ou à leurs parachutistes que dans des cas
bien précis, visant en priorité l’acquisition du renseignement tactique
et la désorganisation des arrières ennemis, à la manière des Spetznats
de l’armée Rouge. Dès le début du conflit, les commandos égyptiens ont
été engagés à l’intérieur de la péninsule du Sinaï pour tenter de désorganiser
le dispositif israélien et ralentir l’arrivée des renforts. Nombre
d’entre eux ont été héliportés. Plusieurs dizaines d’hélicoptères
lourds ont toutefois été abattus par la chasse israélienne, entraînant
la disparition de plus de deux cents commandos. Ceux qui ont été transportés
de nuit par voie maritime à travers le golfe de Suez ont connu davantage de
succès, parvenant à incendier une partie des installations pétrolières
d’Abou Rudeïs. Dans l’ensemble, les commandos égyptiens ont subi de
lourdes pertes pour des résultats somme toute mineurs. S’ils sont
parvenus à tendre de nombreuses embuscades en arrière du front, détruisant
plusieurs dizaines de véhicules blindés, ils n’ont neutralisé aucune
unité constituée. L’arrivée des renforts israéliens n’a été retardée
que de quelques heures tout au plus. Malgré tout, leur présence a entraîné
l’immobilisation de la 35e brigade
parachutiste israélienne dans des missions de type Search
and Destroy, et ce pendant la majeure partie de la guerre74.
Cette présence a entretenu un climat d’insécurité au sein du dispositif
israélien. Plusieurs officiers israéliens de haut rang ont reconnu après
la guerre que les raids des commandos égyptiens leur avaient causé les
plus vives inquiétudes et que les dommages qui en avaient résulté
auraient pu s’avérer bien plus graves75.
Sur le front du Golan,
les premières heures du conflit ont été marquées par la prise du Mont
Hermon par les parachutistes syriens du 82e bataillon
de forces spéciales, dont une partie avait effectué un assaut héliporté
à proximité de l’objectif. Hormis cette action d’éclat, les forces spéciales
syriennes ont été sous-employées durant la première phase des opérations,
alors que la planification leur avait attribué un rôle important dans la
reconquête du plateau du Golan. Elles se sont généralement cantonnées à
des missions de reconnaissance, se contentant de tendre quelques embuscades
le long des principaux axes routiers. Si le commandement syrien avait utilisé
ne serait-ce qu’une fraction plus importante de ses commandos pour
s’infiltrer à l’intérieur du dispositif israélien, rendu très aéré
par le manque d’unités, il lui aurait sans doute été possible de
s’emparer de la plupart des tertres tenus par l’armée israélienne et
de gêner davantage l’arrivée des renforts israéliens. L’héliportage
tardif d’une simple compagnie de commandos syriens sur les arrières de la
7e brigade
blindée israélienne, le 9 octobre, a en effet suscité un tel climat
d’insécurité que le commandement israélien a dû engager pendant plus
de vingt-quatre heures l’équivalent de trois bataillons dans une mission
imprévue de chasse à l’homme. Quant aux commandos irakiens appartenant
à la brigade de forces spéciales aérotransportée en Syrie, leur action
s’est avérée essentiellement défensive. Ils ont constitué une force
d’infanterie d’appoint pour le commandant de la 3e division
blindée irakienne qui les a engagés dans des actions nocturnes contre les
avant-postes israéliens.
Du côté israélien, la principale mission dévolue aux forces spéciales
fut donc de rechercher et de neutraliser les commandos arabes infiltrés
derrière les lignes. Outre des missions de renseignement en profondeur, les
forces spéciales ont également mené des raids et des missions
d’exfiltration. C’est ainsi qu’un détachement de la sayeret
Mat’kal est parvenu à récupérer le lieutenant-colonel Yossi Ben
Hanan, commandant d’un groupement blindé, blessé sur le Golan et isolé
sur la position syrienne du Tel Shams. C’est probablement cette même unité
qui a été engagée à l’intérieur de Suez, le 24 octobre, pour
tenter de repérer et d’exfiltrer les parachutistes israéliens isolés
dans la ville. C’est également une unité spéciale qui a effectué un
raid contre la station égyptienne d’écoute électronique située sur le
Djebel Ataka, dans la nuit du 14 au 15 octobre76.
C’est enfin un groupe de la sayeret
Tzanhanim qui, dans la nuit du 12 au 13 octobre, a fait sauter un
pont près de Kasr al-Hayr à une centaine de kilomètres au nord-est de
Damas, harcelant pendant plusieurs heures les convois de renforts irakiens
transitant le long de la route reliant Damas à Bagdad. Quant aux parachutistes
israéliens, ceux-ci se sont distingués sur le Golan lors de la prise du
Tel Shams, puis lors de la reconquête du Mont Hermon. Sur le front du
Canal, ils ont participé à la coûteuse bataille de la Ferme chinoise77.
Le déroulement des opérations
a démontré qu’il s’est avéré plus facile d’infiltrer des commandos
à l’intérieur des lignes ennemies par la voie terrestre, à bord de
simples véhicules légers, voire même à pied, en profitant de la
confusion des combats, que de le faire par voie aérienne78.
L’action du bataillon de reconnaissance Ha-Sinaï,
regroupant de nombreux commandos et équipé de matériel d’origine soviétique
capturé, en constitue une illustration probante. C’est grâce à ce
bataillon que les Israéliens ont pu confirmer l’existence d’une faille
dans le dispositif égyptien, à la jonction entre les 2e et
3e armées
égyptiennes. C’est encore grâce à son action que l’avant-garde de la
division du général Sharon a pu slalomer entre les positions égyptiennes
et traverser sans encombre le canal de Suez, durant la nuit du 15 au 16 octobre.
C’est enfin lui qui a mené avec succès, dans le secteur du Déversoir,
les opérations de nettoyage de la tête de pont israélienne, puis qui
s’est infiltré à l’intérieur du dispositif ennemi pour faciliter la
percée vers le sud de deux divisions blindées israéliennes.
En définitive, les
forces spéciales ont surtout constitué une réserve de troupes de choc
susceptibles d’être engagées au moment décisif dans des batailles
importantes. Leur rôle, bien que marginal, n’en a pas moins contribué à
instaurer un climat d’insécurité sur les arrières de l’adversaire,
soulignant une fois encore le fort impact psychologique que suscite leur
action dans le camp adverse. Elles ont cependant payé un lourd tribut qui
pose la question de la pertinence de leur emploi pendant cette guerre.
La
gestion du renseignement par les deux grandes puissances
Américains et Soviétiques
ont eu recours à leurs moyens de reconnaissance stratégique pour suivre
l’évolution du conflit et tenter d’en prévoir l’issue. Le
renseignement ainsi obtenu a joué un rôle déterminant dans la conduite de
la crise. Il a permis aux deux grandes puissances de gérer celle-ci au
mieux de leurs intérêts respectifs, notamment en évaluant avec précision
les pertes subies par chacun des deux camps et donc les besoins réels de
leurs alliés respectifs. Ce renseignement leur a facilité en outre le
marquage et le suivi de leurs flottes (vie
Flotte américaine et ve
Eskadra soviétique) dans le cadre d’une politique navale qui se voulait résolument
dissuasive. Parallèlement, les deux grandes puissances ont utilisé leurs réseaux
de détection et d’écoute électroniques pour évaluer en permanence le
flux de ravitaillement que chacune d’entre elle faisait parvenir à ses
protégés. C’est grâce à de tels moyens que les Américains sont
parvenus à détecter l’arrêt brutal du pont aérien soviétique, le 24 octobre,
et la mise en alerte de plusieurs divisions parachutistes de l’armée
Rouge. De même, c’est en utilisant des moyens similaires que les Soviétiques
ont été informés - quasiment en temps réel - de la mise en état
d’alerte de niveau 3 (DEFCON III) des forces américaines, dans la nuit du
24 au 25 octobre, lorsque la tension s’est subitement aggravée entre la
Maison Blanche et le Kremlin à propos d’une éventuelle intervention
militaire directe des deux Grands au Proche-Orient.
S’agissant de la
reconnaissance satellitaire, il convient de souligner que le théâtre
d’opérations du Proche-Orient s’est remarquablement bien prêté à
l’utilisation des satellites par les deux grandes puissances. Le ciel y
est, en effet, fréquemment dégagé et la nébulosité faible. Son caractère
semi désertique empêche en outre la dissimulation de vastes concentrations
de forces, renforçant ainsi leur efficacité potentielle. La procédure
d’exploitation des photographies prises par les satellites s’est néanmoins
avérée longue et contraignante (éjection des capsules contenant les
pellicules, récupération de celles-ci, puis traitement et analyse des
photographies), justifiant une approche différente de la part des Américains
et des Soviétiques79.
Les satellites de reconnaissance : un
instrument d’appoint pour les Américains...
Au moment du déclenchement
de la guerre, les Américains disposaient de deux satellites de
reconnaissance en orbite autour de la terre. Comme tous les autres
satellites de reconnaissance américains, ceux-ci avaient été lancés
depuis la base aérienne de Vandenberg située à 240 kilomètres au
nord-ouest de Los Angeles. Le premier de ces satellites, un Big-Bird80,
était en vol orbital depuis le 13 juillet 1973 ; le second, un KH-881,
avait été lancé le 27 septembre 1973, probablement à la suite des
rapports préoccupants élaborés par les services de renseignement américains
sur l’évolution de la situation militaire au Proche-Orient. Les
photographies prises par ces deux satellites étaient récupérées selon un
processus identique. Lors de leur passage au dessus de l’Alaska, un ordre
télécommandé en provenance d’une station terrestre américaine
provoquait l’éjection de la capsule contenant le film. Celle-ci était récupérée
dans le secteur des îles Hawaii par des avions ou des hélicoptères équipés
d’un dispositif particulier. Les films étaient ensuite développés sur
place, puis transmis pour interprétation aux centres d’exploitation
concernés.
Les Américains ne
semblent pas avoir lancé d’autres satellites pendant la durée du
conflit, se cantonnant à l’exploitation des photographies prises par
leurs deux satellites. Ceux-ci ne pouvant photographier avec précision les
deux fronts que tous les six jours, ils ont privilégié les missions
accomplies par des avions de reconnaissance. Outre deux avions SR-71
Black-Bird, plusieurs appareils RA-5 C Vigilante embarqués à bord de leurs
porte-avions ont effectué des missions de reconnaissance près du théâtre
d’opérations proche-oriental. Ces Vigilante, accompagnés d’avions de
guerre électronique EA-6B Prowler agissant sous couverture d’avions de
guet aérien E-2C Hawkeye, ont multiplié les missions de renseignement électronique
à proximité des champs de bataille du canal et du Golan pour capter les fréquences
de travail des nouveaux missiles SAM-6 soviétiques équipant les armées égyptiennes
et syriennes, dont c’était la première utilisation en situation de
guerre réelle. L’aviation et la marine américaines ont également
envoyé en mission dans la zone certains de leurs avions d’écoute électronique
E-8C Sentinelle et EP-3 Orion. Grâce à un crash-program,
les Américains ont pu mettre au point en urgence des nacelles de guerre électronique
réglée pour brouiller les fréquences des SAM-6. Plusieurs dizaines de ces
nacelles ont été fournies aux aviateurs israéliens avant la fin de la
guerre.
Une légende répandue
par les autorités arabes et reprise par certains auteurs82
voudrait que les Israéliens aient été informés par les Américains de
l’absence de troupes égyptiennes dans la région du Déversoir, là où
ils ont franchi le Canal, grâce à des photographies aériennes prises par
leurs SR-71 qui, après avoir décollé d’Iran, auraient survolé le champ
de bataille. Cette thèse parait difficile à soutenir. Les SR-71 américains
ont effectivement survolé le canal de Suez le 13 octobre à 13 heures 30,
puis ont regagné leur base située en Iran deux heures plus tard83.
Les photographies n’ont cependant pas pu parvenir matériellement aux Israéliens
avant la fin de la journée, soit 48 heures après que les Israéliens
eurent pris leur décision de traverser à cet endroit. Il est plus probable
que les Américains ont, en fait, dépêché cette mission de reconnaissance
pour se faire leur propre idée de la situation sur le champ de bataille,
afin de déterminer la gravité de la position israélienne et ainsi évaluer
avec précision les besoins réels des Israéliens au moment même où ils
s’apprêtaient à combler leurs pertes matérielles en mettant en place un
important pont aérien à leur profit (opération Nickel Grass).
... Mais un vecteur indispensable pour les
Soviétiques
L’Union soviétique, à
l’inverse des États-Unis, ne disposait pas du réseau de bases et de
porte-aéronefs lui permettant d’effectuer des missions de reconnaissance
sur la plupart des points chauds du globe. En outre, les 4 Mig-25 R de
reconnaissance stratégique stationnés en Égypte au début des années
soixante-dix avaient été rapatriés après le renvoi des conseillers soviétiques,
durant l’été 197284.
Pour pallier cette carence, les Soviétiques procédaient donc au lancement
fréquent de satellites de reconnaissance85.
Ils en maintenaient plusieurs en réserve, afin d’être en mesure de les
utiliser en cas de crise. En octobre 1973, ils ont ainsi lancé huit
satellites86.
Ces satellites étaient
équipés de deux types d’appareillage photographique : le premier,
à haute résolution (environ 50 cm), disposait d’un mécanisme d’éjection
de la capsule de prise de vue ; le second, de résolution moyenne
(environ 10 mètres), était muni d’un système de transmission des images87.
Leur périgée (altitude minimale) se situait à 110 kilomètres et
leur apogée (altitude maximale) oscillait aux alentours de 320 kilomètres.
Leur période moyenne de révolution autour de la terre était de 90 minutes.
Tous ces satellites ont été lancés depuis les cosmodromes de Plesetsk et
de Baïkonour, situés respectivement à 300 kilomètres au sud
d’Archangelsk et au cœur des steppes du Kazakhstan. Si les trois premiers
satellites ont été récupérés au bout de six jours seulement
d’utilisation88,
afin de disposer rapidement d’informations fiables sur l’évolution des
opérations, les suivants ont été maintenus en l’air jusqu’à leur durée
maximale de vie. C’est certainement grâce à leurs photographies que les
Soviétiques ont détecté la tête de pont israélienne au niveau du Déversoir,
avertissant ainsi les Égyptiens et convaincant Sadate d’accepter le
principe d’un cessez-le-feu sur place. Cet épisode illustre d’ailleurs
le risque de manipulation des images, lorsqu’une grande puissance détient
le monopole de leur production. Il n’est pas en effet impossible de penser
que les Soviétiques aient “amplifié” l’ampleur de la percée israélienne
en terre africaine, pour contraindre le président égyptien a accepter un
cessez-le-feu ménageant leurs intérêts. Cet exemple illustre toute
l’importance, pour une puissance militaire, de pouvoir disposer de son
propre système d’observation satellitaire89.
Les Soviétiques ont
enfin déployé pendant toute la durée de la crise au moins trois de leurs
navires d’écoute électronique – les fameux chalutiers – au large de
Chypre, pour détecter les mouvements des marines américaine et israélienne.
Ces navires leur ont permis de renseigner les amirautés égyptienne et
syrienne sur les mouvements de la flotte israélienne, mais ils leur ont
surtout permis de suivre le flux de ravitaillement américain à destination
d’Israël, afin de maintenir en permanence la parité dans les livraisons
de matériel, au sein d’une stratégie d’ensemble des deux grandes
puissances visant à maintenir l’équilibre des forces au Proche-Orient.
Durant la guerre du Kippour, Américains et Soviétiques ont ainsi livré
chacun environ 30 000 tonnes d’armes et de munitions aux belligérants.
Ces livraisons n’ont pas eu l’impact décisif que d’aucuns ont voulu
leur conférer. Elles ont essentiellement contribué à faire durer un peu
plus les hostilités, le temps que les deux grandes puissances s’entendent
sur les termes d’un cessez-le-feu acceptable par l’ensemble des parties
au conflit.
Satellite
|
Date
de lancement
|
Cosmos
596
Cosmos
597
Cosmos
598
Cosmos
599
Cosmos
600
Cosmos
601
Cosmos
602
Cosmos
603
|
3
octobre
6
octobre
10
octobre
15
octobre
16
octobre
16
octobre
20
octobre
27
octobre
|
Les
satellites de reconnaissance lancés par les Soviétiques
pendant la crise d’octobre 1973
QUELLES LEÇONS RETENIR POUR LA FONCTION
RENSEIGNEMENT ?
À l’issue de la guerre
du Kippour, une commission d’enquête fut constituée pour évaluer les
responsabilités dans l’état d’impréparation de l’armée israélienne
à la veille des hostilités et dans les échecs militaires subis par
celle-ci durant les trois premiers jours du conflit. Cette commission,
présidée par Shimon Agranat, membre de la Cour suprême, réunissait
quatre autres membres, dont deux anciens chefs d’état-major (Ygal Yadin
et Haïm Laskov). Le rapport élaboré par la commission d’enquête
Agranat épingla durement Aman :
le général Zeïra fut démis de ses fonctions, ainsi que l’un de
ses plus proches adjoints, le général Shalev ; les
lieutenants-colonels Bendman et Guédalia, responsables de la branche Égypte
et du secteur front Sud, perdirent également leurs postes. Le général
Elazar, chef de l’état-major général, de même que le général Gonen,
commandant du front Sud, furent également démis de leurs fonctions.
Curieusement, les dirigeants politiques échappèrent aux foudres de la
commission, alors même que leur responsabilité paraît difficilement détachable
du cours des événements. Golda Meir et Moshé Dayan n’en quittèrent pas
moins les affaires quelques mois plus tard.
De cet échec à
anticiper la guerre d’Octobre, les dirigeants israéliens ont tiré
plusieurs leçons. Toute crise devrait désormais faire l’objet de deux évaluations
provenant d’Aman et du Mossad.
De plus, le rapport annuel des renseignements militaires, remis à la
commission parlementaire des Affaires étrangères et de la Défense de la Knesset,
devrait contenir un appendice séparé, incluant une synthèse
contradictoire émanant d’experts chargés d’évaluer ce rapport de manière
critique. La structure d’Aman
fut donc modifiée en vue de refléter ces changements. Le Jaffa
Center for Strategic Studies de l’université de Tel-Aviv, centre d’études
et d’analyse stratégiques, fut créé pour apporter aux dirigeants israéliens
une vision alternative détachée de la pensée militaire officielle. En Égypte,
une structure similaire mise en place par le président Nasser - le Centre
de recherche et de prospective Al Arham
du Caire - avait, en effet, joué un rôle majeur dans le renouveau de la
pensée stratégique après la guerre des Six Jours. Toutes ces réformes de
principe n’empêchèrent pas de nouveaux échecs dans l’analyse du
renseignement de portée politique. Quatre ans après la fin des hostilités,
les services israéliens, engoncés dans une logique conflictuelle, furent
incapables d’anticiper l’initiative de paix d’Anouar el Sadate, ni la
proposition de visite du président égyptien en Israël, prélude à
l’accord de Camp David.
L’échec du
renseignement israélien dans la prévision de la guerre du Kippour
constitue un cas exemplaire d’intoxication réciproque entre services de
pays différents. Les agences de renseignement américaines se sont, en
effet, fondées sur les estimations des services israéliens, réputés les
meilleurs de la région, qui s’appuyaient eux-mêmes sur les analyses
concordantes des agences américaines. Ce phénomène fut d’autant plus
amplifié que les responsables des services de renseignement des deux pays
entretenaient traditionnellement d’étroites relations entre eux90.
La veille du déclenchement des hostilités, un rapport de la CIA estimait
encore que les armées égyptienne et syrienne, malgré un regain
d’activité certain, ne paraissaient pas préparer d’offensive militaire
contre Israël. De son côté, le service de renseignement militaire américain
(DIA) concluait pour sa part à une reprise possible des hostilités, mais
les dirigeants américains lui préférèrent les analyses de la CIA. Le 12
septembre 1975, le New York Times
publia de brefs extraits d’un rapport secret démontrant que la communauté
américaine du renseignement n’avait pas su prévoir le déclenchement de
la guerre du Kippour. Il existe une controverse à ce sujet aux États-Unis
pour déterminer les responsables de cette erreur. Ray Cline, ancien
directeur de la section renseignement du département d’État et officier
supérieur de la CIA, estima que la responsabilité principale en incombait
à Henry Kissinger, à la fois secrétaire d’État et chef du Conseil
National de Sécurité, ce dernier ayant, selon lui, refusé d’accepter
les conclusions des services de renseignement américains91.
Peut-être le secrétaire d’État espérait-il en réalité laisser se déclencher
cette crise, afin de mieux la gérer par la suite, redorant ainsi le blason
de la Maison Blanche sali par l’affaire du Watergate92 ?
Henry Kissinger, pour sa part, reporta la faute sur les services de
renseignement, faisant notamment état du fait que “nos
rapports reflétaient ceux qui émanaient d’Israël”93.
Quoi qu’il en soit, plusieurs responsables des services de renseignement
américains perdirent leur poste à l’issue de cette crise.
Il est intéressant de
souligner que le SDECE français (service de documentation extérieur et de
contre-espionnage), grâce aux excellents contacts qu’il a toujours su
entretenir au Moyen-Orient, semble être l’un des rares services de
renseignement occidentaux à avoir correctement analysé la menace et
pronostiqué avec précision le créneau de déclenchement des hostilités94.
À ce propos, les allégations de survol de la zone du canal de Suez à
cette occasion par des Mirage IV français de reconnaissance stratégique
sont infondées95.
En tout état de cause, le gouvernement français n’en a pas retiré un
grand avantage, puisque bien que le président Pompidou ait, semble-t-il,
alerté certains de ses partenaires européens sur les risques engendrés
par une nouvelle guerre au Proche-Orient, ceux-ci semblent ne lui avoir
manifesté qu’un intérêt poli. L’Europe a fait face à cette crise en
ordre dispersé. L’information apparemment délivrée par le SDECE a tout
au plus permis à la diplomatie française de gagner quelques jours sur ses
partenaires, pour tenter d’élaborer une réponse qui s’est, de toute façon,
heurtée aux intérêts américains et n’a, de ce fait, débouché sur
aucun résultat concret. Cet exemple illustre, là encore, les limites du
renseignement, fût-il excellent et exploitable. En bout de chaîne, il
convient, en effet, de toujours se poser les questions suivantes :
comment utiliser le renseignement acquis ? À quoi peut-il utilement
servir ? Si le décideur n’est pas en mesure ou n’a pas la volonté
d’exploiter ce renseignement, on peut légitimement s’interroger sur la
pertinence du processus.
S’agissant de la crise
pétrolière, les services de renseignement américains et israéliens
ont, par contre, su anticiper la déclaration de l’OPAEP (organisation des
pays arabes exportateurs de pétrole) rendue publique à Koweït le 16 octobre
1973 et qui est à l’origine directe de l’embargo, puis du premier choc
pétrolier. Il est vrai que les services de renseignement américains
infiltraient largement les milieux pétroliers et qu’il est toujours
difficile de garder secrète une décision impliquant plus d’une dizaine
de pays aux intérêts parfois divergents. Le silence des autorités américaines
s’explique très certainement par le fait que celles-ci avaient déjà
compris que les États-Unis seraient, à terme, les vrais bénéficiaires de
cette crise pétrolière. Comme l’a souligné Mohamed Heikal, chroniqueur
au journal Al Arham, confident de
Nasser, puis de Sadate et grand spécialiste des relations entre le monde
occidental et le monde arabe, les véritables vainqueurs de la guerre du pétrole
n’ont pas été les Arabes, mais bien les Américains96.
L’embargo pétrolier arrivait à un moment propice pour eux.
L’augmentation considérable du prix du pétrole a eu pour effet
d’affaiblir leurs principaux concurrents économiques, à savoir
l’Europe et le Japon. Jusqu’alors, Washington avait un problème de
balance des paiements desservi par un dollar faible ; après le choc pétrolier,
l’économie américaine a bénéficié d’une revalorisation inespérée
de sa monnaie par le biais des pétrodollars. Ne dépendant à l’époque
que faiblement du pétrole arabe, les États-Unis ont beaucoup moins
souffert du choc pétrolier que ce dont ils ont tenté de persuader leurs
partenaires européens et nippons. Quant aux autorités israéliennes,
celles-ci n’ont pas répandu la nouvelle, pensant probablement que le déclenchement
de la crise pétrolière aurait pour effet de monter les Européens contre
les pays arabes exportateurs de pétrole qui se trouvaient être les
bailleurs de fonds de leurs adversaires égyptiens et syriens. Elles espéraient
sans doute voir les gouvernements européens adopter des mesures de rétorsion
économiques contre les pays membres de l’OPAEP.
Comme souvent en
histoire, la guerre du Kippour a plus mis en exergue des erreurs d’interprétation
que des lacunes en matière d’acquisition du renseignement. Elle a démontré
la complémentarité des sources
humaines et techniques, sans qu’il faille pour cela en privilégier
l’une par rapport à l’autre. Elle a surtout rappelé, une fois de plus,
qu’il convenait de ne jamais sous-estimer l’adversaire. À cet égard,
les faits ont mis en évidence les dangers de la pensée unique et les
vertus d’une analyse plurielle et contradictoire, afin d’être en mesure
d’appréhender les événements en toute connaissance de cause.
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Notes:
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