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LE POUVOIR
D’EMBARRASSER DES COMMISSIONS DE DÉFENSE : LES EXEMPLES ALLEMAND,
BRITANNIQUE ET FRANÇAIS
par Philippe Le Pape
Au
travers de l’examen des compétences et de la pratique des commissions de
défense britannique, française et allemande, c’est à une réflexion sur
le fonctionnement des systèmes parlementaires contemporains que cet humble
propos vous convie. Entre la symbolique Chambre des communes britannique, et
l’influente Assemblée fédérale allemande, se trouve notre Assemblée
nationale, qui partage le pouvoir d’embarrasser1
de la première, et envie celui de presque contrôler, pourrions-nous dire,
de la seconde.
Certes, une telle analyse
serait caricaturale, si elle se contentait d’opposer des éléments
extraits de leur contexte. Pour s’en abstraire, nous retiendrons
l’exemple des Commissions de défense de ces trois assemblées. À bien y
regarder, les expériences et les défis auxquels elles se trouvent
quotidiennement confrontées sont enrichissantes. En poussant quelque peu la
prétention, leurs rôles pourraient être caractérisés
comme cruciaux. Elles peuvent, en effet, être définies comme étant au
centre de plusieurs dimensions, qui ont toutes entre elles de multiples
relations. Ainsi en est-il de la dimension sociale symbolisée par le
clivage, de plus en plus manifeste, entre société “civile” et
militaire, de la dimension constitutionnelle marquée par l’allégeance du
législatif à l’exécutif, enfin de la dimension politique, et des
joutes auxquelles elles assistent - et parfois participent - entre le parti
au pouvoir et l’opposition.
Touchées par les
difficultés classiques du parlementarisme, et engoncées dans le costume
trop étroit du système des partis, elles n’en aspirent pas moins, dans
la limite de leur volonté, à l’avènement d’une stratégie dite
“nouvelle” au Royaume-Uni, qui leur permettrait de parvenir à obtenir
ce à quoi elles aspirent2.
Le
syndrÔme parlementaire et les commissions de défense : De larges
pouvoirs en théorie
En théorie, les pouvoirs
et compétences de ces commissions sont plus que flatteurs, et laissent
augurer de réels pouvoirs de contrôle, mais c’est oublier les spécificités
de la défense et du parlementarisme contemporain, qui en obèrent la portée.
Des atouts sur le papier
Un
certain conformisme dans les statuts
des commissions de défense
Ces trois commissions
sont constituées de droit à chaque législature3.
En France, la Commission de la défense nationale et des forces armées fait
partie des six commissions que l’Assemblée nationale est obligée de désigner
en séance publique, en vertu de l’article 36 du Règlement de l’Assemblée
nationale. Outre-Rhin, le réarmement de l’Allemagne qui est allé de pair
avec la renaissance de la Bundeswehr, a rendu nécessaire l’amendement de
la loi fondamentale4.
C’est, en effet, l’une des deux commissions que le Bundestag5
est tenu d’instituer, en vertu de la Constitution6.
Au Royaume-Uni, suite à la réforme de 1979 qui a refondu l’ancien système7
des commissions parlementaires, le Règlement d’assemblée n° 152
confirme l’existence d’une Commission de la défense afin d’examiner
les dépenses, l’administration et la politique du ministère dont elle se
préoccupe.
Les compétences de ces
commissions recoupent les mêmes domaines. Notre Commission de la défense
nationale et des forces armées se penche sur les problèmes relatifs à
l’actualité de la défense, ce qui recouvre un domaine de compétences
qui comprend la professionnalisation des armées, la conscription, la
mutation de l’industrie d’armement, mais aussi le statut des opérations
extérieures8.
Les moyens utilisés vont de l’audition du ministre et
des chefs d’état-major, à l’analyse de la documentation ouverte, en
passant par l’envoi de questionnaires budgétaires, et la multiplication
des contacts extérieurs. Le ministre de la Défense a accès à la
Commission et peut être entendu quand il le demande9.
À l’inverse, le président de la Commission de défense peut demander
l’audition d’un membre du Gouvernement10.
En Allemagne, elle se réunit
le mercredi des semaines de séance, habituellement toute la journée11.
Elle examine, en vue de leur discussion en assemblée plénière, les
projets et propositions de loi relatifs à son domaine d’activité12
(notamment les résolutions) lui ayant été renvoyées par celle-ci. En
outre, elle peut se saisir de sa propre autorité de questions relevant de
son domaine, sans qu’elles aient fait l’objet d’un renvoi. Enfin, il
s’agit de la seule commission qui puisse se doter des pouvoirs d’une
commission d’enquête13,
ce qui constitue l’une des armes les plus importantes du Parlement pour
contrôler l’action du Gouvernement. Les dispositions en vigueur en matière
de procès pénal s’appliquent dès lors mutatis
mutandis à l’administration de la preuve par la commission d’enquête,
qui jouit donc de droits comparables à ceux du ministère public14.
Cette forte position de la Commission de défense résulte du fait que les
forces armées en Allemagne sont étroitement imbriquées dans le système
de démocratie parlementaire.
Au Royaume-Uni, la
fonction de la Commission consiste à examiner les dépenses,
l’administration, et la politique du ministère de la Défense15.
Elle a le droit d’entendre toute personne, de se faire communiquer
rapports et enregistrements, et de nommer des spécialistes, soit afin de
compléter ses informations, soit pour élucider certains points complexes16.
Pour ce faire, divers moyens sont mis en œuvre : des réunions,
formelles ou non17,
à certains déplacements18,
dont il résulte de nombreux rapports. La Commission se réunit normalement
les mercredis matin, et a tenu jusqu’à présent 47 réunions durant cette
session.
L’homogénéité de leur composition
Émanation de l’assemblée
à l’instar des autres commissions parlementaires, la répartition des sièges
au sein de ces Commissions de défense est proportionnelle à celle du
Parlement. Ainsi en France, la Commission comporte 71 membres désignés à
la proportionnelle de l’effectif de chacun des groupes politiques
composant l’assemblée19.
Suite à sa constitution, elle est convoquée par le président de
l’Assemblée nationale, afin de procéder à la nomination de son bureau20,
composé aujourd’hui d’un président21,
de trois vice-présidents, et de trois secrétaires22.
Le nombre de membres de la Commission ne doit pas excéder un huitième de
l’effectif des membres composant l’Assemblée nationale23.
En dehors des sessions, la Commission peut être convoquée, soit par le Président
de l’Assemblée nationale, soit par leur président après accord du
bureau de la Commission24.
Enfin, la Commission de la défense, comme toute autre commission
permanente, est maîtresse de ses travaux25.
En Allemagne, la
Commission de défense reflète également les majorités que l’on trouve
au Bundestag. Celle de la 13e
législature (1994-1998) se composait
de 39 membres,26
dont 17 appartenaient au groupe CDU/CSU, 14 au groupe SPD, 3 au groupe
Alliance 90/les Verts et 3 au groupe FPD et 2 au groupe PDS.
Le président de la Commission, le député Klaus Rose, était issu du
groupe CDU/CSU, tandis que son suppléant, le député Dieter Heistermann,
du principal parti de l’opposition, le SPD. Depuis le 27 septembre 1998,
et l’entrée dans la quatorzième législature sous la bannière du SPD,
la Commission est composée de 53 membres27.
Son président est Helmut Wieczorek du SPD et son vice-président Thomas
Kossendev du parti maintenant dans l’opposition, le CDU/CSU. La plupart
des membres de la Commission ne sont pas des spécialistes, mais disposent
en général d’un intérêt particulier quant aux sujets de défense.
Au Royaume-Uni, la
composition de la Commission suit également celle de l’assemblée plénière
(the floor of the House). Elle
est composée de onze membres,28
dont sept sont issus de la majorité gouvernementale, trois du parti
conservateur et un du parti de la démocratie libérale.
Des accessoires sont
parfois greffés sur le principal qu’est la Commission. Ainsi, c’est au
secrétariat des Commissions qu’échoit le travail de préparer les réunions,
de fournir les documents qui feront l’objet des discussions, puis d’en
établir les comptes-rendus qui se mueront en autant d’avis ou autres
recommandations. Au nombre de sept à Bonn, à Paris ce sont cinq
administrateurs et trois secrétaires qui en assurent la logistique. Mais,
suite à la mission d’information sur le Rwanda un attaché supplémentaire
est venu compléter cet effectif29.
Par contre, en France, deux groupes de travail ont vu le jour : celui
chargé des opérations extérieures et celui sur le renseignement. À
Londres, le secrétaire permanent de la Commission est secondé par le clerc
du comité, mais aussi par un clerc-assistant, un fonctionnaire du National
Audit Office (NAO)30,
un assistant et une secrétaire. À la différence de certaines autres
commissions, celle de la défense n’a pas le pouvoir de créer en son sein
des sous-comités, mais dispose d’experts31,
ce qui n’est pas le cas en Allemagne.
Mais c’est ce dernier
pays qui emporte aussi, et de loin, la mise dans cet autre compartiment du
jeu. En effet, la Commission de défense allemande, afin de rendre son
travail plus efficace, est autorisée à instituer ses propres
sous-commissions et groupes de travail. C’est ainsi qu’elle a créé
deux nouvelles sous-commissions. Enfin, s’agissant du contrôle
parlementaire en Allemagne sur les forces armées, il y a lieu aussi de
mentionner le commissaire parlementaire aux forces armées,32
qui exerce son activité en étroite coopération avec la Commission de défense
et assiste souvent, de ce fait, aux délibérations de celle-ci33.
Des contraintes bicéphales
Les spécificités
de la défense
En France comme au
Royaume-Uni, les sujets relevant du secret militaire sont légion, et la
discrétion, justifiée ou non, est bien souvent la règle34.
Dans ce dernier pays plus qu’ailleurs, le renseignement demeure en dehors
de tout contrôle35.
Il convient de relever que la notion de secret est, en Grande-Bretagne,
beaucoup plus forte que dans les pays continentaux. Cet état de fait est
moins lié à l’insularité qu’aux conflits internes que ce pays connaît
depuis nombre de décennies36.
Il en a découlé une religion du secret dans le domaine sensible de la défense37.
Actuellement, la Commission britannique n’a toujours pas accès à la
totalité des documents qui seraient à même de lui assurer une information
complète38.
Le ministère de la Défense ne lui fournit aucun document relatif aux
sujets dits de “sécurité nationale”, ou qui constitueraient des
“conseils aux ministères”39,
ou seraient “confidentiels” par leur finalité commerciale ou leur
sensibilité politique. En théorie, elle dispose néanmoins du pouvoir de
contraindre le ministère à les lui communiquer. Mais, dans la pratique,
l’accord de la chambre plénière (Whole
House) serait nécessaire, ce qui, eu égard au système des partis, est
impossible. De tels comportements se perpétuent car la défense en France
et Outre-Manche est un domaine qui appartient à l’exécutif40.
En conséquence, l’interlocuteur obligé de ces Commissions demeure le
ministère de la Défense, source universelle des informations en matière
de défense, d’où le peu de portée du contrôle, et la nécessaire
“diversification des sources”. C’est pour cela qu’en Allemagne,
cette dépendance presque totale à l’égard de l’information qui émane
du ministère de la Défense, est relativisée par les données fournies par
les Affaires étrangères et les Finances.
En France, la Commission
se penche sur le fond des lois de programmation militaire. Elle rend un avis
formel sur les lois de finances qu’elles soient initiales, rectificatives
ou de règlement. De plus, elle émet un avis dans le cadre de la discussion
de la loi de finances, sur les crédits des Affaires étrangères et de la
Coopération, de manière à examiner les conditions politiques d’exercice
des missions militaires. Mais un certain formalisme entoure la procédure
d’examen des lois de règlement. Or, plus que dans les autres lois de
finances, c’est dans celles-ci que se trouvent les analyses les plus
pertinentes s’agissant de la gestion des crédits de la défense. En
effet, leur adéquation par rapport aux crédits ouverts par la loi de
finances initiale, par la loi de programmation, et ceux exécutés tels
qu’ils ressortent de la loi de règlement,41
est mise en exergue.
En Allemagne, une
importance particulière est également accordée chaque année à la loi
budgétaire42.
La Commission de défense procède à un examen détaillé du budget du
ministère de la Défense et du commissaire parlementaire aux forces armées
et adresse son avis à la Commission du budget du Bundestag allemand.
Au Royaume-Uni, le rôle
de la commission de défense en matière budgétaire est plus que timoré,
pour ne pas dire nul. Bien que les pouvoirs du Parlement soient en théorie
élevés dans le domaine budgétaire, la pratique qui consiste à approuver
le budget de la défense dans son ensemble, plutôt que par bloc de dépenses,
les réduit à néant. La Commission a un accès plus que limité aux
informations, même si le nombre de ces dernières est en constante
augmentation. D’une part en effet, les députés n’ont que le pouvoir de
consentir à l’allocation de crédits demandés par la Couronne, sans
pouvoir en modifier dans les faits la teneur43.
D’autre part, le bipartisme lie très étroitement la Commission et ne
supporte guère les initiatives en la matière. Enfin, comme il a déjà été
dit, aujourd’hui encore l’information ne filtre qu’avec parcimonie,
hypothéquant toute réelle étude.
Il est à noter que les
Commissions ne sont guère vindicatives sur le terrain des critiques
qu’elles pourraient être amenées à soutenir, s’agissant de la gestion
budgétaire de “leur” ministère. Il est constant en France, mais aussi
au Royaume-Uni ou en Allemagne, que les Commissions de défense s’effacent
derrière leurs cours des comptes respectives, mais aussi derrière les
commissions chargées du budget44.
Ceci est d’autant plus vrai qu’au Royaume-Uni, le National Audit Office
est directement relié à la Commission des comptes publics. Cette dernière
a la seule charge du financier, à la différence de la Commission de défense
qui possède cette compétence parmi d’autres, et la lui a implicitement
concédée.
La
liste et la qualité des personnes pouvant être entendues est identique
dans les trois pays étudiés. En France, le ministre de la Défense est
auditionné par la Commission sur des sujets spécifiques : opérations
extérieures, exportations d’armement, industrie de défense, mais aussi
parfois sur une thématique plus large, à l’instar de la présentation
du projet de loi de finances s’agissant de la défense. De manière à
rester en contact avec l’extérieur, et à multiplier les sources
d’information, nombre d’industriels sont auditionnés
dans le cadre ou non de rapports d’information.
Les membres de la Chambre
des Communes, quant à eux, sont autorisés à assister aux réunions de la
Commission, mais ils ne peuvent - à l’inverse des députés français -
poser des questions aux témoins s’ils n’en sont membres. C’est, en théorie,
à cette Commission de choisir les témoins qu’elle auditionnera45,
et ce par rapport aux différents points qu’elle souhaite mettre en
exergue s’agissant d’un sujet particulier. Mais une limitation majeure
existe en la matière, en ce sens qu’un député de la chambre (MP), un
lord, ou un ministre peuvent en théorie refuser de témoigner. Cependant,
dans la pratique, cela ne s’est jamais produit46,
mis à part le cas de l’affaire Westland47
au cours de laquelle le Premier ministre de l’époque avait décliné
l’invitation de la Commission.
En Allemagne, la
Commission délibère habituellement sur la base d’un rapport du ministère
de la Défense48,
ou d’autres ministères (ministère des Affaires étrangères). L’avis
qui se dégage de cette discussion n’a pas de portée juridique pour le
gouvernement fédéral, mais revêt une importance politique considérable.
De plus, Outre-Rhin, à l’instar de la Commission des affaires étrangères,
c’est la seule Commission dite “fermée”, en ce sens que l’accès
aux réunions est limité aux seuls membres et à leurs suppléants, ainsi
qu’aux présidents des groupes parlementaires et au président du
Bundestag49.
Le contrôle et la participation du Parlement, s’agissant des thèmes de
la défense et de la politique de sécurité, se font au travers de la
Commission de défense. Dès lors, lorsque les députés le demandent, le
ministre de la Défense se doit de se présenter devant elle.
L’évolution du régime parlementaire
L’évolution des régimes
démocratiques modernes en Europe a mis en exergue la perte de portée, de
substance, du pouvoir législatif aux dépens de l’exécutif. Cette prééminence
de l’exécutif est due, en partie, à l’interventionnisme budgétaire et
aux conséquences qu’entraîne cette doctrine50,
mais aussi au système des partis, et à ce nouveau phénomène inconnu de
nos constituants, et caractéristique des régimes parlementaires
contemporains, qu’est le fait majoritaire51.
En serait-ce dès lors fini de la responsabilité du Gouvernement devant un
Parlement qui lui est majoritairement acquis, et qui se plie à une curieuse
discipline peu compatible, avec l’essence même de ce type de régime ?
La question mérite d’être posée, même si aucune réponse ferme ne peut
y être donnée.
En dépit de la fonction
de gouverner, pour laquelle les Parlements n’ont pas été créés, le
propre d’une assemblée est de contrôler l’exécutif, donc le
gouvernement. Ce doit être, de plus, l’arène au sein de laquelle se
rencontrent et s’affrontent la multiplicité des courants, au travers de
laquelle toutes les opinions et tendances de la nation doivent trouver écho.
Néanmoins, de Paris à Bonn, de Westminster à Whitehall, le constat est
aujourd’hui le même, et certains se risquent à parler de syndrome
parlementaire52,
de mystique53
ou de rite54
s’agissant de la déliquescence de l’initiative parlementaire
face à la force actuelle de l’exécutif. Le système électoral, associé
à celui des partis, lénifie l’initiative des députés, et se lie aux
effets de jour en jour plus pesants de la mondialisation55,
qui rejette loin des assemblées la localisation du réel pouvoir économique
et industriel.
La création des
Commissions de défense répondait, à l’origine, au souci d’améliorer
le flux d’informations en provenance de l’exécutif, de manière à
accroître l’efficacité du contrôle parlementaire. Mais cela a
rapidement agacé leurs ministères de rattachement qui, arguant de la
crainte que leurs investigations n’interfèrent avec le fonctionnement
courant du département, n’ont pas tardé à s’en émanciper. Ainsi, la
marge de manœuvre et la raison d’être de ces Commissions, a littéralement
fondu avec celle de leurs Parlements, et ce, au gré de l’effet de
balancier constitutionnel qui égrène le temps des institutions politiques.
Les Commissions de défense ne prétendent pas pouvoir rétablir le déséquilibre
entre exécutif et législatif. Elles ne se font guère d’illusions sur la
résurgence d’un pouvoir de contrôle qu’elles n’ont peut être eu
qu’au travers de l’interprétation de leur règlement d’assemblée.
Conscientes de leurs limites, les Commissions de défense, qui atteignent
aujourd’hui l’âge de la maturité, ont fait le deuil de leurs pouvoirs
de contrôle, et s’ingénient depuis quelques temps à exploiter un
nouveau créneau beaucoup plus porteur, qui remet en cause les approches
traditionnellement opposées, caractéristiques de la manière classique
d’agir des assemblées.
Le
pouvoir d’embarrasser
Face aux mutations du
monde de la défense, la balance des pouvoirs entre exécutif et législatif,
à défaut de pencher en faveur des Commissions, n’en est pas moins un
tant soit peu modifiée, tant deviennent peu à peu influentes ces
Commissions, et ce par le biais des lentes, mais constantes, évolutions
qu’elles esquissent.
De l’influence des Commissions de la défense
Une lente montée
en puissance
Les Commissions de défense
concentrent sur elles, dans quelque pays que ce soit, les éloges des
institutions alentour. Elles ont fait de la qualité leur cheval de
bataille. Les commentateurs sont unanimes lorsqu’il s’agit de qualifier
la qualité du travail qu’elles effectuent à longueur de législature,
sur des domaines plus que variés. Il suffit, pour s’en convaincre, de se
reporter au solide rapport établi par la Commission de défense au
Royaume-Uni, dans le cadre de l’élaboration de la Strategie Defense
Review. Une foison de personnes entendues56,
et des heures de débats ont donné naissance à un document très fouillé,
au contenu riche d’enseignements, et à une critique objective.
Au travers de ce dernier,
il convient d’ailleurs de prendre acte, non seulement au Royaume-Uni, mais
également en France, mais peut-être moins en Allemagne, de l’image
nouvelle que souhaitent imposer ces Commissions. Il est fait fi de cet
antagonisme qui, naguère, caractérisait les relations entre le ministère
de la Défense et les Commissions de défense. Aujourd’hui, ces dernières,
plus que les fossoyeurs de ce ministère, se veulent son dernier soutien,
face aux impératifs désormais nouveaux de la politique générale. Il est,
en effet, loin le temps où, citadelle au sein du gouvernement, la défense
pouvait imposer son diktat aux autres ministères, et où, sous le
couvre-chef de la sécurité de l’État et de l’urgence des menaces, il
était dénié toute portée aux avis des parlementaires. Les Commissions de
la défense voient donc avec intérêt leur rôle augmenter proportionnellement
à la baisse d’influence de ces ministères.
Au Royaume-Uni, la
Commission de défense et le ministre de la Défense apparaissent parfois
comme deux entités antagonistes, pour ne pas dire opposées. Mais, en réalité,
leurs buts sont similaires et consistent, en théorie, à assurer la
meilleure défense au moindre coût. Le gouvernement a, d’ores et déjà,
reconnu que la Commission contribue pour une part importante au travail de
la Chambre des Communes dans le domaine militaire. En Allemagne, les
commissions du Bundestag, et donc la Commission de la défense, sont des
organes intergroupes qui préparent les décisions prises en séance
publique. Elles jouent un rôle important dans l’exercice du contrôle
parlementaire du gouvernement fédéral. La formulation de la défense et de
la sécurité de la fédération relèvent des ministres fédéraux, et
notamment du Conseil de défense qui comprend le chancelier, le ministre de
la Défense, et le ministre des Affaires étrangères. Mais la commission
peut se targuer de pouvoir les influencer au travers de ses délibérations,
de ses questions, ou suggestions, qui souvent résultent de déplacements
des députés dans les armées.
Certes, elles n’ont en
rien changé la structure des rapports de force entre elles et les ministères
de la défense, mais leurs contributions sont plus que positives
s’agissant du contrôle de ces derniers. Du fait du peu de moyens dont
elles disposent57,
il reste constant que la balance des pouvoirs penche en faveur de l’exécutif
et que les Commissions manquent du poids politique afin de pérenniser ces
contrôles. Pour compenser cette carence elles se doivent de privilégier la
qualité de leurs rapports, de manière à les rendre embarrassants. Ainsi,
même si le contenu de ceux-ci n’altère que rarement les décisions
gouvernementales, ils n’en ont pas moins une valeur critique qui est la
preuve manifeste de la limite à ne pas franchir pour que la Commission ne
remette pas en cause son impartialité à l’égard du ministère.
En outre, grâce à cette
possibilité déjà énoncée d’entendre un éventail toujours plus grand
de personnes et d’organismes, les Commissions de défense mettent à bas
la théorie de la source unique de renseignements, et réduisent donc
d’autant le monopole du ministère de la Défense en la matière. Ce
faisant, les informations ingérées, qu’elles soient économiques,
sociales, ou juridiques, voire même stratégiques, deviennent variées.
Sont ainsi sauvegardés les pouvoirs du Parlement, au travers de la
fourniture de ces ingrédients nécessaires à l’accomplissement de la
seule fonction effective qui lui soit encore donné de posséder, celle, non
plus de contrôler, mais de discuter et de débattre de et dans l’intérêt
général. Au travers de discussions au fond, s’agissant de sujets
internes ou externes qui, la plupart du temps, ne présentent que peu
d’intérêt - malgré les implications futures qu’ils portent en eux -,
elles se posent ainsi dans l’hémicycle en gardiennes des prérogatives
parlementaires. Dans ce cas, il est du rôle de la Commission et de son président
de mettre en exergue avec acuité ces dysfonctionnements du Parlement et
d’y parer58,
afin de prévenir toute perte de substance, à l’image du peu d’intérêt
suscité, tant en Grande-Bretagne qu’en France, par l’élargissement de
l’OTAN59.
Ainsi, au Royaume-Uni, le rôle de la Commission de défense en matière
d’étude des traités tel que celui du devenir de l’OTAN, est jugé
insatisfaisant et a fait l’objet de nombre de rapports60.
En ce sens, ses membres ont fait valoir leurs droits en signant une motion
par laquelle ils demandaient un débat parlementaire avant la ratification
de ce traité.
Les Commissions de la Défense
se voient donc progressivement reconnaître le droit d’être informées,
première étape s’il en est vers la conquête de celui de contrôler.
Elles ont de plus réussi à tirer profit du quatrième pouvoir, et
notamment du formidable outil d’information, de propagande, qu’est
Internet. Toutes ont leur propre site, et diffusent largement leurs
rapports, leurs débats, leurs auditions de témoins61.
Rançon du succès, leur crédibilité, aux yeux non plus des citoyens
qu’ils représentent, mais à ceux du monde, dépend de la qualité des
informations qu’elles délivrent ainsi. En ce sens, le nombre de rapports
issus des Commissions ne cesse d’augmenter, et il est plus que probable
qu’il en demeure ainsi.
Toutefois, il serait
dangereux de croire que la panacée réside dans le niveau de contrôle dont
les Commissions pourraient un jour disposer. Ainsi l’Allemagne, qui peut
se targuer de pouvoir se pencher sur les contrats d’exportation
d’armements, n’a pu empêcher quelque dérive en la matière. Plus que
ce pouvoir de contrôle, c’est donc ce pouvoir d’embarrasser qui sera à
même d’assurer transparence et sincérité à la politique de défense.
D’ailleurs, il n’est pas dit que l’aura en devenir des commissions
serait supérieure, si ses possibilités de contrôle augmentaient…
La force du consensus ou l’éclatement
de l’approche partisane
Les politiques de défense
étant maintenant pluridisciplinaires, il appartient dès lors aux
Commissions de défense d’en assurer le suivi, en permettant la
collaboration des structures qui existent actuellement tant au niveau ministériel,
qu’au niveau parlementaire62.
Dès lors, un consensus institutionnel par la fusion des structures
s’instaure, au travers de laquelle, elles peuvent élargir leurs champs
d’investigations, de contacts, et être le lieu de rencontres, de
discussions, de projets ou de propositions de lois pouvant se rattacher au
ministère de la Défense, mais aussi à d’autres départements. On peut
aussi remarquer en France63
et en Allemagne, les rapprochements qui s’effectuent entre la
Commission de défense et celle des affaires étrangères. Dès lors,
l’approche interministérielle est à même de donner plus de poids aux prétentions
d’un ministère de la Défense, aux pieds désormais d’argile. Dans
cette perspective, au Royaume-Uni, la création implicite d’un bloc ministériel
de la sécurité est un élément qui, associé à d’autres, infléchira
un tant soit peu les prévisions du ministère des Finances64.
Dans ces différents
pays, les commissions offrent donc d’intéressants lieux de synthèse,
propices à l’émergence d’une réflexion commune entre deux ministères65
ou commissions, s’agissant de problèmes d’actualités. Elles pourraient
ainsi proposer un début d’alternative aux institutions actuelles
cristallisées tant par le système des partis, que par les pré carrés
ministériels.
Par ailleurs, un double
clivage juridique et politique est estompé au sein de ces Commissions. Le
postulat en la matière consiste à retenir que la bataille en leur sein est
plus partisane que constitutionnelle66.
En témoigne la question de savoir s’il convient, par exemple, de privilégier
le budget de la sécurité sociale, au détriment de celui de la Défense ;
question qui s’inscrit moins dans le cadre des relations entre Parlement
et Gouvernement, que dans celles entretenues entre partis. Un consensus idéologique
va néanmoins se développer, les clivages partisans s’étiolant quelque
peu au sein des Commissions. Cela est particulièrement vrai au Royaume-Uni,
du fait peut-être du petit nombre de membres, qui rend plus intime et plus
personnelle cette entité. C’est pour cela que les pratiques
consensuelles, dont sont issus les rapports de la Commission de défense de
la Chambre des Communes, font le jeu de ses détracteurs. En effet, les
Commissions, qui sont plus que tout le pendant de leur ministère de
rattachement, ont tendance à privilégier l’intérêt de celui-ci, et ce
parfois au mépris de la ligne de conduite (souvent budgétaire)
qu’aimerait lui imposer le système des partis. Les clivages partisan et
juridique disparaissent au sein des Commissions au fil des liens qui se
tissent entre ces Commissions et le puissant ministère qu’elles sont censées
contrôler67.
Mais il convient de souligner que, face à la relativité des majorités
parlementaires actuelles, cette approche consensuelle ne trouve écho que
sur des problèmes mineurs, et que s’agissant du fond, il est difficile,
voire impossible pour des parlementaires, de se désolidariser de leur camp
politique68.
De certaines évolutions
De l’esprit de défense
à celui de sécurité
À l’origine et en théorie,
les domaines de prédilection de ces Commissions concernaient le financement
de la Défense, au travers de l’étude des différentes loi de finances,
et l’organisation de la Défense, et notamment le statut des personnels.
À ces fonctions classiques, et parfois paralysées à l’image de la portée
limitée de l’intervention des Commissions de défense dans le domaine
budgétaire69,
les Commissions de défense en Allemagne, en France et au Royaume-Uni ont
toutes préféré d’autres domaines plus porteurs. Ceci se devine au
travers du déplacement de leurs centres d’intérêt du terrain de la défense
à celui de la sécurité70,
au sens large, qui n’englobe pas seulement la sécurité du territoire
national, mais la sécurité au sens international et économique du terme,
comme réponse aux nouveaux risques générés par la globalisation71.
Les Commissions de défense
ont, dès lors, à relever un formidable défi : celui de passer outre
l’obsolescence dans la société civile de l’esprit de défense, pour
susciter celui de sécurité. En effet, la perte de substance de la notion
de défense dans les mentalités rejaillit bien évidemment sur la définition
des priorités en matière de politique générale. Le fait de ne plus être
soumis à un conflit collectif direct et proche, et donc de se focaliser sur
des opérations lointaines, sans risque patent, va rendre le sentiment de
menace et le besoin de protection corrélatif très volatile. Ainsi, les crédits
dépensés pour la défense ne paraissent plus d’une nécessité urgente
ou vitale. Il s’ensuit un déclin de l’intérêt du public pour les
questions de défense72,
et donc pour les dotations budgétaires en matière de défense73.
Le passage de la dépense de défense à celle de sécurité comme nouveau
moyen de légitimer le maintien de la dépense de défense, au sein d’une
génération qui, pour la première fois, n’a connu aucune crise majeure,
devient réalité et peut se fonder sur l’émergence de dépenses socialement
assimilables74
par la société civile, de manière à combler le ravin qui la sépare de
la société militaire75.
L’Allemagne, à elle
seule, cristallise l’ensemble de ces préoccupations. Cœur de
l’Europe de par sa situation géographique, ce pays, plus que ses voisins,
ressent les évolutions sociales contemporaines, tant est inachevé le vaste
chantier de la seule réunification de la société civile. C’est, sans
doute, l’une des raisons qui explique la volonté des députés de
s’engager avec force de conviction dans leur gestion.
La perte de monopole des ministères de la
Défense comme source de transparence
Parallèlement à la
diminution de la portée de son objet, le monopole exécutif de la défense
s’est ébréché, aidé en cela par les assauts répétés des Commissions
de défense, que ce soit dans la définition du format d’armée, et du
statut des personnels, que dans le cadre budgétaire. En effet, la définition
du format et du statut des forces armées76
suscite un regain d’intérêt de la part des Commissions, comme en témoigne
leur attention particulière pour l’élaboration des lois régissant
l’organisation de la défense et le statut des personnels. En France, la
Commission est partie prenante dans la révision de l’ensemble des
dispositions législatives relatives à la défense, qu’il s’agisse de
la loi de professionnalisation des armées, de la conscription, ou des
projets de loi relatifs au secret de la défense nationale, ou portant réforme
du code de justice militaire. Cette évolution est aussi particulièrement
forte en Allemagne, depuis que la Cour Constitutionnelle a levé le verrou
de l’emploi des forces77.
La Commission y est ainsi confrontée au délicat problème de l’intégration
de feu l’armée nationale est-allemande, mais aussi à la nécessaire réduction
de son format d’armée, malgré le pari du maintien de la conscription.
Pour y répondre, une sous-commission a été instituée, chargée des
problèmes de la défense dans les nouveaux landers, qui se consacre
essentiellement aux questions se rapportant à la mise sur pied de la
Bundeswehr dans ces derniers.
Mais c’est aussi dans
le domaine budgétaire que les commissions françaises et anglaises tentent
respectivement de développer ou de reconquérir leurs compétences78.
Elles ont déjà, dans certains cas, anticipé ces changements. Ainsi le président
de la Commission de défense de l’Assemblée nationale souhaite-t-il
approfondir son examen en matière budgétaire au travers de deux nouveaux
avis budgétaire.
Le premier quant à la
politique d’équipement militaire, serait le pendant de l’avis sur le
titre III, et les personnels, tandis que le second sur les comptes spéciaux
du trésor, donnerait à la
commission la possibilité d’exprimer son point de vue sur la situation
financière de la DCN et du service de maintenance aéronautique donc sur
l’évolution du secteur public de la défense. Ceci permettrait de dépasser
l’analyse sectorielle actuelle et de définir une vision transversale des
programmes79.
Il en est de même au
Royaume-Uni où la reconquête du domaine financier prend la forme de la
vaste réforme de la procédure budgétaire, qui devrait apporter plus
d’informations et de données aux parlementaires, avec la conséquence
paradoxale de transférer directement ce nouveau pouvoir de contrôle entre
les mains d’experts, seuls à même d’en comprendre la complexité80.
La découverte de domaines considérés
comme politiquement ou commercialement sensibles
Dans les trois pays
concernés, c’est dans le domaine de la sécurité et de l’emploi des
forces à l’étranger, dans le cadre de missions humanitaires ou non, que
la Commission de défense innove le plus. En France, deux groupes de travail
ont vu le jour, chargés, pour l’un des opérations extérieures, pour
l’autre du renseignement. Une mission d’information sur le Rwanda a été
constituée, non seulement pour déterminer les faits et les responsabilités
de chacun dans ce génocide, mais aussi et surtout pour empêcher que pareil
scénario ne se reproduise, et ce tant par la proposition de nouveaux contrôles,
que par l’amélioration de l’accès aux informations. Dans le passé,
en effet, les opérations extérieures et le domaine des exportations
d’armement, échappaient en partie au contrôle parlementaire.
Aujourd’hui, le ministre de la Défense vient s’en expliquer devant les
députés81.
Le domaine des exportations d’armement fait également la convoitise des députés
britanniques qui souhaiteraient aspirer au statut, en la matière, de leurs
voisins allemands.
De plus, en France, à
l’instar du Royaume-Uni, les problèmes que connaît l’industrie de défense
sont, depuis de nombreuses années déjà, particulièrement suivis par la
Commission. Nombreux sont les rapports d’informations publiés en la matière
et plus encore les acteurs de ce secteur entendus par la Commission82.
En Allemagne, des délibérations portent sur les achats importants envisagés
par le ministère de la Défense, qui est tenu de soumettre à la Commission
les projets d’achat revêtant une importance particulière du point de vue
de la politique de sécurité et militaire, ainsi que les projets d’un
volume supérieur à 50 millions de DeutschMarks, afin qu’elle puisse en délibérer
et émettre un avis83.
La Commission allemande s’est d’ailleurs dotée, au cours de la 13e
législature, d’une sous-commission “future armée de l’air”, qui
s’interroge sur le format de la défense aérienne à retenir, sur le développement
de l’Eurofighter, ou d’un avion de transport…
CONCLUSION
“Cette
petite salle est ce qui nous distingue de l’Allemagne. C’est grâce à
elle que nous nous en sortirons avec succès, et c’est pour ne pas en
avoir que la brillante efficacité allemande la conduira à sa destruction
totale. Cette petite salle est le haut lieu des libertés du Monde”84.
Or, ironie du sort ou leçon de l’histoire, les pouvoirs du Bundestag
apparaissent aujourd’hui beaucoup plus complets que ceux de la House of
Commons, ou de l’Assemblée nationale et il en va de même pour leurs
Commissions de défense respectives. Certes, des améliorations sont à
noter, au travers notamment de l’accroissement des flux d’informations,
mais qui n’autorisent toujours pas les Commissions de défense à exercer
pleinement leurs compétences, encore théoriques, tout du moins au
Royaume-Uni et en France. Néanmoins, elles incitent les gouvernants, non
seulement à faire preuve d’une plus grande transparence, mais à
anticiper leurs remarques, ce qui, au final, conduit à l’amélioration du
contrôle parlementaire. En ce sens, certains à l’image de Hennessy85
n’hésitent pas à comparer ces institutions à de véritables membranes,
qui seules seraient à même d’assurer l’osmose entre le pouvoir
politique et l’évolution de la société civile ou militaire. Dès lors,
ce rôle d’intermédiaire politique qu’est celui des Parlements86,
devra peut-être son salut aux Commissions de défense qui, en passe de se décomplexer,
voient s’ouvrir devant elles la voie de la reconnaissance politique.
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Notes:
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