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La position de la France s'est-elle modifiée dans le monde arabe ? Au Proche-Orient, cela semble évident, surtout si l'on replace la question dans sa perspective historique. On sait que les accords Sykes-Picot, élaborés en février 1916, avaient prévu pour la France un mandat, confirmé ensuite par la SDN, sur le Liban et la Syrie, tandis que la Grande-Bretagne se voyait promettre les zones Sud et Sud-Est, dont la principale caractéristique est qu'elles sont extraordinairement riches en pétrole. Mais le 14 juillet 1958, un coup d'Etat renversait la dynastie Hachémite installée par la Grande-Bretagne : commençait alors une ère nouvelle de la politique irakienne, marquée par un nationalisme de plus en plus violemment anti-britannique et bientôt anti-américain. Dans le même temps, en France, la Ve République s'employait à renforcer l'indépendance du pays, entre autres dans le domaine de la diplomatie comme dans celui des approvisionnements stratégiques. Cette convergence politique, étayée par le rééquilibrage de la position française face au conflit palestinien, permit de jeter les bases d'une coopération qui, rapidement, se fit étroite. Ainsi, la Compagnie française des Pétroles accrut ses participations dans les pétroles irakiens - participations dont l'utilité s'amplifia encore lorsque le colonel Boumédienne nationalisa, en 1970, Total-Algérie. Cette percée de la France, dans une région dont elle avait été jusqu'alors écartée, spectaculaire à bien des égards - on vit par exemple l'enseignement du français progresser rapidement dans les établissements scolaires irakiens -, fut souvent dépeinte comme une illustration agressive des ambitions gaullistes, en particulier par une presse anglo-saxonne agacée de tous temps par "la politique arabe de la France" et qui alla, en l'occurrence, jusqu'à présenter le Général de Gaulle et Georges Pompidou comme antisémites. Cette politique n'en fut pas moins poursuivie par leurs successeurs et la coopération franco-irakienne connut d'importants développements, en particulier en matière commerciale (armement, travaux publics), scientifique et technique. Parmi les critiques soulevées par cette action revient l'accusation de mercantilisme. Encore qu'il ne soit guère scandaleux qu'un pays cherche à protéger ses approvisionnements stratégiques par une diplomatie active envers certains gouvernements, ni qu'il s'emploie à asseoir l'indépendance de sa politique de défense sur une industrie d'armement suffisamment exportatrice pour demeurer viable, l'argument n'est pas pleinement fondé. La France en effet, qui sait, par expérience historique, que l'émancipation de l'Etat vis-à-vis de l'Eglise est une condition de la modernité et du développement, a toujours été portée à soutenir, dans le monde arabe, des Etats capables d'imposer aux logiques religieuses une logique politique, que ces derniers parviennent à trouver des équilibres multiconfessionnels (comme au Liban) ou qu'ils proclament ouvertement la laïcité. De même, la France est certainement plus portée à appuyer, en Israël, les tenants de la "séparation de l'Eglise et de l'Etat", dont le récent congrès du parti travailliste vient de révéler qu'ils sont aujourd'hui majoritaires dans ce parti, plutôt que les orthodoxes d'un Etat hébreu dont l'inspiration n'est pas moins confessionaliste que la République islamiste. A l'occasion, la France ne joue-t-elle pas, d'ailleurs, un rôle dans l'implantation de cette culture laïque, notamment grâce à ses universités et en particulier ses universités de droit, où furent formées tant d'élites francophones ? Il suffit de penser à Michel Aflak qui, étudiant syrien en Sorbonne, jeta à Paris les bases théoriques du parti baas, mot qui signifie "Renaissance" et fait référence à l'histoire de l'Europe. Quoi qu'il en soit donc de ses intérêts "mercantiles", la France est plus à l'aise à Beyrouth, Damas ou Bagdad que dans les capitales du Golfe, où la question de la laïcité - il est vrai moins présente dans l'histoire politique de ses alliés anglo-saxons - ne se pose même pas. Ainsi, survenant après la disparition, ou du moins l'effacement, de l'Etat multiconfessionnel (et non pas chrétien), du Liban, puis les errements d'une politique syrienne qui ne conçoit d'autre salut que l'alliance avec une super-puissance, on ne saurait dire que la destruction de la puissance irakienne ait été, en soi, une aubaine pour nos intérêts au Proche-Orient. En fait, les piliers de la présence française dans cette région si hautement stratégique, affermis peu à peu tout au long de ce siècle et puissamment confortés au cours des années 60, se trouvent aujourd'hui singulièrement fissurés, sans pourtant que la France ait commis, semble-t-il, d'erreur majeure. N'était le rôle que lui a donné l’efficacité de son corps expéditionnaire au sein des troupes coalisées, et sa détermination à dire et à défendre le droit, notre pays serait-il, en effet, aujourd'hui, dans cette région, autre chose qu'un acteur ordinaire ? Qu'en est-il au Maghreb, où pendant les événements, la plupart des observateurs estimaient que nos positions seraient plus encore atteintes ? On se souvient des imposantes manifestations organisées à Alger, Tunis, Casablanca et Nouakchott, où, dans un Maghreb entrouvrant les portes du pluralisme, les gouvernements sont bien obligés désormais de tenir compte de l'expression populaire. Ces manifestations étaient certes dirigées contre "l'agression américaine", mais elles l'étaient aussi, et peut-être surtout, contre Paris, que ce soit du fait de l'amitié déçue ou, paradoxalement, du fait du large soutien qu'apporte au mouvement intégriste - noyau dur de cette opposition - l'Arabie saoudite, voire, comme certains l'affirment même, les Etats-Unis. Ainsi la France servit-elle, pour ainsi dire, de dérivatif propre à résoudre à l'occasion les contradictions internes des fondamentalistes, qui n'hésitèrent pas, en l'occurrence, à présenter notre pays comme coutumier de l'emploi de la violence contre "la nation arabe". Les forces laïques elles-mêmes utilisèrent comme ferment de mobilisation le "colonialisme français" : ce fut au point que nos bâtiments consulaires et nos centres culturels durent être étroitement protégés, sinon fermés. Le mouvement fut assez profond pour que Paris dépêche dans les capitales maghrébines nombre d'émissaires chargés d'expliquer aux gouvernements les détails de la position française. Une fois les hostilités terminées, l'idée d'une coopération en Méditerranée occidentale fut, par ailleurs, poussée. Tenue en octobre dernier, la Conférence 5+4, devenue la Conférence des 10, s'est révélée, à cet égard, riche en promesses, donnant un début de satisfaction à ceux qui attendent de la France, première puissance riveraine de la Méditerranée et premier partenaire commercial du Maghreb, des initiatives à la mesure de sa position géographique, de ses traditions, comme d'ailleurs de ses intérêts. Cependant, si dans les relations d'Etat à Etat, la France, consciente du péril, a su réagir, divers signes montrent que son influence et son rayonnement parmi les populations, c'est-à-dire dans les coeurs, sortent fort amoindries de l'aventure. Qui a assisté à certains colloques et entendu des personnalités connues s'exprimer avec une dureté inaccoutumée n'a point de doute à ce sujet. Plus encore, doit-on prendre en compte le retentissement démesuré donné en Afrique du Nord à certaines maladresses commises sur les ondes françaises ou tout simplement au débat touchant à l'immigration : telle échauffourée de banlieue, telle phrase malheureuse, telle vaticination réactionnaire, tout cela, sans parler des visas refusés par nos ambassades ou de l'embargo maintenu contre l'Irak, est monté en épingle par des forces multiples qui misent sur le relâchement des liens méditerranéens. Et tandis que certains actes racistes nous font traiter de pays "repu, vieilli et égoïste", la Ligue des droits de l'Homme en terre musulmane décide d'utiliser, non plus le français, mais l'anglais, jugé politiquement plus neutre parce que plus technique. Sans doute les sentiments populaires et les querelles linguistiques comptent-ils peu pour nombre de stratèges politiques. Les efforts des gouvernements visant à protéger ou restaurer les équilibres ne suffisent pas, cependant : privée de relais dans les opinions, toute action risque de demeurer fragile. "A fortiori", avec la victoire électorale du FIS, reflet peut-être d'une certaine rupture psychologique que la guerre d'Irak a plus ou moins provoquée. Ainsi, la position de notre pays dans l'ensemble du monde méditerranéen est aujourd'hui moins assurée qu'elle ne l'était naguère, moins assurée qu'elle ne l'a été depuis le soir où, quelques heures après la défaite de Pavie, François Ier envoya sa bague à Soliman le Magnifique. Certes, on ne saurait incriminer l'attitude de Paris dans le Golfe. On peut craindre, cependant, que dans ce contexte difficile, plus d'un compte ait été soldé.
Après la tempête du Koweit, ce n'est pas seulement sur le théâtre arabe que la situation de la France se trouve modifiée, mais en Europe même, du fait du regain américain qui, pour être peut-être provisoire, n'en est pas moins incontestable. Déjà, on ne saurait affirmer, qu'aussi heureuses qu'elles soient, la libération des anciens pays de l'Est, la fin du pacte de Varsovie et la réunification de l'Allemagne nous aient été géopolitiquement favorables. L'arme nucléaire perd de son poids. La mutation de l'Europe orientale, les préoccupations qu'elle suscite du fait de ses déséquilibres, et les impératifs qu'elle crée, font apparaître quelque peu lointains et accessoires les axes d'effort ultra-marins et les vieux terrains de chasse auxquels nous aimions jusque-là nous consacrer. Enfin, notre voisin d'outre-Rhin, même s'il se trouve empêtré pour quelques années dans la reconversion de la RDA, recouvre avec la Prusse et la Saxe une position centrale qui, jointe à sa puissance économique et à son poids démographique, lui donne au bord du MittelEuropa une supériorité notable. Certes, il est devenu démocratique, si bien qu'il n'y a pas lieu de trop se formaliser des quelques effluves identitaires - séquelles, sans doute, d'une époque révolue - que l'on perçoit chez lui, pas plus que de certains sondages opposant, après Maastricht, le mark à l'écu, du relèvement unilatéral de ses taux d'intérêt ou de la reconnaissance précipitée des vieilles provinces croate et slovène, voire même de l'Ukraine. Plutôt que de froncer les sourcils, mieux vaut, semble-t-il, faire, sous quelque forme, l'Europe, aussi bien parce que l'avenir l'indique, que pour effacer les clivages qui risqueraient précisément de recréer des situations dangereuses et inacceptables : une Europe non seulement économique et monétaire, mais disposant de capacités politiques et donc militaires. Or voilà que, d'une façon objective, l'OTAN et l'Amérique se mettent plus ou moins en travers du chemin. Non point que la France récuse d'aucune manière l'une ou l'autre : bien au contraire, l'expérience a enseigné le prix de l'alliance et la présence des Etats-Unis - fût-elle réduite - est une assurance dont nul ne tient à se passer. Les soupçons, à cet égard, et les simplifications malveillantes ne sauraient rien y changer. Pas davantage, sans doute, nos amis d'outre-Atlantique ne cherchent spécifiquement à nous ligoter. Mais, de même qu'après leur triomphe irakien, les velléités françaises et européennes d'arbitrage au Proche-Orient s'avèrent dépassées, de même l'attraction universelle qu'ils exercent est désormais telle que notre liberté d'action s'en trouve pour le moins diminuée. Sans parler des Russes et des Chinois que l'Amérique fascine, et sans parler des Pays-Bas ou du Royaume Uni, où qu'on aille - en Pologne, en Suède, en Hongrie ou en Roumanie - le discours est toujours le même : "Vive l'Europe, vive l'Europe économique à laquelle nous sommes prêts à nous intégrer, mais pour ce qui est de la défense, de grâce, ce que nous voulons c'est l'OTAN et les Etats-Unis !" En fait, après tant d'années d'alignement, on prévoyait un monde multipolaire : il le sera et il ne le sera peut-être que trop. Mais en attendant, la conjonction de l'effondrement soviétique et de la victoire au Moyen-Orient conduit à une sorte d'unipolarité, sinon de monocentrisme. Car tous ceux qui soulignent à l'envi qu'on a affaire, avec sa dette, son déficit, son revenu rétréci, son dynamisme stagnant et ses contradictions sociologiques à un géant aux pieds d'argile - l'Amérique - qui, compte tenu de son isolationnisme latent, n'a ni les capacités ni le désir d'exercer un "leadership mondial" ont sans doute raison .. A ceci près que, le discrédit dont est frappé le communisme aidant, ce n'est pas seulement Washington qui l'emporte, mais, étroitement connectés, d'une part le libéralisme économique sans rival désormais, et d'autre part les droits de l'homme (pour simplifier) dont les Etats-Unis n'ont, certes pas, l'exclusivité, mais qui accompagnent - et l'on ne peut que s'en réjouir - la mutation globale qu'ils ont provoquée, mutation pleine de promesses sans doute illusoires, mais dont on peut suivre la trace, après les sursauts de l'Est, en Amérique latine, en Afrique du Sud, voire dans l'ensemble du continent noir. Qu'on ne voit pas là un optimisme exacerbé : les rapports de force ne sont pas près de disparaître et le chaos est en plus d'un point assuré. A ce titre, le "nouvel ordre mondial" est plus que problématique. L'espoir, pour autant, s'incarne jusqu'à nouvel ordre outre-Atlantique. Le Monde ne citait-il pas récemment un responsable koweitien qui disait, en dépit de ses sentiments naguère nationalistes : "pour l'heure, il n'y a plus sur cette terre qu'Allah et les Américains". L'Europe, impuissante à s'unir pendant la guerre du Golfe, tant les intérêts, l'histoire vécue et la culture politique divergent en son sein, incapable également de s'entendre, pour les mêmes raisons, sur la Yougoslavie, l'Europe suit donc et ratifie à Copenhague la mainmise prolongée des Etats-Unis. Faut-il croire qu'elle rêve, en définitive, "d'être dirigée par une commission américaine", comme l'écrivait, voilà plus d'un demi-siècle, Paul Valéry ? L'Est, en tout cas, tout à ses déboires, ne jure plus que par l'OTAN, pourtant créée pour le combattre. L'aide qui lui est apportée est en passe d'être "coordonnée" par Washington dont la contribution n'atteint pas cependant le dixième de l'aide européenne. D'aucuns, jugeant, par ailleurs, un peu vite que la dissuasion nucléaire n'est plus de mise, préconisent l'édification d'un système anti-missiles, en désignant par là-même, comme si la chose allait de soi, et le commanditaire et la cible. Enfin, si le naufrage de l'URSS a au moins le mérite d'empêcher Washington de maintenir, lorsqu'elle lui sert, la fiction des "deux Grands", comme ce fut le cas à Madrid où la France notamment a été considérée comme n'ayant pas voix au chapitre au Proche-Orient, divers symptômes laissent à penser que nos positions peuvent être, à l'occasion, contestées, dès lors qu'avec l'effacement du communisme nous ne sommes plus aussi utiles. La logique, chère à Henri Kissinger, confinant les Européens dans la stricte sphère de leurs "intérêts régionaux", tend-elle à resurgir ? Ces intérêts de surcroît, doivent-ils, pour être valides, avoir l'aval atlantique ? Alignement et menace du sud : n'y a-t-il pas d'autres ingrédients pour bâtir l'avenir ? Devant cette mode, la France plie, parfois, pour ne pas être isolée, mais sans rompre pour autant, témoin "l'Uruguay round" jusqu'ici, ou Maastricht. Dans le Golfe, sans doute ne pouvait-elle pas non plus prendre le parti d'être isolée et - pays de Droit - déclarer forfait. L'indépendance, c'est clair, a des limites. Encore serait-il souhaitable qu'entre gens de bonne compagnie, au demeurant alliés, quelques règles soient fixées en matière d'interdépendance, afin que celle-ci ne se ramène pas, fût-elle pleine de bons sentiments, à une logique impérialiste.
________ Notes:
1 Crise du Golfe. Les changements stratégiques, FEDN, 1990. 2 Idem, p. 43.
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