Depuis la fin de
la guerre froide, les interrogations sur le devenir des relations
internationales se sont multipliées. Les hypothèses sont
diverses et contradictoires. De l’angélisme de Francis Fukuyama1
annonçant la fin de l’Histoire, à l’éternel congrès de
Vienne cher à Henry Kissinger2en
passant par le choc des civilisations de Samuel Huntigton3
les points de repère s’estompent et la boussole s’affole. Où
va le monde ? Et en particulier, que doit faire la seule
puissance globale pour maintenir un ordre international
respectueux de ses intérêts ?
C’est au sein de ce contexte,
quelque peu tumultueux, que Le grand échiquier de Zbigniew
Brzezinski présente un intérêt considérable.
Intérêt tout
d’abord dû à l’auteur. Professeur renommé à Harvard, à
Columbia et maintenant à la Johns Hopkins University, il fut le
conseiller à la sécurité de Jimmy Carter de 1977 à 1981 et il
est l’un des experts reconnus en matière internationale.
Intérêt ensuite résultant
d’une pensée claire, fortement structurée par les concepts mis
en évidence par Halford Mackinder et fondée sur des analyses
percutantes sans érudition lassante.
Intérêt enfin,
car il apparaît très évident que son ouvrage dépasse considérablement
le seul attrait académique. Il est clair en
effet que c’est en des termes très voisins que s’expriment
ceux, qui, à Washington, résistent aux sirènes isolationnistes
et qui participent à la politique présidentielle.
D’entrée de
jeu, notre auteur note que les États-Unis sont désormais la
seule vraie puissance globale et que celle-ci dérive d’une
organisation supérieure, d’une capacité à nulle autre
pareille de mobiliser des ressources économiques et militaires,
de la séduction du mode de vie américain, du dynamisme politique
et économique du pays ainsi que de sa compétitivité. Toutefois
cet empire global, si empire il y a, est un inédit historique. En
effet, si l’Histoire rend compte de trois empires puissants :
romain, chinois, mongol, présentant tel ou tel attribut d’une
puissance globale affirmée à des degrés divers en terme
militaire, organisationnel, politique ou culturel, aucun empire
n’a pu et a fortiori aucun état contemporain ne peut prétendre
rivaliser avec les États-Unis dans les domaines clefs de la
puissance : force armée, économie, technologie et culture.
L’exercice de
cette puissance est le reflet d’une tradition de démocratie et
de pluralisme qui se veut aussi consensuel que possible. En ce
sens l’Amérique cherche à gérer son système mondial plus par
séduction que par coercition en cooptant des partenaires attirés
par le modèle qui est le sien, en recourant à tout un réseau
d’influences indirectes et reposant de ce fait sur un ensemble
élaboré d’alliances couvrant la planète entière.
Mais qu’en sera-t-il à
l’avenir dans cinq ans, dix ans et plus ?
Tout doit se jouer en Eurasie.
Toute puissance qui contrôle le continent contrôle par là-même
deux des trois régions les plus développées : 75 % de
la population mondiale, 60 % du produit national mondial, 75 %
des ressources énergétiques connues. En outre, c’est là que
se sont développés la plupart des États politiquement
dynamiques et capables d’initiatives. En comparaison,
l’Afrique et l’Amérique latine comptent peu.
À ce niveau, prolongeant et
adaptant les idées de H. Mackinder et de K. Haushofer, il postule
que la prééminence sur le continent eurasien sert de point
d’ancrage à la prééminence mondiale.
À ce point de son raisonnement,
il définit les concepts fondamentaux qui confortent ses analyses
en un chapitre intitulé "L’échiquier eurasien" dont
on ne saurait assez vanter l’élégance démonstrative. Il
articule sa démonstration à partir de deux concepts particulièrement
éclairants : la géostratégie contemporaine
en Eurasie s’appuie sur cinq acteurs stratégiques et cinq
pivots essentiels.
Sont acteurs :
l’Allemagne, la France, la Russie, la Chine et l’Inde, sont
pivots : l’Ukraine, l’Azerbaïdjan, la Turquie, l’Iran
et la Corée du Sud.
Est acteur géopolitique, tout État
ayant la volonté et la capacité d’exercer puissance et
influence au-delà de ses frontières.
Est pivot géostratégique, tout
État dont l’importance tient davantage à sa situation géographique
sensible et à sa vulnérabilité potentielle plutôt qu’à sa
puissance réelle. À ce titre, ces États sont susceptibles
d’influer sur le comportement des acteurs.
De ce fait, il apparaît
essentiel pour les États-Unis d’identifier et de protéger ces
États pivots afin d’en écarter toute convoitise étrangère
aux intérêts américains.
En ce qui
concerne l’Europe occidentale les acteurs géostratégiques
clefs sont la France et l’Allemagne qui s’attachent à réaliser
une Europe unie. Ces deux pays ont une influence régionale au-delà
de leur voisinage immédiat. En outre, la France, dont les
conceptions divergent sur certains points des idées américaines,
estime devoir jouer un rôle important en Méditerranée et
l’Allemagne estime avoir une certaine responsabilité vis-à-vis
de l’Europe centrale. La Grande-Bretagne, par contre, ne réclame
pas une attention particulière étant, paraît-il, "un
acteur stratégique à la retraite".
Quant aux autres États européens,
ils ne sont ni acteurs, ni pivots car ils s’alignent sur les
orientations américaines ou adoptent les positions de
l’Allemagne et de la France. Il en va de même des États
d’Europe centrale qui n’ont d’autres choix que l’OTAN et
la Communauté. Reste la Russie, acteur de premier plan, mais très
incertain.
Enfin, la Chine doit jouer un rôle
majeur du fait de ses ambitions économiques et politiques, de
l’affaiblissement de la Russie, de l’émergence de toute une série
d’États nouveaux. Le Japon, quant à lui, jouit d’une
situation paradoxale : il possède le potentiel voulu pour
devenir rapidement un acteur de premier plan, mais sa position régionale
est fragile, ce qui convient parfaitement aux États-Unis, car un
manque de retenue japonais aurait des conséquences sur l’équilibre
régional qui en modifierait les composantes essentielles.
L’Indonésie et l’Australie ne posent guère de problèmes.
L’Inde entend jouer un rôle régional dans l’océan Indien,
mais sans gêner les Américains.
Les deux premiers États pivots
cités sont l’Ukraine et l’Azerbaïdjan. L’indépendance du
premier modifie la nature de l’État russe qui cesse ainsi d’être
un empire et l’indépendance du second permet la jonction entre
les économies développées et les gisements de toutes natures présents
dans le bassin de la Caspienne en évitant une mainmise russe.
Pour Zbigniew Brzezinski "le sort de l’Azerbaïdjan et
de l’Asie centrale, à l’égal de celui de l’Ukraine,
dictera ce que sera ou ne sera pas la Russie à l’avenir".
La Turquie et
l’Iran sont des pivots importants : la Turquie verrouille
l’accès à la Méditerranée, sert de contrepoids à la Russie
et d’antidote au fondamentalisme musulman. L’Iran, malgré son
hostilité à l’égard des États-Unis, empêche la Russie de
menacer les intérêts américains dans le golfe Persique.
Enfin la Corée du Sud demeure un
pivot important, car servant de bouclier contre le Japon et
permettant de limiter la présence militaire américaine.
Bien entendu, des circonstances
imprévues peuvent modifier cette liste d’acteurs et de pivots.
Une fois décrit
le contexte, apparaissent cinq dilemmes à affronter :
- l’unité européenne.
Laquelle ? Comment l’encourager ?
- l’avenir de
la Russie. Comment s’y impliquer ?
- comment minimiser les risques
d’explosion dans les "nouveaux Balkans" du sud de
l’Eurasie ?
- quel rôle pour la Chine ?
Quelles conséquences pour le Japon et l’Amérique ?
- quelles nouvelles coalitions
susceptibles de se former contre l’Amérique ? Comment en
prévenir les dangers ?
En ce qui concerne l’Europe,
l’Amérique est invitée à tout faire pour favoriser son unité.
Certes, il y a des divergences quant au rôle des États-Unis
entre les deux protagonistes essentiels de cette union.
L’Allemagne et la France divergeant sur ce point.
Au passage Zbigniew Brzezinski
rend hommage à la loyauté française dès qu’il s’agit de
problèmes majeurs, bon connaisseur de nos deux pays clefs. Il
assure "qu’à travers la construction européenne la
France vise la réincarnation de sa puissance, l’Allemagne la rédemption".
Il note avec à
propos et justesse que la réunification allemande a remis en
cause le partage des rôles si satisfaisant pour l’orgueil français
qui prévalait jusqu’alors : à la France, la suprématie
politique, à l’Allemagne, le dynamisme économique. Désormais
ce dernier pays est capable de définir et de promouvoir sa propre
vision de l’avenir de l’Europe. Il en résulte que la France
doit impérativement revoir ses orientations. Néanmoins, d’un
point de vue américain, cela n’a pas une importance décisive,
d’une part parce que la France est isolée dans sa volonté de
partenariat équilibré avec les États-Unis et d’autre part
parce qu’il est impératif pour ce dernier pays de traiter également
Allemagne et France sans lesquels l’Europe serait impossible.
Enfin, ultime coup de chapeau aux idées françaises ou prudence
diplomatique, alors que le leadership allemand est souhaité, une
fois l’Europe unie, un partenariat peut être envisagé.
Bien entendu,
l’OTAN doit également se développer et aussi s’élargir, il
en résultera un accroissement de l’influence américaine.
Une Europe réellement unie sans
un pacte de sécurité avec les États-Unis est inconcevable. À
terme, Zbigniew Brzezinski envisage vers 2010 une collaboration
franco-germano-polono-ukrainienne qui pourrait devenir la colonne
vertébrale géostratégique de l’Europe. À ce niveau, il
semblerait que sa pensée se fasse un peu hésitante car il
s’inquiète tout de même d’une tension croissante avec la
Russie.
Certes, l’Amérique
doit encourager la transformation démocratique et le redressement
économique en Russie, mais elle doit contrer toute tentative de
restauration impériale qui ferait obstacle à la mise en place
d’un système euro-atlantique qui, selon lui, correspondrait à
l’intérêt du pays car garantissant sa sécurité et sa
stabilité.
De fait, il analyse fort bien le
choc historique subi par la Russie : la perte du Caucase,
l’abandon des ressources minérales et énergétiques de
l’Asie centrale, la proximité du défi islamique et pire
encore, l’émancipation de l’Ukraine qui prive Moscou de sa
mission la plus symbolique : sa vocation d’être le
champion de l’identité slave.
Il résume également fort bien
les divers points de vue développés par les Russes eux-mêmes
concernant leur avenir, dont il résulte de toute évidence, sans
qu’il en tire de conséquences, qu’ils n’acceptent
aucunement les perspectives qui s’inscrivent dans les faits et
surtout les faiblesses d’aujourd’hui. Zbigniew Brzezinski fait
siens les propos tenus en juillet 1996 par le secrétaire d’État
américain à la Défense, parlant "de l’importance
inestimable de l’indépendance ukrainienne pour la sécurité et
la stabilité en Europe". De même, il rappelle que le
chancelier allemand, en septembre de la même année, avait déclaré
que "l’indépendance et l’intégrité territoriale
(de l’Ukraine) ne souffriront pas de remise en question".
Pour notre auteur, la seule perspective réaliste pour la Russie
est d’imiter le choix kémaliste de la Turquie en s’engageant
sur la voie de la modernisation, de l’européanisation et de la
démocratie.
Toujours en liaison avec la problématique
russe, l’analyse s’étend aux "Balkans eurasiens" à
savoir neuf pays : Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan,
Ouzbékistan, Turkménistan, Azerbaïdjan, Arménie et Géorgie.
Un chapitre entier est consacré à cette analyse qui fait
ressortir avec précision la fragmentation ethnique et religieuse
de la région ainsi que son immense intérêt économique et les
ambitions conflictuelles de la Russie, de la Turquie et de
l’Iran.
Compte tenu de ce contexte,
l’Amérique doit conforter les indépendances récentes, faire
en sorte que les ambitions des uns et des autres se fassent
mutuellement contrepoids et surtout y évincer les intérêts
russes. À cette fin, en particulier, le tracé des oléoducs doit
éviter le territoire russe et emprunter deux itinéraires, l’un
par la Turquie et l’autre par l’Iran, car ainsi, "aucune
puissance unique ne détiendrait le monopole de l’accès à la région".
Il s’agit, en fait, d’une politique de "la porte
ouverte" évidemment très favorable aux intérêts américains.
Ceci étant, les interactions
entre intervenants indigènes, russes, turcs, iraniens et chinois
sont telles que la tâche américaine sera ardue car il s’agit
de parvenir à un équilibre satisfaisant pour ensuite le
consolider alors que les parties en cause ne cessent de désirer
des changements conformes à leurs intérêts particuliers.
Enfin, avant de conclure, notre
auteur consacre un chapitre entier à l’Extrême-Orient où deux
problèmes interdépendants se posent :
- quelle limites fixer aux
aspirations chinoises ?
- comment gérer les réticences
japonaises à accepter le protectorat américain ?
L’analyse de la
problématique chinoise paraît convaincante, les faiblesses
chinoises sont en effet d’importance : grande pauvreté, inégalités
sociales et régionales et confrontation inévitable entre une économie
dynamique et une idéologie rigide. La Chine, en définitive, aura
beaucoup de mal à échapper à une période de trouble. Elle aura
donc du mal à devenir dans les vingt ans une puissance globale.
Toutefois, elle devient une
puissance régionale considérable, ce qui implique des conséquences
non négligeables sur les rapports entre tous les intervenants
dans la région, y compris bien entendu les américains. La Chine
cherche à réduire l’influence américaine en Asie et à
remettre en question la hiérarchie mondiale actuelle.
En ce qui concerne le Japon, ce
dernier souhaite développer une coopération régionale plus
poussée qui aurait des effets positifs : contenir
subtilement la Chine, réduire la présence américaine tout en la
maintenant, atténuer les ressentiments envers le Japon.
Dans ce contexte, la seule
alternative viable pour les États-Unis est le maintien d’un équilibre
entre Amérique, Japon et Chine. En fait, un exercice classique
d’équilibre des forces.
Dans sa conclusion, Zbigniew
Brzezinski reprend et synthétise les idées qui doivent être
mises en œuvre à court, moyen et long terme. Il se fait même
extrêmement clair quant au rôle de la Turquie car, selon lui
"l’Amérique devrait profiter de son influence en Europe
pour soutenir l’admission éventuelle de la Turquie au sein de
l’Union européenne".
En outre, résumant sa stratégie
en un court paragraphe, il précise :