L’OTAN
ET LA TROISIEME GUERRE DE DEMEMBREMENT DE LA YOUGOSLAVIE
François Géré et
Jean-Damien Pô
“Chacun appelle barbarie ce qui
n’est pas de son usage; comme de vray,
il
semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que
l’exemple et idée des opinions et usances du pais où nous sommes.
Là
est toujours la parfaicte religion, la parfaite police....”
Montaigne,
Essais (I, 31)
Imaginons que ce
questionnaire à choix multiples soit d’ici un demi-siècle soumis à une
classe qui pourrait compter - au hasard - dix-neuf élèves.
Au printemps 1999,
l’Otan a dit qu’elle ferait plier rapidement le chef de l’État
yougoslave ; cela s’est-il produit ? oui/non.
L’Otan a dit qu’elle
protégerait les populations albanaises du Kosovo ; cela a-t-il été réalisé ?
oui/non.
L’Otan a dit qu’elle
protégerait aussi les Serbes ; cela a-t-il été réalisé ?
oui/non.
L’Otan a dit qu’elle
allait contribuer à l’édification d’une société multi-ethnique et
pluri-culturelle fondée sur les valeurs de tolérance et de respect des
différences religieuses, ethniques et culturelles. Cela a-t-il été réalisé ?
Oui/non.
Regrettable
liste qu’il nous serait facile d’allonger ad
nauseam.
Pourquoi
de si consternants résultats ? Pourquoi ce “conflit du Kosovo”
(une fois encore on a pu constater la répugnance à user du terme de
“guerre”) a-t-il à ce point manqué ses objectifs et, surtout, pourquoi
ne peut-on le considérer aujourd’hui comme achevé ?
Le
25 mars 1999, les forces aériennes de l’OTAN commencent leurs frappes.
Aussitôt la IIIe
armée serbe, manifestement prête depuis longtemps, se met en mouvement et
envahit l’ensemble du Kosovo ; elle y affronte les forces de
l’UCK, déjà durement malmenées lors des combats de l’été 1998.
Simultanément, des milices et des formations para-militaires entreprennent
de semer la terreur parmi les Kosovars d’origine albanaise ; leurs
exactions entraînent la formation de colonnes de réfugiés, cherchant
soit à s’abriter dans des zones montagneuses et forestières du Kosovo,
soit à fuir le pays en direction de l’Albanie, du Monténégro et de la
Macédoine. Pendant soixante-dix jours, les opinions publiques occidentales
ne recevront pour s’informer pas d’autres images que celles des
bombardements et de ces flux de populations démunies et apeurées, fuyant
leurs villages pour une raison sans doute effroyable mais constamment
invisible car placée hors du champ de toute caméra.
Deux semaines à peine
après le déclenchement des frappes de l’OTAN, la situation prend une
tournure dramatique ; chacun peut constater que l’action de l’OTAN,
exclusivement aérienne, n’a aucune prise sur des événements qui, eux,
se déroulent au sol.
On a invoqué une immense
erreur d’appréciation initiale : les dirigeants occidentaux
n’auraient pas cru que M. Milosevic oserait braver l’OTAN et lancer son
armée sur le Kosovo. Pourtant le président yougoslave n’avait cessé de
le répéter, et dans les termes les plus définitifs ; depuis Dayton,
en outre, il avait pris soin de toujours séparer les questions kosovare et
bosniaque1.
Mais on a préféré ne pas le croire ; on a même pensé qu’il
serait heureux de sauver la face au terme d’une semaine de bombardements,
alors que l’armée serbe s’efforçait depuis 1998 d’éliminer l’UCK,
et que le conflit avait pris une tournure inexpiable dès 1988.
On
s’est donc lourdement trompé. Mais qui est ce “on” ? Est-il
seulement possible de définir un but commun dans une coalition qui compte
dix-neuf membres ?
Pour
comprendre cette guerre et le rôle qu’y a joué l’Alliance atlantique,
il importe de poser les bonnes questions. Il faut d’abord se demander qui,
dans ce conflit, cherchait quoi, et dans but ; puis il faut
s’interroger, à partir d’un examen de la situation actuelle, sur ce que
la guerre a changé dans les rapports de force internationaux en général,
et dans les relations transatlantiques en particulier.
Buts de
guerre : les brumes de Rambouillet
Complots ?
Gardons-nous de la
tentation d’une interprétation par le complot. Imaginons un instant, en
effet, que l’échec des opérations de l’OTAN au Kosovo soit le fruit
d’une conspiration européenne (ourdie à combien ?) pour démontrer
a contrario la nécessité de bâtir
l’Europe de la défense. Le scénario ne résiste pas longtemps à
l’analyse : ce que la guerre a démontré, c’est précisément que
seule l’intervention des forces américaines mises à la disposition de
l’OTAN pouvait faire plier les forces serbes.
Du côté de Washington,
le complot pourrait se concevoir à deux niveaux. À un premier niveau, il
se serait agi de faire la démonstration de l’incompétence des Européens
et de la nécessité de la présence américaine en Europe :
“laissons les Européens se débrouiller et conduire l’Alliance ;
on verra le résultat de cet exercice de gestion de crise par les Européens
sans leadership des États-Unis”. Ce serait en somme une variante de
l’attitude des années 1991-1992, qui illustra l’effrayante impuissance
de l’Union européenne.
À un second niveau, de
grande stratégie, on a évoqué la fameuse analyse produite par la section
politico-militaire du Pentagone à la fin du mandat de Georges Bush (MM.
Wolfowitz-Khalilzad), qui prévoyait de faire en sorte que les Européens ne
puissent pas se constituer en pôle de puissance militaire capable de faire
jeu égal avec les États-Unis.
Sans
vouloir rien écarter, ne surestimons la valeur heuristique de ces
analyses2.
On se gardera toutefois d’oublier que de solides arrière-pensées animent
les appareils d’État : en dépit des préoccupations de court terme
et de l’abandon à la micro-gestion, ceux-ci ne sont pas dépassés au
point de perdre de vue certains objectifs de long terme.
Les buts de guerre de l’OTAN : de
la difficulté de formuler des buts cohérents à dix-neuf
Le
sort du Kosovo a-t-il seulement jamais fait l’objet de négociations entre
la RFY et l’Alliance atlantique ?
M. Milosevic ne voulait
pas négocier, a-t-on dit. Mais pourquoi a-t-il alors accepté le principe
de l’envoi en France d’une délégation ? Croit-on qu’il ait
envoyé le président Milutinovic à Rambouillet uniquement pour
s’entendre dicter les mêmes conditions que celles qu’il avait refusées
depuis plus d’un an ?
Le groupe de contact
ressuscité pour la circonstance n’était pas celui de 1995-1996.
L’Italie s’y était jointe en 1998, mais surtout les hommes
et les équipes n’étaient plus les mêmes, le jeu des élections
dans les démocraties ayant conduit à l’arrivée au pouvoir d’hommes
moins rompus aux subtilités des questions balkaniques. Ce groupe de contact
n’était ni l’OTAN, ni l’ONU ; entité empirique, il n’a jamais
eu d’autre légitimité que la volonté de quelques puissances de
s’entendre pour s’opposer à la politique de M. Milosevic dans les
Balkans. Cette volonté commune était le seul ferment de son unité ;
pour le reste, chacun de ses membres avait sa propre conception de sa
finalité.
La composition de ce
groupe de contact pose d’ailleurs la question du sort réservé aux
“petits États” dans l’élaboration de la doctrine de défense européenne.
Tout exemple d’ingérence dans les affaires intérieures d’un petit État
risque en effet de faire son chemin dans l’esprit de bien des dirigeants
et de leurs électeurs. Belges, Néerlandais, Grecs, pour ne rien dire des
Scandinaves et des États récemment libérés de l’oppression soviétique,
sont-ils naturellement disposés à se laisser dicter, à l’image de la
Serbie, le “bon” comportement par leurs “Grands partenaires” ?
Cette ambiguïté politique n’a pas peu contribué à la confusion des
buts de guerre.
À lire les déclarations
des principaux dirigeants de l’Alliance, ceux-ci sont au nombre de trois.
Le premier, de nature humanitaire, est de mettre un terme, par une
interposition sur le terrain ou par un accord sans ambiguïté avec
Belgrade, aux graves exactions que subissent depuis plus d’un an les
populations kosovares d’origine albanaise.
Le deuxième but, plus
politique, est de stabiliser les Balkans. Pacifier le Kosovo, c’est
rassurer la Macédoine, peut-être l’Albanie et, pourquoi pas, le reste de
la RFY ; et ce peut être aussi, si l’on s’y prend bien, rasséréner
la Bulgarie, la Roumanie, et plus à l’Est la Grèce et la Turquie. Là
encore, tout dépend de la façon dont on s’y prend.
Le troisième but
concerne l’OTAN elle-même. Au moment même où, s’élargissant,
l’Alliance atlantique célèbre son cinquantième anniversaire et se
dote d’un nouveau concept stratégique, il lui devient indispensable de démontrer
sa vocation de garant de la sécurité européenne. Cette mission n’est
pas stricto sensu la sienne, mais
qui peut dire clairement, depuis l’effondrement du bloc soviétique, à
quoi sert l’OTAN ? Cette question préoccupe dès 1993 la nouvelle
administration américaine. Le secrétaire à la Défense américain, feu
Les Aspin, avait ainsi déclaré à propos de la Bosnie qu’il faudrait
bien qu’elle se décide à agir, pour justifier auprès du contribuable américain
les crédits de la défense mais aussi pour préserver la crédibilité de
l’Alliance comme outil de paix pour l’Europe.
Ces propos n’ont pas été
assez entendus. La bureaucratie otanienne reste attachée à la conception
stratégique d’un affrontement majeur contre la Russie. C’est ce scénario,
quoique revu à la baisse dès 1990, qui détermine le volume des forces,
leur organisation et, plus encore, la planification militaire ; c’est
lui aussi qui inspire les directives politiques. En dépit des ouvertures
sincères de la Maison Blanche et de la bonne volonté affichée par les
responsables du Pentagone, le principe d’une mise sous commandement européen
de certaines forces de l’OTAN (dans le cadre GFIM / CJTF) reste
très contesté par les échelons immédiatement subordonnés.
Peut-on
prétendre à l’exercice d’une stratégie sans en avoir en propre les
moyens ? C’est ce que suggère le concept de “forces séparables
mais non séparées” : on pourrait agir avec les forces de l’OTAN même
si les États-Unis ne veulent pas s’impliquer. Soit ; encore faut-il
être conscient qu’emprunter des moyens implique de pouvoir les payer. En
outre, pourquoi les États-Unis accepteraient-ils de prêter leurs moyens
militaires si cela ne sert pas leur intérêt national ? Même en juin
1996, après l’accord de Berlin sur les doubles commandements OTAN/UEO,
les responsables américains les mieux disposés (M. Slocombe par exemple)
ne cachaient pas leur scepticisme face à des procédures aussi complexes.
Les buts de guerre de M. Milosevic
Aucun des négociateurs
de Rambouillet ne semble avoir été capable de déchiffrer la stratégie de
M. Milosevic et de la délégation yougoslave.
Depuis Dayton, les
dirigeants de Belgrade n’avaient pas manqué une occasion de faire savoir
que le Kosovo n’était pas la Bosnie, et qu’ils s’opposeraient
vigoureusement à toute poursuite du processus de démembrement de la RFY.
On a cru pourtant le Kosovo négociable. De fait, il l’était sans doute ;
encore fallait-il savoir en quels termes.
M.
Milosevic poursuivait, en fait, deux buts de guerre :
1.
obtenir une partition du Kosovo favorable à ses intérêts. Le président
yougoslave savait qu’il ne lui serait sans doute pas possible de conserver
la totalité du territoire, mais il ne pouvait le reconnaître publiquement ;
il manquait des forces nécessaires pour imposer ses vues, eu égard à la
situation locale et à un environnement international globalement défavorable.
Mais il n’avait pas pour autant l’intention de concéder l’autonomie
de l’ensemble de la province. Il lui fallait donc obtenir une partition
sur la base de la conservation des points clés, économiques, symboliques
(les “lieux saints”) et donc politiques. Si, par la terreur, il pouvait
refouler les Albanais (80 %) sur 20 % du territoire, il pourrait légitimement
considérer la partie comme gagnée ;
2.
conserver le pouvoir en ne se laissant déborder ni par ses rivaux
nationalistes ni par les éléments “patriotes” de l’armée serbe.
Or à Rambouillet, M.
Milosevic a été placé le dos au mur. L’ultimatum qui lui a été
signifié était inacceptable au regard de ces deux impératifs. En fait,
c’est son existence même qui était objectivement menacée.
Et au fond, pourquoi pas ?
Après des années de rebuffades et d’hypocrisies, il n’eût pas été déraisonnable
de décider d’en finir. Cela supposait seulement d’y être fermement résolu ;
mais personne n’a jamais accepté les implications politiques et
militaires d’un tel choix.
Les buts de l’UCK
La guerre a engendré
l’UCK bien plus que l’inverse. L’UCK ne s’est imposée que parce que
la force l’a emporté ; elle n’existe pas en dehors de la grande
Albanie, mais celle-ci n’est qu’un leurre.
L’attitude des pays de
l’Alliance à l’égard de l’UCK témoigne d’une incohérence dont on
n’a pas fini de mesurer les répercussions. Les États-Unis, en
particulier, ont multiplié les signaux contradictoires, au point de donner
l’impression de ne plus eux-mêmes s’y retrouver. En Albanie, l’armée
américaine a entraîné à partir de 1996, sans discrétion excessive, des
forces de l’UCK3 ;
en outre, les échanges sont demeurés constants entre le général Clark et
Ibrahim Thaçi. Toutefois, les relations du Département d’État avec
l’UCK, qui n’est pas une organisation unifiée, n’ont jamais été réellement
satisfaisantes, tant il est vrai que le marxisme-léninisme hérité
d’Enver Hodja n’a rien pour enthousiasmer les hauts fonctionnaires du
Département d’État.
En France même, certains
de nos bons esprits ont encouragé l’armement de l’UCK, sans trop se
demander entre quelles mains finiraient ces armes. On a voulu comparer la
situation de l’UCK avec celle des "milices" des musulmans de
Bosnie, qui pourtant ne s’en rapprochaient guère4.
Pour qui connaît l’ambiance des hôtels de Tirana, on a tôt fait de
constater qu’il s’agit de mondes très différents, d’individus
culturellement antinomiques ; la “mosaïque” des Balkans n’est
pas un vain mot.
Quant à l’UCK, elle
avait tout intérêt à pousser à l’échec pour tirer parti de l’action
de l’OTAN, quitte à payer pour cela le prix du sang.
L’adéquation entre les buts affichés
et la stratégie retenue
Jonathan Eyal défend la
thèse selon laquelle, depuis plus d’un an, l’ONU et l’OTAN ont essayé
d’obtenir, à la fois par la menace et par la discussion, un règlement
pacifique de la question du Kosovo5.
Il en conclut que Milosevic, n’ayant jamais eu intention d’accepter à
Rambouillet une solution pacifique, “a délibérément accepté la
guerre”, et, comme l’a titré Le
Monde, “a contraint l’OTAN à l’option militaire”. Et M. Eyal
d’ajouter, après bien d’autres commentateurs, qu’il n’y avait
vraiment plus rien à faire. Tout avait été tenté depuis 1998 ; et même
avant. Soit. Il ne s’agit pas de savoir si on pouvait ou non continuer à
négocier, mais de trouver la bonne stratégie. Mais si les buts sont confus
pour chacun, comment se clarifieraient-ils pour tous ? Comment, de ce chaos,
pourrait-il surgir un objectif clair et une stratégie permettant de
l’atteindre ?
Si l’on estimait
vraiment (mais ce n’était pas le cas des Russes) qu’il n’était plus
possible de tolérer l’attitude de M. Milosevic au Kosovo, il fallait déclarer
que l’on aurait recours à la force - et à toute
la force, sans limites, au moins dans les premiers temps ; mais
plus personne n’était disposé à cela. Pour quelle raison ? Peur
des pertes ? Insuffisance de légitimité ? Faiblesse des intérêts
en jeu ? Quoi qu’il en soit, on en est arrivé, par succession de
demi-mesures, de pertes de temps et d’initiatives ratées, à créer un
piège où l’OTAN et les Européens se trouvent aujourd’hui pris, et
dont les Kosovars sont les premières victimes.
D’un point de vue
humanitaire, la stratégie de l’OTAN s’est révélée très peu
efficace. Seule l’option d’une projection de forces rapide, avec ou sans
mandat de l’ONU, eût permis d’éviter le pire ; mais elle
impliquait d’accorder autant de valeur à la vie d’un Kosovar qu’à
celle d’un soldat de l’OTAN. Ça n’a manifestement pas été le cas.
Au moins Bismarck avait-il, lui, le cynisme franc : “tous ces gens,
disait-il lors de la conférence de Berlin sur les Balkans de 1880 à propos
des Bulgares massacrés par les Ottomans, ne valent pas la vie d’un bon
grenadier mecklembourgeois”. Quelle cause justifie qu’on y
sacrifie, aujourd’hui, la vie d’un soldat de l’OTAN ? La
question, pourtant centrale, a toujours été soigneusement écartée.
L’échec patent de
l’objectif humanitaire est d’autant plus accablant que l’Alliance était
loin d’avoir exploré toute la palette des sanctions. À preuve : au
beau milieu de la guerre, l’Union européenne “découvre” qu’il lui
serait possible de placer la Serbie sous embargo énergétique ! Mais
on aurait pu, en attendant, mieux développer des stratégies plus discrètes
et plus efficaces. Tout régime dictatorial à ramifications mafieuses est
éminemment corruptible ; il n’est guère besoin d’être
Machiavel pour comprendre qu’on peut acheter par la ruse et l’argent ce
que l’on ne peut gagner par la force. L’absence d’imagination en la
matière laisse perplexe.
Il est vrai qu’à
Rambouillet, personne n’était vraiment en mesure de comprendre la logique
de Milosevic et sa brutalité mêlée d’arrogance ; en 1994, M. Juppé,
alors ministre des affaires étrangères, en avait fait la déplaisante expérience.
Cette dimension psychologique ne saurait être minimisée. Les chefs d’État
d’Europe occidentale, les diplomates de l’OTAN n’entendent plus ce
type de langage ; un rideau de fer culturel sépare une certaine Europe
d’une autre. Ce n’est pas un hasard si, pour se faire comprendre, il
aura fallu avoir recours à une mission de bons offices conduite par des
hommes tels que MM. Matii Ahtisahari et Viktor Tchernomyrdine, beaucoup plus
familiers des mœurs belgradoises. Le multiculturalisme cher à l’Europe
occidentale n’a pas de signification dans cet Orient balkanique qui vit sa
propre histoire ; c’est là un écart qu’il nous faut accepter,
quelque déplaisant qu’il nous paraisse au terme de deux générations
sans guerre. Les erreurs du Kosovo sont, en grande partie, des erreurs
culturelles ; le fruit d’une outrecuidance du Bien.
Pourquoi
les Alliés rencontrent-ils tant de difficultés à énoncer clairement
les objectifs de leur action ? Ce flottement généralisé tient
d’abord à l’irrésolution de chaque gouvernement qui, ne sachant pas très
bien ce qu’il veut obtenir, sait encore moins comment y parvenir. Cette
irrésolution s’accroît en raison du caractère optionnel, c’est-à-dire
non nécessaire de la guerre. Comment justifier les pertes humaines face aux
opinions publiques, et comment en évaluer les conséquences en termes électoraux ?
Cette guerre n’est nécessaire ni pour les États-Unis, ni même pour les
États d’Europe occidentale. De même qu’ils n’ont pas cru devoir
intervenir entre 1990 et 1995, ceux-ci peuvent se retirer du jeu : M.
Milosevic n’est pas sur le Rhin, il ne menace de ses armes nucléaires ni
les Lander allemands, ni la plaine du Pô. Il n’existe donc pas d’impérieuse
nécessité à intervenir, en dehors des considérations humanitaires et
d’intérêts plus lointains, peu ou mal évalués. En une formule bien
frappée, M. Jospin a fait savoir que la France n’irait pas là où elle
ne voulait pas aller ; c’était là affirmer haut et fort la
flexibilité et la réversibilité de l’engagement français dans les
Balkans.
L’irrésolution
manifestée par l’Alliance atlantique tient aussi à l’absence d’unité
de dessein entre ses membres ; l’OTAN ne manifestait aucune autre
ambition que celle de démontrer qu’elle jouait encore un rôle, et
qu’elle demeurait une organisation performante sur le plan opérationnel.
En tout état de cause,
et quels qu’aient été leurs objectifs initiaux, il apparaît clairement
que les Alliés “ne s’étaient pas préparés à l’idée d’un
conflit long et incertain”, comme le relèvent les députés Paul Quilès
et François Lamy dans leur rapport d’information présenté au nom de la
Commission de la Défense de l’Assemblée nationale6.
Le nouveau couple européen : les
fiançailles
de Saint-Malo
La guerre du Kosovo est
l’occasion de retrouvailles franco-britanniques, à mettre sur le compte
de la volonté de M. Blair de réinsérer son pays dans le jeu européen.
Faute de pouvoir intégrer la zone euro, le Premier ministre britannique
saisit la perche tendue par l’Élysée. Le Président Chirac, que déçoivent
les prudences et les lenteurs allemandes, joue la carte d’un moteur de
rechange à l’Europe de la défense : le couple franco-britannique. Mais
M. Blair joue sur deux registres. Si son engagement en faveur d’une
capacité européenne est bien sincère, il correspond aussi à un
repositionnement de la diplomatie britannique vis-à-vis des États-Unis. Le
Royaume-Uni n’est plus le cheval de Troie toujours redouté, mais il est
le fer de lance d’une Europe de la défense utile, en termes de moyens et
de ressources, à l’Alliance atlantique.
Paris comme Londres ont
prétendu avoir fait pression en commun sur Washington pour “faire quelque
chose” à propos du Kosovo. Les positions des partenaires ne sont pourtant
pas alignées : M. Clinton penche pour l’abstention, son proche allié
M. Blair souhaite une action d’envergure qui pourrait inclure l’action
au sol et M. Chirac se tient à mi-chemin entre les deux puisqu’il préconise
une action, tout en rejetant l’idée d’écraser la Serbie et de mener au
Kosovo des opérations terrestres qui pourraient s’avérer coûteuses en
vies humaines. Dès lors qu’il pose publiquement qu’il n’y aura pas
d’action terrestre, le président Clinton embarrasse M. Blair et soulage
politiquement la France ainsi que l’écrasante majorité des membres de
l’OTAN, dont les gouvernements sont peu enclins à l’action terrestre.
Mais, ce faisant, il commet une erreur stratégique de première grandeur,
qui, même si l’on tient compte des préoccupations intérieures, ne peut
que laisser perplexe.
Le laisser-faire des États-Unis
En 1998-1999, Bill
Clinton, le leader de l’Alliance, se trouve empêtré dans des difficultés
intérieures ; à la suite d’une succession de scandales à la fois
graves et ridicules - les plus ridicules n’étant pas forcément les plus
graves -, les relations entre l’Exécutif démocrate et le Congrès républicain
deviennent extrêmement tendues.
Depuis 1992, le président
américain a fait montre de peu d’intérêt pour la politique étrangère
en général, et encore moins pour les Balkans, qu’il considère, non sans
raisons, comme une zone moins vitale pour la diplomatie américaine que le
Moyen-Orient, la Corée ou Taïwan. La Maison Blanche aborde ainsi
l’affaire du Kosovo à reculons ; dès lors que l’action militaire
est envisagée, elle est convaincue d’y avoir plus à perdre qu’à y
gagner sur le plan électoral. Quant au Pentagone, il défend ses programmes
et sa doctrine.
Le Président Clinton écarte
publiquement, d’emblée, la possibilité d’envoyer au Kosovo des troupes
au sol. En écho, le vice-président
Al Gore fait allusion, à plusieurs reprises, à la guerre du Vietnam, pour
suggérer à la fois les risques d’enlisement et le caractère
inacceptable de l’engagement au sol des troupes américaines lorsque
l’enjeu n’est pas directement vital.
Cette froideur contraste
avec l’activisme de plus en plus nerveux de Madeleine Allbright, qui
comprend et accepte de moins en moins que les autorités yougoslaves résistent
à ses injonctions. Quant aux militaires, leur unité de vue n’a pas été
meilleure que celle des politiques. L’activisme du général Clark auprès
de l’UCK contraste avec l’extrême prudence du général Shelton, ancien
chef des forces spéciales, qui sait ce qu’impliquent les opérations au
sol. L’absence de direction politique claire a permis à certains
militaires américains, y compris à des échelons relativement subordonnés,
de conduire cette (non) guerre en fonction de ce qu’ils jugeaient être
l’intérêt de leurs hommes et de leurs matériels.
Le
benign neglect américain, sur
lequel on a beaucoup glosé, est, en fait, moins un choix qu’une
contrainte : le Congrès contrariant fortement les excès de subtilité
de l’Exécutif (lorsque celui-ci en a, ce qui n’a pas été le cas
depuis quelques années), les États-Unis sont contraints à une certaine
simplicité binaire : “c’est notre intérêt, nous y allons. Ce
n’est pas notre intérêt, les autres y vont et par leurs propres
moyens”.
Il y a bien eu, pourtant,
intervention en Bosnie. Après l’affaire ténébreuse du marché de
Sarajevo, les Français et les Britanniques avaient arraché aux États-Unis
l’autorisation des frappes aériennes de l’OTAN. Au bout du compte, on
était parvenu aux accords de Dayton et au traité de Paris. On a alors
forgé un mythe : Français et Britanniques faisant pression sur
Washington sont parvenus à “déclencher” l’action de l’OTAN.
L’OTAN et l’ONU
On justifie par défaut
l’action de l’OTAN par l’impuissance patente de l’ONU : M.
Milosevic ne s’était pas incliné devant les résolutions adoptées par
le Conseil de sécurité à l’été 1998. Pourtant on fera valoir que les
forces serbes s’étaient bien retirées. Donc on peut agir, sans avoir
besoin d’une nouvelle résolution du Conseil de sécurité. C’est évidemment
manipuler le droit : on savait très bien que la Chine et la Russie
s’opposeraient formellement à l’action militaire. Cet obstacle
juridique renforçait la difficulté à entreprendre l’action terrestre.
Chaque combattant de l’OTAN sur le territoire serbe se serait trouvé en
position d’agresseur. À 15 000 mètres d’altitude, le problème
juridique demeure identique, mais les conséquences pratiques diffèrent
sensiblement.
Les discussions sur le
concept stratégique de l’OTAN ont été fortement marquées par ce
contexte.
Les États-Unis voulaient
élargir le champ de compétence de l’Alliance. Ils ont joué la carte de
sa mondialisation, en prenant pour argument la diffusion des technologies
balistiques intercontinentales. Telle n’était évidemment pas la préoccupation
de la France et de la plupart des États européens, moins sensibles aux
menaces venues de la Corée du Nord. Du point de vue français, le mandat
des actions de l’OTAN était devenu un enjeu autrement plus important. La
guerre, engagée de manière incertaine, sans fondements légaux, les premières
bavures, les protestations russes, chinoises ont affermi la position française
et gêné les États-Unis dans leur effort pour promouvoir le rôle mondial
de l’Alliance. En est résulté un concept stratégique extrêmement
vague, qui a permis aux présidents Clinton et Chirac de s’en retourner
devant leur parlement pour proclamer tous deux qu’ils avaient su faire prévaloir
leurs conceptions7.
La
Conduite des opérations par l’OTAN
Faute de mandat de
l’ONU, il faut donc “faire quelque chose”. Mais quoi, et surtout, à
quel moment ?
En raison de l’aversion
pour une intervention au sol qui reviendrait à affronter directement et
sans légitimité internationale l’armée serbe, l’action aérienne
apparaît, depuis longtemps, comme le seul dénominateur commun acceptable
pour les dix-neuf. C’est le moment choisi qui laisse perplexe. Les frappes
de l’OTAN ont été présentées comme la conséquence directe de l’échec
des négociations de Rambouillet, qu’elles suivent d’ailleurs de
quelques jours. Mais pourquoi une telle précipitation ? Au nom de
quelle urgence ? D’une urgence humanitaire ? Mais il ne se passe
rien, alors, de particulièrement grave au Kosovo. La situation est même
devenue plus stable depuis que l’UCK, sévèrement malmenée, n’est
plus en mesure de mener des actions d’envergure. La précipitation à agir
s’explique, en fait, par l’approche de la célébration du 50e
anniversaire de l’OTAN. “Le contexte propre à l’Alliance a infléchi
aussi bien la décision d’intervenir que la durée des opérations”
notent MM. Quilès et Lamy8.
Si une campagne aérienne limitée de quelque jours avait suffi pour amener
M. Milosevic à récipiscence, on imagine de quel triomphalisme les cérémonies
de Washington eussent été bercées.
Cette erreur de
calendrier tient, une fois de plus, tient à la mauvaise coordination des
projets entre les dix-neuf États-membres et au sein de chacun d’eux. Le
taux de contradiction n’autorisait pas la définition d’une action
logique et efficace. Ce fut une guerre au jugé... comme bien des guerres
optionnelles conduites dans l’Histoire.
Les
opérations aériennes sont entamées dans la plus grande confusion. On a
parlé des “trois phases de la stratégie aérienne” ; puis de
“phases de la stratégie”, lorsqu’après les premiers échecs, il a
fallu changer les modalités initiales de la stratégie aérienne. Pour
faire bref, disons que la stratégie aérienne, d’abord limitée en
quantité et dans le temps, s’est transformée en une stratégie
d’attrition du potentiel serbe, indifférente au temps que prendrait la
campagne. Les problèmes sont alors devenus plus politiques : les
risques d’indignation de l’opinion, la sélection des cibles, la prise
en compte d’opérations terrestres si les frappes aériennes, s’éternisant,
n’apportaient pas de résultats tangibles.
Buts dans la guerre et “phasage” des
opérations aériennes
La première phase de la
campagne aérienne est elle-même subdivisée en trois séquences pour les
uns, quatre pour les autres et cinq pour les responsables militaires américains :
acquisition de la maîtrise de l’air, destruction des cibles majeures dans
l’infrastructure militaire serbe, attaque rapprochée des forces serbes
par des avions tueurs de chars et par les fameux hélicoptères Apache de
l’US Army, que l’on ne vit en fait jamais, sauf en exercice9.
Ces variations dans la présentation de la conduite des opérations reflètent
l’ampleur des divergences dans les conceptions stratégiques.
La
première phase correspond à des frappes aériennes limitées, menées
dans un court laps de temps avec des moyens relativement réduits. Elle
consiste par conséquent en une “grosse démonstration de force”, en un
acte d’intimidation plutôt qu’en une véritable guerre.
La
deuxième phase, identifiable à une stratégie d’attrition, correspond à
l’intensification des frappes aériennes, accompagnée d’un
renforcement des capacités terrestres et navales disposées à la périphérie
du Kosovo, principalement en Albanie et en Macédoine. Ce renforcement a pu
laissé penser que, finalement, l’Alliance, ou au moins certains de ses
membres, engageraient des troupes au sol, en négociant une sorte de répartition
des tâches entre États-membres. C’est du moins ce qu’ont révélé a
posteriori, fin 1999, certains responsables militaires de l’OTAN (et
notamment le général britannique Jackson), qui déclarèrent avoir alors
reçu l’autorisation d’établir les plans correspondants. De là à se
mettre d’accord politiquement pour décider de les appliquer ...
restait encore une distance que personne n’est en mesure aujourd’hui
d’évaluer précisément. On imagine le soulagement de n’avoir pas eu
à s’engager dans cette voie.
Quels sont les buts dans la guerre ?
La coalition a peiné à
définir ses objectifs. Quel était l’ennemi ? La Serbie ? Le
peuple serbe ? L’armée serbe ? Milosevic ? C’est la
personne même du président Milosevic, et le système de pouvoir qu’il
incarne, qui sont finalement désignés -comme si l’on pouvait séparer
aussi facilement une population en guerre de ses dirigeants. L’OTAN prétend
ne pas vouloir s’en prendre à l’économie de la Serbie, ni surtout à
sa population ; mais, dans le même temps, elle se vante d’avoir
“cassé” le moral serbe en détruisant les centrales électriques.
Ce n’est qu’après
les premières opérations aériennes que les vrais buts de la guerre - le
retour des réfugiés Albanais du Kosovo et la cohésion de l’Alliance -
commencent à apparaître. Sitôt que coule le premier sang kosovar, il
existe un motif, une cause spectaculaire susceptible d’émouvoir
l’opinion de nos sociétés de compassion. Quant à l’OTAN, il ne
s’agit plus seulement de préserver son prestige, mais de sauver sa crédibilité ;
M. Solana sera justement félicité pour s’être acquitté de cette lourde
tâche.
Entre
le 12 avril, date de la réunion extraordinaire du Conseil de l’Atlantique
Nord, et le 23 avril, date des célébrations du 50e
anniversaire, l’OTAN présente ses cinq objectifs :
-
arrêt des opérations militaires ;
-
retrait des “forces militaires, forces de police et forces
paramilitaires” (les termes “serbe” ou “yougoslave” n’apparaissent
pas ; les forces sont qualifiées sans être nommément désignées) ;
-
acceptation d’une présence militaire internationale au Kosovo ;
-
retour des sans conditions des réfugiés ;
-
mise au point d’un “accord-cadre politique pour le Kosovo
s’appuyant sur les accords ( ? ) de Rambouillet, en conformité
avec le droit international et la charte des Nations Unies”10.
Le
fond du problème reste que, pour d’innombrables raisons (on en compte
plusieurs pour chacun des dix-neuf membres de la coalition), l’état des
opinions publiques exclut tout recours à une action terrestre. Mais il
n’est pas question pour autant d’arrêter la guerre : ce serait
perdre la face. La prolongation et l’intensification des frappes aériennes
constituent toujours, et presque plus que jamais, la moins mauvaise des
solutions ; c’est le plus grand commun dénominateur des pays de
l’Alliance.
Pourtant cette option
n’est pas pleinement exploitée, parce qu’elle soulève encore de fortes
objections politiques au sein de nombreux États européens. De plus, il
apparaît rapidement qu’elle présente de nombreux inconvénients vis-à-vis
des opinions publiques nationales.
L’OTAN et la guerre psychologique : un révélateur
des volontés et des capacités
Avec les premières
frappes aériennes se dissipent les brumes de Rambouillet. Dès lors que la
situation change sur le terrain, les buts se modifient, devenant de plus en
plus humanitaires, s’adaptant à la situation et aux effets produits dans
l’opinion par la description des exactions commises sur le terrain par les
forces serbes et surtout par les milices qui relaient leur action. Jamais
les buts de guerre n’ont paru aussi flous et aussi étroitement liés aux
évolutions de l’opinion. Les propos de M. Blair suggèrent parfois que la
disparition de M. Milosevic est devenue un but de guerre ; mais jamais
le Premier ministre ne l’énonce explicitement. En somme, aussitôt après
avoir avancé de deux pas, le Royaume-Uni recule d’un pour ne pas s’éloigner
de l’ami américain, qui commence à s’inquiéter de la fougue de Tony
Blair, surtout lorsque celui-ci prétend faire partager sa ferveur au public
américain11.
Mais il n’y a pas, dans
le même temps, de véritable stratégie psychologique mise en œuvre par
les gouvernements vis-à-vis de leur opinion publique. Le Royaume-Uni fait
exception, réagissant à la situation avec une “roideur” bien insulaire
et un sens de la manipulation des masses qui fait honneur à cette tradition
bien britannique. Pour le reste, les sociétés occidentales se sont organisées
en institutions charitables, un peu comme si cette guerre était une
catastrophe naturelle (c’est d’ailleurs ce que traduit le glissement sémantique
vers la notion de “catastrophe humanitaire”). Les Français ont répondu
largement à cet appel à la compassion, ce qui a permis au gouvernement de
les féliciter en retour de leur générosité.
Le
début de la guerre témoigne d’une nette impréparation de l’OTAN ;
par contraste, la préparation serbe paraît “sérieuse”. Les télévisions
occidentales sont alors doublement désemparées. Elles ne disposent pas
d’images, puisqu’il n’y a pas de troupes alliées sur le terrain ;
seules des équipes grecques seront autorisées à demeurer sur le
territoire. Les images de la télévision serbe sont difficiles à interpréter
et à contrer. Les colonnes de réfugiés filmées par la TV de RFY ne nous
disent rien en tant que telles. Il semble même que l’on ne se soit pas
rendu compte qu’en présentant les images des bombardements, puis en y
accolant celles des colonnes de réfugiés, on créait de
facto un effet de montage pour n’importe quel spectateur, fût-il
intimement convaincu qu’il n’existait aucune relation de cause à effet.
Il a toujours manqué l’image intermédiaire, celle des exaction des
milices serbes.
Le bombardement des émetteurs
de Belgrade n’apporte que des résultats mitigés : dénoncé comme
une manœuvre brutale n’ayant d’autre fin que de bâillonner la parole
serbe, il se révèle d’autant moins efficace que des émetteurs réapparaissent
rapidement, à partir d’installations de radio privées.
L’Alliance a négligé
la puissance des effets de familiarités : le journal serbe est, peu ou
prou, celui de France 2 ; en Serbie aussi, on a ses Christine Ockrent,
elle-même figure de proue d’une univers médiatique façonné par le modèle
américain. Proximité, posture, intonations, tout est étrangement
familier. Comment croire à la barbarie ? Comment ne pas être troublé
au spectacle de ces concerts sur les places publiques, de ces jeunes Serbes
tatoués de cibles et de ces vieillards qui brûlent des croix gammées ?
Symboliques anciennes et modernes, emblèmes du fonds douloureux de la
culture européenne se confondent et brouillent les esprits. Ne pouvait-on y
songer plus tôt ?
L’OTAN
joue sur les nombres, celui des réfugiés et celui des populations massacrées.
L’Allemagne affermit la résolution de l’Alliance en révélant
l’existence d’un document baptisé “Opération fer à cheval”,
plan secret d’épuration ethnique mis au point par la Serbie.
Parmi les sauveurs de la
coalition, un sort particulier doit être réservé à M. Jamie Shea. Le
porte-parole de l’OTAN, jouant d’une image très “cool”, familière
et rassurante, a su manifester un optimisme constant et de bon aloi, y
compris dans les situations les plus épineuses. Son ton, particulièrement
lors de ses déclarations en français, rompait avec l’habituelle langue
de bois otanienne12.
Globalement les opérations
psychologiques de l’OTAN auront visé, faute de mieux et en l’absence
d’une sérieuse préparation préalable, à s’assurer du soutien
renouvelé des peuples de l’Alliance.
Rarement pourtant on aura
tant manipulé les opinions autour de la représentation des réfugiés, des
victimes, des viols et des charniers … Clou du spectacle : la
photo d’une femme, militaire britannique, agenouillée devant une terre
fraîchement retournée, qui évoque immanquablement un charnier. Parfaite
jeune femme (quelle est l’agence de casting ?) dont la beauté
renvoie à l’image de la Madone, à laquelle les Anglicans eux non plus ne
restent pas insensibles. Le message peut être jugé un tantinet pesant,
mais son efficacité n’est pas douteuse ; il rencontre aussitôt un
vaste écho dans la presse internationale, sensibilisant au drame des
Kosovars des populations qui ignoraient pourtant, quelques jours auparavant,
jusqu’à l’existence de ce peuple.
Y a-t-il eu une stratégie militaire de
l’OTAN ?
La question des fins et des moyens
Éternel retour des mêmes
questions à l’issue d’un conflit : cette guerre peut-elle être
considérée comme un modèle pour ce qui va venir, ou constitue-t-elle à
l’inverse un cas si unique qu’on ne saurait en tirer aucune leçon ?
Ayant choisi de limiter notre analyse aux aspects proprement politico-stratégiques,
nous n’aborderons pas ici l’étude des résultats des frappes aériennes.
La question a déjà suscité une abondante littérature ouverte13.
Relevons seulement que les raisons pour lesquelles les avions de l’OTAN se
maintinrent constamment à de très hautes altitudes font l’objet
d’interprétations très divergentes, qui vont de l’explication météorologique,
souvent réfutée, à l’explication politique.
La guerre du Kosovo
apparaît comme une opération militaire sans précédent puisque son
objectif était de permettre aux troupes de l’OTAN d’acquérir des
avantages sur le terrain sans engager de troupes au sol. Par certains
aspects, elle se rapproche pourtant de la démonstration navale du xixe
siècle (“diplomatie de la cannonière”), des bombardements américains
sur le Nord-Vietnam (Rolling Thunder),
supervisés de très (et même de trop près) par le président Lyndon B.
Johnson, ou encore de la première phase de l’opération Desert
Storm.
Le débat stratégie américaine contre
stratégie française
Quelle était donc la
stratégie à l’oeuvre au Kosovo ? Celle de l’OTAN, celle des États-Unis,
celle du Royaume-Uni ou encore celle de la France ? Le président de la
République a jugé nécessaire de faire le point sur cette question en
juin, un peu tard sans doute puisque les opérations militaires venaient de
se clore. Il a révélé que Paris n’avait jamais cessé d’intervenir
politiquement dans le choix des cibles ; la stratégie était bien restée
celle de la France puisque rien de ce qui avait été entrepris ne l’avait
été sans son accord. Il n’y a pas lieu de douter de la véracité de ces
propos, dont on trouve d’ailleurs confirmation au sein de l’OTAN comme
aux États-Unis. Mais le vrai problème est ailleurs, dans le choix d’une
stratégie aérienne qui, d’emblée, plaçait la France en situation de dépendance
et d’infériorité de moyens, et interdisait d’autres formes
d’action plus nuancées, plus complexes et mieux adaptées aux fins
politiques.
Du
point de vue de la stratégie opérationnelle, la méthode employée par
l’OTAN n’était pas celle traditionnellement préconisée par les États-Unis ;
ceux-ci ne s’y sont d’ailleurs pas reconnus. Comme leurs conceptions de
la conduite des opérations aériennes n’étaient pas toutes appliquées
en raison des réserves politiques des alliés, les chefs militaires américains
ont refusé d’engager certaines forces ; c’est ce que révèle
l’affaire des hélicoptères Apache, véritables Arlésiennes des Balkans.
Ce n’est que dans la dernière phase des opérations aériennes, celle de
l’attrition, lorsque le volume des sorties et le nombre des cibles s’est
très sensiblement accru, qu’on s’est rapproché un peu du style de
guerre américain.
On doit quand même se
demander pourquoi nul n’a voulu prendre le risque d’une opération aéroportée
d’envergure qui aurait pris Milosevic et l’armée serbe par surprise. On
aurait sans doute été confronté à un problème diplomatique épineux,
mais pas insurmontable dès lors que l’on se serait assuré la maîtrise
du terrain. L’OTAN et les États qui la composent seraient-ils devenus
incapables de telles initiatives ? Où en sont les capacités
militaires d’une Alliance qui était censée pouvoir briser le déferlement
des troupes du pacte de Varsovie ?
Le hiatus entre les
capacités affichées par l’OTAN et l’aboulie qu’elle a manifestée
dès lors qu’il s’est agi d’y recourir mérite qu’on s’interroge.
À quoi les moyens de l’OTAN ont-ils donc servi ?
La stratégie des moyens, les manques de
l’OTAN
et les besoins des Européens
À bien y regarder,
l’impréparation de l’OTAN ne relève pas du hasard, mais de la volonté
délibérée de ne pas prendre en compte certains scénarios. Ses
planificateurs, dont la compétence n’est pas contestable, savaient fort
bien quelle était la situation dans les Balkans ; on peut à cet égard
rappeler les événements survenus au cours de l’année 1998. Mais bien
plus tôt, en fait, la question s’était déjà posée de ce qu’il
conviendrait de faire : combien de troupes au sol, contre quel type
de forces, etc … Depuis 1991, l’armée serbe n’est plus une
inconnue pour l’OTAN. Le problème, c’est que les planificateurs se sont
vus purement et simplement refuser le droit de préparer autre chose
qu’une action aérienne limitée14 :
l’option “guerre au sol” a été sciemment écartée.
Les
opérations militaires se sont donc déroulées en deux phases, au cours
desquelles il est constamment apparu que l’OTAN ne disposait pas des
moyens nécessaires, eu égard aux précautions prises et aux problèmes
auxquels elle était confrontée (les défenses anti-aérienne serbes en
particulier n’étaient pas neutralisées).
Responsable des opérations
aériennes, le général américain Michael Short parle de two tiered
alliance (“à deux couches”, comme on dirait “à deux
vitesses”). Ce jugement a été confirmé par le général von Naumann et
par l’amiral Venturoni, son successeur à la tête du comité militaire
de l’OTAN. La liste des moyens sophistiqués qui se sont avérés
insuffisants eu égard aux contraintes imposées par la stratégie militaire
choisie est impressionnante.
Ce catalogue, qui va des
capacités de désignation de cible par laser aux systèmes d’alerte
contre la défense anti-aérienne en passant par les capacités de
projection aériennes, fera évidemment le bonheur des fournisseurs
industriels. Il sous-tend l’initiative de capacité de défense, lancée
lors du sommet de l’OTAN15.
L’OTAN a donc dû
recourir massivement aux moyens américains ; à tel point que le
sous-secrétaire aux affaires
étrangères, M. Strobe Talbott, a jugé nécessaire de préciser aux Européens
que pareil scénario ne pourrait plus se reproduire. L’Europe se voit
ainsi renvoyée à l’une des questions les plus fondamentales pour
l’avenir de sa défense : doit-elle nécessairement recourir à des
moyens comparables à ceux mis en œuvre par les États-Unis, ou peut-elle
élaborer des stratégies qui ne nécessitent pas la mise en œuvre de
moyens aussi complexes et coûteux16 ?
À l’image des Américains,
les Européens se montrent de plus en plus attirés par des stratégies
minimalistes, déterminées par le principe de l’épargne du capital
humain. Le refus d’engager les troupes au sol suggère la guerre zéro
mort ; il semble même que la consigne ait été donnée de protéger
au maximum les matériels. On ne se lassera pas, pourtant, de le répéter :
la guerre zéro mort est un leurre,
au même titre que le fut en son temps la ligne Maginot. Les principes
sur lesquels elle se fonde ne sont pas tous faux ni irrationnels, mais l’état
d’esprit qu’elle crée et dont elle favorise le développement conduit
à des malentendus catastrophiques.
“OTAN, où est ta victoire ?” :
le mythe de la capitulation serbe
Une victoire peut se définir
par l’acquisition finale durable, voire irréversible des buts de guerre,
et par l’instauration d’une situation de paix durable fondée sur des
conditions plus favorables pour le vainqueur tout en demeurant acceptables
pour le vaincu. Comment peut-on parler alors de victoire de l’OTAN, de
capitulation de Milosevic et même de fin de la guerre du Kosovo ?
À la longue, le risque a
été, pour l’OTAN, de voir la situation s’éterniser et s’affaisser
le soutien des opinions publiques. De fait, en dehors du cas britannique,
encore une fois atypique, la plupart des sociaux-démocrates au pouvoir
accueillent dans leur gouvernement des représentants “verts” et
“rouges”, en général assez mal disposés à l’égard de la guerre en
général, et de l’OTAN en particulier.
L’Alliance a donc
choisi de négocier, sans être placée dans une position véritablement
victorieuse. Le facteur temps n’a pas été favorable à Milosevic, mais
il n’a pas bénéficié non plus aux Alliés. En d’autres termes, si
Belgrade a accepté de retirer ses troupes, ce n’est pas à cause d’une
défaite sur le terrain ; c’est encore moins parce que l’UCK a
commencé à bousculer l’armée serbe. C’est surtout parce que Milosevic
a senti poindre le risque de perdre le pouvoir sous l’effet
d’oppositions intérieures hétérogènes mais convergentes.
Le mythe de la capitulation serbe
Milosevic capitule. Il
accepte les “sept points” définis par l’OTAN qui jamais ne furent négociables.
Mais tout cela depuis le début relève
du travestissement : à aucun moment la Serbie ne se considère comme
vaincue. Il semble que M. Milosevic ait été convaincu d’accepter le
retrait des forces serbes du Kosovo à la suite de la mission
d’intercession entreprise par MM. Tchernomyrdine et Ahtissary. L’OTAN,
l’UE, l’ONU, tous se rejoignent pour la conclusion d’une guerre qui ne
met pas un terme au conflit sur le terrain mais le fait seulement évoluer
selon des données et un
rapport de force modifiés.
Le mythe de l’offensive décisive de
l’UCK
La semaine qui suit
l’accord de Belgrade et ouvre la voie aux préliminaires de Kumanovo est
emprunte d’une confusion plus grave encore qu’à l’ordinaire.
L’Alliance a voulu faire croire à une victoire sur le terrain, résultant
de la combinaison des actions offensives de l’UCK et des bombardements de
l’aviation de l’OTAN. Des analystes sérieux, sans doute de bonne foi,
se sont efforcés d’accréditer cette version des faits, en particulier
aux États-Unis17.
Mais, après coup, les journalistes et les enquêteurs des différents
parlements sont tombés d’accord pour en reconnaître le caractère
excessif voire fantaisiste18.
L’accord de Kumanovo
revêt bien sûr une importance considérable. Il représente
incontestablement une défaite pour la Serbie, qui doit se retirer du
Kosovo. Mais cette défaite n’est pas une capitulation : l’armée
de la RFY quitte le Kosovo avec son matériel, ses chars, ses radars et même
les honneurs de la guerre, ainsi que le suggèrent les propos tenus par le général
Jackson à l’endroit de ses chefs.
Une
fois la place libre, la KFOR fait son entrée au Kosovo. Croit-on alors que
tout est terminé sur le terrain ? On se trompe. L’OTAN prend
position avec une lenteur et une prudence sans doute tout-à-fait
justifiables, mais laissent la porte ouverte à deux débordements imprévus.
Le premier, très
spectaculaire, est l’arrivée sur l’aéroport de Pristina des troupes
russes. Désavouée par les uns, célébrée par les autres, cette décision
semble relever du seul général Ivachov, représentant officiel de la
Russie auprès de l’OTAN. Elle plonge en tout cas l’OTAN dans la
perplexité, et donne lieu à une certaine cacophonie au plus haut niveau.
Le général américain Wesley Clark ordonne de devancer les Russes, voire
de les déloger de l’aéroport, mais le général britannique Michael
Jackson, responsable de la KFOR, semble ne pas avoir entendu ou pas compris
cette directive ; il minimise l’action russe, et déclare s’en
accommoder, sans état d’âme particulier. Tout cela apparaît
passablement contradictoire. On veut bien voir dans le général Clark un
“faucon” anti-serbe et antirusse ; mais pourquoi le général
Jackson, soutenu par un gouvernement Blair à la pointe du combat contre
Milosevic, aurait-il rechigné à appliquer une directive américaine en
tous points conforme aux vœux britanniques ?
Second débordement, bien
plus lourd de conséquences : l’UCK est laissée libre de mettre en place
et de former rapidement des administrations provisoires qui éliminent les
factions modérées (il en restait, comme en a témoigné la visite quasi
triomphale de M. Rugova dans les camps de réfugiés à Blace fin mai 1999).
Or laisser l’UCK occuper le terrain, c’était créer une mécanique désastreuse.
M. John Eyal fait remarquer à juste titre que l’accord de désarmement
pouvait être négocié durant la campagne aérienne, et qu’une force de
police internationale aurait dû être organisée pour contrôler
l’infrastructure civile au Kosovo19.
Mais rien de ce genre n’a été prévu ; on a élaboré sur place,
dans l’improvisation et la précipitation, des accords qui tiennent
davantage compte de la sécurité des troupes de la KFOR que de celle des
populations du Kosovo. Quelle valeur la remise des armes lourdes peut-elle
revêtir, quand on sait qu’il suffit, pour entretenir la peur qui fait
fuir, de piéger une maison en plaçant une grenade au travers de sa porte ?
Le
haut-représentant des Nations unies au Kosovo, M. Kouchner, a reconnu
en mars 2000 l’échec complet du projet d’un Kosovo multi-ethnique ;
en avril, c’est dans une atmosphère de totale confusion sur le terrain
que le commandant de la KFOR va être transféré de l’OTAN à
l’Eurocorps. Les États-Unis se défaussent, tandis que M. Holbrooke, en
roue libre, s’en prend à tout le monde, aux Européens comme aux Serbes ;
quant à Mme Allbright, elle se complaît à rejeter les difficultés sur
l’Union européenne, précisément lorsque celle-ci s’apprête à
prendre le commandement au Kosovo20.
À cette heure, la
question de l’efficacité opérationnelle du dispositif militaire mis en
place au Kosovo reste entière ; la responsabilité d’éventuels débordements
n’en pèsera que plus lourd sur les épaules des Européens.
L’inadaptation du dispositif actuel laisse songeur : des militaires
font face à des civils encadrés, manipulés, et à des foules réceptives.
N’aurait-on rien appris depuis un demi-siècle, depuis tant de guerres
dans le Tiers Monde où l’encadrement et la manipulation des populations
locales ont joué un si grand rôle ?
Face à la foule, on a
besoin de gendarmes et de CRS ; face aux formations armées, il faut
des troupes combattantes. Mais quand les deux se mêlent et que cette
confusion est délibérément orchestrée, quel dispositif faut-il adopter ?
Face à de telles situations, beaucoup plus complexes et risquées que ne le
sont de simples opérations de maintien de l’ordre, l’OTAN ne dispose ni
des troupes, ni des matériels ad hoc.
Où sont les armes non-létales au Kosovo ? Si les forces européennes
envoyées sur place font preuve de la même impréparation, les débuts
risquent d’être fort douloureux.
C’est
dans ce contexte très tendu que se pose la question de la sortie de
conflit.
On
peut envisager plusieurs scénarios :
-
le retrait pur et simple de la force de maintien de la paix. Cette décision
paraît plus qu’improbable, en raison de l’instabilité politique du
Kosovo. Pour l’OTAN, cela serait un terrible constat d’échec ;
pour l’Union Européenne, ce serait l’enterrement de l’idée de défense
commune, avant même que celle-ci ait vraiment vu le jour;
-
une solution globale négociée entre Belgrade et des représentants
démocratiquements élus des communautés serbe et albanaise du Kosovo ;
un Rambouillet bis, en somme, mais dans de meilleures conditions et sur des
bases plus claires. Force est pourtant de constater que pour le moment, étant
donné le maintien au pouvoir de M. Milosevic et le désordre politique régnant
au Kosovo, cette solution n’a guère de chances d’aboutir;
-
le maintien des forces de l’OTAN sous mandat de l’ONU pour une
durée quasi indéfinie en l’absence d’un véritable règlement
politique (situation du type de celle qui prévaut en Corée ou à Chypre).
L’autonomie du Kosovo, même si elle était votée, resterait contestée
par les factions. On aboutirait alors à une partition de fait, telle
qu’elle se dessine aujourd’hui : une petite fraction du Kosovo restant
serbe, le reste passant sous le contrôle des Kosovars albanais.
Un tel scénario poserait
rapidement le problème de la Grande Albanie. Cette perspective effraie
quand on songe à l’état de déréliction de la vie politique albanaise,
animée par des factions non démocratiques souvent liées à des entités
mafieuses ; elle introduirait en outre un risque de déstabilisation
de la Macédoine où résident environ 20 à 25 % d’Albanais.
D’autres phénomènes irrédentistes pourraient aussi affecter le reste de
la RFY, et notamment le Monténégro. Déjà, dans le Sud de la Serbie, des
troubles impliquant une “nouvelle UCK” ont été signalés au début du
mois de mars 2000.
Faute
d’une initiative politique qui débloquerait la situation, l’OTAN risque
de n’avoir le choix qu’entre le chaos et l’enlisement.
Leçons
et Enjeux
Zéro leçon :
“tu n’as rien vu…” au Kosovo
“Un pari
politiquement réussi mais dont l’efficacité contre le dispositif
militaire serbe reste à prouver ... il serait inconsidéré d’en faire un
modèle” ; tel est le jugement que portent, sur la guerre du
Kosovo, Paul Quilès et François Lamy21.
S’agissant des opérations
militaires au sens strict, il n’y a aucune leçon de niveau stratégique
à tirer de la guerre du Kosovo - sauf à faire le relevé de tout ce
qu’il ne faut pas faire si l’on veut être efficace et cohérent22.
Les États-Unis n’ont
pas pu et pas voulu imposer leur stratégie comme ils l’ont fait pendant
la guerre du Golfe. De leur côté, les Européens ne sont pas parvenus à
élaborer, entre eux, une stratégie commune, et ne disposaient pas de toute
façon de moyens propres suffisants. Chacun a donc fait, à contrecœur, un
peu de ce que voulait l’autre, compte tenu de ce qui était disponible. On
a ainsi opté pour une action aérienne limitée, qui s’est rapidement révélée
inadaptée. “Trop progressive pour les tenants de bombardements stratégiques
étendus à Belgrade même ( ? ), elle ne s’appuyait pas sur un
soutien au sol seul à même de protéger les civils kosovars pour les
tenants de l’option terrestre”, relèvent Paul Quilès et François
Lamy23.
À elles seules, les
frappes aériennes ne garantissaient pas la sécurité des populations
kosovares. Limitées, elles ne pouvaient venir à bout des capacités de
l’armée serbe. Intensifiées, elles créaient des difficultés
politiques, soit par multiplication des erreurs, soit encore parce que le
nombre des cibles politiquement acceptables restait trop limité.
Seul atout, la capacité
à durer, à frapper, presqu’indéfiniment mais sans savoir véritablement
ou cela conduisait. Or le facteur temps joue contre les démocraties hyper-médiatiques,
qui ne tolèrent plus l’action des forces armées que pour des périodes
courtes.
On ne peut parler
d’enseignements tactiques que dans le domaine de la défense antiaérienne ;
et encore sont-ils des plus limités.
À défaut de leçons
utilisables par le stratège militaire, cet essai peut-il justifier sa
maladresse par l’entrée en pratique de nouvelles règles du jeu de portée
universelle, visant à reconsidérer profondément le fonctionnement de
l’entité trop vite baptisée “communauté internationale” ?
La nouvelle règle du jeu : les idéaux
et les capacités
Les idéaux
Lorsque MM. Blair,
Clinton, Schröder et Chirac déclarent que cette guerre se fait au nom de
certaines valeurs, on est en droit de s’interroger sur le contenu qu’ils
entendent donner à celle-ci.
Est-ce l’établissement
d’un nouvel ordre moral en Europe ? Est-ce la lutte pour des valeurs
universelles ? Mais alors lesquelles ? Et comment
pourraient-elles valoir pour la seule Europe, et non pour le reste du monde ?
24
M. Védrine parle
d’“européaniser les Balkans”. Reste à savoir si, compte tenu des résistances
culturelles des “autochtones”, les Européens de l’Ouest ont les
moyens de leur ambition. Si tel est bien leur objectif, s’il s’agit en
somme de faire de l’Europe une aire de stabilité et de prospérité appelée
à s’étendre sur l’ensemble du continent, alors il faut que trois
conditions soient remplies :
-
que ce projet ne soit pas mené au nom de valeurs universelles,
puisque l’universalité ne saurait s’arrêter sur les rives d’un
fleuve ou sur les contreforts d’une montagne ;
-
que l’on sache où s’arrête l’Europe et l’Union européenne ;
l’Europe orientale ne connaît pas de frontières naturelles. Tout est
fonction de la présence des populations sur les lieux en fonction des
rapports de force et de puissance à des moments donnés différents. Il en
résulte une stratification de la mémoire et des décalages de perception :
il y a toujours quelqu’un pour se réclamer d’un état antérieur, en le
prétendant plus légitime ;
-
que l’on ait (ou que l’on veuille avoir) les moyens militaires
de cette ambition. Or la plupart des États européens, Allemagne en tête,
réduisent considérablement leur budget militaire.
Les moyens
Enfin et surtout, comment
entend-t-on soutenir cette nouvelle croisade ? Avec quelles
ressources humaines, matérielles et financières ? Et quel prix est-on
prêt à payer pour atteindre les objectifs que l’on se donne ?
La Révolution française
prétendait, au nom de valeurs qui mirent un siècle à s’imposer sur une
partie de l’Europe, porter soudainement les armes de la France à
l’autre bout de l’Europe pour affranchir les peuples du joug de leurs
tyrans. La grande différence avec la situation actuelle vient de ce que la
France du début du xixe
siècle disposait de ressources humaines, militaires et économiques considérables,
qui dépassaient de beaucoup celles cumulées de nombreux États
continentaux. Ce n’est évidemment plus le cas aujourd’hui. Difficultés
sociales, taux de chômage élevé, réticences culturelles à employer la
force armée, tout incite les États européens à se détourner d’une
stratégie agressive, conquérante, fût-elle menée au nom des idéaux éthiques
les plus nobles.
Ainsi
reste pendant le problème posé par le fait têtu du refus de la
coexistence, par la réalité du massacre des Kosovars albanais, puis de la
précarité du sort des Serbes du Kosovo qui, sous la pression, ont dû
fuir.
Ce qui est en cause,
c’est la notion même de coexistence entre les peuples ; c’est l’établissement
d’un voisinage tel qu’il soit suffisamment accepté pour être sérieusement
respecté.
Or le modèle
multi-ethnique United colours of
Benetton ne prend pas. Les peuples veulent vivre chacun chez eux, rassurés
par de bonnes et solides frontières reconnues, acceptées et garanties.
C’est cela qu’il attendent de l’Europe occidentale, des États-Unis,
de l’OTAN, de l’ONU, dieu ou diable qu’importe !
La guerre du Kosovo
apparaît comme le pas de clerc d’une idéologie qui prétend rattraper
l’histoire, en sautant par-dessus les fossés culturels ; idéologie
qui s’exprime parfois avec une outrecuidance et une ignorance des réalités
du terrain qui laisse pantois.
La mise en évidence de
ce hiatus pourrait bien être la seule véritable leçon à tirer de la
guerre du Kosovo. Les petits États balkaniques, agités par les passions
mais animés par le réalisme des “faibles”, n’y seront pas les moins
attentifs.
Que
l’on ne se méprenne pas : rappeler au réalisme ne signifie pas
renoncer à défendre les droits de l’homme, mais chercher à le faire à
la mesure de ses moyens et en tenant compte des autres intérêts en jeu. La
stratégie de l’Europe reste à définir. Il n’est pas sûr qu’en
commençant par les moyens sans s’être préalablement entendu sur les
fins, il soit possible d’aboutir à autre chose qu’à un système de
protectorats mal emboîtés. Il ne s’agit même pas d’opposer à une
politique animée par l’idéalisme la vieille Realpolitik.
Celle-ci, bien souvent, n’était pas dictée par un cynisme moral intrinsèquement
pervers, mais procédait seulement du calcul de la relation entre les
objectifs et les ressources disponibles, eu égard aux contraintes de la
stabilité intérieure. Même au xviie
siècle, l’exaspération des peuples à l’égard de la guerre a constitué
un frein : même Louis XIV a dû entendre les rappels à la tempérance
d’un Vauban ou d’un Fénelon.
En
même temps, il serait naïf de penser que ces valeurs et ces idéaux ne
font pas l’objet de manipulations. Les guerres de démembrement de la
Yougoslavie sont de part en part traversées par la question de l’édification
politique européenne, dont l’IESD n’est qu’un élément. S’il
existe bel et bien un niveau d’enjeu régional, dont on ne saurait nier
l’importance, d’autres intérêts et d’autres agendas, fort différents,
y sont liés. L’Union européenne, l’OTAN et les États-Unis
continuent à jouer une partie extraordinairement complexe, entamée depuis
la fin de la guerre froide. La scène yougoslave comporte en permanence un
double-fond.
Enjeux et niveaux de test
On doit donc distinguer
quatre niveaux d’enjeux qui constituent
autant de tests que doivent passer les acteurs (pas tous). Ces quatre
niveaux sont forcément emboîtés et les événements qui s’y produiront
auront évidemment des répercussions plus ou moins importantes pour l’évolution
des situations à chacun des niveaux.
Niveau 1 : le Kosovo dans le jeu de
dominos balkanique
Le Kosovo est désormais,
après la Bosnie, l’abcès de fixation conflictuel dans les Balkans, et un
lieu d’enlisement de l’énergie et des ressources des États européens ;
il est aussi le foyer possible d’une quatrième guerre de démembrement
de la Yougoslavie. Mais cette perspective n’implique nullement une
diffusion du conflit vers la Grèce et la Turquie. À l’égard de ces États,
les crans d’arrêt sont infiniment plus solides et plus nombreux.
La conception d’une
solidarité des enjeux dans les Balkans procède d’un a
priori : l’européanisation et la démocratisation des Balkans.
Or la réalité sur le terrain suggère des mécanismes plus complexes, plus
souples et des réseaux d’intérêts qui ne sont plus ceux des guerres du
début du XXe siècle.
Niveau 2 : l’Union européenne
La guerre du Kosovo pose
la question de savoir si l’Union européenne peut accéder au rang
d’acteur à part entière sur la scène diplomatique internationale. Par
rapport aux États-Unis, à la Russie, aux Nations unies, et bien entendu
par rapport à l’OTAN, l’Union européenne doit passer l’épreuve de
la crédibilité de ses valeurs, de sa volonté et de ses moyens.
Une
solution impériale européenne a souvent été évoquée : celle du
protectorat. Mais avec quels moyens ? On se gargarise de ce terme qui
suggère qu’une (ou des) grande(s) puissance(s) apporte(nt) en ces lieux
de barbarie l’apaisement de la civilisation. C’est oublier que, sur ces
terres balkaniques, trois empires (turc, austro-hongrois, soviétique) sont
passés, mais qu’aucun n’est jamais parvenu à placer sous ses lois
l’ensemble de ces peuples (à l’exception de l’empire Ottoman, et
encore pour un temps assez bref).
Pour imposer une solution
impériale durable, il faut des moyens, de la puissance, une certaine
obstination et aucune réticence lorsqu’il s’agit d’avoir recours à
la force. Bref, quand l’agitation devient excessive, il faut savoir avec
doigté réprimer, juste assez mais pas trop. L’Union européenne est-elle
capable d’une telle tâche ? La société hyper-médiatique peut-elle
se permettre cette indifférence à l’événement ? Il ne faut pas
exclure cette hypothèse, mais cela suppose une très grande capacité
coordonnée de gestion informationnelle et communicationnelle des
situations.
Quant à la résolution
des problèmes sur le terrain, rappelons que Britanniques et Français ont
vu leur puissance s’émousser continûment au Proche-Orient de 1919 à
1956. Le relais n’est pris par les États-Unis qu’en raison de l’intérêt
économique considérable de la zone et de la relation très particulière
à l’émigration israélienne. La question des intérêts européens et
américains dans la région des Balkans, dont les richesses naturelles
sont limitées, et dont les communautés expatriées sont peu influentes, se
pose en des termes évidemment très différents. Comment faire alors apparaître
comme nécessaire aux yeux des opinions publiques européennes l’envoi
dans cette zone d’une présence militaire dont le coût humain et
financier serait inévitablement élevé ?
On
peut donc tenir pour acquise l’existence d’un
double
agenda européen qui fait
de l’impérieuse nécessité d’une tutelle sur les Balkans le moteur de
la construction de la PESC et de l’IESD. La France cherche à profiter de
l’occasion pour imposer sa vision de l’Europe de la défense. La
nomination de M. Solana en juin 1999 à Cologne, constitue-elle le meilleur
choix dans cette perspective ? L’ancien secrétaire général de
l’OTAN peut-il devenir l’homme de l’Europe-puissance que la France,
tantôt suivie, tantôt abandonnée à sa solitude, appelle constamment de
ses voeux ? En décembre 1998, le rapprochement franco-britannique de
Saint-Malo a contribué à orienter la position française à Rambouillet en
faveur du déclenchement de la guerre. Mais, à ce jour, rien ne prouve que
Français et Britanniques partagent réellement les mêmes objectifs dans
l’édification de l’Europe de la défense ; les divergences, en
particulier quant au rôle de l’OTAN, n’ont pas toutes été abolies à
Saint-Malo.
Les mesures adoptées sur
le plan de la méthode, lors du sommet des ministres de la Défense de février
2000 au Portugal, et l’établissement du COPSI, à Bruxelles, marquent
incontestablement une avancée, mais à pas si mesurés que l’on peut se
demander si l’impulsion donnée est bien suffisante.
Historiquement, une
communauté de destin, surtout lorsqu’elle est supra-nationale, ne se
construit que dans le sang et l’adversité, en un combat commun pour ou
contre un homme ou une idée. La pâte européenne lève dans le pétrin
yougoslave ; mais quel pétrin !
La
question fondamentale demeure : l’Europe occidentale est-elle prête
à payer le prix humain et financier de ses ambitions militaires ?
Quand on songe aux réticences qu’ont manifestées les Allemands de
l’Ouest pour contribuer à la reconstruction de la RDA, on ne peut manquer
de s’interroger. Quand on constate l’état de l’opinion publique et le
succès du thème du “zéro mort”, on se demande aussi comment on pourra
résoudre par des technologies de plus en plus coûteuses le problème posé
par la volonté d’économiser des vies humaines. Peut-on fonder une unité
politique par des guerres optionnelles ? L’Empire allemand s’est bâti
contre la France dans une guerre autrement plus essentielle …
Niveau 3 : l’OTAN
L’OTAN lutte moins pour
justifier son existence dans le présent que pour définir son rôle dans le
futur. Dans les Balkans et au Kosovo, elle joue, sans l’avoir prévu, son
devenir. Cette formidable organisation militaire se trouve à la croisée
des chemins : elle peut jouer soit un rôle européen au service des
Européens et de leurs alliés Américains, soit un rôle mondial au service
des États-Unis et de leurs alliés européens.
C’est en fait le retour
d’un vieux dilemme stratégique : défense de l’Europe ou défense
dans l’Europe. Il se pose toutefois en des termes différents, car il ne
s’agit plus de la défense d’une partie de l’Europe contre une autre
mais bien de la stabilisation d’une Europe intra-muros.
Toutefois, une ambiguïté résiduelle subsiste dans la définition de la
menace : la Russie fait encore peur. Or, tant que les Européens ne
seront pas en mesure de se défaire de l’anxiété russe, rien ne bougera
vraiment. Pour alléger ce poids trois voies se présentent :
-
l’édification d’une force européenne classique assez robuste
pour faire face à toute éventualité ;
-
la mise sur pied d’une capacité de dissuasion nucléaire européenne
additionnelle et complémentaire ;
-
l’amélioration des relations Union européenne - Russie, de telle
manière qu’une alliance soit envisageable sous forme d’un pacte de
stabilité soutenu par des liens économiques mutuellement intéressants.
Les
relations entre ces trois acteurs, défendant chacun leurs propres intérêts,
se compliquent encore un peu plus si l’on considère la grande différence
des vitesse de fonctionnement. D’un côté, nous trouvons deux rythmes de
bureaucraties lourdes : l’OTAN et l’Union européenne, cette dernière
ne disposant même pas encore des mécanismes institutionnels civils et
militaires permettant de réagir dans l’instant à des situations conflictuelles.
De l’autre côté, les acteurs locaux impliqués directement dans le
conflit du Kosovo (le pouvoir de Belgrade, l’UCK, pour ne citer qu’eux),
qui, s’ils sont loin d’être exempts de contradictions internes, sont
d’autant plus rapides qu’ils ne s’embarrassent guère de procédures démocratiques.
On réalise sans peine que la collision de ces différentiels de
fonctionnement calendaire ne devrait pas manquer de créer des surprises.
Le jeu
des États-Unis
Sans s’impliquer
directement par les moyens et par les hommes (y compris des troupes au sol),
la puissance américaine peut-elle arbitrer de loin et de très haut ?
La recherche d’un rôle d’intermédiaire (broker,
facilitator) indispensable et
irremplaçable dans les zones où existent des intérêts stratégiques très
importants, presque vitaux, conduit à penser que les États-Unis ne voient
pas d’un mauvais oeil la pérennisation de conflits qui absorbent les
puissances régionales, de telle sorte qu’aucune grande puissance n’y
affirme sa suprématie. L’Iraq, la Corée du Nord, la Serbie, autant de rogue
states qu’il fait bon pointer du doigt en sachant bien que régionalement,
il est pratiquement impossible de résoudre une bonne fois pour toutes le
problème. Aucune puissance dominante en Asie, aucune en Europe (et surtout
pas l’Union européenne elle-même), aucune puissance dominante au
Moyen-Orient et dans le Golfe, ce qui laisse la voie libre à Israël. Ce
schéma trop simpliste suppose que les États-Unis disposent d’une capacité
militaire et diplomatique de gestion simultanée de toutes ces situations
conflictuelles. Les risques de dérapage sont permanents, et au premier
faux-pas grave les équilibres peuvent se rompre en défaveur des États-Unis
ou des alliances régionales, telles que l’OTAN.
Une telle stratégie
exige un Exécutif puissant et une direction ferme. La présidence des bons
vieux temps n’est plus de mise. L’erreur de Bill Clinton est d’avoir
cru à un possible du “laissez-faire” qui s’est traduite par une ligne
diplomatique molle (celle de Warren Christopher) ou velléitaire (celle de
Madeleine Albright). C’était laisser à la bureaucratie du Pentagone le
champ libre pour imposer des choix plus organisationnels que stratégiques,
situation aggravée par les assauts d’un Congrès républicain animé
d’une formidable volonté de nuisance. En laissant la situation se détériorer
et en favorisant, au moins par défaut, les guerres de démembrement de la
Yougoslavie, les États-Unis ont mis l’OTAN en difficulté et fragilisé
leur leadership.
Les annonces de Strobe
Talbott, en charge auprès de Mme Albright du dossier russo-balkanique,
n’ont rien qui permette de calmer le jeu, et ne font même qu’attiser
les tensions en laissant tout le monde dans l’expectative et en ouvrant la
porte à un droit à l’interprétation par le fait. Trois exemples :
-
“nous interviendrons mais pas tout le temps ni partout”25 ;
-
“nous ne paierons plus pour des interventions dans des zones où
nos alliés ont des intérêts plus immédiatement vitaux que les nôtres”26 ;
-
“nous sommes contre l’indépendance du Kosovo et la formation
d’une Grande Albanie, car cette évolution serait porteuse de risques
graves de déstabilisation en Macédoine et au Monténégro”.
Pourtant, quinze jours plus tard, le même Talbott remarque “qu’il
faudra bien tenir compte des réalités”.
Le dernier problème, et
non des moindres, posé aux États-Unis par la guerre du Kosovo est celui de
la validité de leur stratégie militaire. Depuis la Bottom
Up Review de 1993, confirmée par les examens successifs, et notamment
par la QDR27,
l’engagement simultané et victorieux sur deux théâtres régionaux
(Iraq plus Corée du Nord par exemple) sert de principe directeur à la
politique militaire américaine. Alors que nombre de critiques nient la réalité
de cette capacité, est-il possible de croire à la possibilité d’un
troisième engagement simultané dans les Balkans ? C’est la raison
pour laquelle il semble indispensable de pouvoir disposer d’un apport
européen. Mais au service de quoi et de qui ? De la liberté
d’action mondiale des États-Unis ou de l’affirmation d’un pôle de
puissance européen ?
Le Kosovo est un pion
dans ce jeu engagé pour la hiérarchie des puissances du xxie
siècle ; mais quel Kosovar pourra jamais comprendre et surtout
accepter cette situation ?
________
Notes:
2
Sur l’existence et la portée de ces explications, voir l’article
de Pierre de Villemarest dans Renseignement
et opérations spéciales, L’Harmattan, n° 2, juillet/août
1999, qui suggère une collusion entre MM. Eagleberger et Scowcroft, membres
importants de l’administration Bush, et des compagnies américaines ayant
des intérêts en Serbie. Beaucoup plus fantaisiste est l’ouvrage habituel
de M. Éric Laurent, le premier paru sur les guerres du Koweit puis du
Kosovo.
22
Voir la déposition fracassante du général Michael Short devant le
Congrès octobre 1999. Or le général exprime un point de vue partagé par
toute l’école américaine. L’amiral Leighton Smith qui commanda en
Bosnie portait en juin 1999 un jugement encore moins tempéré : “on
enseignera le Kosovo pour expliquer aux officiers tout ce qu’il ne faut
pas faire” (déclaration en présence de l’un des auteurs). Quant à
von Naumann qui quittait normalement ses fonctions, il profita de
l’occasion pour dire ce qu’il pensait de la cohérence de la stratégie
adoptée, en des termes rares chez les officiers allemands en poste à
l’OTAN.
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