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L’ORGANISATION
DES NATIONS UNIES DANS LA CRISE DU KOSOVO : UNE ABSENCE VOLONTAIRE ET
SOUHAITEE PAR LES ÉTATS
Alexandra Novosseloff
La crise du Kosovo est, à bien des égards, un révélateur, non
seulement des difficultés rencontrées ces dernières années par le
Conseil de sécurité pour s’affirmer en tant qu’organe pertinent de
gestion des conflits, mais également des méthodes de résolution des
conflits de ce qu’il convient d’appeler, faute d’expression plus
appropriée, la “communauté internationale”1.
Cette crise a été gérée par une “communauté internationale” en
perte de repères et qui se cherche. Elle renferme dans son déroulement
tous les paradoxes et tous les problèmes de la vie internationale de
l’après-guerre froide.
Elle a constitué le
point culminant de la marginalisation de l’ONU au sein du système
international, en même temps que son point d’arrêt. La “communauté
internationale” qui, dans un premier temps, a contourné le Conseil de sécurité,
est revenue ensuite vers lui pour poser les bases du règlement de l’après-guerre
et légitimer ex post son action
coercitive envers un État membre de l’Organisation. Au passage, cette
attitude et cette façon de faire mettent en question l’utilité du système
des Nations unies et de son organe décisionnel dans le domaine du maintien
de la paix, le Conseil de sécurité.
Pour tenter de régler
cette crise, la “communauté internationale” intervient à l’intérieur
des frontières d’un État souverain, sans pour autant remettre en cause
le principe de l’intangibilité des frontières. L’intervention des
pays membres de l’OTAN est, de ce point de vue, un cas unique dans
l’histoire de l’après-Seconde Guerre mondiale : elle est déclenchée
contre un pays qui n’a pas commis d’agression en dehors de ses frontières.
Comme le dit Richard Holbrooke, “c’est
bien la première fois qu’une organisation militaire revendique le droit
d’intervenir militairement, à l’intérieur d’un pays souverain, pour
protéger la population de ce pays contre ses propres dirigeants”2.
Pour autant, beaucoup n’ont voulu voir dans cette action qu’une
“exception” permise par les circonstances : l’horreur des
massacres et de l’épuration ethnique ; l’élaboration en cours
d’un nouveau rôle pour l’OTAN, qui s’accompagne de la volonté de légitimer
l’existence de l’organisation dans le monde de l’après-guerre
froide, et la volonté d’étendre son champ d’action ;
l’antipathie suscitée par la personnalité du président yougoslave ;
les intérêts des Européens à stabiliser les Balkans et à ne pas rééditer
les échecs et les atermoiements de Bosnie, donc de réparer, dans une
certaine mesure, les erreurs du passé3 ;
le problème des réfugiés que l’Europe ne voulait pas voir déferler sur
son sol ; avec en toile de fond la crainte de l’émergence des
nationalismes au sein de l’ex-Empire soviétique, en particulier dans le
Caucase et en Asie centrale musulmane.
Dans cette crise, les États
se heurtent également au problème de la reconnaissance des minorités au
sein d’un État souverain, reconnaissance qui conduit irrémédiablement
et inéluctablement (malgré ce qu’affirment les
diplomates) à l’indépendance et à la formation d’un nouvel État4.
Dans son origine, la question du Kosovo pose le problème de la prévention,
du traitement des crises ayant des incidences internationales et du délai
de réaction de la “communauté internationale” (dix ans dans le cas présent).
Quelles sont les modalités d’intervention de la “communauté
internationale” au stade de la crise ? Une population est-elle obligée
de prendre les armes pour voir son problème reconnu ? Quels ont été
les facteurs qui ont permis et poussé la “communauté internationale”
à intervenir là et pas ailleurs, notamment dans des conflits larvés
similaires (Kurdistan, Tibet, Tchétchénie, Sud Soudan) ?
Nous verrons donc les
raisons pour lesquelles le Conseil de sécurité a été écarté de la
gestion de la crise kosovare et quelles ont été les modalités de
contournement du Conseil. Le point d’aboutissement de ce processus a été
le déclenchement de frappes aériennes sur la Serbie et le Kosovo, le 24
mars 1999. Que signifie cette action coercitive menée, sans autorisation du
Conseil de sécurité de l’ONU, par une organisation régionale ?
Constitue-t-elle un précédent et représente-t-elle une nouvelle modalité
d’intervention de la part de la “communauté internationale” ?
L’opération de restauration de la paix menée par l’OTAN peut-elle
constituer un modèle d’intervention pour la “communauté
internationale”, est-elle un précédent ou alors un cas isolé qui
n’est pas susceptible de se reproduire ? La “communauté
internationale” agirait-elle selon de nouveaux principes, moins orientés
vers les intérêts nationaux de tel ou tel État ? Quelle a été la
voix de l’ONU pendant les deux mois de campagne aérienne ? Pourquoi
l’ONU a-t-elle fini par s’imposer et obtenir le règlement des problèmes
de l’après-guerre ? Cela découle-t-il encore de la logique selon
laquelle le règlement des situations conflictuelles inextricables et
insolubles est confié à l’Organisation mondiale ? Enfin, quels
sont les enseignements de cette intervention pour l’ONU, pour la gestion
des conflits et pour la configuration du système international
d’aujourd’hui ? Que nous enseigne cette guerre (qui ne voulait pas
dire son nom) sur la conflictualité du monde actuel ? Les réponses à
ces questions sont autant d’étapes de la crise qui révèlent
l’inadaptation des méthodes employées par la “communauté
internationale”, pour résoudre les crises complexes de cette fin de siècle.
Un
Conseil de sécurité divisé, marginalisé
et contourné
L’une
des premières raisons de la marginalisation et du contournement du
Conseil de sécurité est sa division profonde sur le traitement à réserver
à la crise du Kosovo, dont il est saisi depuis le printemps 1998, suite aux
lettres adressées (le 31 mars) à son président par le Représentant
permanent adjoint du Royaume-Uni et par le Représentant permanent des États-Unis.
Le clivage existe entre la Russie et la Chine, d’une part, et les
Occidentaux (groupe appelé au sein de l’ONU le “Permanent 3” ou
“P3”), d’autre part.
La position des membres permanents du
Conseil
de sécurité
La Fédération de Russie
et la Chine ont, depuis 1997-1998, réinvesti dans la fonction et le rôle
du Conseil de sécurité, organe qui redevient pour elles l’un de leurs
premiers moyens d’influence. Ces deux pays se comportent souvent comme les
porte-parole du mouvement des non-alignés, des “non Occidentaux”. La
Russie et la Chine n’hésitent plus à exprimer publiquement leur désaccord.
Elles restent, en outre, fermement attachées à la conception classique
du rôle de l’ONU dans le domaine du maintien de la paix (non-ingérence
dans les affaires intérieures d’un État, règlement pacifique des différends,
restriction de l’usage de la force, égalité souveraine des États-membres).
Ainsi, pour la Chine, le conflit au Kosovo reste une affaire intérieure,
hors de la compétence du Conseil de sécurité. Elle ne veut en aucun cas
qu’une intervention de la “communauté internationale” dans le
conflit du Kosovo ne constitue un précédent utilisable ailleurs5.
La Russie reconnaît la
politique néfaste et déstabilisatrice du Président Milosevic pour
l’ensemble de la région balkanique, mais ne peut, au nom de la solidarité
orthodoxe et face à son opinion publique, approuver les menaces de
coercition des Occidentaux. La Russie s’est donc, depuis le début,
opposée à l’adoption d’une résolution autorisant l’usage éventuel
de la force par l’OTAN. Toutefois, sa marge de manœuvre est gênée par
sa situation économique et sa dépendance vis-à-vis
des crédits du Fonds monétaire international. Les Russes ont dû adopter
une politique d’équilibristes entre la volonté de préserver leur coopération
avec les Occidentaux, la désapprobation, tant des pratiques de Milosevic
que des frappes aériennes de l’OTAN, et son soutien envers la population
serbe. Hubert Védrine explique la politique des Russes pendant cette crise :
“Les Russes ne voulaient pas être
associés à tout ce que nous décidions, notamment, au début, sur les
sanctions contre la Yougoslavie, mais voulaient travailler avec nous et
garder leur cap stratégique. Il y a eu désaccord avec eux, et non rupture.
Nous n’avions aucun doute sur le fait qu’au bout du compte les Russes
feraient prévaloir leurs intérêts stratégiques à long terme, fondés
sur un rapprochement avec l’Occident. Ils n’avaient aucune raison de le
remettre en cause pour soutenir un despote balkanique. C’était très
compliqué à gérer pour eux, mais nous n'avons jamais eu de doute sur le
choix final d’Eltsine”.6
La Chine et la Russie
sont donc restées fermement opposées au vote de toute résolution
autorisant l’utilisation de la force contre la Serbie. Le problème est
que les autres pays membres permanents, en particulier les Européens, ont
souhaité entreprendre une action de fermeté à l’encontre du président
yougoslave. Au sein du “P3”, une différence de “sensibilité”
existe entre la France, d’une part, qui souhaite une autorisation du
Conseil de sécurité et que l’OTAN ne se présente qu’en tant que
“prestataire de services” pour appuyer une stratégie définie dans
d’autres enceintes internationales, et les États-Unis et le Royaume-Uni,
d’autre part, pour lesquels le Conseil de sécurité ne constitue plus un
passage obligé pour une intervention armée. Il en avait déjà été
ainsi, en décembre 1998, pour l’opération “Renard du Désert”7.
Alors pourquoi ne pas réitérer ce même schéma ? Les États-Unis,
surtout, tiennent à garder une liberté de décision et d’action dans la
gestion de toute crise ; ils ne veulent pas se laisser enfermer dans
une situation et être freinés par l’absence de consensus au sein du
Conseil de sécurité.
Il existait donc une
division entre les membres permanents du Conseil, sur la forme à donner à
une action à l’encontre du régime de Milosevic et de ses exactions, sur
la façon de mener cette action et sur l’organisation internationale qui
devait exécuter cette action (ONU, OTAN, OSCE, UEO). Il y avait également
un rapport de forces politique disproportionné entre une Russie économiquement
dépendante de “l’Ouest”, une Chine distante qui ne se prononce que
sur la forme de l’action, les États-Unis, puissance dominatrice,
autoritaire et critique envers l’ONU, et la France et le Royaume-Uni qui
ne veulent (ou ne peuvent) rien entreprendre sur le plan militaire sans
leurs alliés américains. Les lignes de fracture étaient trop nettes pour
que le Conseil de sécurité puisse adopter un consensus et éviter le droit
de veto de l’un ou l’autre de ses membres permanents. Les États-membres
du Conseil les plus déterminés à agir ont donc dû, parallèlement puis
exclusivement, se tourner vers d’autres instances de négociation et
d’action, pour chercher des solutions à la crise du Kosovo.
Un processus de décision en dehors du
Conseil de sécurité
La tendance de la négociation
internationale actuelle et de la diplomatie multilatérale est le travail
par groupes informels et consultations multiples. Le pragmatisme prime avant
tout. Les textes ne sont là que pour rassurer et donner un cadre
d’action. Comme le dit Marie-Claude Smouts, “un
véritable “bricolage” institutionnel est en voie de constitution, sans
acte fondateur, sans définition a priori des membres participants et sans
mission préétablie”8.
Le processus de décision qui a eu lieu pour gérer la crise du Kosovo a
poussé ces tendances à leur paroxysme.
Pour l’ensemble de la
gestion de la crise, les instances informelles de négociation telles que
le Groupe de contact (États-Unis, France, Allemagne, Royaume-Uni, Italie,
Russie), le G7/G89,
les rencontres entre chefs d'État et de gouvernement, ont toujours pesé
d’un plus grand poids que les consultations informelles de New York10.
Ainsi, ce n’est plus seulement l’exécution de l’action décidée par
le Conseil de sécurité qui s’effectue en dehors de cet organe (comme ce
fut le cas au Rwanda, en Albanie, en Somalie, en Haïti lors de la délégation
par le Conseil de l’exécution d’une décision à une coalition d'États),
mais le processus même qui mène à la décision. Ainsi que le souligne un
rapport d’information du Sénat, “la
crise du Kosovo a favorisé l’appropriation, par des instances
diplomatiques comme le groupe de contact et le G8, du rôle de régulateur
des confits traditionnellement dévolu au Conseil de sécurité des Nations
Unies”11.
En définitive, le Conseil de sécurité n’a fait qu’enregistrer les négociations
menées et les résultats obtenus en dehors de l’enceinte de l’ONU. Un
accord diplomatique n’a jamais été négocié à New York ; il ne
passait devant le Conseil de sécurité qu’au moment où il faisait déjà
l’objet d’un consensus ailleurs. Les seules consultations entre membres
du Conseil consistaient à s’assurer que le texte en question ne ferait
pas l’objet d’un veto. Comme le dit très justement le rapport
d’information du Sénat, les résolutions votées pendant la crise “donnent
le sentiment que le Conseil de sécurité de l’ONU a été davantage
cantonné dans un rôle quasi “notarial” d’entérinement de décisions
prises dans d’autres enceintes plus réduites ou informelles, qu’il
n’a initié ou décidé lui-même des mesures qu’il aurait été chargé
lui-même de mettre en œuvre”12.
C’est ainsi que le
Conseil de sécurité a été ignoré lors de la phase des négociations
politiques entre les parties en présence et les représentants de la
“communauté internationale”, et écarté du processus diplomatique qui
a mené à la Conférence de Rambouillet en février 1999.
Une négociation inachevée
L’OTAN est
progressivement apparue comme une évidence en tant qu’actrice militaire
du processus de négociation. Elle a été saisie, en juin 1998, et “avant
même le déclenchement de l’action militaire, a pris une place
importante, en s’impliquant comme “soutien” à l’action
diplomatique, en décidant de développer progressivement une capacité de
menace militaire dans l’hypothèse d’un échec du processus de négociations
qui serait imputable aux responsables yougoslaves”13.
L’OTAN s’est imposée parce qu’elle est l’organisation militaire la
plus intégrée du continent européen ; elle est la seule à travers
laquelle les États-Unis veulent bien intervenir (puisqu’ils la contrôlent
entièrement) ; elle est également “par
défaut, la seule organisation capable de mener des opérations complexes,
à caractère coercitif notamment”14 ;
enfin, elle a montré son efficacité en Bosnie-Herzégovine à partir de
1995-1996 (avec l’IFOR et la SFOR). On peut noter que ces opérations,
comme celle menée au Kosovo, se situent hors de la zone géographique définie
par le Traité de Washington15.
Dans tous les cas il s’agit, notamment pour les Américains, de re-légitimer
le rôle de l’OTAN dans l’après-guerre froide, après la disparition de
l’ennemi soviétique qui avait été, pendant quarante ans, sa raison
d’être et le ciment entre ses États-membres.
Avec l’OTAN, les négociateurs
occidentaux disposaient d’un bâton, d’un moyen de pression conséquent
qui peut rendre crédibles les ultimatums adressés au président
yougoslave (octobre 1998 et mars 1999). Mais c’est aussi une arme
diplomatique qui, paradoxalement, les empêche d’être patients, de tester
toutes les combinaisons possibles et de pousser le processus de négociation
jusqu’au bout. Ainsi que le démontre Bernard Adam, “la
négociation n’a pas été réalisée de manière suffisamment
rationnelle et patiente. Trois éléments peuvent être avancés. Primo,
le texte présenté aurait pu être amendé quelque peu sur le volet
politique sans changer les objectifs principaux. Secundo,
la rigidité des Occidentaux sur le volet militaire qui impliquait, sous la
pression américaine, un déploiement de forces de l’OTAN, aurait pu être
tempérée par une proposition de mise en place d’une force sous l’égide
de l’ONU ou de l’OSCE, dans laquelle l’OTAN aurait pu jouer un rôle
majeur. Tertio, tant sur le volet
politique que militaire, la médiation de la Russie aurait pu être
davantage sollicitée par les Occidentaux”16.
Il semble, en effet, que les Occidentaux aient posé des conditions presque
inacceptables pour un pays souverain. Selon Thierry de Montbrial, “il
y a eu un ultimatum mais pas de véritables négociations. Le texte de
Rambouillet comprend certaines clauses, par exemple, les clauses n° 7 et 8
qui transformaient non pas le Kosovo, mais la totalité du territoire de la
Yougoslavie, dans son sens actuel, en un protectorat militaire de l’OTAN”17.
Enfin, les Occidentaux, et surtout les Américains, ont favorisé une partie
au conflit (les représentants albanais du Kosovo) au détriment de
l’autre.
Dans cette affaire,
l’OTAN n’a accompli qu’un rôle militaire, jamais un rôle politique18.
Ainsi, son rôle principal a-t-il été de renforcer son dispositif
militaire au fur et à mesure des impasses politiques et diplomatiques, et
de préparer des scénarios d’intervention. Il faut noter que, parmi les
scénarios envisagés par l’OTAN, l’option d’une guerre au sol n’a
jamais été qu’une hypothèse d’école. La France et l’Allemagne
s’y sont opposées d’entrée de jeu, et Washington n’a jamais cru
qu’il serait possible d’obtenir un feu vert du Congrès19.
Le tournant de la crise,
c’est le massacre de Racak qui va faire prendre conscience, notamment aux
Américains, que Milosevic est bien décidé, quoi qu’il dise, à réprimer
l’UCK, et que la situation au Kosovo se dégrade20.
Les vérificateurs de l’OSCE quittent le Kosovo à partir du 19 mars 1999,
après le blocage des négociations de paix par la partie serbe. Les Serbes
massent alors leurs troupes aux frontières du Kosovo, dans le but
d’obtenir le départ d’une partie des Albanais et d’aboutir à une répartition
de la province. L’OTAN déclenche les frappes aériennes le 24 mars 199921.
Ainsi, tout le processus
de décision et de négociation montre que, “privé
de réelle initiative en amont des négociations, le Conseil de sécurité
s’est également vu quelque peu déposséder, en aval, de compétences
qu’il avait tenté d’exercer dans les précédentes opérations de
maintien de la paix, en gérant alors directement la mise en œuvre
militaire de ces résolutions”22.
On peut ajouter, avec l’ambassadeur André Lewin : “agir
dans un autre cadre [que
l’ONU], c’est contribuer
à marginaliser les Nations unies en détournant l’un de ses mécanismes
essentiels et montrer qu’on ne lui fait pas confiance ; c’est
aussi, il est vrai, avouer implicitement que l’action entreprise est trop
partiale pour qu’on puisse espérer une approbation de la communauté
internationale toute entière”23.
La
substitution de l’OTAN à l’ONU :
Une action dans “l’illégalité légitime”
Une organisation régionale
peut-elle mener une action coercitive sans un mandat de l’ONU ?
Selon l’Article 53 du Chapitre VIII de la Charte, aucune
action coercitive ne peut
être entreprise en vertu
d’accords régionaux ou par des organismes régionaux sans
l’autorisation du Conseil de sécurité. Or, l’action entreprise par
l’OTAN24
est exactement contraire à cette disposition et à son propre traité qui
stipule, dans son Article 7 : Le
présent Traité n’affecte pas et ne sera pas interprété comme affectant
en aucune façon les droits et obligations découlant de la Charte pour les
parties qui sont membres des Nations Unies ou la responsabilité primordiale
du Conseil de sécurité dans le maintien de la paix et de la sécurité
internationales. Cette primauté du Conseil de sécurité a
d’ailleurs été rappelée dans le nouveau concept stratégique de
l’OTAN, adopté à Washington en avril 1999 : “Le
Conseil de sécurité des Nations unies assume la principale responsabilité
quant au maintien de la paix et de la sécurité internationales et, à ce
titre, joue un rôle crucial en contribuant à la sécurité et à la
stabilité dans la région euro-atlantique”. L’adjectif
“principal” est le mot clé de ce texte. Il donne un droit implicite à
l’OTAN pour contourner le Conseil de sécurité, car “responsabilité
principale” ne veut pas dire “responsabilité exclusive”. Cette précision
quant à la fonction de gardien de la paix remplie par le Conseil de sécurité,
a été voulue par la France, mais elle reste suffisamment vague pour
laisser une très grande marge d’appréciation. Dans le cas de l’action
armée entreprise pour régler le conflit du Kosovo, l’auto-saisine de
l’OTAN est donc illégale, sans être pour autant illégitime sur le plan
politique.
Le Conseil de sécurité
n’a jamais été divisé sur le fait qu’une action déterminée devait
être menée pour résoudre la crise du Kosovo ; en revanche, il l’a
profondément été sur la manière de parvenir à ce résultat.
Il n’en a pas moins
adopté un certain nombre de résolutions (au titre du Chapitre VII) et de déclarations
présidentielles, qui enjoignaient le Président Milosevic de mettre fin aux
exactions commises au Kosovo et d’offrir
à la communauté albanaise kosovare un véritable processus politique
(S/RES/1160). Le Conseil a décidé un embargo sur les armements et appuyé
la mission de vérification de l’OSCE (S/RES/1203)25.
Il faut noter qu’un autre embargo (sur le pétrole) sera décrété par la
suite, non par l’ONU mais par l’OTAN et l’Union européenne, et ce après
le début des frappes aériennes, ce qui renverse tout le système de
mesures coercitives graduées prévu par la Charte des Nations unies.
Par la résolution 1199
du 23 septembre 1998, le Conseil envisage de prendre de nouvelles
dispositions et des mesures additionnelles pour maintenir la paix dans
la région. Par ces dispositions, il menace les autorités serbes, mais
“n’impose aucune sanction ni aucune mesure de force”26.
Or, c’est cette résolution que les Occidentaux prennent comme base légale
“pour légitimer un éventuel recours à la force”27.
C’est une interprétation très large et très libre du texte de la résolution
du Conseil28.
Ce n’est pas la première fois que le Conseil de sécurité utilise ce
genre de formule de menace dans ses résolutions, mais c’est la première
fois qu’elle est interprétée de la sorte29.
Ces résolutions ne
donnent donc aucun feu vert explicite, ni même implicite, pour déclencher
les frappes aériennes de l’OTAN. Condamner les faits ne signifie pas
engager une action. La légalité de l’action militaire menée par
l’OTAN est donc contestable au plan du droit international. Pour autant,
elle a trouvé sa légitimité sur le plan politique et humanitaire et dans
le concept d’intervention d’humanité30.
Il était, en effet, acquis que quelque chose devait être entrepris pour
arrêter l’épuration ethnique au Kosovo et la catastrophe humanitaire qui
en découlait. Selon Claire Tréan, “la
véritable légitimité est d’ordre politique : c’est ne pas tolérer,
sauf à renoncer à tout, que le dernier dictateur en Europe continue son œuvre
destructrice et déstabilisatrice”31.
La forme donnée à l’action est, en revanche, plus critiquable.
Le Conseil de sécurité
a débattu, mais de façon très timide, de la situation au Kosovo après le
déclenchement des frappes de l’OTAN. Le correspondant du journal Libération
relate que “pour éviter tout
conflit, le Conseil avait préféré consacrer ses premières heures de
travail à discuter de ... la Guinée-Bissau”32.
Les pays membres du Conseil opposés à l’intervention avaient, eux-mêmes,
pris bien soin d’éviter que la question ne soit soulevée avant le déclenchement
de l’offensive militaire, craignant qu’un débat avant l’opération
militaire ne souligne leur impuissance et la marginalisation de l’ONU.
Malgré son opposition à l’intervention de l’OTAN, la Chine, qui présidait
le Conseil, s’était abstenue de proposer un changement d’ordre du
jour. Et les Russes eux-mêmes, malgré leur violente dénonciation de
l’opération, ont soigneusement attendu qu’elle soit en cours pour
demander l’ouverture d’un débat33.
Ainsi, dans les jours qui suivent le déclenchement de l’opération
“Force déterminée”, le Conseil de sécurité rejette à une large
majorité un projet de résolution présenté par la Russie, exigeant “un
arrêt immédiat” des frappes de l’OTAN contre la Yougoslavie. Le projet
russe n’a recueilli que trois voix (Chine, Namibie, Russie) sur quinze,
alors qu’une majorité de neuf voix est nécessaire à son adoption34.
Pour Bruno Racine, “cette position
– pas de mandat explicite et rejet de toute condamnation – reflète la
nature politique ambiguë qui est aujourd’hui celle des rapports entre la
Russie, la Chine et l’Occident”35.
Cette position est aussi une approbation implicite de l’action engagée
par l’OTAN.
En définitive, et dans
une certaine mesure, la substitution de l’OTAN à l’ONU s’est faite
sans grandes protestations, comme si un consensus non-dit existait sur le
fait que l’ONU était définitivement incapable de gérer et de mener
une action militaire de cet ordre. L’ONU s’est d’ailleurs également
fait dépasser sur le plan humanitaire, l’OTAN construisant ses camps de réfugiés
plus vite que le HCR.
La gestion de la crise du
Kosovo a donc entériné le fait qu’une résolution du Conseil de sécurité
autorisant une action coercitive n’est même plus considérée comme
obligatoire. On a pu également constater une substitution de fait de
l’OTAN, alliance régionale et instrument de légitime défense
collective, à l’ONU, organisation internationale universelle, afin de
mettre en œuvre “un concept de sécurité
collective élargi, au nom de valeurs universelles”. Comme le fait
remarquer Serge Sur, “l’élargissement
matériel de la sécurité collective se double alors d’une substitution
institutionnelle, sans que le droit qui les régit soit formellement modifié.
Un tel bricolage ne peut qu’engendrer une confusion générale, que l’on
peut espérer provisoire”36.
Sur ce point, les États-Unis
sont très francs depuis le milieu des années 199037.
À la question de savoir si “l’OTAN
du xxie siècle
devra toujours disposer d’un mandat précis du Conseil de sécurité de
l’ONU pour agir”, la Secrétaire d'État, Madeleine Albright répond :
“non” : “L’Alliance ne
peut pas être l’otage du veto de tel ou tel pays contre une opération,
car, dans une telle hypothèse, l’OTAN ne serait plus qu’une simple
filiale de l’ONU. (...) Il serait parfait, en théorie, d’obtenir à
chaque fois un vote à l’ONU, mais en pratique cela ne marche pas. Il me
semble qu’il est donc très important pour nous d’être capables
d’agir quand c’est nécessaire tout en essayant d’obtenir le soutien
de l’ONU quand c’est possible”38.
Les États-Unis ne croient donc, ni à la possible mise en œuvre du
Chapitre VIII de la Charte des Nations unies, ni au rôle de l’ONU dans le
domaine du maintien de la paix et de la résolution des conflits. Certes, on
peut ressasser indéfiniment la question des échecs de l’ONU en Bosnie et
ailleurs, sans en désigner les véritables responsables, mais l’OTAN
a-t-elle fait mieux dans ce domaine ?39
D’ailleurs, ne peut-on voir, dans cette critique de l’Organisation
mondiale, une critique plus large de l’ensemble des organisations multilatérales,
y compris de l’OTAN ?
Il semble, en effet, que
l’action engagée au Kosovo ait été menée, plus par des États de façon
individuelle, que par une coalition comprenant l’ensemble des États de
l’Alliance. En effet, la règle du consensus n’a, au sein du Conseil de
l’Atlantique Nord (NAC), pas non plus été entièrement respectée du
fait de l’opposition de l’Italie et de la Grèce (du moins dans les
faits). Il faudrait donc plutôt parler d’une substitution d'États
individuels à une organisation internationale de sécurité. Il existait,
pour gérer la crise au Kosovo, un “directoire informel” des opérations,
réunissant autour des États-Unis les “alliés privilégiés”
(Grande-Bretagne, France, Allemagne) : “à
chaque phase de la guerre, la définition de la ligne politique et militaire
s’effectue par une concertation directe entre les chefs d'État ou de
gouvernement des capitales concernées, le Conseil atlantique et son comité
militaire étant invités à discuter des détails de la mise en œuvre de
cette ligne”40.
Les États les plus
puissants se seraient donc “auto-attribué” un droit d’intervention.
Serait-ce revenir à la conception originale de la Charte, qui veut que les
grandes puissances jouent les “gendarmes du monde” ? Seulement, et
la différence est de taille, cette gestion collective du monde devait se
faire sous le contrôle d’un Conseil de sécurité dans lequel ces
puissances siègent. Cette intervention sans contrôle est donc plutôt une
dérive, non seulement par rapport aux dispositions de la Charte, mais
aussi par rapport aux règles du droit international. Elle est, en outre,
dangereuse, car elle contribue à faire de la gestion de la sécurité
mondiale une affaire de “Blancs anglo-saxons”, ce qui, par là même, la
décrédibilise et accentue le fossé entre le Nord et le Sud. Ainsi que le
dit l’éditorialiste du journal Le
Monde, “on peut comprendre que
l’OTAN ne veuille pas dépendre d’un éventuel veto russe ou chinois
pour agir en situation d’urgence. Mais elle donne désormais
l’impression de vouloir incarner sur la planète un “camp occidental”
qui se situe hors normes, hors légalité internationale. C’est dommage
et sans doute dangereux”41.
L’absence
du Secrétaire général
C’est l’ensemble de
la machine onusienne qui a été mise à l’écart pendant la crise et la
guerre du Kosovo : un Conseil de sécurité contourné, une Assemblée
générale impuissante et un Secrétaire général absent.
C’est l’attitude de
ce dernier qui est peut-être la plus blâmable, le Secrétaire général se
devant d’exprimer haut et fort son désaccord, quand son Organisation se
voit mise sur la touche avec aussi peu d’élégance. On peut dire que le
Secrétaire général n’a ni osé s’élever publiquement contre la mise
à l’écart de son Organisation, ni osé critiquer la forme prise par
l’action coercitive engagée par l’OTAN. Il devait toujours avoir en mémoire
la réprimande américaine à la suite de ses négociations réussies avec
Saddam Hussein, en février et en octobre 1998. Le Secrétaire général
aurait cependant, au cours d’une conversation téléphonique avec
Madeleine Albright, menacé de démissionner pour protester contre le sort réservé
à l’ONU. La Secrétaire d'État l’aurait à son tour menacé de ne pas
le soutenir lors de sa prochaine campagne électorale42.
Très vite, le Secrétaire
général a précisé que l’ONU ne jouait pas un rôle dirigeant dans la
recherche d’une solution du conflit43.
Il a donc rapidement transmis l’affaire à l’OSCE et à l’OTAN, et
n’a pris aucune initiative. Il a, par conséquent, lui-même entériné le
rôle de “blanc-seing” du Conseil de sécurité et celui de l’ONU
comme simple instance de légitimation d’une action conduite en dehors
d’elle. Il a ainsi implicitement approuvé l’action de l’OTAN quand
il a déclaré, à l’annonce du déclenchement des frappes aériennes :
“Il est bien entendu tragique que
la diplomatie ait échoué, mais il y a des fois où l’utilisation de la
force peut être légitime dans la poursuite de la paix”44.
Il a rappelé que le Conseil de sécurité devrait, selon les dispositions
de la Charte, et en particulier celles du Chapitre VIII, “être
impliqué dans toute décision concernant le recours à la force”.
Cependant, il n’a pas critiqué les États de l’OTAN d’avoir agi en
dehors de l’enceinte du Conseil de sécurité. Pour lui, l’ONU n’a pas
de rôle immédiat pour mettre fin aux attaques aériennes. À la question
de savoir s’il voyait un rôle pour lui-même dans cette crise, il a répondu :
“Pas à ce stade, la direction est quelque part ailleurs. Le Groupe de
contact est en tête et à ce stade, je n’ai pas de plans pour
m’impliquer de façon immédiate”45.
À la question : “quel est le
rôle d’un Secrétaire général dans une telle tragédie ?”,
le porte-parole de Kofi Annan répond qu’il peut appeler l’attention du
Conseil de sécurité lorsque le Conseil ne traite pas la question (ce qui
n’est pas le cas pour le Kosovo), qu’il peut user de son autorité
morale pour appeler l’attention de l’opinion publique, mais qu’il
n’a pas d’armée. Il conclut qu’il n’y a pas grand-chose à faire !46
Le Secrétaire général, par la voix de son porte-parole, reconnaît donc
ne pas avoir la capacité militaire de gérer une crise. C’est un aveu
d’impuissance qui prend la forme d’une résignation, alors que le Secrétaire
général doit, au contraire, avoir une voix morale.
Bref, le Secrétaire général
n’a su, ni gérer cette crise,47
ni tenter de s’imposer au moins comme un médiateur crédible et
indispensable. Au milieu des bombardements, il n’a fait que reprendre à
son compte les conditions minimales imposées par l’OTAN et le G8, pour
reprendre le dialogue diplomatique :
-
mettre fin immédiatement à la campagne d’intimidation et
d’expulsion de la population civile ;
-
faire cesser toutes les activités des forces militaires et
paramilitaires au Kosovo et retirer ces forces ;
-
accepter inconditionnellement le retour dans leurs foyers des réfugiés
et de toutes les personnes déplacées ;
-
accepter le déploiement d’une force militaire internationale
pour garantir que le retour des réfugiés se fera dans des conditions de sécurité
et que l’aide humanitaire sera acheminée librement ;
-
permettre à la communauté internationale de vérifier que ces
engagements seront respectés48.
L’action du Secrétaire
général n’a eu que peu d’effet puisqu’il a été mis à l’écart
des négociations de l’après-guerre. Les Américains ont préféré désigner
le représentant finlandais, M. Martti Ahtisaari, pour représenter la
“communauté internationale”49.
La résolution
1244 :
un plan pour une sortie de crise
Au terme de 79 jours de
bombardements ininterrompus et après son inculpation par le Tribunal pénal
international pour “crimes de guerre” et “crimes contre l’humanité”,
le Président Milosevic accepte, le 3 juin 1999, les dix points du plan de
paix du G8. Il est contraint d’accepter ce qu’il avait obstinément
refusé à Rambouillet : une autonomie substantielle d’un Kosovo évacué
par toutes les forces militaires, policières et paramilitaires serbes,
garantie par une force militaire comprenant d’importants contingents de
l’OTAN50.
N’ayant pu donner un cadre légal à l’action militaire, les pays
membres du G8 veulent en obtenir un pour leur plan de paix. Ils se
retournent donc vers l’ONU pour donner un numéro de résolution (1244) à
leur projet. L’ONU est ainsi ramenée dans le jeu politique et
diplomatique, mais à doses homéopathiques et avec beaucoup de limites
imposées par les États. C’est à Bonn, puis à Cologne, que les
ministres des Affaires étrangères du G8 négocient un compromis entre les
positions des Occidentaux et celles de la Russie. La négociation s’est
faite autour d’une proposition française de simultanéité entre les
travaux sur la résolution à New York, et les discussions militaires entre
l’OTAN et la Yougoslavie à Kumanovo.
Intégralement rédigé
au sein du G8, le plan de paix est peu modifié par la suite. Les
amendements proposés la veille de son adoption par la Chine ont été rejetés.
Seule une phrase, dans le préambule du texte, rappelant les
principes et les buts consacrés
par la Charte des Nations unies et la responsabilité
principale du Conseil de sécurité dans le maintien de la paix et la sécurité
internationales est maintenue51.
Le projet de résolution est adopté (avec l’abstention de la Chine), après
que le Secrétaire général de l’OTAN a annoncé la suspension des
bombardements, suite au début vérifié du retrait des troupes serbes du
Kosovo. La résolution réaffirme
l’attachement de tous les États-membres à la souveraineté et à l’intégrité
territoriale de la République fédérale de Yougoslavie et de tous les
autres États de la région. Elle décide
du déploiement au Kosovo, sous l’égide de l’ONU, de présences
internationales civile et de sécurité dotées du matériel et personnel
appropriés, en tant que de besoin ; autorise
les États-membres et les organisations internationales compétentes à établir
la présence internationale de sécurité au Kosovo ;
affirme la nécessité de procéder sans tarder au déploiement rapide de présences
internationales civile et de sécurité efficaces au Kosovo ; et autorise
le Secrétaire général à établir une présence internationale civile au
Kosovo afin d’y assurer une administration intérimaire dans le cadre de
laquelle la population du Kosovo pourra jouir d’une autonomie
substantielle au sein de la République fédérale de Yougoslavie.
Cette résolution, prise
dans le cadre du Chapitre VII, pose donc les bases d’un règlement de la
situation conflictuelle au Kosovo ; elle ne constitue en aucun cas une
légitimation ex post de
l’action de l’OTAN. Comme le dit Serge Sur, elle “n’a
pas de dimension rétrospective” :
“Il l’a plutôt mise entre parenthèses, ne se préoccupant que de
mettre en place ou d’avaliser la période de transition, avec une présence
militaire internationale et administration civile provisoire du Kosovo”52.
Une fois de plus - et c’est là une tendance de ces cinq dernières années
- l’ONU délègue le volet sécurité à ses
États-membres et aux
organisations internationales compétentes sans les citer. Ceci
signifierait-il, de l’aveu même des membres du Conseil de sécurité, que
l’ONU n’est plus compétente pour
les affaires de sécurité ? ! L’ONU est donc cantonnée à la
partie civile de la reconstruction du Kosovo. La Secrétaire d'État avait
d’ailleurs rappelé à Kofi Annan, lors du voyage du Secrétaire général
à Washington, le 7 mai 1999 : toute ingérence politique et militaire
de l’ONU sera “inacceptable” ;
la présence militaire internationale au Kosovo ne sera pas une force de
l’ONU et elle ne sera “en aucun
cas” sous contrôle des Nations unies. L’ONU devra “se
contenter de ce qui la regarde, c’est-à-dire les affaires humanitaires”53.
On ne peut être plus clair !
Une
Organisation des Nations Unies cantonnée aux affaires civiles de
reconstruction du kosovo
Dans sa phase finale,
l’action de la “communauté internationale” au Kosovo préserve les
schémas établis par la pratique et est significative de l’évolution de
l’action de l’ONU dans le domaine du maintien de la paix : un volet
sécurité mis en œuvre par certains États-membres ou organisations régionales,
l’ONU gérant le volet policier et civil. L’Organisation mondiale a
finalement abandonné tout le volet militaire. D’ailleurs, les Américains
et les Britanniques ont refusé, d’emblée, qu’une opération internationale
soit dirigée par une organisation autre que l’OTAN. Le refus de voir des
Casques bleus se déployer au Kosovo a été catégorique. Le Secrétaire américain
à la défense a expliqué
que l’ONU pouvait jouer un rôle dans l’application civile d’un
accord, “mais que la partie
militaire était purement sous le contrôle et le commandement de l’OTAN.
Il ne peut y avoir de malentendu à ce sujet”54
Mais des Casques bleus bien armés, avec des règles d’engagement
robustes, auraient pu tout aussi bien faire le même travail que l’OTAN.
C’est juste une question de perception psychologique et de confiance de
la part des États, par conséquent la question des moyens mis à la
disposition de l’ONU. Il n’en reste pas moins que l’OTAN a été
construite pour rompre avec les principes qui ont inhibé l’action des vérificateurs
de l’OSCE et celle des Casques bleus en ex-Yougoslavie, par exemple :
le principe de la neutralité, celui de la
“fiction des responsabilités également partagées” ; elle
“identifie le premier coupable des maux (...) et le désigne de la voix et
du geste comme l’adversaire”55.
Le schéma suivi au
Kosovo est le même que celui opéré en Haïti, en Bosnie et qui émerge au
Timor oriental. Après une opération militaire conduite, soit par un État
leader (les États-Unis en Haïti, l’Australie au Timor), soit par une
organisation régionale leader (l’OTAN en Bosnie), l’ONU prend le relais
en créant des missions de police ou une administration provisoire : la
Mission des Nations unies en Bosnie-Herzégovine et Groupe International de
Police (MINUBH / GIP) créée en décembre 1995, la Mission de transition
des Nations unies en Haïti (MITNUH) menée entre juillet et novembre 1997,
la Mission de Police Civile des Nations unies en Haïti (MIPONUH) créée en
novembre 1997, le Groupe d’appui de police des Nations unies en Slavonie
orientale (UNPSG) créé en décembre 199756.
Le rôle de la police civile remplace aujourd’hui celui du maintien de la
paix. La résolution 1272 a créé une Administration transitoire des
Nations unies au Timor oriental (UNTAET).
Au Kosovo, c’est la
MINUK qui est chargée de mettre sous tutelle internationale l’ensemble de
la province. Elle s’est déployée après que la Force de sécurité pour
le Kosovo (KFOR) a “sécurisé” le terrain. Le représentant spécial de
l’ONU “n’a pas de droit de
regard sur les militaires, mais une étroite coordination entre la
composante civile et la composante militaire est prévue. Les militaires
devront faire rapport au Conseil de sécurité”57.
La KFOR est également chargée de soutenir l’action de l’ONU, par
l’accomplissement de ce que l’OTAN appelle les “tâches de soutien
essentielles”. L’ONU et son représentant spécial, M. Bernard Kouchner,
doivent reconstruire (avec 13 milliards de francs sur trois ans) toute
l’infrastructure administrative, judiciaire et policière du pays58.
Le Conseil de sécurité a confié à la Mission de l’ONU le soin
d’administrer le territoire et la population du Kosovo, tous les pouvoirs
législatifs et exécutifs, ainsi que les pouvoirs judiciaires. Le déploiement
de 3 100 policiers est envisagé. Partagée en quatre secteurs
principaux (administration civile, aide humanitaire, démocratisation et renforcement
des institutions, reconstruction), la MINUK aura les tâches principales
suivantes : faciliter au Kosovo l’instauration d’une autonomie et
d’une auto-administration substantielles ; exercer les fonctions
d’administration de base ; faciliter un processus politique visant
à déterminer le statut futur du Kosovo ; faciliter la reconstruction
des infrastructures essentielles et l’acheminement de l’aide humanitaire
et des secours ; maintenir l’ordre public ; promouvoir les
droits de l’homme ; veiller à ce que tous les réfugiés et
personnes déplacées puissent rentrer chez eux en toute sécurité et sans
entrave. Mais la tâche de l’ONU est d’ores et déjà limitée par le
manque de moyens (notamment financiers), par le fossé qui existe entre les
aspirations de la majorité kosovare et les termes du mandat de la MINUK,
par l’absence de réponse apportée aux problèmes économiques de
l’ensemble de la région des Balkans, par la puissance de la mafia locale,
par le manque de fermeté face à l’UCK, par la lenteur du processus de
construction d’un édifice démocratique, par l’absence de services
publics et de système judiciaire après le départ des Serbes.
Une
gestion de crise inefficace
et une donne internationale inchangée
La gestion de la crise du
Kosovo est le reflet de l’incohérence des pratiques et des méthodes des
États, dans la résolution des conflits, depuis la disparition du carcan
qu’imposait la guerre froide. Bien que les États n’aient pas voulu,
dans cette crise, rééditer les échecs de leur action en Bosnie-Herzégovine
et aient donc privilégié une approche (coercitive) différente, on peut se
demander si, tout compte fait, ils ne sont pas une nouvelle fois tombés
dans le piège du règlement des conflits ethniques et religieux. Il est un
fait que, sans analyse préalable de la situation et de son contexte, et
sans objectifs clairs et précis, des méthodes même différentes ne
peuvent qu’apporter des demi-solutions. Il y a eu une méconnaissance
presque totale de l’adversaire et de l’histoire de la région. Produire
les mêmes réflexions et employer les mêmes méthodes dans un monde qui a
profondément changé et qui continue d’évoluer rapidement, c’est
arriver à un échec certain et foncer tout droit dans le mur. En ce sens,
la gestion de la crise du Kosovo n’est pas différente de celle des crises
antérieures au Rwanda, dans les autres régions de l’ex-Yougoslavie,
en Somalie, ni même des crises postérieures comme celle du Timor oriental
et de la Tchétchénie.
À chaque fois, la
“communauté internationale” ne se décide à intervenir qu’après les
massacres, c’est-à-dire qu’elle n’intervient qu’en réaction à un
événement, au dernier moment, malgré les nombreux signes avant-coureurs,
au lieu d’agir avant ou sur l’événement. Elle n’applique, le plus
souvent, qu’une simple méthode répressive qui pénalise plus les
populations que leurs dirigeants. Elle intervient sans plan précis autre
que celui de mettre un terme aux exactions, c’est-à-dire qu’elle ne réfléchit
pas aux conséquences de son intervention sur la région ni aux objectifs
d’après-guerre. Bref, les dirigeants de la “communauté
internationale” ont le plus grand mal à saisir les situations
conflictuelles complexes de l’après-guerre froide, qui mêlent problèmes
économiques, problèmes liés à la décolonisation, rivalités de
pouvoirs, antagonismes religieux, ethniques et culturels, expansion démographique,
absence de structures étatiques, etc.
En fait, le grand échec
de cette “communauté” dominée par une pensée anglo-saxonne, et de
l’ONU, c’est leur incapacité à anticiper les crises et à privilégier
la méthode préventive. Les dirigeants politiques ne savent, ni penser sur
le long terme, ni agir pour le long terme. Ils ont également du mal à
investir dans la prévention qui est intangible par nature puisque sa réussite
signifie “non événement”. Dans le cas du Kosovo, il aurait dû être
du devoir de la “communauté internationale” de soutenir le combat non
violent d’Ibrahim Rugova. D’ailleurs, le partage de la Bosnie annonçait,
en partie, la crise du Kosovo. Le problème est qu’à ce moment-là, le Président
Milosevic était encore un interlocuteur indispensable, donc acceptable,
pour signer un accord de paix. L’évolution des crises se fait donc au gré
des bricolages possibles à un moment donné et non d’une ligne directrice
bien définie. Les amis d’hier peuvent aisément devenir les ennemis
d’aujourd’hui et de demain. Les intérêts des États n’ont jamais été
aussi changeants que dans cette période de l’après-guerre froide qui se
cherche. Dans ces conditions, peut-on voir dans la gestion de la crise du
Kosovo un tournant ou une prise de conscience d’une restructuration du
système international, issu des bouleversements du début des années 1990 ?
Il est de mise de donner,
à l’issue de tout conflit majeur, des perspectives nouvelles pour la
configuration des relations internationales. La guerre du Golfe devait,
disait-on, déboucher sur un “nouvel ordre mondial”. La guerre du Kosovo
doit instaurer un droit en faveur d’un nouveau type d’intervention,
l’intervention d’humanité, quel que soit l’endroit où des
exactions sont commises59.
Cette intervention doit se faire dans des conditions nouvelles, où le prétexte
de la souveraineté étatique ne peut plus protéger les États qui
commettent des violations massives des droits de la personne humaine. La
guerre du Kosovo aurait donc remis en cause la conception traditionnelle de
la souveraineté nationale ; elle aurait déplacé la souveraineté
vers la responsabilité. Elle aurait donné naissance à un nouvel
internationalisme, “sorte de
wilsonisme humanitaire qui ne se limiterait pas au droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes”, mais défendrait également “les
droits de l’homme, les droits des minorités, les libertés religieuses
et culturelles”60.
On a pu le penser quand le Conseil de sécurité a autorisé (après
beaucoup de réticences et une fois les massacres perpétrés) le déploiement
d’une force multinationale au Timor oriental ; on peut en douter
aujourd’hui pour ce qui concerne le règlement de la guerre en Tchétchénie.
D’un strict point de vue du respect du droit international, la manière
dont a été réglée la crise du Kosovo ne peut constituer qu’une
exception, du fait du contournement du Conseil de sécurité.
Quoi qu’il en soit, le
problème de l’intervention pose un grand nombre de questions non résolues
à ce jour : celle de la possibilité matérielle d’intervenir
partout ; celle de la volonté des États d’agir pour le bien commun ;
celle du droit de veto des États-membres permanents du Conseil de sécurité,
qui peuvent ainsi encore bloquer tout débat ou toute décision pour des
situations dans lesquelles leurs intérêts seraient en jeu ; celle de
la possibilité de concilier souveraineté nationale et droits des individus ;
celle du pouvoir des États puissants contre lesquels une intervention est
difficilement envisageable, bien qu’ils violent les droits de l’homme
autant que les petits États - est-il besoin de rappeler une fois de plus la
situation des droits de l’homme et du droit humanitaire en Tchétchénie
et au Tibet ? Peut-il alors exister des “souverainetés limitées” ?
Les principes sur lesquels se fondent ces interventions peuvent-ils être
universellement acceptés ? Ces questions se trouvent au cœur des
contradictions du système international, que le bricolage diplomatique
dans l’organisation de la vie internationale ne peut qu’accentuer.
Si les modalités d’une
intervention internationale ne sont toujours pas clairement définies et
acceptées par tous, la guerre du Kosovo a, par contre, systématisé un
mode d’intervention militaire pour l’après-guerre froide : une
“guerre” (ou “pseudo-guerre” qui ne dit pas son nom) “propre”
(comme si cela pouvait exister !), c’est-à-dire qui fait le moins de
victimes parmi la coalition alliée (l’objectif étant le “zéro
mort”)61
et qui ne provoque que des “dommages collatéraux”62.
Mais ces termes sont tous également contradictoires. L’essence même de
la guerre, aussi effroyable soit-elle, n’implique-t-elle pas de faire des
morts ? Par conséquent, mener une guerre en s’interdisant de subir
des pertes, c’est de la même façon s’interdire certaines options.
Comme le souligne Thérèse Delpech, “l’OTAN
n’a jamais été en guerre, mais en “gestion de crise”, un euphémisme
qui en dit plus long que tous les discours sur l’absence de stratégie de
l’Alliance. Il est très difficile de gagner une guerre que l’on se
refuse à engager. Une crise se résout plus qu’elle ne se gagne et elle
permet des compromis, voire des renoncements”63.
L’obsession de la sécurité des troupes paralyse l’initiative. L’après-guerre
froide aurait donc inventé le concept de “demi-guerre”, de guerre sans
victoire militaire, de guerre sans morts et sans risques, de guerre facile.
La guerre est donc devenue “un phénomène
déréglé, sans commencement “déclaré”, sans terme signifié, sans
contrôle et sans lois”64.
C’est également une guerre qui donne la préséance à la technologie sur
la stratégie, la technologie tenant lieu de stratégie.
Or, le monde de l’après-guerre
froide a moins besoin de technologie que de savoir-faire, pour maîtriser la
violence. Les massacres d’aujourd’hui se font à coups de machette. Il
apparaît, dès lors, presque ridicule d’y opposer les F-111 ou les bombardiers
dernier cri à deux milliards de dollars l’unité. En outre, la guerre du
Kosovo aura démontré que la guerre aérienne ne peut se suffire à elle-même :
elle n’a pas empêché les mouvements de troupes serbes ; elle n’a
pas non plus arrêté de façon radicale l’épuration ethnique en cours ;
elle n’a pu faire craquer une population étroitement contrôlée par ses
dirigeants ; elle n’a pas détruit l’armée serbe. Les frappes aériennes
ne peuvent pas être une fin en soi et sont rarement la solution qui préluderait
au règlement politique d’une crise. Selon François Heisbourg, “l’histoire
des opérations aériennes depuis les premiers bombardements d’envergure
montre que ceux-ci n’ont de chances d’atteindre leur objectif stratégique
qu’à partir du moment où l’adversaire peut craindre une capacité crédible
d’invasion terrestre”65.
Ceci s’est confirmé. Le Président Milosevic a commencé à céder à
partir du moment où les Américains ont laissé entendre qu’une
intervention terrestre n’était pas complètement exclue.
Enfin, la crise du Kosovo
a sérieusement questionné le rôle de l’Organisation des Nations unies
dans ce système hybride d’après-guerre froide, unipolaire et
multipolaire à la fois66.
Quel est, à l’aube du xxie
siècle, le rôle de l’ONU dans le domaine du maintien de la paix et de la
sécurité internationales ? Quelles sont ses missions d’avenir ?
Est-il temps, pour l’Organisation mondiale, de redéfinir ou de recentrer
ses missions ? Comment faire pour qu’elle ne soit pas absente d’une
nouvelle crise majeure, qu’elle participe à sa résolution et qu’elle
soit efficace ? Ces questions posent en fait le problème de la réforme
des Nations unies et de la volonté de ses États-membres en vue de procéder
à cette revitalisation nécessaire. Il apparaît indispensable
aujourd’hui que l’ONU et son Conseil de sécurité se dotent des moyens
adéquats pour faire respecter leurs décisions. À l’heure où l’Union
européenne se structure dans ce sens, il est tout aussi nécessaire que le
Conseil de sécurité puisse disposer de moyens militaires (identifiés à
l’avance) mis à sa disposition par les États, dans les cas de crise qui
n’intéresserait pas directement les Occidentaux. D’ailleurs, il
faudrait en profiter pour repenser l’ensemble de l’architecture
institutionnelle internationale chargée du maintien de la paix. Pourquoi
ne pas imaginer une meilleure division du travail dans ce domaine, entre le
Conseil de sécurité et les organisations régionales de sécurité ?
Cette mise à disposition
du Conseil de sécurité d’un outil militaire passe par un réinvestissement
des États dans l’Organisation mondiale, par la reconnaissance de son rôle
légitime unique pour assurer le maintien de la paix et de la sécurité
dans le monde. Ce réinvestissement ne pourra être possible que par une
certaine démocratisation du système onusien, notamment par un élargissement
du Conseil de sécurité. Une capacité militaire et un Conseil de sécurité
renouvelés ne pourront qu’être au service de méthodes d’action
elles-mêmes renouvelées, actualisées, plus en phase avec les besoins
que requiert le règlement de situations conflictuelles complexes. Le
Conseil de sécurité doit avoir la capacité “d’interpréter,
de prévoir et de maîtriser des explosions violentes propres à un monde
qui n’est plus bipolaire”67.
Dans cette optique, le rôle de l’ONU ne serait plus celui d’un pompier
qui intervient après coup, et seulement quand on l’appelle, pour éteindre
des incendies : il est clairement préventif et situé au centre d’un
système de sécurité mondiale renouvelé.
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Notes:
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