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ARON
- CLAUSEWITZ, UN DEBAT CONTINU 1
Christian Malis
Pourquoi Aron et
Clausewitz ? Certes j’ai consacré plusieurs années à l’étude de
la figure de Raymond comme protagoniste majeur du débat stratégique français2.
Mais, au-delà de la circonstance personnelle, le sujet présente
certainement un intérêt spécial. En effet, au cours des quelques décennies
qui virent se dérouler la carrière d’Aron en tant que commentateur stratégique,
il faut rappeler le discrédit dans lequel l’œuvre et les théories de
Clausewitz étaient tombées en Europe. La critique militaire des
Anglo-Saxons, notamment de Liddel Hart, l’apparition des armes nucléaires
paraissaient rendre caduques quelques idées fondamentales du stratège
prussien. La recherche de la bataille décisive, la guerre d’anéantissement,
et même la simple idée que la guerre est une poursuite de la politique,
n’étaient-elles pas à ranger au magasin des antiquités
stratégiques, “entre la tabatière de Frédéric II et le chapeau de
Napoléon”3 ?
Disons-le tout net :
contre ceux qui voulaient reléguer le “Mahdi des guerres de masses”
dans les ténèbres coupables de la théorie militaire, Aron tint à démontrer
le génie du stratège prussien, et son actualité paradoxale à l’âge
des armes nucléaires. Le “spectateur engagé” a puisé dans Vom
Kriege les éléments d’une compréhension des problèmes de son époque,
et la matière de ses recommandations aux responsables politiques et
militaires. Ajoutons que la relation intellectuelle intense entretenue avec
Clausewitz s’est doublée d’une sympathie profonde, et même d’une
intimité d’âme dont frémissent les premières pages de Penser
la guerre, Clausewitz.
Aron fut une figure
particulièrement riche et atypique du débat stratégique français. Il
s’est singularisé par ses positions souvent iconoclastes, notamment vis-à-vis
du général de Gaulle, en particulier sur les questions de politique
atomique militaire. Iconoclaste, il le fut également à de nombreuses
reprises au sujet de notre diplomatie allemande. Grand connaisseur de
l’Allemagne, disciple et introducteur en France de Husserl et de Max
Weber, il avait assisté en direct à la montée de l’hitlérisme, alors
qu’il était lecteur de littérature française à Berlin. Conscient avant
beaucoup d’autres des périls qui menaçaient l’Europe, il tâcha
d’avertir ses contemporains. En 1945 au contraire, il s’oppose avec énergie
à notre politique allemande qui continue de considérer le “Reich”
comme la menace numéro 1 : “1945 est le 1815 de l’Allemagne”,
martèle-t-il, tandis que de Gaulle s’accroche à des projets de démembrement
du vaincu. Dès 1949, d’accord avec les militaires mais contre le Quai
d’Orsay, il prêche la restauration d’une armée allemande dans le cadre
atlantique, car c’est le seul moyen de rétablir un semblant d’équilibre
des forces en Europe continentale. Au cours des années soixante, il
critique la stratégie gaullienne d’une Europe franco-allemande pour son
orientation trop anti-américaine. Enfin, il a toujours défendu l’idée
que la réunification des parties séparées de l’Allemagne devait être
à l’horizon de toutes les négociations occidentales avec l’Union soviétique
sur le statut de l’Europe.
Pour commencer, je
souhaite dévoiler la figure de l’opposant brillant au gaullisme, précurseur
d’un atlantisme raisonné. Je m’attacherai ensuite
à évoquer le “redécouvreur” du génie et de l’actualité de
Clausewitz à l’âge des armes nucléaires. Aron fut toujours le partisan
d’une approche globale des problèmes militaires : je tâcherai, en
m’inspirant de sa manière, de brosser pour finir un panorama du monde
stratégique contemporain en insistant sur la relation entre politique et
stratégie, cœur de l’approche d’Aron et thème structurant de sa
lecture de Clausewitz.
L’itinéraire
du spectateur engagé
Les recherches récentes
montrent qu’il n’y eut pas de “génération spontanée” de
l’auteur du Grand Débat. Comme
figure du débat stratégique français, il y a toute une pré-histoire
d’Aron dont il vaut la peine, à titre liminaire, d’esquisser les
grandes lignes.
Un intellectuel au cœur des événements
militaires
de son époque
Aron et Sartre formèrent
un des duos de frères-ennemis les plus célèbres de l’intelligentsia
française de l’après-guerre. Les deux condisciples de l’École normale
furent tous deux des intellectuels “engagés”. Il n’empêche
qu’Aron s’imposa toujours une règle stricte qui singularise sa
participation au débat public : ne jamais intervenir dans un domaine
– la politique économique, les affaires internationales, les questions
militaires – sans en avoir une connaissance approfondie, acquise en
particulier par l’étude. Cette discipline personnelle lui paraissait
synonyme de responsabilité intellectuelle. La question que se posent le
biographe et l’historien des idées est alors : comment le
philosophe normalien, militant pacifiste des années vingt, en est-il venu
à cette connaissance approfondie des affaires stratégiques qui fit de lui
un commentateur averti et écouté des années cinquante et soixante ?
Le séjour en Allemagne
au début des années trente l’avait d’abord convaincu que le pacifisme
des jeunes intellectuels français, inspiré par Alain, n’était guère
une solution aux problèmes de l’Europe : on n’arrêterait pas
Hitler en dénonçant l’immoralité de la guerre. Mais le véritable intérêt
pour les questions militaires est déclenché par le contact direct avec
une révolution militaire, celle du Blitzkrieg.
Sergent à Mézières sur la Meuse en mai 1940 dans l’armée Corap,
il prend de plein fouet le choc du fer de lance de l’armée allemande :
le Groupe d’Armées A allemand, soit sept divisions blindées réparties
en trois groupes aux ordres des généraux Hoth, Reinhardt et Guderian. Il
comprend qu’il ne peut être un intellectuel engagé en restant totalement
dépourvu de culture militaire. Réfugié à Londres aux côtés de de
Gaulle après la débâcle militaire du printemps, il anime la revue
La France libre pendant quatre années, travaillant sans relâche et
apprenant l’analyse stratégique au contact de Staro, le chroniqueur
militaire de la revue.
De
la guerre à 1958, est-il besoin de le rappeler, Aron mène une carrière
d’universitaire et de journaliste. À partir de 1947, il tient notamment
tribune au Figaro en tant que
chroniqueur international. Critique de notre diplomatie allemande – y
compris auprès des élèves de l’ENA où il professe dès 1945 ! –
il est aussi un avocat précoce de l’alliance avec les États-Unis.
L’auteur de la formule “paix impossible, guerre improbable”
milite pour la reconstitution d’une armée allemande dans le cadre
atlantique, et prend modérément parti pour la C.E.D.4
Dans plusieurs ouvrages il récapitule son analyse des problèmes
internationaux : citons notamment Le
Grand Schisme (1947) et Les
Guerres en chaîne (1951). Son élection à la Sorbonne en 1955 le remet
totalement en selle dans le monde universitaire, qu’il avait quitté en
1939, et l’amène à approfondir sa réflexion sur la théorie des
relations internationales, pour laquelle il entreprend une relecture
approfondie de Vom Kriege5.
Ce travail de spéculation, étroitement corrélé au commentaire régulier
de l’actualité internationale dans la presse, débouchera sur la
publication de son grand traité, Paix
et guerre entre les nations6,
en 1962, alors que la controverse franco-américaine sur les affaires
atomiques bat son plein.
L’opposant brillant,
précurseur d’un atlantisme raisonné
Le mois de mai
1958 voit le retour au pouvoir du général de Gaulle à la suite de
l’insurrection anti-gouvernementale d’Alger. Assez vite, le “spectateur
engagé” devient un des chefs de file de l’opposition à la
politique extérieure et surtout à la politique militaire du Général. On
a parfois l’impression, notamment à l’étranger, qu’une vaste
unanimité nationale entoura les initiatives en la matière de l’ancien
chef de la France libre. Tel ne fut pas le cas, loin s’en faut :
l’opposition politique, parlementaire en particulier, fut des plus
vigoureuses, et Aron joua un rôle majeur dans la formation des hommes
politiques à la compréhension des enjeux de la stratégie nucléaire. Mais
le rôle d’Aron ne se limite pas à cette époque à exercer ce magistère
d’opinion. À plusieurs reprises il s’implique personnellement dans des
médiations auprès des plus hautes autorités américaines. Il connaît
personnellement de nombreux conseilleurs du Secrétaire à la Défense
McNamara et du président des États-Unis : beaucoup comme McGeorge
Bundy ou Alain Enthoven sont en effet des universitaires rencontrés sur
le campus de Harvard ; le Français a, plusieurs fois, des entretiens
avec John Fitzgerald Kennedy entre 1960 et 1964.
Trois principaux points
de désaccord avec de Gaulle en matière de politique extérieure méritent
d’être soulignés. Concernant la relation franco-américaine tout
d’abord, on sait que, par le mémorandum d’octobre 1958, le Général a
revendiqué la mise en place d’un directoire à trois du monde occidental.
La prétention, repoussée d’ailleurs par l’Administration Eisonhower,
est totalement injusitifiée aux yeux d’Aron : la France a sans doute
des intérêts mondiaux, mais non
pas les moyens d’une puissance
mondiale. En fait, pour lui, les États-Unis sont, à l’horizon prévisible,
le chef de file naturel du monde occidental. Il ne faut donc pas rechercher
l’indépendance pour l’indépendance, mais adopter une approche
britannique de la relation franco-américaine : discuter avec le “grand-frère”
tant que cela est possible, puis serrer au plus près le leader. Idée
insupportable pour un de Gaulle qui voit dans la Grande-Bretagne un
satellite de l’Amérique…
La politique européenne
est une autre pierre d’achoppement. Sans être supranationaliste à
l’instar de Jean Monnet et de son équipe, qu’il connaissait
d’ailleurs très bien7,
Aron est un militant de longue date de la construction européenne. En fait,
il critique tout d’abord le caractère purement confédéral de la vision
gaullienne de l’Europe, qu’illustrent les plans Fouchet I et II ;
d’autre part et peut-être surtout, il dénonce la contradiction entre le
discours d’union européenne du Président de la République, et la
volonté non dissimulée d’être partenaire des États-Unis dans la
direction des affaires occidentales, au-dessus des autres Européens.
Enfin le “spectateur
engagé” et l’homme du 18 juin s’opposent sur les affaires
allemandes. Aron a toujours été partisan du rapprochement historique entre
France et Allemagne : à ses yeux la réconciliation des deux nations
doit être la pierre angulaire de la construction européenne. L’ancien
Reich est la clef du problème européen, car il est le pivot de l’équilibre
des forces. Globalement il partage avec les responsables de Washington
l’idée générale que le rôle spécifique de la France vis-à-vis de la
République fédérale devrait être de contenir l'Allemagne en s’intégrant
avec elle, et en l’associant à de grandes ambitions pouvant tromper
l’espoir d’une réunification rapide : construire l’Europe
et contenir la menace soviétique. La politique gaullienne est trop peu
européenne et trop anti-américaine pour répondre à cet espoir.
Attention cependant à ne
pas commettre de contre-sens sur la nature exacte de l’atlantisme et de
l’“européisme” d’Aron : l’auteur de Paix
et guerre entre les nations ne souhaite pas une tutelle indéfinie des
États-Unis sur l’Europe : au contraire, il est très amer à
certaines époques contre le jeu solitaire des Américains (sur
l’affaire de Suez en octobre 1956, sur la volonté américaine d’empêcher
les Européens de se doter d’armements nucléaires). Très tôt il est
convaincu que l’Europe doit, en s’unissant se donner les moyens de
l’émancipation stratégique, en vue d’un règlement militaire global en
Europe, incluant la réunification allemande. Mais la base de
l’autonomie européenne ne peut être qu’une capacité d’auto-défense,
inenvisageable sans armes atomiques. Ce qui nous conduit au débat nucléaire,
occasion et point névralgique de la redécouverte de Clausewitz.
Aron et
la redécouverte de Clausewitz
Clausewitz était
largement discrédité à l’époque où Aron agit et écrit, soit des années
cinquante aux années soixante-dix. Dès les années vingt, il a d’abord dû
essuyer le feu dévastateur de la critique militaire d’un Liddell Hart,
qui dans The Ghost of Napoleon (1921)
fustige le “Mahdi des guerres de masse” : la doctrine
de l’ascension aux extrêmes, la recherche de la victoire complète par la
bataille décisive ne sont-elles pas à l’origine des doctrines de Foch
sur l’offensive, de l’aveuglement des belligérants qui se sont épuisés
à rechercher la victoire par KO ? Le but de la guerre n’est pas la
victoire, prêche le théoricien britannique, mais la paix : la
guerre totale est un dévoiement de la saine stratégie qui devrait chercher
les moyens les moins coûteux pour atteindre des buts politiques
raisonnables. La Seconde Guerre mondiale, qui renouvelle et amplifie la tragédie
de la première, porte un nouveau coup à l’auteur de Vom
Kriege. L’apparition et l’incrustation des armes atomiques dans le
paysage stratégique semblent infliger le coup de grâce : quelle
rationalité peut-il y avoir à la guerre et à l’escalade militaire quand
l’issue risque d’être l’anéantissement réciproque des belligérants ?
La Bombe semble invalider le principe même de la guerre comme moyen de la
politique, rendant ainsi caduque la formule la plus célèbre de Clausewitz.
Citons à cet égard un
jugement caractéristique de la sagesse commune en France à cette époque :
“Nous devons rejeter la pensée militaire qui ne raisonne que guerre
totale sans voir que cette dernière n’est plus qu’une folie meurtrière.
L’arme atomique est à la fois le couronnement et la fin de la doctrine de
Clausewitz. La logique de la situation actuelle est que l’existence de
l’arme nucléaire entraîne la nécessité de limiter la violence :
la compréhension de ce phénomène est capitale et, si elle remet en
cause les enseignements de Clausewitz sur la logique de l’ascension aux
extrêmes, c’est que lui-même avait mal compris les guerres du xviiie
siècle : il y voyait des guerres imparfaites (cf. les critiques de
Guibert aux systèmes militaires de son époque) alors que la violence était
retenue car telle était la préoccupation politique des souverains8.
C’est de tels jugements que la relecture aronienne de Clausewitz permet de
faire justice : Aron a redécouvert le génie prophétique de
Clausewitz, comme il a redécouvert le génie de Tocqueville dans le domaine
de la philosophie politique.
Le grand problème du xxe siècle :
enrayer le mécanisme de la guerre totale
La grande obsession
d’Aron au sortir de la Seconde Guerre mondiale fut de trouver les moyens
d’enrayer un nouveau déchaînement du monstre. Le pacifisme de
jeunesse, phénomène de génération9,
avait été une réaction, partagée par nombre d’intellectuels, aux
horreurs de la “guerre hyperbolique” de 1914-1918, dévoreuse des
nations. Aron, au cours des années trente, guérit de son pacifisme mais
non de son aversion pour la guerre qu’il convertit, après 1945, en une
recherche angoissée sur les mécanismes de la guerre totale
Certes la guerre totale
n’est pas une exclusivité du xxe
siècle : la guerre du Péloponnèse, la guerre de Trente Ans avaient déjà
consumé des civilisations. Cependant l’Europe du xviiie
siècle, après les débordements des années 1618-1648, était parvenue à
retenir la guerre dans les bornes de conflits limités. C’est, en fait, la
Révolution française qui, en introduisant la passion populaire et l’idéologie
dans les conflits, abolit les limites traditionnelles et se trouve
lointainement à l’origine des orgies de violence du xxe
siècle. Le drame européen est que personne, pas même les hommes d’État
qui les déclenchent comme Hitler en 1939, ne souhaite de guerre totale :
pourtant les conflits s’emballent, par une sorte de malédiction mystérieuse,
et amplifient les évolutions historiques. Ascension des États-Unis et de
la Russie, déclassement des nations européennes, décolonisation,
diffusion de la civilisation industrielle, étaient en effet destinées à
se produire : mais les guerres ont prodigieusement accéléré les
processus et leur ont donné un contour apocalyptique.
De Clausewitz à la “riposte graduée”
Or Clausewitz,
contemporain et acteur des guerres de la Révolution française et de
l’Empire, fut un témoin du début historique de ce processus. Fasciné
par l’art stratégique napoléonien, il voit d’abord dans la manière
qu’a l’Empereur de conduire les guerres, si supérieure à celle de ses
adversaires encore prisonniers des vieilles recettes du xviiie
siècle, la norme de l’art militaire : la recherche de la bataille décisive,
l’énergie farouche pour écraser l’adversaire inspirent le concept de
guerre absolue. Cette approche, propre au premier Clausewitz, inspire nombre
de passages célèbres de Vom Kriege et
paraît justifier la critique rétrospective adressée, au xxe
siècle, au “Mahdi des guerres de masse”.
Selon Aron pourtant10,
Clausewitz n’en serait pas resté à cette conception première. Le stratège
prussien aurait peu à peu perfectionné sa compréhension de la stratégie
pour y inclure la guerre limitée. Le fait que la guerre ne soit que la
poursuite de la politique avec l’introduction d’autres moyens, et
qu’il y ait en définitive deux sortes de guerres selon l’intention
politique initiale – la guerre qui vise l’écrasement de l’ennemi, la
guerre limitée qui vise simplement à lui ravir une portion de territoire
– serait le résultat ultime de la pensée de Clausewitz. Le co-réformateur
de l’armée prussienne aurait, en effet, découvert de nouveaux horizons
théoriques entre 1827 et sa mort, en 1831. D’après Aron, auteur à cet
égard d’une réinterprétation magistrale, le livre I aurait été écrit
en dernier : si Clausewitz en avait eu le temps, il aurait réécrit
tout l’ouvrage en fonction de la distinction entre les deux types de
guerres, adaptant ses conseils pratiques pour la conduite des opérations à
la finalité visée par les responsables politiques.
Cette relecture de l’œuvre
de Clausewitz sert de base à la vision stratégique d’Aron pour le monde
nucléaire d’après 1945. Etant donné les ravages immenses qu’entraînerait
une nouvelle guerre hyperbolique, il faut impérativement, au lendemain de
la Deuxième Guerre mondiale, faire appel à la sagesse des hommes d’État
et trouver les moyens de restaurer la primauté de la raison politique sur
la logique militaire. Au xxe
siècle davantage sans doute qu’à aucun autre moment de l’Histoire, la
guerre a sa propre grammaire mais ne saurait avoir sa propre logique :
il faut trouver les recettes pour limiter la guerre, pour maîtriser le
cheval fou : c’est tout le sens de la théorie de la “riposte
graduée”11.
Au cours des années
cinquante, en effet, Aron développe une réflexion approfondie sur le
concept de “limitation de la guerre”, ou de “guerre limitée” :
à cet égard, la guerre de Corée, où Truman sait limoger un MacArthur qui
préconise l’escalade, illustre la restauration des prérogatives de
l’entendement politique sur la logique purement militaire d’un
affrontement. La stratégie du New
Look, à laquelle J.F. Dulles attache son nom, marque cependant une régression
dont Aron rend responsable Eisenhower : en ne laissant aucun intermédiaire
entre l’inaction et l’apocalypse des représailles massives, la nouvelle
doctrine américaine enferme l’Occident derrière une périlleuse Ligne
Maginot nucléaire : la sagesse conseille, au contraire, de prévoir
des phases intermédiaires, où l’emploi tactique et limité de l’arme
atomique est envisageable. Aron fut à cet égard, dès les premières années
de la décennie cinquante, précurseur des théories anglo-saxonnes de la
riposte graduée, qui devaient déchaîner tant de controverses avec les
Européens au début des années soixante.
Aron, procureur de la doctrine nucléaire
française
On comprend dans ces
conditions qu’Aron ait détesté la doctrine nucléaire française. La
doctrine de dissuasion nationale absolue est issue de la doctrine américaine
des représailles massives dans les années cinquante. Elle repose sur
l’idée, fausse aux yeux d’Aron, qu’“il suffit d’avoir la bombe”
pour être dissuasif et donc protégé : or, au milieu des années
soixante, la France est loin de posséder une véritable force de représailles ;
de toute façon, l’inégalité du crime et du châtiment rend le concept défensif
politiquement absurde : l’étendue du territoire, le chiffre de la
population comptent encore, et Aron se gausse du prétendu “pouvoir égalisateur
de l’atome” et de la “dissuasion proportionnelle”
popularisés par le général Gallois. Il est grotesque de menacer un
agresseur de son propre suicide…
Attention
toutefois à ne pas imaginer, à nouveau, qu’Aron ne voit de salut que
dans un alignement sur les doctrines américaines : il critique aussi
les analystes américains de l’équipe Kennedy et les conseillers de
McNamara qui sont à l’origine de l’opposition de Washington aux forces
nucléaires nationales : eux aussi sont victimes d’une vision trop étroitement
militaire des problèmes stratégiques. En ignorant la légitime demande
politique européenne pour assumer une part de la défense occidentale et
reconquérir ainsi un morceau d’autonomie, ils font le jeu des
doctrinaires français de l’indépendance militaire nationale.
En fait, Aron est le
militant d’une force atomique européenne : dès 1956, effrayé du
lâchage américain des Européens à Suez, il se convainc que le règlement
militaire en Europe passe par la constitution, à terme, d’un “Grand
européen”, sur la base d’une force atomique. À cet égard, entre
Paris et Washington, l’Allemagne est un enjeu d’abord voilé, puis de
plus en plus apparent, de la controverse nucléaire. Aron n’est pas
favorable à la “bombe allemande”, mais il envisage en 1962-1963
une formule européenne qui, sous double contrôle, permettrait à
l'Allemagne de disposer d’armements atomiques. Au fond, il est peu convaincu
par les hantises de Washington concernant d’éventuelles réactions de
Moscou, il aimerait que la France sût se faire le porte-parole des
aspirations atomiques allemandes, en se prêtant à une telle formule.
Le spectateur désengagé
Aron, en définitive,
n’est pas parvenu à infléchir le cours de la politique extérieure
et politique militaire gaulliste : isolé après 1964, il se dirige
progressivement vers une réflexion de plus en plus spéculative, celle même
qui débouchera, dans les années 70, sur les cours du Collège de France et
sur l’ouvrage consacré à Clausewitz. Aron n’a-t-il pas souhaité,
pendant quelques années au début de la décennie soixante, être plus “engagé”
que “spectateur”, et accéder, pourquoi pas, à quelque position
de conseiller, plus proche de l’action que de l’analyse ? Il devra
se contenter d’être “confident de la Providence”, plus théoricien
que stratège : une période s’ouvre, jusqu’en 1983, qu’on
pourrait baptiser “Penser la guerre, Raymond Aron”. Il aura,
quinze années plus tard, rationalisé son parcours personnel,
reconstruisant cette figure quelque peu idéale du “spectateur engagé” :
cette figure dont la légende s’est largement imposée à la suite du
livre du même nom, puis des Mémoires…
Cet échec, c’est un
peu la note mélancolique qui colore les destins d’Aron comme de
Clausewitz et me les rend personnellement attachants. Aron fut mêlé de
près aux grands événements de l’histoire militaire du xxe
siècle, tout en demeurant en quelque sorte en marge de l’action, alors
qu’à de nombreuses reprises, il aurait souhaité peser plus directement
sur le cours des choses. D’où, chez Aron, une proximité affective avec
Clausewitz, qui conquiert les lauriers de l’intelligence quand il aspirait
plutôt à la gloire des armes : Thucydide, Machiavel, Tocqueville,
connurent des destins semblables, et ce n’est pas par hasard s’ils
tinrent, comme Clausewitz, une place de choix parmi les références
intellectuelles d’Aron.
panorama
stratégique du monde contemporain
Une des grandes leçons
stratégiques d’Aron découle de l’inclussion de la chose militaire dans
la chose politique dont il a trouvé la démonstration intellectuelle définitive
chez Clausewitz : avant tout il faut tâcher, pour commenter les
affaires militaires, d’avoir une vision globale du contexte international,
qui détermine les formes de conflit. Après quoi, on peut entreprendre de
caractériser les guerres en reprenant les trois termes de l’“étrange
trinité”, puisque aux yeux de Clausewitz comme d’Aron, toute guerre
est un composé de volonté politique, de passion populaire et d’exécution
militaire.
Le contexte stratégique actuel
Sans vouloir faire parler
les morts, il me semble que la première chose que dirait Aron du contexte
stratégique actuel est que le fleuve de la guerre est enfin, après deux siècles
de crues dévastatrices, “revenu dans son lit” : il en était
sorti précisément dans la décennie 1790, tout au moins pour ce qui
concerne les relations entre grandes puissances. Le modèle historique de
notre époque est plutôt celui du xviiie
siècle. Militairement, notre monde ressemble plutôt au monde de Frédéric
II qu’à celui de Napoléon.
Du point de vue des
puissances européennes et plus généralement occidentales, on a affaire
à des guerres limitées livrées par des armées professionnelles, ce qui
donne certaines caractéristiques militaires aux affrontements : on
les évite, en tout cas on tâche d’éviter qu’ils ne dégénèrent (ne
montent aux extrêmes), car les hommes sont peu nombreux, les armées coûtent
cher, les intérêts en jeu, en tout cas du point de vue des nations occidentales
auquel je me place, sont médiocres (à proprement parler ils ne sont pas
vitaux).
Pour le reste, deux
traits majeurs sont à signaler qui donnent sa figure à notre monde. Il
s’agit de deux pôles opposés : à une extrémité, la suprématie
militaire américaine, appuyée sur la volonté non ambiguë des élites
politiques de conserver le leadership à l’échelle mondiale en assumant
des tâches de “gendarme global” ; de l’autre côté,
l’implosion d’États faibles livrant des nations entières à la guerre
civile12.
L’entendement politique
Comme dans les guerres du
xviiie siècle, les
intérêts en jeu sont médiocres, on cherche soigneusement à éviter la
montée aux extrêmes et à ménager l’outil militaire. D’où la nature
prodigieusement politique des
interventions, et le contrôle extrêmement étroit (micro-management)
sur la moindre action militaire, même la simple reprise d’un pont ou la
dispersion d’une foule. Comme me le disait un de mes amis capitaine dans
l’armée de Terre, la dispersion d’une foule à Mitrovicza peut avoir
des répercussions internationales… Sans oublier que chaque intervention
extérieure, et la capacité même à mener de telles interventions, est
l’enjeu de fortes rivalités entre puissances occidentales, au-delà même
des intérêts stratégiques ou des buts humanitaires que ces opérations
sont supposées servir.
Le peuple
Deuxième élément de
l’“étrange trinité” : le peuple. Aujourd’hui, dans
les entreprises militaires de l’Occident, l’enjeu n’est plus de
contenir l’élément passionnel, populaire de la guerre, de façon à
conserver la suprématie de buts politiques raisonnables, mais au contraire
de continuer à poursuivre, en maniant les armes, des buts politiques
raisonnables, en dépit de l’extinction des passions populaires (thèse du
général français Claude Le Borgne pour lequel “la guerre est morte”).
Est-il besoin de le signaler, l’élément populaire est au contraire extrêmement
passionné du côté des États où nous sommes amenés à intervenir,
suscitant guérillas, guerres civiles, massacres. Cette situation crée
naturellement de redoutables contraintes opérationnelles.
Les débats sur une
hypothétique “révolution dans les affaires militaires”13
relèvent, au moins pour une part, de la problématique de ce qu’en
France on appelle depuis le général Poirier la “stratégie des moyens”.
Clausewitz n‘en avait pas mésestimé l’importance : “Au sens
strict, l’art de la guerre est donc l’art de savoir se servir au combat
de moyens déterminés, et nous ne saurions mieux le désigner qu’en le
nommant conduite de la guerre.
Il est vrai, d’autre part, que l’art de la guerre, au sens plus
large, englobe toutes les activités que suscite la guerre, par conséquent
toute la création des forces armées, c’est-à-dire le recrutement,
l’armement, l’équipement et l’entraînement”14.
Nos guerres sont
largement des guerres de matériels, d’autant plus qu’on veut ménager
le sang des hommes. Aron, au contact de Clausewitz, n’a cessé
d'approfondir sa conviction que la
nature des armes disponibles n'est qu'une des données de l'évolution
des rapports de force et de la tournure prise par les conflits. En un sens,
les avocats de la RMA ont raison, en tant que techniciens militaires, de
souligner que les armées futures, actuellement en construction dans les
nations occidentales, auront pour système nerveux une architecture intégrée
de C4ISR15 ;
la stratégie opérationnelle devrait en être peu à peu renouvelée avec
une accélération probable de la cadence des opérations et la constitution
d’un seul espace de combat terre-air-mer. Le schéma type d’une guerre
“RMA” serait un conflit de haute intensité encore plus fulgurant
et extrêmement violent, réduisant très tôt toute volonté de se battre
chez l’ennemi, voire même avant le début des combats16.
Il s’agit bien d’une
sorte de blitzkrieg, pour la réussite
duquel les Américains ont clairement pris une longueur d’avance non
seulement sur leurs adversaires potentiels, mais aussi sur leurs partenaires
européens. Les conflits futurs seront-ils des guerres classiques de haute
intensité ? En tout cas, les États-Unis se donnent les moyens de les
remporter, ce qui est cohérent avec leur politique de suprématie militaire
et de leadership global. Mais ce
diagnostic “technique” ignore la possibilité pour un adversaire
potentiel de développer des réponses asymétriques telles que :
-
se replier du champ de bataille dans les villes, où la surveillance
à grande portée, les renseignements et les effets des armes sont moins
efficaces ;
-
préparer une riposte nucléaire à une attaque de type RMA ;
-
utiliser le relais de mouvements infra-étatiques afin d’attaquer
des intérêts américains en masquant l’origine nationale de l’attaque ;
-
recourir au terrorisme NBC : ainsi un pas en avant en matière
conventionnelle permettrait aux armes de destruction massive d’occuper non
seulement le haut de l’échelle des conflits mais aussi le bas.
Par
ailleurs, et surtout, à mener tambour battant la modernisation de leur
outil militaire dans le sens de la RMA, les États-Unis prendraient sans
doute le risque de susciter de la part de leurs partenaires européens des réactions
de rejet, face à une stratégie perçue comme assujettissante. Enfin, au
plan de l’équilibre politico-stratégique général, la construction
d’une National Missile Defense, d’un
bouclier anti-missiles national, version au petit pied de la défunte “guerre
des étoiles”, est également lourde de risques pour les relations
avec la Russie, la Chine, et des puissances nucléaires européennes comme
la France, soucieuses de ne pas voir se déclasser leur instrument de
dissuasion.
Conclusion
Ces quelques éléments
de description étaient par trop sommaires. Surtout, ils ne prétendaient
pas faire parler Aron sur le monde actuel, simplement tâcher de
s’inspirer de ses propres principes, et de quelques concepts
clausewitziens, pour le commenter à notre façon. Aron avait trouvé chez
Clausewitz la démonstration intellectuelle de la primauté du politique sur
le militaire. C’est pourquoi il estimait qu’en matière de théorie
stratégique, le penseur prussien avait fait œuvre définitive, mettant à
jour les relations intrinsèques entre les deux ordres.
De la sorte, Clausewitz a
doté les chefs politiques, les chefs militaire et les analystes, non
d’une batterie de recettes, d’une doctrine, mais d’un guide favorisant
la formation d’un jugement propre, guide toujours valable en dépit de la
transformation des conditions historiques. Colin Powell a profité de cette
manière de l’enseignement de Clausewitz, au National
War College, comme il le raconte dans ses Mémoires.
L’intelligence militaire, formée à si bonne école, du général américain,
et le bon sens politique de Georges Bush, nous ont valu la guerre du Golfe,
modèle d’équilibre entre la conduite des opérations, qui relève du
militaire, et la conduite de la guerre, responsabilité du politique.
L’équilibre
entre les ambitions et les moyens est un art difficile, un ouvrage à
toujours remettre sur le métier. Aujourd’hui il me semble qu’un des
plus grands dangers de notre époque, c’est l’hybris
américaine : risque par exemple que les États-Unis ne succombent
à la tentation de la toute-puissance militaire en bâtissant le bouclier de
la NMD, au risque de fâcher leurs alliés et de s’aliéner la Chine et la
Russie. Risque aussi de se laisser tenter par le cavalier seul en matière
de modernisation de leurs forces conventionnelles. La sagesse politique,
c’est la qualité qu’Aron prisait le plus chez le vieux Clausewitz. Un
Clausewitz qui, à tout prendre, sur la fin de sa vie, admirait davantage la
mesure d’un Frédéric II, capable de limiter ses ambitions à ses moyens,
que la démesure flamboyante du génie napoléonien.
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Notes:
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