Introduction, par Martin Motte

 

e 22 février 2013, soit un an moins deux jours après la disparition d’Hervé Coutau-Bégarie, nous, ses disciples et amis de l’Institut de stratégie comparée, lui rendions hommage par une journée d’étude à l’École militaire. Au printemps 2015, nous publiions les actes de cette journée, grossis d’une dizaine d’articles supplémentaires, sous le titre Hervé Coutau-Bégarie, 1956-2012 – L’homme, l’historien, le stratégiste. À ce stade, un esprit court eût pu penser que nous avions fait le tour de la question et croire le moment venu de passer à autre chose. Tel n’était évidemment pas le cas, parce que, pour appliquer à Coutau-Bégarie les mots dont lui-même usait à propos de Clausewitz, « il est un classique au vrai sens du terme, c’est-à-dire un auteur dont il est impossible d’épuiser le sens. On peut le relire dix fois de suite et faire surgir à la dixième lecture de nouvelles questions ou de nouvelles interprétations qui ne sauraient se prétendre définitives »[1].

Le présent numéro de Stratégique en est une parfaite illustration. Il fait suite à une journée d’étude internationale organisée par l’École pratique des hautes études, l’École de guerre et l’Institut de stratégie comparée pour commémorer les dix ans du décès de notre maître et ami. Ladite journée d’étude a eu lieu le 21 septembre 2022 en Sorbonne, dans cette salle Gaston Paris où il aimait tant enseigner. Elle a été ouverte par le Professeur Jean-Michel Verdier, alors Président de l’EPHE, en présence du Général Philippe Pottier, Directeur de l’École de Guerre, et s’est poursuivie devant une assistance nombreuse comptant à la fois des universitaires et des militaires, dont une demi-douzaine de généraux et d’amiraux.

Intitulé « Aspects de la stratégie », le premier volet des travaux a vu se succéder sept orateurs. Le Professeur Georges-Henri Soutou, de l’Institut, a d’abord traité des processus de décision politico-stratégique, en lesquels il voit une manifestation par excellence de ce que Coutau-Bégarie appelait la « dialectique des volontés et des intelligences ». Le lecteur sera particulièrement intéressé par les analogies que le Professeur Soutou repère entre les interventions soviétiques en Finlande (1939), en Tchécoslovaquie (1968) puis en Afghanistan (1979) et l’intervention russe de 2022 en Ukraine, avec pour principal point commun un aveu­glement idéologique conduisant à méconnaître les réalités socio-politi­ques du terrain. La méthode comparatiste, par définition chère à l’Institut de stratégie comparée, s’avère ici des plus fécondes.

Le Professeur Olivier Zajec a ensuite évoqué la place de la théorie des relations internationales dans la pensée de Coutau-Bégarie. Aux prises avec un travail écrasant, notre collègue et ami n’a pu mettre par écrit sa communication, mais on en trouvera les échos dans son dernier ouvrage Les Limites de la guerre – L’approche réaliste des conflits armés au xxie siècle (Paris, Mare & Martin, 2024).

Le Lieutenant-Colonel Jérôme de Lespinois s’en est pris à la prépondérance de Douhet dans la réflexion stratégique aérienne. Comme on le sait, le grand théoricien italien a survalorisé le bombardement stratégique au détriment de l’aviation de chasse. L’enseignement de Coutau-Bégarie s’avère à cet égard un précieux antidote tant il s’est opposé à « l’exclusivisme d’arme » et a insisté sur le fait que « la stratégie n’est jamais moniste ». Du reste, le déni d’accès aérien auquel on assiste dans la guerre d’Ukraine met en crise le primat du bom­bardement stratégique et incite donc à se tourner vers d’autres formes d’action aérienne.

De son côté, Joseph Henrotin aborda la stratégie des moyens, domaine que Coutau-Bégarie n’a jamais traité en tant que tel mais dont il a toujours tenu compte. Son Credo en la matière était que « plus l’investissement matériel est grand, plus l’investissement intellectuel doit suivre », car à quoi bon avoir les meilleures armes du monde si elles ne correspondent pas à nos besoins stratégiques, c’est-à-dire ultimement à nos besoins politiques ? Les développements de Joseph Henrotin sur le processus de décision en stratégie des moyens rejoignent d’ailleurs par plus d’un point ceux du Professeur Soutou sur le processus de décision politico-stratégique en général.

La parole est alors passée à Matthieu Chillaud, qui a présenté les résultats d’une véritable enquête policière : il s’agissait en l’occurrence de comprendre pourquoi et comment Pierre Joxe, ministre de la Défense de François Mitterrand, a fait dissoudre en 1993 la Fondation pour les études de défense nationale. L’un des aspects centraux de cette tortueuse affaire fut que les convictions de Coutau-Bégarie n’avaient pas l’heur d’être agréables à la Mitterrandie. De fait, nous pouvons confirmer que notre maître et ami, tout à sa quête du savoir, ne s’est jamais soucié de plaire au pouvoir : c’est pourquoi l’on parle encore de lui alors que nombre de ses contempteurs ont déjà sombré dans l’oubli.

Enfin, Fabrice Roubelat et Anne Marchais-Roubelat ont traité de l’anticipation prospective, un genre dont Coutau-Bégarie se méfiait mais qu’il n’en a pas moins pratiqué dans son très stimulant 2030, la fin de la mondialisation ?[2] Malgré la diversité des rituels et symboles auxquels a historiquement recouru l’anticipation, les auteurs décèlent une part de continuité de la divination antique à la prospective stratégique contempo­raine. Ils montrent surtout la vraie finalité de ces pratiques : elles visent moins à produire une image exacte de l’avenir qu’à faire prendre cons­cience aux stratèges de leur capacité à agir sur le réel et des respon­sabilités qu’elle implique.

Le deuxième volet de la journée d’étude a porté sur les relations entre l’histoire et la stratégie et s’est ouvert sur trois présentations éru­dites. Rappelons qu’en bon directeur d’études à l’EPHE, Hervé Coutau-Bégarie était très attaché à l’érudition : il n’y voyait pas un luxe inutile, mais la condition sine qua non de tout raisonnement historique digne de ce nom, tant il n’est pas de construction solide sans matériaux de qualité.

Traitant tout d’abord de la stratégie navale à Byzance, Michel Cacouros a montré l’impact de la culture sur les choix militaires : il a notamment souligné combien l’oikonomia divine, un concept central de la théologie orthodoxe, a influencé « l’économie des forces » byzantine. Mais il a aussi montré que la stratégie navale de Byzance a dû composer avec les contraintes matérielles, notamment financières. Nul doute que Coutau-Bégarie, qui a toujours rejeté les explications monocausales, eût apprécié cet exposé nuancé.

La deuxième présentation érudite fut celle de Ferenc Tóth qui, évoquant la place du Bosphore et des Dardanelles dans la pensée straté­gique française de l’époque moderne, a montré à la fois l’importance récurrente de ces détroits et la modification de l’enjeu qu’ils représen­taient : là où Louis XIV se demandait comment les conquérir, Louis XV et Louis XVI se souciaient plutôt d’aider les Turcs à les défendre contre les Russes. Permanence de la géographie, transformation du contexte politique, on est là encore dans une dialectique éminemment bégarienne. Et l’actualité y rejoint l’histoire, puisqu’en 2022, Ankara a interdit le passage des détroits par des bâtiments de guerre au surlendemain de l’invasion russe en Ukraine.

La troisième présentation érudite, celle de Jean-Jacques Langen­dorf, consistait en une relecture de Clausewitz dans une perspective théologique : le stratège prussien semble en effet avoir été profondément influencé par le pasteur piétiste Schleiermacher. Le sujet passionnait Coutau-Bégarie, qui s’en était souvent entretenu avec J.-J. Langendorf. Accaparé par divers travaux, ce dernier n’a pu nous faire parvenir son texte, mais on en trouvera le substrat dans un chapitre de son magnifique ouvrage sur la pensée militaire prussienne[3].

La communication suivante, celle de Bruno Colson, traitait de l’historiographie de la guerre. L’auteur rappela d’abord les tentatives de renouvellement dont elle a fait l’objet par le prisme de l’histoire sociale, dans le sillage de l’école des Annales, puis par celui de l’histoire cultu­relle. Ces deux entreprises ont amené des résultats intéressants, mais ont fini par conduire à une impasse brillamment résumée par B. Colson : « La nouvelle histoire militaire s’intéresse à tout ce qui touche aux armées, excepté la façon dont elles se battent », c’est-à-dire leur « raison d’être ». Aussi le renouvellement le plus fécond est-il venu de l’histoire des idées stratégiques, dans laquelle Coutau-Bégarie et l’école béga­rienne ont joué un rôle de premier plan.

J’ai pour ma part traité de la méthode historique en stratégie, ou plus précisément de son substrat philosophique : ce qui permet de comparer des épisodes militaires passés et présents pour en dégager des invariants – les fameux principes de la guerre –, c’est en effet le caractère pérenne de la nature humaine, de la nature de la guerre et de la nature des choses. Or, ces notions sont aujourd’hui dévalorisées. Je me suis employé à les réhabiliter, non sans rappeler toutefois que la méthode historique doit savoir composer avec la méthode matérielle, selon l’enseignement de l’amiral Castex, qu’avait tant médité Coutau-Bégarie.

La journée s’est conclue sur une table ronde menée de main de maître par l’Amiral Gérard Valin, vice-Président de l’Institut de stratégie comparée, et dont le propos était de faire le point sur le rayonnement qu’a eu Coutau-Bégarie dans les armées françaises ; les trois interve­nants étaient bien placés pour en parler, puisqu’ils ont en commun d’avoir rédigé une thèse de doctorat sous sa direction.

Le Général Michel Grintchenko, ancien chef de l’Aviation légère de l’armée de terre, a d’abord exprimé sa reconnaissance à notre maître et ami de l’avoir initié à la recherche, en laquelle il a salué la « véritable école de la liberté de pensée » et dont il a souligné les analogies avec le travail d’état-major. Mais surtout, les invariants que le Général Grintchenko a découverts au cours de ses recherches doctorales sur la guerre d’Indochine lui ont été directement utiles pour la conduite d’opérations aussi sensibles que le désengagement français d’Afgha­nistan en 2012 puis l’offensive Serval au Mali en 2013.

Le Colonel Stéphane Faudais, chef du Département des Sciences humaines à l’École de Guerre, a pour sa part livré un portrait très atta­chant de Coutau-Bégarie, qui a aidé un nombre considérable d’officiers français et étrangers à prendre conscience de l’importance de la culture générale : comment dominer le chaos de la guerre sans un robuste socle de connaissances en histoire, mais aussi en philosophie et même en théologie ? En effet, la stratégie est relative à la politique, laquelle suppose des choix philosophiques et ultimement spirituels, qu’ils soient explicites ou implicites, conscients ou non (comme l’ont d’ailleurs montré les communications de Michel Cacouros et de Jean-Jacques Langendorf).

En conclusion, le Général Benoît Durieux, Directeur de l’ensei­gnement militaire supérieur, a rappelé combien « Hervé Coutau-Bégarie a joué un rôle clé pour donner aux officiers et plus largement au public français le goût de la stratégie ». Analysant ce rôle dans ses diverses déclinaisons, le Général Durieux a souligné l’humilité de notre maître et ami et l’a mise en relation avec celle que doit cultiver le bon stratège : ce dernier doit en effet admettre ses limites et celles des moyens mis à sa disposition pour en tirer le meilleur parti. A contrario, l’orgueil s’est avéré un principe de défaite récurrent dans l’histoire.

On comprendra l’importance décisive que nous accordons à ces trois témoignages d’officiers : ils démontrent si besoin était que la réflexion sur l’histoire de la guerre, ses principes et ses liens avec les humanités n’est pas une lubie d’universitaire, mais bien une nécessité militaire.

Aux articles issus de cette journée d’étude, nous avons ajouté en varia un article du Général Nicolas Auboin, alors Directeur adjoint de l’École de Guerre, sur le niveau et l’art opératifs. Coutau-Bégarie, fort sceptique envers ces concepts, préférait s’en tenir à la partition tradition­nelle entre stratégie et tactique. On a le droit de ne pas le suivre sur ce point, comme sur d’autres d’ailleurs : il n’a jamais posé au gourou ni ne tolérait le culte de la personnalité. Aussi a-t-il maintes fois publié des textes avec lesquels il n’était pas entièrement d’accord, mais auxquels il reconnaissait le mérite, cardinal à ses yeux, de stimuler la réflexion. Du reste, le Général Auboin montre que les penseurs soviétiques de l’entre-deux-guerres n’ont pas tout inventé en matière d’art opératif et que la France de 1918, sous l’influence de Foch notamment, y a eu un rôle pionnier… ce qui n’aurait certes pas déplu à Hervé !

[1]        Hervé Coutau-Bégarie, « Conclusion – Clausewitz au xxie siècle », in Laure Bardiès et Martin Motte (dir.), De la guerre ? Clausewitz et la pensée stratégique conTemporaine, Paris, Economica, 2008, p. 493.

[2]        Ce livre est paru en 2008 aux éditions Tempora. En mars 2017, il a fait l’objet d’une journée d’étude dont les actes ont été publiés dans la revue Prospective et stratégie, n°8, 2017, sous le titre Hervé Coutau-Bégarie et la prospective de la mondialisation.

[3]        Jean-Jacques Langendorf, La Pensée militaire prussienne – études de Frédéric le grand à Schlieffen, chap. XIII, Paris, Economica, 2012.

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