Traité de stratégie. Introduction générale. Défense et illustration de l’enseignement de la stratégie

Hervé Coutau-Bégarie

Janus ou les deux faces de la stratégie

Art du général ou science des hautes parties de la guerre ou de la conduite du conflit, la stratégie, quelle que soit la définition retenue, est une activité noble, réservée à des hommes parvenus à un certain niveau de responsabilité ou à un certain degré d’instruction. Longtemps transmise par une tradition orale limitée à des milieux très restreints – Herbert Rosinski parlait de stratégie instinctive1 -, elle est devenue, à l’époque contemporaine, un savoir codifié et enseigné dans les écoles de guerre : la stratégie scientifique.

La stratégie est, à la fois, un art, en tant que pratique du stratège, et une science (au sens très large), en tant que savoir du stratégiste. La terminologie russe, très précise, distingue, au sein du « domaine militaire », la théorie militaire et la pratique militaire : « Chaque secteur, chaque niveau du domaine militaire possède ce double aspect, théorique et pratique. Toute activité pratique est conduite en tenant compte des lois, principes, méthodes et procédés établis par la théorie et, à son tour, l’enseignement tiré de la pratique retourne, en boucle, enrichir la théorie » 2. Il y a un lien constant entre les deux dimensions. Foch disait : « Il faut savoir beaucoup pour pouvoir un peu ».

Vérité éternelle, reconnue déjà par le premier et le plus grand (au moins jusqu’à Clausewitz) des stratégistes, Sun Zi, qui vivait en Chine dans le royaume de Wu, au vie siècle av. n.e. : « Ceux des grands généraux qui se sont distingués parmi nos anciens étaient des hommes sages et prévoyants. Chez eux, la lecture et l’étude précédaient la guerre et les y préparaient » 3. Plus de vingt siècles plus tard, le code militaire japonais, promulgué en 1710 et fortement influencé par le traité du maître chinois, édicte en son article premier : « Les militaires doivent pratiquer à la fois les arts littéraire et militaire » 4. Frédéric II, en Europe, ne dit pas autre chose : « L’étude des belles-lettres est si nécessaire à ceux qui se vouent aux armes que la plupart des grands capitaines y ont consacré leurs heures de loisir ». Son contemporain le comte de Schaumbourg-Lippe édicte un règlement pour inciter les officiers portugais à la « méditation militaire » : « À la guerre, une vaine présomption ou des appréhensions frivoles sont les suites ordinaires de l’ignorance ; lorsqu’on a contre soi un ennemi habile, l’ignorance des ressources de l’art est également funeste aux courageux comme aux timides… Ni la bravoure, ni le génie naturel, ni l’expérience ne suffisent à suppléer au défaut d’étude » 5.

Napoléon réaffirme cette vérité : « Sur le champ de bataille, l’inspiration n’est le plus souvent qu’une réminiscence… Ce n’est pas un génie qui me révèle tout à coup, en secret, ce que j’ai à dire ou à faire dans une vie inattendue pour les autres, c’est la réflexion, la méditation ». On sait, par ses multiples biographes, qu’élève au collège de Brienne et sous-lieutenant d’artillerie, il a travaillé fiévreusement sur les auteurs anciens et modernes. Il a médité notamment l’œuvre du plus grand des écrivains militaires du xviiie siècle, Guibert. En 1806, l’Empereur fera octroyer une pension à la veuve de celui-ci, « en considération des ouvrages de M. de Guibert et des avantages que l’armée française en a retirés ». Au sommet de sa puissance, il trouvera le temps de se faire lire le premier livre d’un jeune auteur inconnu nommé Jomini.

L’un des rares maréchaux d’Empire à s’être élevé à la dimension stratégique, Davout, a étudié à fond les œuvres du fondateur de la théorie tactique moderne, le chevalier de Folard6. L’amiral Nelson, qui souffrait du mal de mer, se faisait lire par son aumônier, durant ses crises, l’Essay on Naval Tactics de l’Écossais Clerk of Eldin, honorable marchand de drap qui n’avait jamais mis les pieds sur un vaisseau de guerre. Au xxe siècle, le général Pétain est sans doute, comme l’a dit Guy Pedroncini, « le général qui a le mieux compris les exigences de la première guerre mondiale et qui a le mieux commencé à préparer la seconde » 7. Il le doit, pour partie, à un intense travail de réflexion lorsqu’il était professeur à l’École supérieure de guerre, marqué notamment par une longue fréquentation d’Ardant du Picq. Le général Patton, qui vaut beaucoup mieux que ce qu’en a dit la légende, était un fin lettré, qui avait étudié les auteurs anciens et Jomini8. Le colonel Lawrence (d’Arabie), que beaucoup de militaires tenaient pour un amateur, avait, selon sa propre expression, « en matière de théorie militaire des connaissances acceptables. En effet, à Oxford, bien des années plus tôt, la curiosité m’avait conduit, par delà Napoléon jusqu’à Clausewitz et son école, à lire Caemmerer, Moltke, Goltz et les Français plus récents. Ces ouvrages m’avaient semblé très partiaux. Après avoir survolé Jomini et Willisen, j’avais trouvé des principes plus larges, au xviiie siècle, chez Saxe, Guibert et leurs disciples » 9. Il était donc fondé à dire : « Faites bien voir que les qualités du général, du moins en ce qui me concerne, résulteraient de la compréhension, d’un dur travail, d’un esprit toujours à l’œuvre et concentré. Si cela m’était venu facilement, je n’aurais pas si bien réussi » 10.

Stratégie pure et stratégie appliquée

On pourrait multiplier les exemples. Ceux-là suffisent à montrer la nécessité de l’étude de la stratégie en tant que science pour une bonne pratique de la stratégie en tant qu’art. Kléber, l’un des grands chefs de la Révolution, qui lisait les auteurs allemands, a noté dans ses réflexions : « La théorie qui veut toujours marcher de pair avec l’expérience se venge tôt ou tard d’avoir été trop négligée » 11. Comme tous les arts, la stratégie a ses règles, certes impressionnistes et variables, mais dont l’ignorance conduit souvent à l’échec. Le général Lewal l’a dit très justement : « l’observation des principes ne suffit pas toujours à remporter la victoire, mais elle atténue singulièrement la défaite. La science… ne suffit pas pour accomplir de grandes choses, mais elle empêche d’en faire de détestables » 12.

Simplement, il ne faut pas se méprendre sur l’utilisation que l’homme d’action peut faire de cette connaissance. Celle-ci ne consiste pas en un ensemble de recettes qui seraient utilisables en toutes circonstances. Comme l’a dit Clausewitz, « la théorie est là bien plus pour former le praticien, pour lui faire le jugement, que pour lui servir d’indispensable soutien à chaque pas que nécessite l’accomplissement de sa tâche » 13. Elle a pour but d’éclairer le jugement, de faciliter la décision : « La théorie sert à faire la lumière sur la masse des objets, pour que l’entendement trouve plus facilement son chemin ; elle sert à extirper les mauvaises herbes que l’erreur a semées partout, à montrer les rapports mutuels des choses, et à séparer ce qui est important de ce qui est secondaire » 14. Il appartient ensuite aux chefs d’exploiter au mieux la situation, soit en appliquant les enseignements de la science, soit en s’en écartant, mais alors en toute connaissance de cause.

Stratégie méthodique et stratégie sublime

Il est vrai que l’on cite des généraux heureux qui ne brillaient point par leur instruction ou qui étaient même complètement autodidactes. Le maréchal Masséna « détestait la lecture ; aussi n’avait-il aucune notion de ce qu’on a écrit sur la guerre ; il la faisait d’inspiration » 15. Ces stratèges instinctifs ont pu exister dans des temps anciens, lorsque l’art de la guerre reposait essentiellement sur la bravoure et l’intuition, mais ils ont toujours été l’exception. Condé s’est imposé d’emblée à Rocroi, à l’âge de vingt ans, mais il était loin d’être inculte : il était capable de raconter les campagnes de César, dont il avait visité certains des champs de bataille16. Et « on ne peut nier que depuis que les grands théoriciens du début du xixe siècle ont essayé de dégager une théorie de la guerre, sa préparation et sa conduite ont acquis une méthode, une précision et une sûreté dans la conception qui étaient jusque là inconnus » 17.

On pourrait dire que la stratégie est, en même temps, une chimie et une alchimie. Chimie accessible à l’honnête homme et qui consiste dans la combinaison de principes stables et de procédés volatils. Alchimie réservée à une poignée d’Adeptes qui sont capables de réaliser de véritables transmutations inaccessibles au profane. Le Maréchal de Saxe opérait une distinction entre la partie méthodique et la partie sublime de l’art de la guerre. La connaissance de la partie méthodique peut être obtenue par l’expérience bien sûr, mais aussi par l’étude. Selon la belle formule de Karl Popper, la science n’est que « du sens commun éclairé » 18. Certains chefs parviennent à en tirer parti au point d’accéder à la partie sublime, laquelle est, par définition, réservée à une élite : « Si un homme n’est pas né avec les talents de la guerre, il ne sera jamais qu’un général médiocre » 19. Napoléon va dans le même sens : « Les généraux en chef sont guidés par leur propre expérience ou par leur génie. Apprend-on dans la grammaire à composer un chant de l’Iliade, une tragédie de Corneille ? »20

Les grands chefs imposent leur volonté, ils prennent l’ascendant stratégique. Napoléon en est le meilleur exemple. Hormis la campagne d’Italie de 1796, il n’y a rien de plus grand que la campagne de France de 1814. L’armée française est épuisée, surclassée dans tous les domaines par les armées coalisées. La défaite est inéluctable, tant le rapport de forces est disproportionné. Napoléon va réussir à la retarder au-delà de tout ce qui était prévisible, par une série de manœuvres auxquelles les généraux alliés ne pourront opposer qu’une attitude statique, subissant la volonté de leur adversaire malgré leur écrasante supériorité.

Mais Napoléon est véritablement l’exception. Il en avait d’ailleurs parfaitement conscience, puisqu’on trouve à plusieurs reprises, dans sa correspondance, des formules du genre : « Voilà
ma manière mais je ne la conseille pas… » Expliquant au vice-roi d’Italie comment il s’y prendrait s’il était à sa place, il termine par ce constat à la fois désabusé et orgueilleux : « Je ne sais si l’on entendra quelque chose à ce que je dis » 21.

Le stratège et le stratégiste

Il est vrai que la fusion du théoricien et du praticien est rare. Certains grands capitaines ont écrit : Turenne a laissé des mémoires, son adversaire Montecuccoli a rédigé de nombreux essais sur l’art de la guerre et Napoléon, dans son lointain exil, a composé des précis des guerres de ses grands prédécesseurs. Mais il est rare que ces travaux d’origine illustre soient d’une valeur théorique exceptionnelle. En sens inverse, les théoriciens ont rarement brillé sur les champs de bataille ou dans de grands commandements. Le plus grand d’entre eux, Clausewitz, a eu, selon la belle formule de Raymond Aron, « une carrière brillante et à ses propres yeux décevante » 22 et son rôle au sein de l’état-major prussien durant la campagne de 1815 a été controversé.

Faut-il pour autant avoir une connaissance de la pratique pour se livrer à la théorie ? Cette question a engendré une controverse sans fin. Dès le xviiie siècle, le maréchal de Puységur (qui n’écrivait certes pas un plaidoyer pro domo) soutenait que la théorie de la conduite de la guerre existe indépendamment de la pratique « et il n’est pas nécessaire d’avoir été versé dans les armées pour être versé dans cet art » 23. À l’inverse, l’éditeur anonyme du marquis de Feuquière estimait que l’historien ne peut enseigner le « grand art de commander et de vaincre » parce qu’il lui manque « souvent la connaissance d’un mouvement subit et très léger, d’une différence presque insensible dans la situation d’un terrain, dans la position d’un corps particulier, ou d’une Armée. Le général habile et capable, d’un coup d’œil, voit tout cela ; mais si dans le récit de ces matières l’historien n’est secondé, guidé et dirigé par des gens même du métier, il ne sera jamais en état par lui-même de faire observer ces différences » 24. Mais cette objection est plus valable dans le domaine tactique qu’en stratégie, où l’on peut lui opposer les contributions majeures de civils dépourvus de la moindre expérience militaire, comme Corbett ou Rosinski.

Sans doute, la stratégie est-elle l’un des terrains d’élection de la distinction d’Ernst Jünger entre homme de connaissance et homme de puissance. Les tempéraments sont différents, ainsi que les modes de fonctionnement. Le stratégiste (celui qui pense) doit penser globalement alors que le stratège (celui qui agit) doit agir localement. Le premier ne fait appel qu’au raisonnement, il travaille dans le calme de son bureau et il a la durée pour lui ; le deuxième est obligé d’agir dans l’instant, sur la base d’informations insuffisantes et incertaines, il est soumis à un stress constant. Le maréchal de Schaumbourg-Lippe le disait déjà :

La guerre est spéculative, mais elle ne l’est que dans le cabinet. Toutes ses parties sont sujettes au raisonnement et la plupart des opérations dépend de la réflexion et du calcul, mais en pratique, c’est souvent le hasard qui décide et surtout dans les actions, parce qu’il s’agit de prendre tel parti sur le champ pour lequel, si l’on voulait se décider par la méditation, il faudrait le même temps qu’à résoudre un problème compliqué de mathématique 25.

Ce décalage est inévitable. La science stratégique n’est qu’une étape préparatoire, au service de l’art stratégique. La meilleure doctrine n’est pas la mieux structurée théoriquement et méthodologiquement, c’est celle qui donne la victoire. Nelson l’a dit, de manière définitive : « La victoire efface bien des fautes, que de belles actions sont perdues dans un revers » 26. Clausewitz avait conscience que pourrait sortir de son livre ce qu’il appelait lui-même « une révolution de la théorie ». Il l’aurait pourtant échangé sans hésiter contre une bataille victorieuse. Le stratège contemporain ne pense pas autrement. On connaît l’adage : « Qui peut, agit ; qui ne peut pas, enseigne ; et qui n’a rien à enseigner se consacre à la méthodologie ». Mais, aujourd’hui comme hier, on ne peut faire l’économie de cette exigence de base rappelée avec force par l’archiduc Charles, le plus grand, sans doute, des adversaires de Napoléon, injustement oublié :

L’on ne devient grand capitaine qu’avec la passion de l’étude, et une longue expérience. Cet adage si rebattu de nos jours, que l’on naît Général et qu’on n’a pas besoin d’étude pour le devenir, est une des nombreuses erreurs de notre siècle, un de ces lieux communs qu’emploient la présomption et la nonchalance, pour se dispenser des efforts pénibles qui mènent à la perfection 27.

Cette vérité peut être transposée à la pratique de la science stratégique, devenue un exercice prisé par nombre de commentateurs ou d’essayistes dont le bagage théorique, historique et technique est souvent mince. Ce n’est pas un phénomène nouveau puisque Clausewitz émettait déjà une mise en garde contre des théoriciens trop pressés :

En pareille matière, chacun estime que tout ce qui lui vient à l’esprit quand il prend la plume est assez bon pour être dit et imprimé, et le juge tout aussi indubitable que deux et deux font quatre. Si, comme moi, on voulait se donner la peine de méditer le sujet pendant de longues années, en faisant toujours le rapprochement avec l’histoire militaire, la critique serait plus prudente 28.

Mais il est incontestable que la vogue récente de la stratégie donne une autre ampleur à ce que le maréchal Marmont appelait déjà « le charlatanisme technique ».

La tradition stratégique française

La France a joui d’une réputation plus que flatteuse dans la littérature stratégique. La plupart des fondateurs de la science militaire moderne, tant terrestre (Feuquière, Puységur, Folard, Joly de Maizeroy, Guibert…) que navale (Hoste, Bigot de Morogues, Grenier..), les premiers théoriciens de la petite guerre (La Croix, Grandmaison) sont français. Les chaires de stratégie sont tenues par des professeurs prestigieux, tant à l’École supérieure de guerre (Lewal, Foch) qu’à l’École de guerre navale (Daveluy, Darrieus). Cette tradition a perduré au xxe siècle, malgré l’effacement relatif de la France, à travers quelques individualités : l’amiral Castex entre les deux guerres, les généraux Beaufre, Gallois et Poirier de 1945 à aujourd’hui.

Mais il s’agit d’auteurs qui n’ont plus le même rayonnement, au moins à l’intérieur de l’institution militaire. Une dissociation tend à s’établir entre la pensée et l’action : Lucien Poirier a certes contribué à l’élaboration du modèle français de dissuasion, mais il n’a publié ses œuvres majeures qu’après avoir quitté le service actif ; le temps n’est plus où les professeurs aux Écoles de guerre (Foch, Darrieus, Castex…) publiaient sans retard leurs enseignements. La liberté d’expression qui régnait au début du siècle n’existe plus. Il est évidemment possible de soutenir qu’elle avait engendré une confusion source d’errements désastreux (la Jeune École dans le domaine naval), mais cette corrélation n’est pas obligatoire, et le silence officiel n’exclut pas, bien au contraire, les luttes d’influence internes, tout aussi coûteuses et dangereuses.

La liberté d’expression n’est dangereuse que si le modèle officiel est fondamentalement vicié et si ceux qui prétendent intervenir dans le débat manquent de la formation leur permettant une vue globale, au-delà des problèmes techniques ou tactiques. C’est le rôle de la stratégie de fédérer les approches sectorielles et de susciter cette vision globale.

Objet de la réflexion

Bien entendu, il ne s’agit pas d’élaborer un modèle à prétention universelle, supposé encadrer, sinon régler, tous les problèmes. Les progrès de la connaissance nous font prendre conscience de l’extraordinaire complexité de l’objet scientifique, quel qu’il soit, qui ne se laisse pas réduire à une théorie unifiée. Alors que les sciences exactes (sauf à faire intervenir la théorie du chaos29) recherchent ce que l’épistémologue Karl Popper a appelé des propensions absolues (quelle est la probabilité A que se produise l’événement B ?), les sciences sociales (auxquelles on peut rattacher la stratégie) ne peuvent mettre en évidence que des propensions relatives : quelle est la probabilité A que se produise l’événement B dans un environnement C, lequel est le cumul d’une multitude de paramètres a, b, c… ?30 Napoléon l’avait déjà dit :

Toutes ces questions de grande tactique sont des problèmes physico-chimiques indéterminés, qui ont plusieurs solutions et qui ne peuvent être résolus par les formules de la géométrie élémentaire 31.

Les causes perçues comme identiques ne produisent jamais exactement les mêmes effets et il n’y a pas de relation mécanique32 entre les causes et les effets (ce qui explique le pouvoir prédictif très faible, sinon nul, des sciences sociales, sauf, dans certaines limites, de la démographie). Il est donc préférable de s’en tenir à ce que le sociologue américain Robert Merton appelle des théories à moyenne portée, « intermédiaires entre les hypothèses mineures qui jaillissent chaque jour à foison dans le travail quotidien de la recherche et les larges spéculations qui partent d’un large schéma conceptuel » 33. L’objectif est infiniment moins ambitieux, mais plus apte finalement à rendre compte d’une réalité subtile et changeante. Plus facile aussi à appréhender par le lecteur, qui n’a guère besoin de spéculations ésotériques. Saint Grégoire le Grand ne rappelait-il pas aux prédicateurs « qu’ils se doivent aux ignorants et qu’ils ne doivent pas leur donner une doctrine trop élevée » ?34 Clausewitz lui-même demandait « des traités de bon sens clair et simple, où l’auteur sait du moins ce qu’il dit et le lecteur ce qu’il lit » 35.

But du traité

Le but du présent traité n’est donc pas d’ajouter de nouvelles propositions théoriques à une masse déjà surabondante et souvent répétitive. À la fin du xviiie siècle, Le Roy de Bosroger énonçait un avertissement qui est encore plus vrai aujourd’hui : « On ne peut se dispenser, lorsqu’on écrit sur la Guerre, de répéter ce que beaucoup d’autres ont déjà dit et c’est ce qui devrait dégoûter de traiter une matière sur laquelle il y a peu de choses neuves à dire » 36. On ne trouvera dans ces pages aucune proposition révolutionnaire, mais plutôt une présentation, aussi systématique que possible, des concepts et des problèmes fondamentaux de la stratégie, que l’on fait semblant de tenir pour connus, alors qu’ils sont souvent loin de l’être. René-Jean Dupuy a défini le traité comme un « genre descriptif et dogmatique dont l’objet est seulement d’informer » 37. Outre qu’il n’est pas sûr qu’un traité soit nécessairement condamné à être dogmatique, c’est généralement l’information qui manque le plus. Beaucoup d’idées brillantes (ou supposées telles) gagneraient à être appuyées sur une documentation plus solide : cela éviterait à tel essayiste à succès de confondre guerre absolue et guerre totale ou à tel autre de dire que les convois ont été inventés par Nelson…

d’aucuns jugeront la perspective adoptée exagérément classique. S’il est plus que jamais nécessaire, en une période de bouleversements politiques et techniques d’une ampleur et d’un rythme sans précédents, d’explorer de nouvelles voies, d’anticiper des évolutions de plus en plus rapides, il n’est pas pour autant inutile, à intervalles réguliers, de faire « un point estimé », comme disait l’amiral Castex, ne serait-ce que pour nous souvenir de tout ce que nous devons aux classiques et ne pas faire comme ces philosophes du xviiie siècle ou ces sociologues américains du xxe siècle qui croyaient découvrir des choses révolutionnaires, connues depuis l’Antiquité grecque38. Les mutations contemporaines n’ont pas nécessairement ruiné le socle traditionnel des études de stratégie.

Domaine du traité

Il est vrai que la stratégie a connu une fortune singulière, qui l’a conduite à sortir de son domaine d’origine pour s’appliquer à n’importe quoi, en premier lieu à l’économie. Mais cette extension n’a pu être acquise qu’au prix d’une perte de sens. Lorsque le général Fiévet définit la stratégie d’entreprise comme « une théorie de l’action exigeant le traitement de la décision… (qui) doit logiquement viser à replacer toute décision dans le cadre de la globalité du système… à trouver les voies et moyens de mobiliser toutes les ressources disponibles de l’entreprise pour modifier l’équilibre concurrentiel à son avantage » 39, il donne une définition dont le seul critère est celui de la rationalité, transposable à n’importe quelle activité humaine. La stratégie devient alors un concept « attrape-tout », dont le sens est inversement proportionnel à son champ d’application.

Il s’agit là d’un problème général, comme l’a bien vu le sociologue Jean Baudrillard : « Tous les systèmes (sont désormais) caractérisés par la perte de leur référence et le dépassement de leur fin… Toutes les catégories s’effacent au profit d’une sorte d’hypersyncrétisme, d’homéostasie et d’indistinction » 40. Il faut donc se résigner à la coexistence d’un sens fort, celui qui correspond à l’essence du concept, et d’un sens faible, dont on cerne bien le propos, mais dont la logique est floue.

Doit-on alors renoncer à tout exclusivisme et accoler à la stratégie, entendue dans son sens originel, un qualificatif permettant de l’identifier immédiatement ? C’est le parti qu’ont adopté Gérard Chaliand et Arnaud Blin avec leur Dictionnaire de stratégie militaire, dont le titre indique bien qu’il ne s’agit que d’une stratégie parmi d’autres. Un tel choix a l’avantage de la simplicité. L’usage suffit-il, cependant, à justifier un dévoiement théorique ? La stratégie se caractérise précisément par la prise en compte simultanée des données politiques et militaires et l’appellation stratégie militaire risque d’altérer, sinon de faire oublier, cette dimension fondamentale. La signification du concept doit avoir préséance sur la délimitation de ses contours. À rebours de l’œcuménisme dominant, et nonobstant la pertinacité (obstination dans l’erreur, chez les théologiens) des adeptes de la « stratégie tous azimuts », le présent traité ne s’intéresse qu’à la stratégie dans son sens fort, traditionnel, mais sans lui accoler de corrélatif. Comme l’a dit, dans un tout autre domaine, René Guénon : « Et puis est-il nécessaire de tant se préoccuper de l’abus qui a été fait d’un mot ? Si l’on devait rejeter tous ceux qui sont dans ce cas, combien en aurait-on encore à sa disposition ? Ne suffit-il pas de prendre les précautions voulues pour écarter les méprises et les malentendus ? »41

Plan du traité

Le traité est divisé en trois livres. Le premier traite de la stratégie générale, non dans le sens particulier qu’elle a acquis aujourd’hui, entre la stratégie globale et la stratégie militaire, mais dans le sens de stratégie s’appliquant quel que soit le milieu. Le livre II s’attache aux stratégies particulières, maritime et aérienne, pour lesquelles les considérations générales doivent être adaptées et complétées. Le livre III essaie de cerner les contours de la géostratégie, concept qui connaît aujourd’hui une certaine vogue mais dont le contenu reste flou. Il vaut la peine d’essayer de préciser sa validité et ses limites, ce qui impose un effort de construction et de théorisation plus poussé que dans les deux premiers livres qui s’appuient sur un corpus documentaire infiniment plus vaste. L’exercice devrait être étendu à d’autres domaines. On aurait pu ajouter un quatrième livre sur la stratégie nucléaire et un cinquième sur les stratégies alternatives (petite guerre, stratégie révolutionnaire, terrorisme) mais il a paru préférable d’y renoncer et de se limiter à quelques remarques disséminées dans les autres livres pour ne pas alourdir un texte déjà frappé de surcharge pondérale.

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Notes:

1 Herbert Rosinski, La Structure de la stratégie, Paris, Économica, Bibliothèque stratégique, 1999.

2 Jacques Laurent, « Un outil pour la pensée militaire soviétique », Stratégique, 23, 1984-3, p. 46.

3 Sun Zi, dans la traduction du père Amyot, reprise dans Lieutenant-colonel E. Cholet, L’Art militaire dans l’Antiquité chinoise, Paris, Lavauzelle, 1922, p. 84. cette phrase est, en fait, une extrapolation du père Amyot, inspirée par le mode de pensée confucéen. Sun Zi fait simplement référence à la sagesse des anciens.

4 Dictionnaire historique du Japon, Tokyo, Librairie Kinokuniya, fasc. 1, 1963, p. 54.

5 Wilhelm Graf zu Schaumbourg-Lippe, Schriften und Briefe. II Militärische Schriften, hrsgb Curd Ochwadt, Francfort, Vittorio Klosterman, 1977, pp. 121-125.

6 Cf. Daniel Reichel, Davout et l’art de la guerre, Neuchâtel, Delachaux et Nestlé, 1975.

7 Guy Pedroncini, Pétain, général en chef, Paris, PUF, 1974, p. 443.

8 Bruno Colson, La Culture stratégique américaine. L’influence de Jomini, Paris, Économica, Bibliothèque stratégique, 1993, p. 213.

9 T.E. Lawrence, Guérilla dans le désert 1916-1918, Bruxelles, Complexe, 1992, p. 38.

10 Lettre à Basil Liddell Hart, dans T.E. Lawrence, Guérilla dans le désert, p. 88.

11 Capitaine de la Grèverie, « L’Armée d’Orient sous Kléber », Revue
d’histoire (de l’armée), 1911, p. 197.

12 Général Lewal, Études de guerre. Partie organique, Paris, Librairie militaire Dumaine, 1873, p. 23.

13 Clausewitz, Campagne de 1814, Paris, Champ libre, 1972, p. 39.

14 Clausewitz, De la Guerre, p. 670.

15 Général Marbot, Mémoires, tome III, p. 20.

16 Général Camon, Pour Apprendre l’art de la guerre, Paris, Berger-Levrault, 1928, p. 7.

17 Julian S. Corbett, Principes de stratégie maritime, Paris, Économica, Bibliothèque stratégique, 1993, p. 28.

18 Karl Popper, Un Univers de propensions. Deux études sur la causalité et l’évolution, Combas, Éditions de l’Éclat, 1992, p. 75. En 1780, le prince de Ligne employait déjà la formule : « Militaires de tous les pays ! Laissez-vous aller au génie, si la nature vous en a donné. Ayez de l’esprit si vous pouvez. Prenez des connaissances. Cela dépend de vous : mais, ne manquez pas au sens commun qui s’absente si souvent par je ne sais quel sort de toutes les Armées ». Fantaisies militaires, par un officier autrichien, A Kralovelhota, 1780, p. 172.

19 Maréchal de Saxe, Mes Rêveries, Paris-Limoges, Lavauzelle, 1895, p. 117.

20 Commentaires de Napoléon Ier, Paris, Imprimerie impériale, 1867, tome VI, p. 91.

21 Cité dans Général Camon, La Guerre napoléonienne. Les systèmes d’opérations, 1906, Paris, ISC-Économica, Bibliothèque stratégique, 1997.

22 Raymond Aron, Penser la guerre. Clausewitz, tome I. L’âge européen, Paris, Gallimard, 1976, p. 31.

23 Maréchal de Puységur, Art de la guerre par principes et par règles, Paris, Chez C.A. Jombert, 1748, p. 26.

24 Mémoires de M. le marquis de Feuquière, Londres, Chez Pierre Dunoyer, 1736, Avertissement, pp. VII-VIII. Dans le même sens, le prince de Ligne se moquait des faiseurs de systèmes qui n’avaient jamais manœuvré : « Rarement ceux qui écrivent ont vu de près les choses qu’ils traitent. Les auteurs militaires que nous lisons, ont cru n’avoir rien de mieux à faire que de faire des livres. Ils ne sont entrés dans aucun détail et n’ont pas mieux parlé service que les anciens philosophes qui travaillaient sur la tactique sans savoir remuer un soldat. J’aurais voulu voir Follard exercer un pelloton. J’aurais voulu savoir si Mr. de Puységur aurait su former son rang et je parie que Mr. de Quincy ne connaissait personne des corps où il avait servi. C’est pour cela qu’on dit toujours des choses vagues ». Fantaisies militaires, p. 158.

25 Comte de Schaumbourg-Lippe, Schriften und Briefe, p. 149.

26 Cité dans Capitaine de vaisseau Laurent, Introduction aux études de stratégie, Paris, Service historique de la Marine, 1927, p. 50. Machiavel l’avait déjà dit : « Une victoire répare l’effet des plus fâcheuses manœuvres, et une défaite fait avorter les plans les plus sagement concertés ». L’Art de la guerre, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 739.

27 Archiduc Charles, Principes de la stratégie, Paris, Chez Magimel, Anselin et Pochard, 1818, tome I, pp. XVIII-XIX.

28 Clausewitz, De la Guerre, p. 43.

29 « Cette nouvelle théorie a montré, que, même dans le cas d’un système mécanique classique (ou  » déterministe « ), il est possible d’obtenir, à partir de conditions initiales particulières, mais au demeurant très simples, des mouvements  » chaotiques  » : autrement dit, des mouvements qui deviennent vite complètement imprédictibles ». Karl Popper, Un Univers de propensions, p. 48. Plusieurs transpositions à la stratégie ont été proposées, difficilement accessibles au profane. John T. Dockery et A.E.R. Woodcock, The Military Landscape, Cambridge, Woodhead, 1993 ; Glenn E. James, Chaos Theory. The Essentials for Military Applications, Newport Paper 10, Naval War College, 1996.

30 Karl Popper, Un Univers de propensions, pp. 37-38.

31 Commentaires de Napoléon Ier, tome VI, p. 55.

32 Les physiciens disent : de relation biunivoque nécessaire.

33 Robert K. Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Plon, 1965, pp. 13-14.

34 Saint Grégoire le Grand, Moralia in Job, XVII 26. Cum grano salis…

35 Clausewitz, De la Guerre, p. 169.

36 Le Roy de Bosroger, Elémens de la guerre, Paris, Chez J. P. Costard, 1773, p. VI.

37 Préface à Pierre-Marie Gallois, Géopolitique. Les voies de la puissance, Paris, FEDN-Plon, 1990, p. 9.

38 Cf., pour les premiers, le livre autrefois célèbre de Louis Dutens, Origine des découvertes attribuées aux Modernes, Paris, Gabriel Dufour, 4e éd. 1812, et, pour les seconds, la critique dévastatrice de Pitirim Sorokin, Tendances et déboires de la sociologie américaine, Paris, Aubier, 1968.

39 Général Fiévet, De la Stratégie militaire à la stratégie d’entreprise, Paris, Interéditions, 1992, p. 193.

40 Jean Baudrillard, Le Paroxyste indifférent, Paris, Grasset, 1997, pp. 12-13.

41 Renév Guénon, La Métaphysique orientale, Paris, Éditions traditionnelles, 4e éd., 1993, p.8

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