Préface

Le xxe siècle a connu une industrialisation de la guerre qui a logiquement entraîné une déshumani­sation. L’héroïsme des combattants importe désormais moins que le volume et la qualité de leur armement. Déjà amorcée au xixe siècle, notamment avec la guerre de Sécession, cette évolution a connu une accélération formidable avec la première guerre mondiale, dans laquelle le résultat final a été dicté plus par les ressour­ces respectives des belligérants que par leur sens tactique ou stratégique. Les héros n’ont pas manqué, tant sur terre que sur mer ou dans les airs. La propa­gande s’est employée à magnifier les exploits d’un certain nombre d’entre eux. Les Français ont ainsi tout su du sacrifice héroïque de Roland Morillot, qui a coulé avec son sous-marin, des exploits du jeune Corentin Celton, qui avait menti sur son âge pour s’engager. Mais leur souvenir n’a pas survécu à l’épreuve du temps. Une seule catégorie s’est imposée pour entrer dans le panthéon dont les souvenirs perdurent jusqu’à aujour­d’hui : les as de l’aviation.

On a peine à imaginer l’engouement des opinions publiques pour les chevaliers du ciel. Il y avait, bien sûr, l’attrait de la nouveauté, la fascination pour la conquête de l’air, dont avait témoigné l’impact des vols des frères Wright, de Santos Dumont ou de la traversée de la Man­che par Blériot[1]. Il y a eu aussi l’irrésistible impression de liberté : l’aviation permettait d’échapper à l’enlise­ment dans la boue des tranchées pour évoluer librement dans le ciel. Il y a eu, enfin et surtout, le fait que le combat aérien restait un combat individuel au lieu d’être une lutte de masses : le courage et le sang-froid des pilotes restaient le facteur décisif, au moins aux yeux de l’opinion qui percevait mal l’importance décisive de la technique, c’est-à-dire des appareils qu’ils pilotaient. De sorte que s’est créée spontanément une mythologie des as qui n’a bénéficié qu’aux pilotes de chasse, les avia­teurs de reconnaissance ou de bombardement étant condamnés au même anonymat que les combattants de terre ou de mer.

La popularité des as a été inouïe : Richthofen en Allemagne, Mannock en Grande-Bretagne, Guynemer en France, Coppens de Houthulst en Belgique… étaient des héros dont tous les enfants reconnaissaient les faits d’armes. Leurs exploits se mesuraient à leurs croix de guerre à rallonge, jusqu’aux 28 palmes et 2 étoiles de Nungesser. La disparition au combat de l’un de ces héros était une catastrophe nationale : cela a été vrai tant pour Richthofen que pour Mannock ou pour Guyne­mer. La charge symbolique qui s’attachait aux as était telle que leurs exploits ont parfois été plus ou moins arrangés par la propagande. Le cas le plus intéressant concerne sans doute les aviateurs du Commonwealth : Mannock devance Bishop d’une courte tête, avec 73 contre 72. Le problème est que le compte du premier a quelque peu été forcé, car son bilan réel s’établirait autour d’une cin­quantaine de victoires « seulement »[2], chiffre déjà plus que respectable. Mais Mannock était Anglais, alors que Bishop était Canadien et certains dirigeants britanni­ques ont estimé qu’il n’était pas souhai­table que l’as des as de l’empire ne fût point britannique, d’où une indul­gence dans l’attribution des victoires et quelques ma­nœuvres latérales pour amoindrir le compte de Bishop : c’est ainsi qu’après une réception triomphale à Buckingham Palace où il reçut simultanément, c’était une première, la Victoria Cross, la Distinguished Service Order et la Distinguished Flying Cross nouvellement créée, on l’envoya faire une tournée de promotion au Canada, où il ne risquait certainement pas d’augmenter son score. Bishop devrait donc être considéré comme l’as des as de l’empire britannique. Mais voilà qu’un univer­sitaire, heureusement canadien, a jeté récemment un gros pavé dans la mare : à partir des archives alle­mandes, il a pu montrer que Bishop était un affabula­teur qui avait constamment exagéré ses performances, voire même carrément inventé l’exploit qui lui valut la Victoria Cross[3]. Le cas n’est pas isolé et il faudrait procéder à quelques réévaluations : bon nombre de scores devraient être revus à la baisse alors qu’à l’inver­se, quelques-uns, beaucoup plus rares, pourraient être revus à la hausse : ce serait par exemple le cas de Raoul Lufbery, volontaire dans l’escadrille Lafayette, qui n’est crédité officiellement que de 17 victoires, mais en a certainement remporté beaucoup plus : simplement, il avait la fâcheuse habitude de voler seul et très loin à l’intérieur des lignes allemandes, de sorte qu’il ne pouvait faire homologuer la plupart de ses succès.

La France n’a pas manqué d’as[4]. C’est elle qui a ouvert l’ère du combat aérien avec la victoire du sergent pilote Frantz et du soldat mécanicien Quénault à la fin de 1914. Dès 1915, les premiers as sont apparus : Jean Navarre, la sentinelle de Verdun ; Charles Nungesser, tempérament indiscipliné et fantasque, souvent abattu, revolant aussitôt malgré ses multiples blessures… Il y en a eu ensuite beaucoup d’autres, de Georges Madon, que les Allemands appelaient « Le diable » au « Père Dorme », c’était son surnom. Il y a eu un vrai religieux, Léon Bourjade, crédité de 28 victoires. Il était père blanc et la légende raconte qu’il donnait volontiers l’absolution à sa victime. Pure invention, car s’il était déjà entré dans les ordres, il ne sera ordonné prêtre qu’après la guerre.

Aucun n’a atteint la gloire immaculée de Georges Guynemer qui s’est imposé en 1917 comme l’as des as avec 54 victoires. Tout a concouru à façonner sa légende : son extrême jeunesse, sa fragilité physique, sa chance extraordinaire (il engageait le combat au plus près), sa liaison avec Yvonne Printemps qui l’a initié à des duels d’un autre ordre et, finalement, sa disparition en pleine gloire dans des circonstances jamais définitivement éclaircies (abattu par la DCA ou par l’aviateur Wisser­mann ?). Tout de suite, les écrivains se sont emparés de lui, Henry Bordeaux en premier lieu, ce qui n’était pas rien. Aujourd’hui encore, il reste la référence suprême des chasseurs et, le jour de sa mort, la même cérémonie à sa mémoire se répète chaque année sur toutes les bases aériennes françaises.

À côté de la gloire de Guynemer, René Fonck fait pâle figure, malgré les 75 victoires qui en font indis­cutablement l’as des as français et alliés de la Grande Guerre et même des deux guerres. Il n’est plus connu que des fanatiques de l’aviation. Les raisons qui expliquent cet oubli relatif sont multiples. Il n’est pas l’as des as de la Grande Guerre, puisque von Richthofen le dépasse avec ses 80 victoires, dont il importe de souligner qu’elles ont été vérifiées par les historiens, il ne s’agit pas d’un compte fictif[5]. Il est arrivé trop tard, son palmarès s’envolant en 1918, lorsque la guerre aérienne est, à son tour, entrée dans l’ère industrielle. Il n’avait pas le côté flamboyant de Nungesser, ni la pureté désincarnée de Guynemer : il était un pur technicien, qui devait ses victoires à un don prodigieux de tireur et à la multiplication des cibles ennemies. Sa vie privée n’avait rien qui pût faire rêver : il n’a pas connu Yvonne Printemps. Enfin, il y a l’après-guerre : il a survécu assez longtemps pour être encore là lors de la Seconde Guerre mondiale et jouer un rôle ambigu à Vichy. Cela lui a valu d’être quelque peu inquiété à la Libération. Aujourd’hui encore, son nom est prononcé avec prudence, au point qu’aucune promotion d’officiers ne le porte.

La présente biographie fait revivre une figure qui mérite, malgré tout, d’être connue et reconnue. Soixante-quinze victoires, c’est beaucoup et il est possible que le total réel soit encore plus élevé, puisque lui-même en revendiquait 127 et qu’il n’appartient pas à la catégorie des affabulateurs. D. Pourret recense au moins deux victoires non homologuées mais certaines, les victimes étant connues. Seule une recherche systématique dans les archives allemandes pourrait apporter des éléments nouveaux, mais beaucoup de documents ont été perdus. Il était un merveilleux tireur, mais aussi un tacticien qui a su comprendre que l’ère héroïque des premiers cheva­liers du ciel était en train de s’achever, qu’il fallait désormais mettre en œuvre une véritable tactique. Cette faculté d’adaptation est assez rare pour être soulignée.

Surtout, cette biographie a l’immense mérite d’essayer de restituer toute une vie et pas seulement l’épopée de quelques mois qui l’a fait entrer dans l’his­toire. Après guerre, il a eu la destinée « normale » d’un héros de légende : son nom lui a permis facilement de devenir député. Il a tenté la traversée de l’Atlantique après Nungesser et avant Lindbergh : la réussite lui eût définitivement assuré une place dans la mémoire collective, mais il a échoué ; au moins en est-il sorti vivant. Il a signé (à défaut de l’écrire) un livre sur l’aviation militaire française qui n’est pas dépourvu de lucidité et qui se tient honorablement dans la littérature aérienne de l’entre-deux-guerres. Il a noué des liens, en vertu de la traditionnelle fraternité d’armes, avec les anciens combattants de l’autre bord, notamment avec Ernst Udet, le plus “titré” des As allemands et avec le successeur de Manfred von Richthofen, un certain Hermann Goering. Lorsque celui-ci est devenu le deuxiè­me personnage du troisième Reich, Fonck a essayé de jouer de cette relation au service de la France. Ses sentiments antiallemands n’avaient pas varié, mais, au lendemain de la défaite, il s’est spontanément rangé sous la bannière du maréchal Pétain, comme la quasi-totalité des combattants de la Grande Guerre. Le maré­chal l’a utilisé au service de sa diplomatie personnelle : cela lui a valu quelques inimitiés. Il a été pris dans des intrigues auxquelles il n’était nullement préparé. L’amiral Darlan, dans ses notes personnelles, parle du « louche personnage qu’est le colonel Fonck ». Mais il n’a pas cherché à jouer un rôle personnel, son action a été largement désintéressée. Ce livre fait justice des accu­sations et surtout des suspicions à son encontre : Fonck n’a jamais été un “collabo”. Les auteurs font revivre un homme qui fut un authentique as de l’aviation et un Français dont toute l’action fut d’abord guidée par un indiscutable patriotisme.

Hervé Coutau-Bégarie
Directeur d’études à l’École pratique des Hautes Etudes
Président d’honneur de la
Commission française d’Histoire Militaire

Avant-propos

Enfin, une biographie de René Fonck ! À ma con­naissance, aucun historien n’a songé à rédiger un tel document plus tôt. Des ouvrages et des articles ont bien été publiés, mais ceux-ci, incomplets, relatent principale­ment ses exploits de pilote de chasse aux 75 victoires officielles pendant la Grande Guerre. Un certain L.R.M. fut le premier à tenter un tel exercice en 1968, dans la revue officielle de l’armée de l’Air, Forces aériennes françaises. Cependant, la période post 1918 n’y fut abordée que très succinctement. En 2003, Claude Perrin publiait aux éditions de l’Officine un ouvrage plus volumineux intitulé René Fonck. Ce livre n’apporta guère plus d’informations nouvelles.

Pour tous, René Fonck demeure à la fois l’as des as aux 75 victoires homologuées et l’homme compromis avec le maréchal Pétain au cours de la Seconde Guerre mondiale. Cette perception réductrice de l’aviateur, homme adulé, glorifié, élu député, puis manipulé, ignoré et oublié, se devait d’être corrigée.

L’ouverture des archives, la volonté des hautes autorités de l’armée de l’Air ainsi que celle de la commu­nauté aéronautique, désireuses de connaître la person­nalité de René Fonck sous toutes ses facettes, sont à l’origine de cet ouvrage. Il a été précédé par un article rédigé par Corinne Micelli, collaboratrice de l’ex service historique de l’armée de l’Air, paru dans le numéro 582 (juin 2005) du magazine Air Actualités. Ce récit a reçu un succès inespéré auprès de nombreux lecteurs qui ont témoigné de leur satisfaction à lire une courte biographie de René Fonck dans une revue institutionnelle. L’article est également à l’origine du rapprochement avec l’asso­ciation Mémoire de René Fonck, dont le siège social est domicilié à Saulcy-sur-Meurthe, village natal de René Fonck. Sa présidente, madame Raymonde Duménil, aidée de ses adhérents, œuvre sans compter, avec le sou­tien des élus régionaux, pour « réhabiliter » son glorieux salixien. L’association a proposé de mettre à la disposi­tion du Service historique de la défense la totalité des documents (dont de nombreux inédits) qu’elle déte­nait sur l’aviateur.

Après cette rencontre, j’encourage Corinne Micelli, auteur de l’article paru dans Air Actualités, et l’adju­dant-chef Bernard Palmieri, spécialiste de l’armée de l’Air, à rédiger une véritable biographie détaillée. En bons détectives, ils recherchent, trouvent et exploitent toutes les informations détenues aux Archives départe­mentales de Meurthe-et-Moselle, au Conservatoire de l’image de Nancy, aux Archives nationales, aux Archives de la Justice et bien évidemment, au Service historique de la Défense (SHD). Quant aux Archives de Paris, elles ne possèdent aucun document. Les registres d’écrou de la prison de la Santé de janvier 1943 à septembre 1945 ne portent aucune trace du passage de René Fonck à la Santé ! Nos auteurs examinent aussi les dossiers mili­taires de certains aviateurs impliqués dans la Résistance qui se trouvent dans les archives du département de l’armée de l’Air du SHD pour vérifier l’aide que Fonck a apporté à titre personnel à certains d’entre eux. Pour sa part, l’association Mémoire de René Fonck ne reste pas inactive. Dans les Vosges, les langues se délient. Tous ceux qui ont approché ou travaillé pour René Fonck ont des souvenirs à raconter, preuves à l’appui. Ainsi, après dix-huit mois de recherches passionnées et de nombreux entretiens, la biographie voit le jour.

Enrichie de nombreuses illustrations, cette biogra­phie a pour objectif, répétons-le, de présenter René Fonck tel qu’il nous apparaît aujourd’hui, replacé dans le contexte douloureux d’une époque révolue, mais toujours présente dans la mémoire collective. Je souhaite qu’elle intéresse le lecteur et qu’elle soit à l’origine de la décou­verte de nouvelles informations sur cet aviateur d’excep­tion.

Outre le plaisir qu’ils nous offrent en rédigeant cet ouvrage, Corinne Micelli et l’adjudant-chef Bernard Palmieri brossent un tableau réaliste de celui qui est, sans nul doute, l’un des héros de l’armée de l’Air que le maréchal Foch avait décrit en une seule ligne : « René Fonck, ce recordman du courage et de la virtuosité, valait une division à lui tout seul ! »

Général de division aérienne Roland Le Bourdonnec
Ancien chef du Service Historique de l’Armée de l’Air

 


[1]     Claude Carlier, Le Match France-Amérique, Paris, ISC-Écono­mica, 2003.

[2]     Christopher Shores, Fighter Aces, Londres, New York, Hamlyn, 1975, p. 34.

[3]     Brereton Greenhous, The Making of Billy Bishop : the First World War Exploits of Billy Bishop, VC, Toronto, Dundurn Press, 2002.

[4]     D. Porret, Les « As » français de la Grande Guerre, Service historique de l’armée de l’air, 2 vols, 1983.

[5]     Peter Kilduff, Richtoffen : Beyond the Legend of the Red Baron, Londres, Arms and Armour Press, 1994.

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