Chapitre II : 1967 – 1968, de l’espoir au désespoir

Comme le titre de ce chapitre l’indique, nous mettons l’accent sur l’année 1967 et l’année 1968. Pour l’année, 1967 nous examinons les débats concernant une demande de renfort de la part de Westmoreland. Pour l’année 1968 nous étudions les conséquences de l’offensive du Têt. Avant d’aborder ces deux années, nous nous attardons sur les courants politiques qui font leur apparition (ou qui se confirment) au début de l’année 1966. Ce point permet d’observer un début de divergences entre les différents protagonistes de la prise de décision. Egalement, dans ce point, nous passons brièvement en revue les raisons de la décision prise par Johnson de bombarder le Nord en juin 1966. Par cette décision, l’administration franchit un nouveau pas dans l’escalade.

2.1. 1966 : américanisation du conflit

Début 1966 la guerre prend de plus en plus l’allure et le style d’une entreprise américaine.  Aussi de plus en plus de courants divergents font leur apparition.

2.1.1. Apparition et confirmation de divers courants

Les difficultés américaines au Viêt-nam donnent lieu à diverses interprétations et  impossibilité de gagner rapidement la guerre par le seul moyen de la force militaire fait proposer de nombreuses solutions. Ce qui suit s’appuie sur l’excellent article paru en 1966 dans la revue Défense Nationale[1]. L’auteur analyse trois courants, présents fin 1965, début 1966. Ces trois courants sont représentés par G.F. Kennan, le général Maxwell Taylor et M.Mansfield.

2.1.1.1. Le point de vue des  colombes : Kennan

Pour G.F.Kennan, le Viêt-nam ne semble pas avoir un tel intérêt sur le plan militaire ou industriel qu’il vaille la mise que Washington y a engagée.[2] Aussi, il estime que l’envoi des troupes est une erreur. Si un  retrait rapide, désordonné déservirait les intérêts américains dans la région, un retrait serait souhaitable dès que l’occasion se présente. De plus, Kennan réalise que, si le Viêt-cong est écrasé sous la force, il parviendra à se réfugier dans les actions clandestines. De même que de grands succès militaires américains ne pourront être obtenus qu’au prix d’une telle destruction qu’il serait désirable que les Etats-Unis n’aient pas en assumer la responsabilité. Enfin, Kennan constate que cette guerre oblige les Etats-Unis à délaisser d’autres questions, entre autres la relation avec l’Union soviétique. Ce qui est également intéressant chez Kennan est qu’il ne croit plus en 1966 dans la théorie des dominos. Selon lui, le danger de voir s’étendre le Communisme dans les Etats limitrophes dépend plus des circonstances du moment, que d’un simple voisinage géographique. Font partie de ce courant : le sénateur Morse, le sénateur Fullbright,…et en moindre mesure G.Ball.

2.1.1.2. Le point de vue des faucons : Taylor

Le point de vue du général Taylor, qui est celui des faucons de l’administration Johnson comprend quatre facteurs :

A. augmentation des effectifs américains au Sud – Viêt-nam, tout comme ceux de l’armée sud-viêtnamienne.

B.  emploi des forces aériennes contre le Nord et cela pour trois raisons :

a)   nécessité de convaincre les sud-viêtnamiens que les attaques qu’ils subissent ne resteront pas impunies ;

b)  limité l’acheminement des renforts du Nord au Viêt-cong ;

c)   raison psychologique : faire comprendre au Nord, qu’il payerait par un prix de plus en plus élevé leur aide au Viêt-cong.

C. activités non-militaires (réformes administratives, instauration d’une démocratie,…), ayant comme objectif d’améliorer les conditions de vie de la population.

D. tentatives de discussions pour un règlement pacifique du conflit ( restera longtemps sans réponse)

            Pour les faucons c’est la seule stratégie qui puisse porter ses fruits. Il y a donc un rejet d’un retrait des troupes, tout comme il n’ y a pas de volonté de frapper « massivement » le Nord ou la Chine (réponse graduée). Font partie de ce courant : McNamara, Rusk, Rostow, ….

2.1.1.3. Le point de vue des modérés : Mansfield

Un troisième avis se fait jour dans un rapport d’une commission sénatoriale début 1966 rédigé par le Sénateur Mike Mansfield.  Dans ce rapport, il déclare que le contrôle du pays est dans l’ensemble ce qu’il était en janvier 1965 : 40% de la population sous contrôle du Viêt-cong.

L’intervention des forces américaines n’est pas parvenue à modifier ce rapport, elle n’est parvenue qu’à le maintenir. Aussi, il estime qu’il faut renforcer l’intervention américaine, si la situation se maintien en tant que telle. Comme il le déclare dans son rapport : « Telle qu’elle se présente aujourd’hui, la situation ne nous laisse entrevoir que la chance très minime d’un règlement équitable négocié, ou, sinon la perspective d’une poursuite de la lutte qui nous conduirait à la guerre générale sur le continent asiatique. »[3] Mansfield constate que les Etats-Unis sont dans une mauvaise posture, mais que la seule façon de s’en sortir est d’y rester. Si ce courant est proche des faucons, il est plus modéré et beaucoup plus pessimiste. Aussi, c’est un courant qui au cours des années va avoir de plus en plus d’adhérents.

Alors que durant l’année 1965, la majorité de l’administration est faucon, petit à petit, à partir de 1966 les deux autres courants, celui des colombes et surtout celui des modérés, se confirment au sein de l’administration. Nous verrons ces changements, ces glissements de manière plus explicite dans les points qui vont suivre.

2.1.2. Bombardements de juin 1966 sur Hanoi

En juin 1966, les Américains franchissent un nouveau pas dans l’escalade de la guerre, en bombardant Hanoi. Le raid a lieu le 29 juin 1966. Devant la contestation de l’opinion internationale McNamara explique les raisons qui poussent Washington à bombarder les alentours de Hanoi et le port de Haiphong[4] :

1.   neutraliser à Haiphong les installations les plus facilement accessibles à des débarquements massifs d’essence, de façon à ce que le Nord soit forcé de rechercher d’autres moyens moins aisés de procéder à ces débarquements massifs d’essence ;

2.   détruire les stocks et les entrepôts. Hanoi représente 20% et Haïphong 40% de la capacité nationale ;

3.   démolir à Hanoi les possibilités de transports ;

4.   forcer le Nord à utiliser des hommes, du matériel et du temps à réparer les moyens de distribution .

            Aussitôt, le Nord décentralise l’essence. Toutes les routes qui descendent vers le Sud empruntées par les camions, sont truffées de mini-dépôts, indécelables pour l’aviation américaine. Par conséquent, les bombardements sont peu efficaces. De plus, l’aviation américaine au lieu de bombarder de manière constante le Nord  ne le fait que de manière sporadique, ne voulant ni provoquer la Chine, ni abandonner sa politique de réponse graduée.

Malgré de nets succès en 1966, qui permettent de ramener  la population contrôlée par le Viêt-cong au Sud de 3,2 millions à une population de 2,4 millions, beaucoup de zones restent sous contrôle du Viêt-cong. Aussi, le conflit semble s’enliser et les pertes humaines commencent à peser lourd sur une opinion publique de plus en plus hostile au conflit. Fin 1966, début 1967, la situation n’évoluant pas, les divisions au sein de l’administration sont de plus en plus grandes et les débats de plus en plus houleux concernant le nombre de troupes, l ‘efficacité des bombardements, l’élargissement des bombardements, la mobilisation des réservistes,…. .

2.2. 1967 : Accord sur les objectifs, désaccord sur les moyens de les atteindre.      

Dans ce point, nous examinons à travers la nouvelle demande de Westmoreland la division entre les conseillers et la division dans la société américaine sur les moyens d’atteindre les objectifs.

2.2.1. De nouveaux renforts pour Westmoreland ?

             Au mois de mars a lieu une réunion à  Guam dont l’objectif est de présenter au gouvernement vietnamien la nouvelle équipe civile de l’effort américain au Viêt-nam : R. Komer, qui va s’occuper des programmes de pacification[5], D. Lillenthal, conseiller spécial auprès du gouvernement de Saigon afin d’aider à planifier le développement économique [6]et  E. Bunker, nouvel ambassadeur à Saigon. Revenons sur la nomination de ce dernier.

2.2.1.1. La nomination d’Ellsworth Bunker

            En 1965, Johnson envoie 25 000 hommes en République Dominicaine afin de prévenir les castristes de prendre le pouvoir dans ce pays au bord de la guerre civile. Après l’intervention américaine, E. Bunker est le seul à parvenir à trouver une solution satisfaisant toutes les parties concernées.

            En 1967, Johnson ayant besoin d’un homme de confiance sur place pense à Bunker. Dès son entrée en fonction en 1967, Bunker se concentre sur quatre points qu’il développe au moment de la conférence de Guam[7] :

1.   convaincre le gouvernement sud-viêtnamien de devenir légitime ;

2.   instaurer  un programme de pacification dans les zones rurales ;

3.   reprise petit à petit des missions et tâches des forces américaines par l’armée sud-viêtnamienne ;

4.   pousser le gouvernement sud-viêtnamien à promouvoir le développement économique afin d’améliorer les conditions de vie de la population

Bunker ne rencontre aucune opposition de la part de Westmoreland. Le consentement de Westmoreland peut paraître étonnant, pourtant, il est logique. L’année 1967 correspond à  la troisième phase de son plan original. (cfr.supra) Cette troisième phase n’aura pas lieu sous Johnson, mais tous les rapports établis à cette époque (entre janvier et juillet 1967 )permettent de croire le contraire.Aussi, il faut bien garder en mémoire qu’à cette époque Westmoreland, Bunker et les conseillers de  Johnson sont convaincus que les Etats-Unis sont occupés à gagner la guerre.

C’est à cette conférence que Westmoreland fait une nouvelle demande pour obtenir des renforts. La demande d’augmenter les troupes en 1967 a comme objectif de donner le coup de grâce au Viêt-cong et de rendre ainsi le retrait plus rapide et plus facile. (Cfr. supra la situation en juillet 1962 et ses suites)

2.2.1.2. La demande de Westmoreland et ses suites

A  la  conférence de Guam le 25 mars, Westmoreland rapporte à Johnson, que la guerre ne pourra jamais être gagnée à moins que les infiltrations puissent être arrêtées :

« As I see the situation, Mr President, unless our military pressure causes the Viet cong to crumble, or Hanoi withdraws her support, this war could go on indefinitely. It’s a question of holding off the bullies from wrecking this structure that has been underminded over a period of years by the termites. But we are making progress….we have found that we can fight the guerilla. We can fight in the swamps. We can fight in the mountains, (…)We can fight in the jungle. (….) »[8]

Il indique à Johnson que l’envoi de 95 000 hommes permettrait de finir la guerre en trois ans, que l’envoi de 195 000 hommes permettrait d’en finir en moins de deux ans. Au moment de la conférence, la présence américaine militaire est déjà de 470 000 hommes. Cela ferait selon l’option un total de 570 000 ou 670 000 hommes. Le général Wheeler propose également d’élargir le conflit au Cambodge et au Laos afin de s’attaquer aux différents sanctuaires.

Alarmés par les propos de Wheeler, les conseillers se mobilisent, afin d’éviter toute expansion du conflit. Ils estiment que cela entraînerait un conflit avec la Chine et l’U.R.S.S.. Les conseillers par contre, sont plus divisés sur la demande d’envoyer de nouveaux bataillons, qui suppose la mobilisation des réservistes et donc des débats houleux au Congrès. 

Durant les semaines qui suivent, certaines propositions faites par des conseillers sont rassemblées dans un mémorandum rédigé par Taylor [9]:

1.   All out : renfort de 200 000 hommes (Westmoreland) ;

2.   Stick it out: poursuite de la politique actuelle ;         

3.   Pull back :  arrêt des bombardements sur le Nord, négociation (McNamara, R. Kennedy) ;

4.   Pull out :retrait pur et simple [Sénateur Morse(cas isolé)]

Fin avril, Westmoreland est convié à Washington pour discuter de ses recommandations, mais aucune décision est prise. Le 19 mai McNamara présente un mémorandum au président recommandant un accroissement de 30 000 hommes et une limitation des bombardements en dessous du 20ème parallèle. Ce mémorandum du 19 mai est fortement critiqué par le JCS à travers une série de mémorandum. Le JCS estime que les Etats-Unis sont en train d’abandonner leur engagement. 

D.Rusk, tout en restant un faucon pur et dur, s’oppose également à un renfort de 200 000 hommes et à tout élargissement du conflit, estimant que la solution du problème se trouve au Viêt-nam du Sud : diminution de la corruption, encouragement des programmes de pacification, rendre l’A.R.V.N. plus efficace,…. Komer, Clifford, Taylor, Mansfield, Fullbright, Rostow, Humphrey, McPherson et Fortas expriment également leur point de vue sur le sujet.[10] Humphrey et Fullbright s’opposent à un nouvel envoi de troupes terrestres. Fortas soutient la demande de Westmoreland. Rostow recommande un accroissement de 100 000 hommes et un rappel des réservistes. Les autres rejoignent plus au moins la position de McNamara.

Aussi à l’exception du JCS, de Rostow et d’Abe Fortas, aucun conseiller recommande un accroissement de 200 000 hommes. Même la CIA, par la voie de Helms estime qu’un envoi massif de troupes ne changerait rien, vu le réservoir de population illimité dans le Nord.

            Après une série de nouvelles réunions, une décision est enfin prise le 14 août. Celle-ci se caractérise par un compromis : les bombardements se limiteront au 20ème parallèle et un déploiement de troupes de 48 000 hommes est accordé sans qu’un plafond définitif soit établi. Ce compromis entraîne de nouvelles frustrations au sein de l’armée et une détérioration de sa relation avec McNamara, de plus en plus influencé par les modérés. Aussi les tensions entre le JCS et McNamara sont de plus en plus fortes.

Le point de non-retour a lieu en août 67, durant les audiences concernant l’efficacité des bombardements devant un des comités du Sénat.[11] Le général Wheeler y aborde vers le 15 août l’importance des bombardements sur le Nord dans l’effort militaire et minimise les tensions entre civils et militaires afin de donner l’impression d’homogénéité. Il évoque également le frein imposé par le gradualisme sur l’effectivité  des bombardements.

McNamara s’adresse au comité le 25 août. Comme Wheeler, il minimise les différences entre militaires et civils mais défend vigoureusement les restrictions imposées aux bombardements en n’hésitant pas à s’attaquer de manière implicite aux militaires.

 Aussi comme l’explique G.C. Herring ces audiences représentent le pire cauchemar pour Johnson, lui, qui depuis novembre 1963 est parvenu à  contenir les dissensions au sein de son administration en dehors de l’opinion publique et du Congrès.[12] Grâce à son talent, il parvient à maintenir les apparences à l’égard du monde extérieur.

Cependant, Johnson constate que McNamara a viré de bord. Aussi, Johnson modifie partiellement sa décision prise le 14 août. Il ne donne pas aux militaires la guerre qu’ils veulent, dans cette optique McNamara atteint son objectif, mais la position de McNamara sur la guerre aérienne est totalement rejetée et une série de cibles sont ajoutées dont certaines au-dessus du 20ème parallèle.

            McNamara tente bien encore d’imposer ses vues dans un mémorandum rédigé fin octobre et adressé personnellement à Johnson[13]. Dans ce mémorandum McNamara  remet en question le soutien plus au moins inconditionnel de l’administration au Viêt-nam du Sud et fait une série de recommandations [14]:

1.   une politique de stabilisation ;

2.   arrêter les bombardements sur le Nord avant la fin de l’année, afin d’ouvrir des négociations ;

3.   réexaminer les opérations au sol dans le Sud pour réduire les pertes humaines américaines, laisser davantage au Sud le soin de leur propre sécurité par un transfert de responsabilité et rendre la guerre au Sud moins destructrice.

          Johnson  soutient plutôt l’approche  des faucons, qui sont plus positifs à l’égard de la situation au Viêt-nam. D’ailleurs Johnson au moment d’une réunion avec le Comité des Sages au mois de novembre, n’hésite pas à présenter les points de vue de Bunker et de Westmoreland, en lui cachant la position  défendue par McNamara.

Aussi, ce mémorandum signifie la fin de la carrière politique de McNamara. A partir de cette date-là, McNamara est totalement écarté de la prise de décision. Ayant perdu la confiance du président et de ses collègues, Johnson le remplace au mois de mars 1968 par Clifford.

2.2.2. Attitude de l’opinion publique et du Congrès

Malgré une opposition de plus en plus grande à l’égard de la politique de l’administration, celle-ci ne s’exprime pas encore au Congrès, ni dans les sondages. L’explication est assez simple. L’opinion publique et le Congrès continuent à soutenir l’administration dans ses objectifs (= maintenir le Viêt-nam du Sud libre), mais de moins en moins dans ces moyens.

2.2.2.1. Le Congrès

Début 67, le Congrès fraîchement élu est invité à voter une loi allouant 12 milliards de dollars au département de la Défense pour la continuation des opérations militaires. Le 16 mars la loi est votée par 385 voix contre 11 à la Chambre et 77 voix contre 3 au Sénat.[15] Malgré le scepticisme des représentants sur le déroulement du conflit, celui-ci ne se traduit pas dans des votes contre la guerre. Certains des représentants sont opposés à un retrait, mais veulent soit une solution négociée, soit d’autres moyens pour atteindre les objectifs. D’autres ne veulent pas voter contre l’engagement, car cela signifierait un manque de soutien aux militaires.

Aussi, même si le Congrès continue à soutenir la politique de Johnson, les chiffres sont trompeurs, car les débats deviennent de plus en plus houleux au Congrès et en particulier au Sénat. L’objectif majeur, un Viêt-nam du Sud non-communiste et indépendant ne pose pas le problème, mais bien les moyens utilisés par l’administration pour atteindre cet objectif.

2.2.2.2. L’opinion publique

            Malgré l’engrenage l’opinion publique continue à soutenir la politique menée par l’administration Johnson. Cependant, petit à petit on voit à travers les sondages une certaine frustration qui s’installe auprès de l’opinion publique.

 

Tableau :

approbation /désapprobation de la politique de Johnson

Approve Disapprove No Opinion
January 38% 43% 19%
February 39% 44% 17%
March 37% 49% 14%
April (early) 42% 45% 13%
April (late) 39% 42% 16%
May (early) 43% 42% 15%
May (late) 38% 47% 15%
June (early) 43% 42% 15%
June (late) 43% 43% 14%
July 33% 52% 15%
August 33% 53% 13%

Source : D.M. BARRET, Uncertain Warriors : Johnson and his Vietnam Advisers, op.cit., p. 70.

            Ainsi 43% désapprouvent en janvier 1967 la politique menée par Johnson contre 38% l’approuvant. Par contre, on voit qu’en mai et en juin il y a un regain du soutien et après de nouveau un déclin important. Ce sondage semble contredire le point de vue exprimer ci-dessus. Toutefois, le sondage est trompeur, car si on se base sur un sondage proposant une série d’options, les résultats sont totalement différents.

 Tableau :

Soutien opinion publique au printemps 1967

 

Printemps 1967

continuation de l’engagement actuel

39%

retrait

19%

guerre illimitée

30%

Source : D.M. BARRET, Uncertain Warriors : Johnson and his Vietnam Advisers, op.cit., p. 70.  

            Comme le Congrès une majorité de l’opinion publique soutient toujours l’administration dans ses objectifs (69%) mais pas dans les moyens de les atteindre. 

2.2.3. Conclusion

Durant cette période de 1966-1967, on constate que les conseillers partagent encore  toujours les mêmes objectifs, par contre les moyens de les atteindre divergent de plus en plus au sein de l’administration. Le plus bel exemple est McNamara dont les propos sont beaucoup plus modérés.

Alors qu’en 1965, nous avons un système qui se caractérise par un nombre limité de conseillers et une série de consultations ad hoc, en 1967 ce n’est plus le cas. En 1967, le système semble chaotique. Par rapport aux années 1964 et 1965, Johnson consulte un nombre impressionnant de conseillers, sans toutefois parvenir à instaurer un processus décisionnel cohérent.

 Aussi, sans que l’administration s’en rende compte le consensus au sein de l’administration s’effrite de plus en plus.  

2.3 L’offensive du Têt

En ce début d’année 1968, les troupes nord-viêtnamiennes lancent l’offensive du Têt. Les cibles symboles  de l’offensive sont Saigon, Hue, Khe Sanh,… C’est l’offensive du Têt qui bien que repoussée, va mener les Etats-Unis vers le désengagement militaire.  

2.3.1. Les faits

Dans la nuit du 30 au 31 janvier, les Nord-viêtnamiens  et le Viêt-cong déclenchent une offensive qui semble s’étendre à tout le pays du Nord au Sud. 36 des 44 capitales provinciales et 64 des 242 villes secondaires sont attaquées par plus de 70 000 hommes. Hué, l’ancienne capitale impériale est occupée durablement et des commandos attaquent l’ambassade américaine à Saigon, l’aéroport de Than Son Nut et quelques autres bâtiments officiels. Le coup est d’autant plus rude qu’il contredit  la thèse de l’affaiblissement de l’ennemi, énoncée quelques mois (cfr.supra) et mêmes quelques semaines auparavant. En effet, devant le National Press Club Westmoreland déclare le 19 novembre: «  Je suis absolument certain que si en 1965 l’ennemi était gagnant, il est perdant aujourd’hui…. Il est significatif de constater que depuis plus d’un an l’ennemi n’a pas remporté une seule victoire….. Les unités Viêtcongs ne peuvent plus combler les vides qui se creusent dans leurs rangs…. Les effectifs des maquisards diminuent rapidement : leur moral pose des problèmes. Nous avons appris à nous mesurer avec ces tactiques de guérilla ; nous avons créé un système de renseignements répondant à ce nouveau type de guerre…. Nous avons découvert et déjoué les plans stratégiques de l’ennemi avant qu’il ne puisse les mettre à exécution. » [16] Il y déclare également qu’on est entré dans la troisième phase au cours de laquelle la pression américaine serait maintenue, la coordination avec les forces vietnamiennes améliorée et l’effort sur le Delta accru. Cette phase en prépare une quatrième (pas celle énoncée tacitement en 1965) au cours de laquelle il s’agit « d’affaiblir l’ennemi et de renforcer nos amis jusqu’à ce que nous devenions progressivement superflus »[17] (parle déjà de la vietnamisation)

            Durant ces quelques semaines, près de 40 000 Nord-viêtnamiens perdent la vie, pour 1 100 Américains et 2 500 Sud-viêtnamiens. Ainsi en  un seul mois, l’ennemi subit des pertes plus lourdes que les Américains en trois ans de présence au Viêt-nam. Alors que l’offensive au Sud est repoussée, la base de Khe Sanh continue à être assiégée. La base compte sur les secours venant du Sud pour les débloquer. Mais le gros des troupes américaines est engagé dans des opérations pour éliminer les poches de résistance dans les villes sud-viêtnamiennes et autour des bases.

Cependant le président n’a qu’un souci : éviter que Khe Sanh devienne un nouveau Dien Bien Phu. Aussi, il faut à tout prix sauver Khe Sanh, car une défaite frapperait psychologiquement et stratégiquement les Américains. Si Khe Sanh est abandonné, les troupes nord-viêtnamiennes descendraient par la route 9 sur Saigon. De plus, 4 autres routes naturelles à travers les vallées rendraient différentes bases américaines ( Rockpile, Con Thien, Dong Ha et Phu Bai ) vulnérables. Ce qui aurait eu comme conséquence le contrôle des provinces Quang Tri et Thua Thien par le Nord. (Annexe carte de Khe Sanh)

            Après un siège de plus de deux mois  (76 jours), Khe Sanh est débloquée officiellement le 6 avril. Officieusement les combats, certes de moindre intensité, se déroulent jusqu’à début juin. Pour des raisons, tactiques  la base sera abandonnée par le général Abrams, remplaçant de Westmoreland, sous ordre de Washington, le 5 juillet. La fermeture de la base augmentera encore les tensions entre les civils et les militaires. Ces derniers ne comprennent pas pourquoi après avoir défendu cette base durant des mois, ils doivent l’abandonner pour des raisons qui restent encore très obscures à ce jour. Pourquoi abandonner Khe Sanh qui est stratégiquement important, en prétextant que la base de Camp Stud, permettrait de reprendre les tâches de Khe Sanh. Situé au Nord et bien au-dessus de la base de Khe Sanh, la base Camp Stud est beaucoup plus vulnérable.[18] (Cfr. Annexe carte)

Il semble que seul, la volonté d’éviter un nouveau siège sanglant comme Khe Sanh ait poussé Johnson a abandonné cette dernière. Il ne faut pas oublier que c’est la bataille de Khe Sanh et en moindre mesure l’offensive du Têt  qui a fait vaciller l’opinion publique contre l’engagement des troupes américaines au Viêt-nam. Durant l’offensive du Têt, 25% des images diffusées dans les foyers américains sont consacrées à Khe Sanh. Dans le cas de la chaîne, CBS le taux d’images venant de Khe Sanh est de 50%. Une autre raison de l’abandon a fait son apparition récemment. Il semblerait que Johnson ait voulu envoyer, en abandonnant Khe Sanh, un message à Hanoi afin de montrer la volonté américaine de négocier.

2.3.2. Vers une nouvelle politique ?

             Après l’éclatante victoire sur le terrain, l’Etat-major (Wheeler / Westmoreland) désire un renfort de 206 000 hommes supplémentaires pour lancer une attaque décisive : 108 000 troupes pour le premier mai, 42 000 pour le premier septembre et 55 000 pour le 31 décembre.  Les renforts seraient composés de 171 000 forces terrestres, de 22 000 forces aériennes et de 13 000 forces navales.

Si nous suivons le raisonnement de Westmoreland ce renfort paraît se justifier. L’échec de l’offensive du Têt, a complètement désorganisé et fait fuir les forces du Viêt-cong. Comme le déclare Westmoreland : « We are now  in a new ball game that present a situation of great opportunity. »[19] Il faut bien réaliser que la demande de Westmoreland ne vaut que si l’administration est prête  à poursuivre l’ennemi jusque dans le Nord. Dans le cas contraire, Westmoreland n’exige aucun renfort : « What I told Wheeler was, that if the strategy was going to change, I could justifiy 200 000 additional troops in the war zone, But if the strategy was not changed, major reinforcements would not be necessary ».[20]

Wheeler, voulant également obtenir les renforts, décrit l’offensive du Têt comme étant comparable à la bataille de Gettysburg (= la chute de Saigon étant proche). Wheeler sait que les raisons des renforts – poursuivre et neutraliser l’armée nord-viêtnamienne en déroute – ne seront jamais acceptées par les civils et militaires à Washington. Aussi afin d’obtenir les renforts, il va décrire la situation sur place comme étant catastrophique, estimant cette politique la meilleure pour obtenir les renforts.  Wheeler considère qu’il est préférable  d’obtenir d’abord les renforts et qu’ensuite il sera encore possible de discuter de la nouvelle stratégie[21] de Westmoreland : « Troops, not strategy was the stronger talking point »[22]

Les militaires estiment le moment opportun  pour prendre en main la politique au Viêt-nam, menée jusqu’ici par les civils et une partie des militaires de Washington. Cependant, cette description des faits aura un effet opposé à celui souhaité.

Cette demande va inciter les différents départements sur proposition du président Johnson à faire une étude de la politique à mener au Viêt-nam. Dans les faits, il semble que Johnson organise cette étude afin de connaître les modalités de l’envoi des renforts recommandés par les militaires.

2.3.2.1. La Task Force 

L’étude prend la forme de ce qu’on a appelé la task force[23].  Participent à cette task force : Clifford, Nitze, P Warnke, Ph Goulding , Rusk, N. Katzenbach, W.Bundy, P Habib (département d’Etat), Wheeler, R. Helms, W.Rostow, H. Fowler et Taylor.

Le département de la Défense par la voix de Warnke estime qu’au lieu de continuer les missions de search and destroy, les marines devraient plutôt se concentrer à établir un périmètre de sécurité, une sorte de frontière, afin d’éviter les infiltrations. 

Les membres du département d’Etat sous la direction de W. Bundy, soumettent différentes propositions  concernant des négociations, élaborées sur base de la formule San Antonio (cfr. Infra).  W. Bundy par contre rédige un document qui recommande la continuation des bombardements.

Le JCS par la voix de Wheeler estime les propositions des différents départements comme vagues. Devant ces désaccords, Clifford propose d‘arriver à un compromis. Ce compromis prend la forme d’un mémorandum présenté  par Clifford le 4 mars au président Johnson.  Le mémorandum recommande   entre autres[24]:

1.   un déploiement de 22 000 troupes supplémentaires, dont 60% seraient des troupes combattantes ;

2.   suspension du déploiement du contingent de 185 000 militaires (examen de la situation de semaine en semaine) ;

3.   pas de nouvelles propositions de paix ;

4.   accord pour une mobilisation de 262 000 réservistes ;

Le fait que Clifford insiste sur un compromis et qu’il le présente au président, ne permet plus à ce dernier de jeter son dévolu sur l‘orientation qu’il privilégie. Aussi, c’est à contrecœur qu’il n’envoie que 22 000 hommes au lieu des 200 000 exigés par Westmoreland.[25] 

Attendu qu’ avec Johnson les décisions ne sont jamais finales, il va consulter une série d’autres personnes pour s’assurer que la voie dans laquelle il se dirige est la bonne : D.Acheson, Comité des Sages,….

2.3.2.2. D.Acheson[26] et A. Goldberg

Johnson étant de plus en plus troublé et incertain quant à la politique à mener au Viêt-nam fait appel à D. Acheson, pour qui il a une grande admiration. Fin février le président Johnson lui demande d’examiner la question. Acheson accepte à condition de pouvoir faire sa propre étude et non  se limiter aux sources officielles. Plus au moins 15 jours plus tard, le 15 mars, il rend ses conclusions. Acheson recommande au président de modifier la politique actuelle à l’égard du Viêt-nam. Il explique que la réalisation de la politique de Westmoreland exigera de nombreuses années et une opinion publique de plus en plus opposée à la guerre.

            Au même moment l’ambassadeur américain aux Nations Unies, Goldberg, préconise un  arrêt total des bombardements afin de rendre des négociations possibles.

Malgré, le rapport du task force, Acheson et A. Goldberg, Johnson continue à hésiter et promet de prendre une décision après la réunion du Comité des Sages planifié le 25 et 26 mars.

2.3.2.3. Le Comité des Sages

Le groupe des Sages,  se réunit le 25 et 26 mars[27] Il est composé de D.Acheson (secrétaire d’Etat sous Truman),G.Ball, McGeorge Bundy, D Dillon (Ambassadeur en France sous Eisenhower), C. Vance (secrétaire député de la Défense sous McNamara), A. Dean, J.J. McCloy, O. Bradley, M. Ridgway, général M. Taylor, R. Murphy (ambassadeur de carrière sous Truman-Eisenhower), H.C. Lodge, A. Fortas et A. Goldberg.

Une minorité composée de Taylor, Fortas et Murphy recommande de renforcer les bombardements. D’autres comme Vance, Acheson,Bundy, Dillon,Goldberg, Ball et Ridgway prônent de suivre une nouvelle voie . Le reste se situe entre les deux approches. Aussi après une discussion avec la majorité des membres du Comité, Johnson  se rend compte qu’un changement de politique s’impose.

Tout désireux qu’aurait été le groupe de travail, le Comité des Sages,… de répondre de manière favorable aux demandes, il était impossible de ne pas en voir les effets en des domaines fondamentaux[28] :

1.   l’envoi au Viêt-nam de ces renforts aurait entraîné une levée d’environ 280 000 hommes (des réservistes) et un prolongement du temps de service de la plupart des hommes en service actif de l’époque ;

2.   l’envoi des troupes aurait entraîné une augmentation des effectifs ennemis (zero-sum game) ;

3.   Cela aurait entraîné une hausse s’élevant à deux milliards de dollars pour les mois de mars à juin et  une hausse de 10 milliards de dollars pour l’année fiscale  1969 ;

4.   Cela aurait également résulté dans une augmentation des impôts et un contrôle des prix et salaires ;

5.   Pendant combien de temps les Américains devraient-ils envoyer leurs troupes et supporter le poids de la guerre ? Nul ne pouvait y répondre ;

6.   De plus, l’envoi des troupes, ne changerait pas les opérations militaires, qui étaient gênées par trois décisions politiques prises par le président Johnson :

a)   interdiction d’envahir le Nord ;

b)  interdiction de miner le port de Haïphong ;

c)   interdiction de poursuivre l’adversaire sur le territoire laotien ou cambodgien, pour ne pas étendre politiquement et géographiquement la guerre sans contrepartie véritable.

            Dans ces conditions, l’envoi de troupes se serait caractérisé par un statu quo et n’aurait certainement pas hâté un dénouement du conflit.

2.3.2.4. L’opinion publique

Le but principal de l’offensive du Têt était clair. Le Viêt-cong espérait frapper un coup terrible qui anéantirait l’armée sud-viêtnamienne et entraînerait un soulèvement populaire. Malgré leur défaite, le Viêt-cong remporte une victoire psychologique importante. L’opinion publique et les médias se retournent contre la guerre. Dès le début de l’offensive, les correspondants sur place  paniquent, faisant passer pour une victoire Viêt-cong ce qui est une défaite et transmettant de fausses nouvelles non-vérifiées. Aussi, la presse va donner une image incomplète des combats qui va avoir une certaine influence sur l’opinion publique.

Si nous analysons l’évolution de l’opinion opposée à la guerre entre décembre 1967 et avril 1968, elle va croissante.

Tableau :

réaction de l’opinion publique avant, pendant et après l’offensive du Têt.

Approve Disapprove No opinion
December 1967

40%

48%

12%

January 1968

39%

47%

14%

February 1968

35%

54%

11%

March (early)

32%

57%

11%

March (late)

26%

63%

11%

Source : D.M BARRET, op.cit., p. 114.

Dans d’autres sondages, nous observons  que la popularité du président Johnson prend un coup après l’offensive : elle passe de 48 % en automne 1967 à 26% après l’offensive. Pour la première fois,une majorité, 49% de l’opinion publique estime que l’envoi de troupes a été une erreur. Par conséquent, dans son fameux discours du 31 mars adressé à la nation, Johnson communique qu’il ne se présentera pas aux élections présidentielles de 1968, annonce l’arrêt des bombardements au-delà du 20è parallèle et l’ouverture de négociations.[29] Par ailleurs les recommandations faites par la task force sont également mises en application. (cfr. Annexe)

2.3.3. L’offensive aurait-elle pu être évitée ?

            Comme nous l’avons vu, il règne un certain optimisme auprès des conseillers et de Johnson durant l’année 1967. Johnson, Rusk, Rostow, Wheeler, Sharp, Bunker et Westmoreland apparaissent confiants que les forces américaines parviendront assez vite à battre les forces communistes. Aussi, les rapports des différents services de renseignements annonçant une offensive d’envergure sont totalement ignorés.

            Début octobre 1967 certains organes de la CIA   font  référence de manière sommaire  à une attaque potentielle dans certaines provinces, sans parler d’une offensive générale. Par contre entre le 11 et le 24 janvier, des dépêches des services de renseignements qui indiquent  un rassemblement de troupes au Nord du Viêt-nam du Sud parviennent aux fonctionnaires de l’administration. Le 27 et le 28 janvier la menace est confirmée, mais non le degré de la menace.

            Les agents de terrain de la CIA parviennent quant à eux à obtenir des informations qui permettent de déduire que le Nord se prépare à une offensive générale. Ainsi, un des agents conclut dans un rapport daté du 8 décembre : « the VC /NVN… appear to have committed themselves to unattainable ends within a very specific and short period of time, which included a serious effort to inflict unacceptable military and political losses on the allies regardless of VC casualties during a US election year, in the hope that the US will be forced to yield to resulting domestic and international pressure and withdraw from South Vietnam. »[30] Cette position est réaffirmée dans un rapport du 19 décembre.

Ces rapports de la CIA sont complètement ignorés.  Un des hauts fonctionnaires de la CIA à la Maison Blanche, G.Carver, en les remettant à W. Rostow, en  prend distance estimant qu’ils ne représentent pas le point de vue de la CIA à Washington et que dès lors leur validité semble pouvoir être remise en question.  En fait à la même période Carver reçoit des quartiers généraux de la CIA à Saigon un rapport rassemblant les points de vue de différentes agences. Ce rapport conclut qu’il n’est nullement question d’une offensive de grande envergure.

Pourquoi ce manque d’impact ? Pourquoi les nombreuses analyses, jugements n’ont pas de résonance auprès de l’ambassade, des différents conseillers, de la Maison Blanche ou du Pentagone ?

Les raisons sont assez simples. Selon H.P. Ford l’impact de la CIA est minime, car le contenu de la majorité des rapports de la CIA sont contraires à ce que Johnson et ses conseillers veulent entendre.[31] Ainsi, nous avons vu que la CIA s’oppose à l’envoi des forces terrestres, remet en question la théorie des dominos (cfr.infra), contredit par ses rapports de novembre et décembre 1967 la politique défendue par la présidence durant l’année 1967,… La CIA bénéficie pourtant des mêmes sources d’informations que les autres agences et départements, mais ils en donnent une interprétation différente. La raison principale est que la CIA bénéficie d’une plus grande indépendance, les recherches faites par les analystes sont faites de manière plus rigoureuse et comparé à d’autres agences, la majorité des fonctionnaires a une plus grande expérience.

Une seconde raison de cette influence minime dans la prise de décision est  le fait que les responsables de la CIA en contact avec la Maison Blanche (McCone, Carver, Helms,…) se conforment à la politique menée par l’administration et donc filtrent les rapports.

Une troisième raison est le faussé qui sépare la CIA des différentes agences et des conseillers.

Enfin, une dernière raison est le dilemme devant lequel se retrouve une partie des fonctionnaires : soit soutenir des rapports allant à contre-courant et perdre sa place, soit suivre le courant et garder sa place. La majorité des fonctionnaires suivent la deuxième approche.

La CIA est donc souvent tenue à l’écart de la prise de décision durant la guerre du Viêt-nam. Toutefois, tout comme l’armée, elle joue un rôle important au niveau de l’exécution de certaines décisions (cfr. supra le programme Phoenix) 

Nous avons un exemple parfait de querelles bureaucratiques qui a des conséquences importantes dans la prise de décision. 

2.3.4. L’après Têt

          Après le 31 mars, les bombardements se concentrent sur le Viêt-nam du Sud. Quant aux négociations, pour des raisons de procédures soulevées par le Viêt-nam du Sud, elles sont postposées.  

Le général Westmoreland est promu chef de l’Etat-major de l’armée de terre. Comme l’explique G. Leguang : « le départ de Westmoreland, c’est la fin d’une période d’optimisme, au cours de laquelle, chaque mois le commandant en chef  publiait un communiqué  de victoire et annonçait le retrait prochain des GI’s du Viêt-nam. »[32] En fait cette promotion, n’est qu’un limogeage déguisé. 

Avec l’arrivée, début juin, du général Abrams, remplaçant de Westmoreland, la tactique sur le terrain est modifiée de manière significative.  Les missions search and destroy sont remplacées par des missions de protection de la population, la politique du body count est abandonnée, l’accent est mis sur des opérations menées par des unités réduites et non plus sur des opérations de grande envergure. Durant les semaines qui suivent les troupes américaines et sud-viêtnamiennes obtiennent quelques victoires importantes. Toutefois, rien ne permet d’affirmer que c’est grâce aux changements instaurés par Abrams ou bien si c’est une conséquence logique de l’échec de l’offensive du Têt.

            A cette même période Johnson se trouve à nouveau sous pression des conseillers civils d’une part et  de l’établissement militaire d’autre part. Les premiers veulent faire avancer les négociations. Les seconds veulent obtenir des moyens illimités pour en finir une fois pour toute. Johnson rejette les deux propositions, estimant que les Etats-Unis se débrouillent plutôt  bien dans leur politique de fight-talk stage.[33] 

Fin octobre, après des mois de tergiversations Johnson donne son accord pour une halte totale des bombardements. Cette annonce vient après que Harriman et Vance dans un entretien privé avec des représentants du Nord aient obtenu la promesse que de sérieuses discussions pourraient avoir lieu à partir du moment où il y aurait une halte des bombardements. En fait en proclamant une halte Johnson prend peu de risques. Sur le terrain, après avoir repoussé une nouvelle attaque en septembre, les Etats-Unis sont en position de force pour  négocier et cela pour la première fois depuis le début du conflit. En outre, la météo annonçant du mauvais temps pour les semaines qui suivent, les bombardements seraient soit impossibles, soit inefficaces. L’armée d’Abrams, quant à elle, reçoit l’ordre de poursuivre l’ennemi, sans lui donner de répit.

2.3.5. Conclusion       

L’offensive du Têt forme un nouveau tournant dans la politique américaine à l’égard du Viêt-nam. Alors que l’offensive est brillamment repoussée par les troupes américaines, elle va avoir un effet désastreux sur la société américaine. Les pressions devenant de plus en plus insoutenables et les faucons quittant en masse le navire en perdition, Johnson va se retrouver totalement isoler.  Aussi, son discours du 31 mars signe le début d’une nouvelle politique qui va mener à la politique du retrait, conçue et appliquée par l’administration Nixon. (cfr. Partie cinq)

Avant d’aborder le désengagement des Etats-Unis, nous consacrons le dernier chapitre de cette partie à l’analyse de la prise de décision.

 


[1] J.N., « Controverses américaines sur le Viêt-nam », Défense Nationale, 1966, pp. 1059-1070.

[2] Cfr. également  sa déclaration comme quoi « there were only five regions of the world – the united States, the United Kingdom, the Rhine Valley with adjacent industrial areas, the Soviet Union and Japan – where the sinews of modern military strength could be produced in quantity ;… only one of these was under Communist control ; and I defined the main task of containment…as seeing to it that none of the remaining ones felle under such control » (dans cette perspective le Viêt-nam n’en fait pas parti. (G WARNER, « The United States and Vietnam from 1945-1965 » (II), International Affairs, October 1972, pp. 614-615.)

[3] J.N. op.cit., p. 1069.

[4] G. LEQUANG, op.cit., p. 89.

[5] La pacification : Le programme de pacification se caractérise par les hameaux stratégiques et par les CORDS. Le programme des hameaux stratégiques est inauguré en 1961 et officiellement abandonné fin 1964. C’est sous l’influence de Sir Robert Thompson et de son expérience en Malaisie, que le programme des hameaux stratégiques est appliqué.  Les villageois regroupés sont organisés en milices armées, d’auto-défense, responsables de la sécurité du hameau. Une nouvelle hiérarchie sociale est instaurée où la priorité est accordée aux combattants, aux familles de combattants et aux paysans pauvres. Tous les hameaux sont regroupés en hameaux stratégiques, entourés de barbelés, de fossés, de palissades de bambou où chaque paysan est contrôlé quotidiennement. L’objectif de cette méthode consiste à isoler les communistes, contrôler la population paysanne et ratisser les zones au besoin par une extermination sans pitié. Si l’objectif de ces hameaux est de former les villageois afin qu’ils puissent se défendre contre le Viêt Cong. le programme des hameaux a un effet contraire. Il renforce d’une part la position du Viêt-cong dans les zones abandonnées par les villageois dû à la relocalisation. De là, le Viêt-cong peut entraîner des milices qui attaquent sans relâche les hameaux, puis se replient dans la jungle. D’autre part, en Malaisie, les insurgeants d’origine chinoise étaient ethniquement différents des villageois, ce qui n’est pas le cas au Viêt-nam. Aussi, il est très difficile de séparer les villageois du Viêt-cong, qui était déjà  à l’époque très présent au Sud. De plus, l’organisation de ces hameaux se fait  par Ngo Dinh Nhu, le frère de Diem. (exploitation des hameaux, corruption) Le programme est abandonné en 1964. Il faut attendre 1966 et la création du Office of Civil Operations sous le commandement de R. Komer et de W.Porter, pour que de nouveaux programmes de pacification fassent leur apparition..  Le Office of Civil Operations se trouve sous les ordres de l’ambassade de Saigon. L’ambassade étant inadéquate, le programme de pacification  se retrouve en 1967 sous le commandement de Westmoreland et sous le nom de Civil Operation and Revolutionary Development Support.(CORDS) Le CORDS est un service administratif opérant avec les ressources et le personnel de différentes agences.( USAID, C.I.A., ….) et avec une structure administrative bien préétablie que nous retrouvons dans chaque zone militaire. L’objectif premier du CORDS est la sécurité des populations rurales. Afin d’atteindre cet objectif des équipes d’autodéfense sont créés dans les villages (Revolutionary Development Teams, People’s Self-Defense Force,….), tout comme le fameux programme Phoenix, Ce dernier lancé sous Johnson en 1967, mais connaissant son apogée sous Nixon. Le programme Phoenix a comme objectif de neutraliser ( = emprisonner ou liquider) les infrastructures du Viêt-cong. Cette neutralisation se fait de trois façons :

      A. collationner les informations concernant les infrastructures du Viêt-cong

      B. interroger de civils

      C. neutraliser les membres du Viêt-cong.

Selon les sources, le nombre d’exécuter varie entre 20 000 et 40 000. Originellement désigné pour se trouver sous le commandement de la CIA, le programme Phoenix passe sous  le commandement du département de la Défense.A côté de ces programmes militaires de pacification, une série de programmes civils (nourriture, médicaments) sont développés à travers le United States Agency of International Development (USAID) également sous l’administration du CORDS.  Afin de vérifier l’efficacité de ces programmes militaires et civils est créé en 1967 le Hamlet Evaluation System(HES).

[6] L’effort de consultation :Afin d’améliorer l’exécution des décisions au Viêt-nam, l’administration va instaurer un programme de consultation au  sein du gouvernement sud-viêtnamien et un programme de pacification.Certains consultants américains sont attachés au gouvernement sud-viêtnamien à partir de 1965. Mais très vite des différences d’attitudes entre Américains et Sud-viêtnamiens se font jour dû aux différences culturelles. Les consultants n’hésitent pas à vouloir changer les traditions, sans essayer de les comprendre ou de voir si elles remplissent une fonction précise. Un autre problème se pose au niveau de l’analyse d’un problème. Alors que les Etats-Unis abordent les problèmes en faisant une série d’analyses préliminaires à la décision, les dirigeants sud-viêtnamiens étudient les objectifs à atteindre en ne prévoyant pas les conséquences. Un troisième problème est qu’au Viet-nam du Sud ce qui compte ce n’est pas l’institution, mais bien celui qui l’occupe et dès lors s’il s’enrichit personnellement, cela est considéré comme normal.Enfin, un quatrième point est l’importance attachée à la famille et aux ancêtres. Ces attitudes divergentes à l’égard de la tradition, de l’approche des problèmes et de commandement, ne facilite pas le rôle des consultants américains, ayant la mentalité du « can do ». Aussi, les propositions des consultants ont souvent un effet contre-productif. Il arrivera par exemple que ces consultants aident à préparer des plans pour des opérations de l’A.R.V.N. Cette aide sera alors interprétée par la population comme une main mise des Etats-Unis sur leur pays. De manière générale la politique de consultation sera un échec total. (D.KINNARD, op.cit.)

[7] S.B.YOUNG, « LBJ’s Strategy for disengagement », Vietnam, February, 1998.

[8] BARBER, op.cit., p. 404.

[9] D.M. BARRET, op.cit., p. 80.

[10] Pour plus de détails lire D.M.BARRET, op.cit., pp. 88-103.

[11] De fortes tensions avaient déjà fait leur apparition en janvier 1967. Comme l’explique McNamara dans ses mémoires, les divergences vont apparaître au grand jour dans des hearings publics du sénat en janvier 1967 : les propos échangés laissent transparaître le désaccord de plus en plus important entre le JCS et le secrétaire à la Défense :

« McNamara : Je ne crois pas que les bombardements effectués jusqu’à présent aient   sensiblement réduit les flux actuels d’hommes et de matériel en direction du Sud, ni que n’importe quels bombardements que je pourrais envisager à l’avenir les réduiraient  sensiblement.

Sénateur Cannon : Les conseillers militaires sont-ils d’accord avec vous sur ce point ?

Général Wheeler :Comme je l’ai dit, j’estime que nos bombardements dans le Nord ont réduit les flux. Je ne fais pas aussi peu de cas de leur impact que certaines personnes. »

[12] G.C. HERRING,op.cit.,pp. 56-57.

[13]  Johnson fait lire le mémorandum à une série de ses conseillers sans en nommer le rédacteur. Plus au moins tous – Clifford, Bunker, Westmoreland, Fortas et Taylor- y sont opposés, seul Katzenbach est mitigé.

[14] R. McNAMARA, op.cit., p. 297.

[15] D.M. BARRET, op.cit., pp. 63-67.

[16] J. PORTES, op.cit. p. 159.

[17] R. CLERY, « Le Viêt-nam et les élections américaines de 1968 », Défense Nationale, 1968, p. 511.

[18] P. BRUSH, « The withdrawal from Khe Sanh », Vietnam, vol 10, n° 2, August 1997.

[19] W.I COHEN, N.B. TUCKER, op.cit., p. 68.

[20] T. GITTINGER, op.cit., p. 88.

[21] Poursuivre l’ennemi dans le Nord.

[22] J.B. HENRY, « February 1968 », Foreign Policy, 1971, 1-4, n°2046, p. 21.

[23] Elle est composée de représentants du département d’Etat, de  la Défense, de la Trésorerie, de la CIA et du JCS.

[24] D. BARRET, op.cit, pp. 643-651.

[25] -W. I. COHEN,N.B. TUCKER, op.cit., pp.72-76.

    – J.B. HENRY, «  February 1968 »,  Foreign Policy, 1971, pp. 23-31.

[26] T. HOOPES, « The Fight for the President’s Mind – and the Men who won it »,  The Atlantic Monthly, 1969, vol. 224, n°4, pp. 97-114.

[27] G. KOLKO, Anatomy of war, The New Press, 1994, pp. 318-320.

[28] J.N., « De l’intervention a désengagement au Viêt-nam », Défense Nationale, 1969.

[29] C. FOHLEN, op.cit., pp. 240-248.

[30] H.P. FORD, op.cit.

[31] Ibidem

[32] G. LEQUANG, op. cit., p. 132.

[33] G.C. HERRING, op.cit., p. 171.

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