Rappelons d’abord l’hypothèse de départ : existe-t-il une cohérence interne au discours stratégique américain dans son utilisation des concepts, ou outils théoriques, légués par Clausewitz durant la période qui s’étend de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours ? D’emblée, la réponse à cette hypothèse est négative. Pourtant, comme John E. Tashjean l’a constaté que la compréhension de Clausewitz s’est largement améliorée aux Etats-Unis tout au long de la seconde moitié de ce siècle.[1]
De 1945 à la fin de la guerre du Vietnam
Lucien Poirier a écrit qu’à partir de 1831, malgré l’opposition que l’on retrouve entre Clausewitz et Jomini quant à leurs tempéraments et leurs intentions, ils seront tous deux considérés comme des commentateurs et des disciples de Napoléon pendant plus d’un demi-siècle.[2] Mais dans le cas du discours stratégique américain, il semble que cette association dépasse largement le demi-siècle. En particulier, pour la période qui s’étend de 1945 à la fin de la guerre du Vietnam, on assiste à une très grande confusion entre Jomini et Clausewitz. Tous deux sont largement associés aux principes de la guerre, au modèle napoléonien de la bataille décisive, au schéma de l’anéantissement des forces armées adverses. Les travaux de Liddell Hart n’améliorent pas les choses. Même si leur impact doit être relativisé, les écrits de l’historien britannique stigmatisent clairement Clausewitz. Ailleurs, et souvent de manière tout aussi partiale, Clausewitz est mis en évidence comme le penseur de la guerre limitée. De plus, l’approche « prescriptive » de Jomini, en prenant appui sur les Principles, est transposée chez Clausewitz. Cette approche se retrouve également dans la recherche historique militaire. On est bel et bien témoin d’une « jominisation » de Clausewitz.
En fait, depuis la Seconde Guerre mondiale, quelques émigrés, principalement d’origine allemande, commencent à diffuser des idées plus subtiles sur l’œuvre de Clausewitz. Ces idées ont apparemment un certain mal à s’affirmer. Ensuite, durant les années soixante, le terme (néo-) clausewitzien est improprement employé pour qualifier des chercheurs comme Herman Kahn et Albert Wohlstetter. Quant à Henry Kissinger et Robert Osgood, leur utilisation de Clausewitz reste limitée. Elle consiste avant tout à attirer l’attention des Américains sur la connexion entre le communisme et le Traité au travers de la Formule. Pourtant, la Formule est généralement mal comprise et déclarée moralement inacceptable outre-Atlantique.
Cette dernière attitude de refus de la Formule sur des bases éthiques est symbolisée par Hannah Arendt et Anatol Rapoport. L’apparition de l’arme nucléaire joue aussi dans le sens du rejet de la Formule. La guerre ne peut être considérée comme un acte étatique rationnel. La guerre ne serait que la faillite du politique.
En rapport direct avec cette dénégation morale de Clausewitz, on trouvera de nombreuses évocations du lien entre le communisme et Clausewitz, phénomène déjà mentionné pour Kissinger et Osgood. Clausewitz sert véritablement à « noircir » la politique étrangère et la stratégie soviétique de la même manière que l’épithète populaire machiavélique pourrait le faire. Cette utilisation de Clausewitz, que l’on retrouve encore après la guerre du Vietnam, est la seule qui semble n’avoir jamais engendré de polémiques sérieuses.
Force est de constater que les véritables lecteurs américains célèbres et un minimum attentifs à la complexité de On War sont peu nombreux. On citera tout de même Huntington et, surtout, Bernard Brodie. Huntington et Brodie font une utilisation assez libre du Traité mais en respectent pourtant l’esprit. A ces deux chercheurs, il faut ajouter le nom du président Eisenhower. Des recherches récentes ont montré l’intérêt de ce dernier pour Clausewitz.
De la fin de la guerre du Vietnam à nos jours
La recherche des causes de l’échec vietnamien et la renaissance des études académiques consacrées à Clausewitz dans les pays anglo-saxons vont se combiner et donner une nouvelle impulsion à la diffusion de ses idées aux Etats-Unis. Les travaux de Peter Paret et Michael Howard ont d’ailleurs joué un rôle important dans ce processus. L’œuvre de Clausewitz va être disséquée. L’intérêt principal va rapidement se porter sur les concepts légués par le Prussien. Parfois le nom de Clausewitz n’est même plus cité aux côtés de termes tels que centre de gravité, point culminant, friction, etc.
Ensuite, qu’en est-il de l’existence potentielle de sous-groupes de cultures stratégiques dans le discours stratégique américain au regard de l’utilisation de Clausewitz ? On pourrait en effet postuler qu’il existe autant de sous-groupes que d’Armes au sein des forces armées américaines.
Il est vrai que chacune des Armes se rattache à des courants de pensée, ou à des courants d’action, particuliers. Pour l’armée de terre, Grant et Sherman peuvent être cités ainsi que l’expérience napoléonienne. Pour l’U.S. Navy, il faut bien entendu nommer Mahan. Douhet et Mitchell, quant à eux, s’imposent pour l’U.S. Air Force.
Mais dans le cadre de ce sujet, on constatera surtout une tension déjà repérée en 1965 par Michael Howard. L’historien militaire britannique distinguait une pensée militaire formaliste et une pensée militaire « romantique ». La première était principalement mathématique et géométrique, empreinte d’empirisme. On ajoutera même « prescriptive » ou procédurière. La seconde insistait au contraire sur les éléments intangibles présents durant le combat.[3] Ces deux tendances peuvent être repérées dans le Traité même.
Aujourd’hui, la tension entre ces deux tendances continue à se manifester dans l’entièreté du discours stratégique américain. Le mouvement de réforme militaire qui se développa à la fin de la guerre du Vietnam était principalement une critique du formalisme. Or, celui-ci revient en force grâce à l’apparition de systèmes de commandement, communication, contrôle et renseignement toujours plus sophistiqués, utilisant toujours plus d’ordinateurs. Cette tension, on l’a également sentie sur la question de l’Auftragstaktik. En effet, pour certains, l’Auftragstaktik est juste un refus de s’initier aux nouvelles technologies. Pour les autres, il s’agit du fondement de toute forme de commandement.
On a encore ressenti cette tension en abordant les considérations sur : (1) la chance, l’incertitude, et les frictions ; (2) sur (bien entendu) les approches « mathématisables » et scientifiques ; (3) sur les principes de la guerre ; (4) et sur l’apport de l’histoire dans la formation du soldat.
On a ensuite senti cette tension dans les reproches qui sont adressés à Clausewitz de ne pas assez insister sur les facteurs techniques et / ou technologiques de la guerre. Cette critique apparaît, par exemple, pour les élaborations sur le concept de trinité et dans l’évaluation de la relation entre l’offensive et la défense.
Cette tension est aussi repérable lorsque le discours stratégique américain discute des concepts clausewitziens comme le centre de gravité, la trinité paradoxale, le point culminant de la victoire, le génie, le moral, etc. Il tente quasiment toujours de les « figer », de leur donner un aspect « prescriptif » assez similaire à la méthode jominienne. L’illusion de la réconciliation est même présente dans les élaborations sur les théories de la complexité. Par l’usage de métaphores et autres emprunts d’outils théoriques aux sciences de la nature, le discours stratégique tente de tirer des leçons souvent aussi linéaires que celles que l’on retrouve dans les principes de la guerre – avec une exception pour la récente doctrine du Corps des Marines. On notera aussi une similitude entre la méthode des principes et la doctrine Weinberger – censée consacrer Clausewitz – à la charnière politico-stratégique.
Cette tension ne montre donc pas un paradigme clausewitzien cohérent au sein du discours stratégique américain. Les analyses de l’œuvre clausewitzienne se répartissent sur un axe plus ou moins « prescriptif », procédurier, voire dogmatique.
Par-delà cette tension, on a constaté que la notion clausewitzienne la plus répandue, en dehors de la Formule, est celle de centre de gravité. Le centre de gravité devrait être un véritable outil intégrateur de la doctrine opérationnelle. En effet, cette notion se retrouve au sein des manuels de toutes les Armes, avec un léger bémol pour l’U.S. Navy. Mais ce concept est régulièrement mal compris et confondu avec les points décisifs de Jomini. Les facteurs moraux, eux, sont habituellement traités de manière mécanique, voire tayloriste. Il n’existe par ailleurs que très peu de sources américaines qui croisent l’analyse clausewitzienne avec celles de chercheurs en sciences humaines.[4] Toutefois, cette remarque peut être généralisée à propos de la plus grande part de l’édifice doctrinal américain.[5]
Clausewitz et Jomini
Nous nous étions également fixé comme objectif de comparer l’apport de Clausewitz à celui de Jomini dans la stratégie américaine. Les éléments de cette comparaison ont déjà été ébauchés ci-dessus. Il reste pourtant quelques remarques à formuler.
Selon Emile Wanty, Jomini apparaît avant tout comme un « catalogueur » redoutable. Plus encore, Jomini passe son temps à codifier.[6] Il est vrai que l’influence de Jomini dans le discours stratégique américain se fait sentir sous ce trait depuis le siècle précédent. Comparativement, Clausewitz, qui est déjà connu aux Etats-Unis au XIXe siècle, est assez marginalement utilisé avant la Seconde Guerre mondiale. Durant la période qui s’étend de 1945 à la fin de la guerre du Vietnam, il est très souvent assimilé à Jomini. Après cette période, les idées du Prussien connaissent une véritable diffusion mais elles sont appréhendées par un biais jominien « prescriptif » et mécanique. Comme cela a déjà été mentionné, le discours stratégique américain procède par une « jominisation » de Clausewitz.
Ceci amène à un autre point soulevé dans notre introduction. La culture stratégique américaine, à partir de notre analyse du discours, est-elle soumise à une ou des rupture(s) ? Vu ce qui vient d’être développé à propos de Jomini, on peut conclure que la rupture est absente pour la période étudiée. Mais on doit encore insister sur le fait que cette réponse est basée uniquement sur une étude du discours.
La fin de la guerre du Vietnam a beau être un point focal dans la (re)découverte de Clausewitz par le discours, le Traité finit tout de même par être absorbé par l’approche jominienne. La toute puissance du paradigme jominien encourage à penser la stratégie américaine sous l’angle de l’évolution. Plus encore, on considérera les développements actuels de la Revolution in Military Affairs sous ce même angle. Toutefois, l’édifice doctrinal du Corps des Marines, qui repose à la fois sur Clausewitz et les théories de la non-linéarité, constitue peut-être une exception. Il conviendrait d’étudier attentivement les répercussions que cette doctrine pourrait avoir sur les autres Armes.
Enfin, il faut attirer l’attention sur un autre trait particulier du discours stratégique américain au niveau opérationnel. Ce discours utilise non seulement les noms de Clausewitz et de Jomini mais emprunte aussi à Liddell Hart, Fuller, Sun Zi, Moltke, etc. En fait, ce discours est très « combinatoire ». Il parvient à fondre l’apport de multiples penseurs qui paraissent parfois irréconciliables. Le non-dogmatisme en la matière est étonnant.
Qu’en est-il de la Formule ?
La Formule est quasiment devenue profession de foi dans le discours stratégique américain de la fin de la guerre du Vietnam à une période située entre la chute du Mur de Berlin et la guerre du Golfe. Ensuite, la perception de l’érosion de l’Etat(-Nation), la multiplication des menaces non conventionnelles – trafics de narcotiques, terrorisme, guérillas, violence urbaine, mouvements ethniques, etc. – vont ébranler cette unanimité. Nul doute que les travaux du Britannique John Keegan et de l’Israélien Martin van Creveld aient joué un rôle important dans la remise en cause de la Formule. Malgré tout, l’instrumentalisation de la guerre au profit du politique reste bien ancrée dans la littérature doctrinale aujourd’hui. On trouvera deux aspects à cette conception.
La première, largement répandue, mène à l’idée que dans toute démocratie il existe une séparation des pouvoirs. Parallèlement, le militaire est subordonné au politique. Bien qu’acceptée, cette conception n’empêche pas le militaire de formuler des critiques au politique parfois sous le couvert de « conseils pratiques ».
La deuxième conception conduit à l’utilisation de la force armée par le politique. La guerre est-elle effectivement la poursuite de la politique par d’autres moyens ? De la fin de la guerre du Vietnam à nos jours, les citations telles que « la guerre est la faillite de la politique » sont devenues bien plus rares. Elles ne s’affichent plus haut et fort en tout cas. Mais la Formule est devenue un lieu commun. La guerre est la continuation de la politique mais de quelle politique au juste ? Bien souvent, la Formule est considérée comme une action du politique sur le militaire. On n’évoque pas de boucle de rétroaction du militaire vers le politique. La grammaire du conflit influera pourtant sur sa logique.
On retrouve une conception assez similaire en ce qui concerne la notion de trinité paradoxale. La population interagit avec le politique et le politique agit sur le militaire mais bizarrement le militaire ne paraît pas agir – ou rétroagir – sur la population ou sur le politique. Comme on l’a déjà écrit, ces notions sont devenues trop « figées », trop « structuralisées » et ce, de manière incomplète. Ici aussi, les sciences humaines pourraient venir à la rescousse du discours stratégique américain. Les rapprochements entre les théories de la non-linéarité et Clausewitz améliorent pourtant l’aspect figé de certaines conceptions.
La relation entre la guerre juste – dans le sens chrétien et non communiste – et Clausewitz mérite aussi notre attention. Pour plusieurs auteurs, Clausewitz offre une théorie rationnelle sur la façon de conduire une guerre. Cet aspect rationnel peut ensuite être combiné à la notion de guerre limitée. A l’opposé, la guerre illimitée est irrationnelle et contraire à l’éthique. Clausewitz et sa Formule deviennent donc un modèle dans ce courant de pensée.
Nul doute qu’il existe à ce propos une connexion entre l’idée de guerre juste et limitée et la recherche d’un objectif politique clair que l’on retrouve dans la doctrine Weinberger. Nul doute non plus que l’on puisse établir un parallèle entre cette conception et la crainte des Américains de subir des pertes humaines et d’en faire subir aux populations civiles sur le théâtre des combats. La plupart des tentatives entreprises pour solutionner ces problèmes sont liées à l’utilisation de la technique. L’emploi de systèmes d’armes qui mettent en péril un minimum d’effectifs est alors privilégié – aviation, missiles de croisière, drônes, etc. Les armes dites non létales constituent la dernière expression de ce phénomène.
En fait, l’opinion de Bruno Colson lorsqu’il affirme que les Américains continuent à percevoir la guerre comme la faillite de la politique et non sa continuation – et ce malgré les hommages rendus au Prussien – reste d’actualité.[7] Mais ce point de vue peut peut-être encore être affiné. Alors que les Soviétiques avaient réussi, au travers de l’œuvre de Lénine, à emboîter le paradigme clausewitzien dans une théorie marxiste des relations internationales, les Américains ont emboîté la Formule dans des conceptions éthico-religieuses. En d’autres termes, on y voit une « instrumentalisation morale » et non une « instrumentalisation instrumentale » de la guerre. La guerre paraît plus être, pour eux, la continuation du politics par d’autres moyens et non de leur policy.
A propos de l’existence d’un style américain de la guerre
Ce mariage entre violence, raison et éthique ne s’impose pas sans problèmes. Pour reprendre une expression d’un membre du National War College, le style américain de la guerre a de grandes difficultés à harmoniser le monde de Clausewitz et Machiavel avec celui de Locke et Rousseau et celui de Thomas Jefferson et Woodrow Wilson.[8] Alors que l’éthique est censée conférer un caractère raisonné et limitatif à la guerre, elle peut aussi conduire à la conception de croisade morale. Cette idée de croisade, on la retrouve dans l’ouvrage Stratégie pour la paix de John F. Kennedy à propos de l’opposition entre l’Occident et le monde communiste.[9] On la retrouve également, explicitement, dans le titre du livre de Eisenhower intitulé Crusade in Europe.[10]
Or, il existe une dimension paradoxale dans l’esprit de croisade américain. D’une part, il tente de proscrire la guerre. Mais, d’autre part, cet esprit provoque la focalisation sur celui qui ne respecte pas les valeurs de paix. Il est alors attirant d’utiliser la violence pour éliminer le perturbateur. Et la violence utilisée est souvent peu limitée. Au total, il y a corruption de l’objectif de départ (la préservation de la paix).[11] En corollaire, la stigmatisation de celui qui ne respecte pas les même valeurs va souvent de pair avec une préférence pour le concept de reddition sans conditions.[12]
Plusieurs chercheurs ont déjà abordé, sous différents angles, le concept de croisade. Il n’est pas question d’en faire le tour maintenant. Il suffit d’indiquer que pour certains, ce concept serait une conception propre aux démocraties. En effet, les démocraties donneraient plus d’importance aux passions populaires qui confèrent une forte impulsion à l’intensité de la guerre.[13] Les Etats totalitaires auraient, a contrario, plus de facilité à pratiquer la guerre limitée car ils encadrent mieux leur opinion publique.[14] De façon intéressante, ce type d’analyse converge avec celle d’Alexis de Tocqueville qui pensait que la société américaine est peu encline à la guerre, préférant commercer. Toutefois, quand la guerre dure et qu’elle empêche la population de poursuivre ses activités paisibles et ses entreprises, les passions peuvent la précipiter vers les armes.[15] Au total, pour Tocqueville, il faut du temps avant que le peuple démocratique se mette en mouvement sur le chemin de la guerre, mais une fois sur ce chemin, peu de limitations sont observées. Cette réflexion ne paraît absolument pas désuète.
Par un autre biais, cette analyse a aussi été ébauchée par J.F.C. Fuller. Fuller mettait en relation les guerres de Trente Ans et de la Révolution française avec la guerre illimitée. Il s’agit de conflits motivés par des idées religieuses ou politiques qui polarisent la population. Les passions se déchaînent alors et transforment la guerre en une lutte à mort entre sociétés. L’officier anglais va toutefois plus loin en étudiant l’impact de la révolution industrielle et des idéologies, communistes et nazies, sur la conduite de la guerre. Ces facteurs sont appréhendés comme des filtres amplificateurs de la guerre. Ils laissent s’exprimer, ou utilisent, les sentiments populaires. Une fois le régime totalitaire pérennisé, une certaine stabilisation s’ensuit.[16]
Il reste encore largement matière à réflexion dans ce domaine.[17] Nous sommes conscients de déborder de notre sujet de départ ici. Il semble malgré tout que la combinaison des variables « démocratie », « croisade » et « évolution technique » ouvre une perspective dans la compréhension du style américain de la guerre décrit par divers travaux. La variable technique s’impose dans les sociétés occidentales si fortement marquées par la Raison. C’est une sorte de variable lourde qu’il convient d’analyser en parallèle de celles de démocratie et de croisade.
En 1967, Russell F. Weigley notait que les caractéristiques principales de la stratégie américaine – en se basant sur la composante terrestre – étaient : (1) le professionnalisme, (2) la séparation des sphères politique et militaire, (3) la croyance dans les concepts d’offensive, d’agressivité et de la bataille d’anéantissement – bien que freinée depuis la guerre de Corée -, (4) une logistique très abondante.[18] Ces quatre points – et en particulier le troisième, peuvent être rattachés à ce qui a été évoqué ci-dessus. John D. Waghelstein a même démontré que cette préférence pour l’offensive et l’anéantissement constitue un « désapprentissage » de l’expérience des guerres limitées du XIXe siècle contre les Indiens. La période de socialisation de ce trait particulier remonte à la guerre de Sécession, conçue comme une guerre totale.[19]
Pour finir, des critiques considèrent que le style américain de la guerre est une des causes de la défaite de ce pays au Vietnam. Pour ceux-ci, les forces américaines sont capables de faire face à quasiment tout type d’évolution technique. Elles ont par contre des difficultés à appréhender un « changement de règles » ou un changement dans la nature du conflit. La guerre est donc conçue comme un jeu d’échecs, encadrée par un règlement prédéterminé. Par conséquent, le style américain de la guerre serait la recherche perpétuelle d’un environnement stable et prévisible.[20] Un environnement stable et prévisible, n’est-ce pas avant tout, ce que Jomini a à offrir au discours stratégique américain ?
[1] John E. Tashjean délimite cette amélioration entre 1952, soit en pleine guerre de Corée, et 1982, date à laquelle il exprime son idée. Tashjean J.E., « The Transatlantic Clausewitz 1952-1982 », Naval War College Review, vol. 35, n°6, p. 69 et p. 76
[2] Poirier L., « La littérature de guerre », dans Jomini A. de, Les guerres de la Révolution (1792-1797) – de Jemmapes à la campagne d’Italie, Paris, Hachette, 1998, p. 428. (extrait de « Henri Jomini », Revue militaire d’information, Paris, n°330 et 331, 1961). Voir aussi Shy J., « Jomini », dans Paret P. (dir.), Makers of Modern Strategy from Machiavelli to the Nuclear Age, Oxford, Clarendon Press, 1986, pp. 178-179.
[3] Howard M., « Jomini and the Classical Military Tradition in Military Thought », dans Howard M. (dir.), The Theory and Practice of War, Londres, Cassel, 1965, pp. 18-19.
[4] John E. Tashjean est l’un des seuls à s’être essayé à ce type de combinaisons – si l’on fait abstraction des textes qui mettent en relation Clausewitz et la théorie de la guerre juste ainsi que Clausewitz et le communisme. Tashjean J.E., art. cit., pp. 69-86.
[5] Voir par exemple les remarques de : Fracker M.L., « Psychological Effects of Aerial Bombardment », Airpower Journal, automne 1992, pp. 56-67.
[6] Wanty E., L’art de la guerre – de l’antiquité chinoise aux guerres napoléoniennes, t. I., Verviers, Marabout Université, 1967, p. 380.
[7] Colson Br., La stratégie américaine et l’Europe, Paris, Economica / ISC / FEDN / Ecole Pratique des Hautes Etudes, 1997, p. 57.
[8] McMillan J., « Talking to Enemy: Negotiations in Wartime », Comparative Strategy, vol. 11, n°4, p. 459.
[9] Kennedy J.F., Stratégie de la Paix, (The Strategy of Peace – traduit de l’américain par J. Bloch-Michel), Paris, Calmann-Lévy, 1961, pp. 61 et 41.
[10] Eisenhower D.D., Crusade in Europe, New York, Perma Books, 1952, 573 p.
[11] Sur la question de la Croisade, voir : Ceadel M., Thinking about Peace and War, Oxford, Oxford University Press, 1987, pp. 63-64.
[12] Morton L, « Historia Mentem Armet – Lessons of the Past », World Politics, janvier 1960, pp. 155-164.
[13] Sur le rôle des populations américaines (plus particulièrement par « groupe ethnique ») dans la constitution de la politique étrangère des Etats-Unis, on pourra aussi se référer à : Huntington S.P., « America’s changing strategic interests », Survival, janvier / février 1991, pp. 3-17.
[14] Collins E.M., « Clausewitz and Democracy’s Modern Wars », Military Affairs, vol. XIX, n°1, 1955, pp. 15-20.
[15] Tocqueville A. de, De la Démocratie en Amérique, t.2, Paris, G.F.- Flammarion, 1981, pp. 327 et 340.
[16] Fuller J.F.C., The Conduct of War 1789-1961, A Study of the Impact of the French, Industrial, and Russian Revolutions On War and its Conduct, Londres, Eyre-Methuen, 1972, 352 p.
[17] Des études classiques des relations internationales ont déjà dégagé un certain nombre de ces constatations plus tôt. Nous pensons en particulier à : Aron R., La république impériale – les Etats-Unis dans le monde – 1945-1972, Paris, Calmann-Lévy, 1973, 337 p. ; Hoffmann S., Gulliver empêtré – essai sur la politique étrangère des Etats-Unis, (traduit de l’anglais par Coryell R. et Rocheron P. – Gulliver’s Troubles), Paris, Seuil, 1971 (1968), 634 p.
[18] Weigley R.F., History of the United States Army, New York, The MacMillan Co., 1967, 688 p. ; id., The American Way of War – A History of United States Military Strategy and Policy, Bloomington, Indiana, 1977, pp. xviii-xxiii ; Gray C.S., « Comparative Strategic Culture », Parameters, hiver 1984, pp. 26-33 ; id., « National Style in Strategy », International Security, automne 1981, pp. 21-47 ; id., « Geography and Grand Strategy », Comparative Strategy, vol.10, n°4, p. 314.
[19] Waghelstein J.D., « Preparing the US Army for the Wrong War, Educational and Doctrinal Failure 1865-91 », Small Wars and Insurgencies, printemps 1999, pp. 1-33.
[20] Johnson W.R., « War, Culture and the Interpretation of History: The Vietnam Reconsidered », Small War and Insurgencies, automne 1998, pp. 83-113.