Corbett et la philosophie de la guerre navale

Par Hervé Coutau-Bégarie

La destinée posthume de Sir Julian S. Corbett est singulière. Après sa mort, l’historien est resté très connu dans les milieux maritimes. Son histoire officielle de la guerre navale 14-18 a toujours été considérée comme une référence de premier ordre, d’ailleurs souvent citée pour le désaveu de Leurs Seigneuries les Lords navals qui blâmaient le manque d’insistance sur la bataille navale décisive. Les historiens ont naturellement réexaminé le sujet, sans les contraintes d’une histoire officielle et immédiate, et s’ils ont souvent proposé des interprétations différentes, ils ont tous reconnu la rectitude de Corbett qui avait su résister à des pressions parfois fort vives. Mais, dans le même temps, le théoricien a été complètement oublié. Son maître-livre Some Principles of Maritime Strategy, qui n’avait eu qu’un succès d’estime lors de sa parution en 1911, n’a été réédité que trois fois après la mort de Corbett, en 1938, 1972 et 1988, alors que les éditions de Mahan se succédaient sans désemparer (plus de cinquante éditions pour The Influence of Sea Power upon History). La biographie minutieuse et définitive de Donald M. Schurman rend compte de cet état d’esprit par son sous-titre : “Historien de la politique maritime britannique de Drake à Jellicoe”. Le colloque Corbett-Richmond organisé par le Naval War College des Etats-Unis, à Newport, en septembre 1992, n’a pas rompu avec cette tendance : alors que le colloque Mahan, en 1990, avait consacré l’essentiel de ses travaux au rayonnement international de “l’évangéliste de la puissance maritime”, il s’est surtout intéressé aux rapports de Corbett et de Richmond avec la Royal Navy et la quasi-totalité des communications étaient historiques plutôt que stratégiques1.

Il n’est pas question de nier les immenses mérites de Corbett en tant qu’historien. Il a été l’un des promoteurs d’une conception élargie de l’histoire maritime, dépassant l’histoire des batailles et la biographie des hommes de mer pour présenter un tableau de l’évolution de la stratégie, des conceptions tactiques et des développements techniques. Sur tous les sujets qu’il a abordés, il a produit des matériaux inédits, des vues neuves, dont aujourd’hui encore, il n’est pas possible de faire l’économie. Ses Fighting Instructions, publiées en 1905, n’ont jamais été remplacées et restent la référence fondamentale pour comprendre les origines de la tactique navale moderne. Son interprétation de Trafalgar a renouvelé un dossier que les bons esprits du temps croyaient clos. Mais tous ces travaux ont naturellement subi l’usure du temps. On y trouve une masse de renseignements de tous ordres, mais la recherche, sauf sans doute pour les Fighting Instructions, les a heureusement dépassés.

On ne saurait en dire autant de l’œuvre de Corbett en tant que théoricien. Les Principles sont un classique de la stratégie maritime et ils commencent enfin à être reconnus comme tel, ainsi qu’en témoigne la belle édition critique donnée par Eric Grove dans les Classics of Sea Power. Eric Grove soutient que Corbett est l’auteur naval le plus important du XXe siècle2. Un Français, et particulièrement l’auteur de cette préface, lui opposerait Castex, dont l’œuvre est également immense. Mais les deux hommes ne se situent pas sans doute sur le même plan. Castex a su intégrer, ayant écrit plus tard, les bouleversements techniques du XXe siècle, et surtout il a eu, notamment dans la dernière partie de son œuvre, des vues très larges sur la géopolitique et la géostratégie maritimes. Le mérite de Corbett est ailleurs : il est le premier, et probablement le seul avec ce génie méconnu qu’est Herbert Rosinski3, à avoir cherché à dépasser les problèmes concrets auxquels les marins se trouvaient confrontés pour s’élever à une intelligence de la stratégie, conçue véritablement comme une discipline intellectuelle sous-tendue par une épistémologie et posant de véritables enjeux philosophiques. On le rattache à l’école historique, qui s’oppose à l’école matérielle, mais peut-être est-ce une réduction abusive4. Clausewitz avait rédigé de nombreuses monographies de campagne avant de s’attaquer à son opus magnum, personne n’oserait le définir comme historien. Il vaudrait mieux dire que Corbett représente un niveau plus élevé : il fait de la théorie stratégique là où les autres ne font que de l’analyse. On pourrait le ranger, avec Rosinski, sous l’appellation d’école philosophique. Ce n’est pas un hasard s’ils sont les seuls auteurs maritimes à avoir sérieusement lu Clausewitz et compris la portée des questions posées dans le livre I de De la Guerre. Mahan préférait s’en tenir à la lecture moins problématique de Jomini5 tandis que Castex n’avait accordé à ces illustres ancêtres qu’une attention relativement distraite, préférant se concentrer sur les historiens et stratégistes navals. Ce n’est pas non plus un hasard si Rosinski est le seul commentateur à avoir essayé d’appréhender ainsi l’œuvre de Corbett : il n’a malheureusement jamais écrit le grand livre auquel il songeait sur Mahan-Corbett-Castex, dont il n’existe qu’un fragment sur Mahan, mais il a esquissé quelques idées dans une conférence sur Mahan et Corbett6, malheureusement conservée dans un état très lacunaire.

Le plan des Principles témoigne clairement de cette préoccupation méthodologique7. La première partie est consacrée à la théorie de la guerre, la deuxième à la i.théorie de la guerre; navale, la troisième à la conduite de la guerre navale. Dans chacune l’argumentation se développe à partir de couples antithétiques : guerre non limitée/guerre limitée ; offensive/défensive ; concentration/dispersion. Le corollaire inévitable est une complexité qui déroute et décourage le lecteur. On pourrait dire aujourd’hui que Corbett fait d’abord de la stratégie théorique avant d’aborder le domaine plus classique de la stratégie pratique. Les deux sont chez lui intimement liés : ses développements théoriques ont pour but de fonder une stratégie pour l’action. Comme le note John T. Sumida, Nelson est appelé à la rescousse pour justifier le programme de croiseurs de bataille8. Mais l’approfondissement des prémisses théoriques, ainsi qu’une lecture plus attentive que de coutume des véritables leçons de l’histoire maritime, le conduisent à formuler des conclusions non conventionnelles, qui ont souvent surpris et choqué ses lecteurs, pour la plupart des marins. Ceux-ci ont rejeté de telles hérésies, arguant trop facilement de la qualité de civil de leur auteur, autodidacte certes talentueux mais qui ne pouvait avoir une connaissance pratique des choses de la mer et de la guerre sur mer. Lord Esher, l’une des grandes figures de la politique navale britannique de la Belle Epoque, écrit en 1915 : “Julian Corbett a écrit l’un des meilleurs livres de stratégie politique et militaire en anglais. On y glane toutes sortes d’enseignements, certains inestimables. Personne, sauf peut-être Winston (Churchill, Premier Lord de l’Amirauté, c’est-à-dire ministre de la Marine, de 1911 à 1915), ne l’a lu. L’histoire est évidemment faite pour les professeurs et les stratèges en chambre. Les hommes d’Etat et les guerriers se fraient un chemin à travers l’obscurité”9. Corbett en était conscient : il avait abandonné son titre initial : The Principles of maritime strategy, pour un intitulé plus modeste : Some Principles of Maritime Strategy, pour ne pas donner l’impression d’une critique de l’ensemble des théories existantes. Il alla jusqu’à envisager une deuxième édition revue des Principles qu’il aurait co-signée avec son ami le Captain Slade, afin de donner à son livre la légitimité militaire qui lui manquait. Seule la vente insuffisante de la première édition a fait obstacle à ce projet10 ; elle nous prive d’une refonte qui aurait certainement été très suggestive d’un point de vue théorique : en même temps, elle a conservé au seul Corbett la paternité d’un chef-d’œuvre qui n’appartenait qu’à lui.

UN CIVIL CHEZ LES MARINS

Il est vrai que rien ne prédisposait Julian Stafford Corbett à devenir un stratégiste maritime de renom11. Né en 1854 dans une famille aisée, il eut une jeunesse quelque peu dilettante et s’il devint avocat, on le vit beaucoup plus souvent en voyage autour du monde que dans les prétoires. Sa fortune le mettait à l’abri du souci du lendemain. Parvenu à la trentaine, il se découvrit un talent littéraire et entreprit d’écrire des romans, d’inspiration le plus souvent maritime, mais qui n’eurent qu’un succès médiocre. Comme tout auteur qui ne se vend pas, il en rejeta la responsabilité sur son éditeur. Cette expérience l’orienta néanmoins vers les choses de la mer et il écrivit pour une collection populaire deux petits livres sur Monk (1889) et Drake (1890). Cette fois-ci le public fut au rendez-vous, ce qui l’encouragea, après une dernière incursion romanesque couronnée d’insuccès, à donner des études historiques plus développées, Drake and the Tudor Navy, en 1898, puis The Successors of Drake, en 1900. Devenu un historien reconnu, il fut invité à donner des conférences sur la stratégie maritime au War Course College et entra en contact avec un certain nombre de marins et d’intellectuels. Il adhéra à la Navy Records Society, à laquelle il allait donner plusieurs volumes de documents, notamment les Fighting Instructions, déjà signalées, en 1905, puis les Signals Instructions, en 1908.

Mais surtout, libéral donc réformiste et impérialiste12, il se mit à plaider à partir de 1902 pour une réforme de la formation dans la marine dans une série d’articles qui rencontrèrent une large audience. Sir John Fisher, Deuxième, puis en 1904, Premier Lord naval, se lançait, avec une fougue qui allait devenir proverbiale, dans la restructuration complète d’une organisation devenue vermoulue. Corbett appuya vigoureusement cet effort, ce qui le mit en relation avec Fisher, qu’il rencontra pour la première fois en 1903. La même année, il fut invité aux manœuvres navales, ce qui lui permit d’avoir un contact physique avec la marine. Tout en poursuivant ses études historiques, notamment avec deux livres importants : England in the Mediterranean, en 1904, et England in the Seven Years War, en 1907, Corbett allait s’impliquer de plus en plus dans l’actualité maritime. Il figura au premier rang des Fisher’s boys13 qui devaient défendre les réformes dévastatrices du Premier Lord contre la critique enragée des conservateurs et aussi d’ennemis personnels, notamment l’amiral Sir Charles Beresford. Fisher savait organiser sa propagande et il comprenait l’intérêt d’une plume aussi vigoureuse pour résister aux attaques dont il était l’objet. Avec raison, puisque certains articles de Corbett en sa faveur eurent un grand retentissement, notamment “Recent Attacks on Admiralty” en 1907, au point de conduire son biographe à soutenir que “l’intelligence des arguments de Corbett contribua très fortement à retarder la chute de Fisher de 1907 à 1910”14.

Fisher lui demanda en 1905 son avis sur le War Course qu’il était en train de réorganiser ; le Cours devint en 1907 le Royal Naval War College et ses fonctions furent élargies. Dans l’esprit de Corbett, il devait être l’embryon d’un véritable état-major général ; Fisher, soucieux de ne pas partager son autorité, ne voyait pas aussi loin, mais le Collège travailla à la préparation de plans de guerre contre l’Allemagne. Corbett y participa, ce qui en fit l’un des premiers analystes civils de défense, et lui donna une connaissance interne du processus de décision et de planification. En même temps, il approfondissait sa réflexion, notamment par la lecture de Clausewitz, qui fut décisive pour parachever la transformation de l’historien en stratège, et poursuivait ses enseignements. L’accueil des élèves fut souvent empreint d’une large incompréhension, parfois teintée d’hostilité, souvent d’indifférence, dont il ne mesura sans doute pas l’ampleur. Comme le dit Donald M. Schurman, “les officiers supérieurs… étaient généralement polis. Il prit leur réception aimable pour une conversion. Ils ne posaient pas de questions parce qu’en tant qu’officiers supérieurs ils avaient depuis longtemps perdu le besoin de donner leur avis sans nécessité” 15. De formation juridique, rompu aux subtilités sémantiques et prenant sans doute un peu trop de plaisir à étonner son auditoire, Corbett ne réalisa pas que les officiers avaient, le plus souvent, des préoccupations plus immédiates. Il entreprit en 1906 de mettre au clair ses idées sur la stratégie dans un canevas qui devait devenir connu dans la marine sous le nom de brochure verte (Green Pamphlet). Ce texte, resté inédit jusqu’à sa publication par Eric Grove en 1988, contient déjà les grands thèmes qui seront développés dans les Principles. En 1909, Corbett devait en faire une nouvelle rédaction, qui témoigne de la maturation de ses idées.

En 1907, Corbett fut invité à participer aux travaux de la sous-commission du Committee of Imperial Defence sur le risque d’une invasion allemande. Une fois de plus, l’opinion était agitée par une Navy Scare, une panique navale qui donnait libre cours aux supputations les plus fantaisistes16. Corbett s’attacha à montrer le caractère absurde de ces rumeurs. Il revint ensuite à ses études historiques avec un livre qui allait connaître un grand retentissement, The Campaign of Trafalgar, publié en 1910. Le sujet avait donné lieu à des controverses sans fin entre les historiens navals et les conclusions nouvelles de Corbett ne manquèrent pas de relancer la polémique. James Thursfield, correspondant naval très influent du Times, en fit un compte rendu assez aigre dans le Brassey’s Naval Annual de 1911 : les thèses de Corbett lui paraissaient non fondées et il dénonçait au passage son influence pernicieuse sur la marine à travers ses écrits et son enseignement au War Course. Cela ne remit pas en cause son audience auprès de l’Amirauté et il fut invité à écrire avec le commandant Slade un historique de la guerre navale russo-japonaise. Celui-ci ne fut achevé qu’au début de la guerre17. Très volumineux, (plus d’un millier de pages), longtemps resté classifié, il est toujours inédit.

A la déclaration de guerre, Corbett craint de rester inactif et inutile. Mais très vite, il est appelé à l’Amirauté pour écrire l’historique officiel de la guerre navale. Poste privilégié qui lui donne accès aux documents les plus secrets et l’associe à la préparation des plans et des instructions d’opérations : il rédige la première version des instructions adressées à l’amiral Jellicoe, commandant en chef de la Grand Fleet, ainsi que plusieurs notes pour Churchill ou Fisher, notamment une étude historique sur l’échec de l’attaque de Constantinople par l’amiral Duckworth en 1807, pour déconseiller une opération aux Dardanelles, idée-fixe de Churchill. Il publie quelques articles de circonstance : le plus important est destiné à contrer la propagande allemande aux Etats-Unis, qui agite “le spectre du navalisme”18 en 1915 ; en 1917, il récidive, à la demande de l’Amirauté, pour défendre la conception britannique du blocus contre la thèse américaine de la liberté des mers19. Mais sa position le condamne au silence : il devra se contenter d’une réponse privée aux attaques dirigées contre lui, après le Jutland, par Lord Sydendham of Combe. De la même manière, il n’apparaîtra pas dans la crise qui secouera le commandement en 1917, avec la révolte des “Jeunes Turcs”, conduits par le commandant Richmond, avec lequel il est pourtant intimement lié20.

Son rôle est reconnu par la noblesse personnelle (nobility) qui lui est conférée en février 1917. Il travaille avec acharnement à l’historique qui doit comprendre quatre ou cinq volumes de plusieurs centaines de pages chacun. Tâche écrasante, compliquée par les pressions de tous ordres qui ne manquent pas de s’exercer et par la montée de la polémique sur la conduite de la guerre, avec la querelle entre partisans de Jellicoe et inconditionnels de Beatty, qui deviendra dans les années 20 le “Jutland scandal”. Les difficultés s’accroissent dès la fin de la guerre, lorsque Jellicoe est remplacé à l’Amirauté par Beatty. Le tome I est publié en 1920, suivi du tome II l’année suivante. Malgré une santé de plus en plus chancelante, Corbett a le temps d’achever le tome III, le plus délicat puisqu’il traite du Jutland, avant de mourir le 22 septembre 1922, usé par ces tracas. L’historique sera achevé par Sir Henry Newbolt, qui avait travaillé avec Corbett et s’efforcera de se conformer à la ligne tracée. Mais Leurs Seigneuries, à défaut d’obtenir la “rectification” du tome III ou de pouvoir en empêcher la publication, qui interviendra en 1923, y inséreront un désaveu qui nous paraît aujourd’hui plus ridicule pour ses signataires qu’humiliant pour l’auteur.

POUR UNE LECTURE DE CORBETT

Le colloque Corbett-Richmond, bien que d’abord tourné vers l’histoire, s’est néanmoins posé la question de l’actualité de Corbett. La réponse de Geoffrey Till est fondamentalement négative : “Parce qu’il écrivait à une époque beaucoup plus belliqueuse et où les grandes puissances opéraient dans un monde beaucoup moins interdépendant qu’aujourd’hui, ses œuvres ont, franchement, peu de choses à nous dire” 21.

Une telle appréciation n’est guère contestable. Mais ce n’est pas sur ce plan qu’un “classique” peut être apprécié : il ne peut en aucun cas servir de manuel ; en revanche, il peut et doit servir de modèle ou d’inspiration pour la méthode, y compris par ses erreurs ou ses incompréhensions. La conférence de Rosinski, bien que d’interprétation difficile en raison de son état, est à cet égard très suggestive : il montre pourquoi Mahan et Corbett n’ont jamais pu construire un système comparable à celui de Clausewitz. Mais le second a cependant tenté une élucidation des concepts, dont Mahan s’est toujours bien gardé. En témoigne, entre autres, la distinction opérée entre l’objet (qui ressortit à la politique ou à la grande stratégie) et l’objectif (concret, qui ressortit à la stratégie opérationnelle), qu’une lecture rapide pourrait ignorer mais qui est bien explicitée dans le Green Pamphlet 22. Il est également supérieur dans l’exploitation des sources, qui sont chez lui d’archives23, alors que Mahan n’a pratiquement jamais utilisé que des sources de seconde main24. Enfin, au delà de ses nombreux travaux historiques, il a tenté, et dans une large mesure réussi, avec les Principles, une synthèse stratégique, que Mahan n’a certes pas égalée avec sa Naval Strategy, paru la même année, recueil de conférences au U.S. Naval College, dont il disait lui-même que c’était le travail le moins réussi et le plus superficiel qu’il ait réalisé25.

Il n’est pas possible, dans le cadre de cette brève préface, de proposer une exégèse ou une lecture de Corbett, semblable à celle que le général Poirier a pu proposer pour Guibert, Jomini et Colin ou Raymond Aron pour Clausewitz. Tout au plus peut-on esquisser, à très grands traits, l’apport décisif de Corbett dans chacune des parties de son maître-livre.

Sa i.théorie de la guerre; se signale avant tout par son analyse très fine de la guerre limitée, serpent de mer auquel les commentateurs de Clausewitz se sont constamment heurtés, sans jamais réussir à l’élucider de manière satisfaisante. Il est dommage que Raymond Aron n’ait pas eu connaissance de Corbett, qui l’aurait sans aucun doute conduit à élargir son analyse. Corbett part de l’analyse clausewitzienne, en soulignant d’emblée ce qui lui paraît être sa carence fondamentale : elle entrevoit une guerre limitée qu’elle ne peut théoriser convenablement, dès lors qu’elle repose sur les seules données de la stratégie terrestre. Alors que, soutient Corbett, c’est la stratégie maritime qui permet le mieux de comprendre ce que peut être une guerre limitée. Celle-ci peut être limitée dans ses objets ou par ses effectifs et l’on retrouve là une transposition de la distinction des fins et des moyens chère à Clausewitz. Mais cette stratégie de guerre limitée suppose un certain nombre de conditions préalables, dont la principale est l’avantage défensif que seule procure l’insularité. La Grande-Bretagne a pu ainsi mettre en œuvre sa stratégie d’expansion parce qu’elle était à peu près inexpugnable dans son bastion insulaire. Il est curieux d’observer que les commentateurs relèvent rarement que la “british way of warfare” de Liddell Hart avait été esquissée, de manière beaucoup plus subtile et nuancée, par Corbett.

C’est sans doute sur ce point que le malentendu s’est installé. Corbett lui-même a protesté contre l’extrapolation qui était faite à partir de son modèle de guerre limitée. Face aux critiques dont il était l’objet durant la guerre, il a affirmé : “Je n’ai jamais dit que la guerre contre l’Allemagne serait une guerre limitée” mais il est vrai qu’il a tendu à accréditer la thèse d’un engagement sélectif et modulé, à partir d’opérations combinées, en sous-estimant l’effort à fournir sur le continent par les alliés de la Grande-Bretagne. Il faut cependant remarquer que la critique n’a une certaine portée qu’à l’égard des Principles. Dans ses travaux historiques, Corbett ne cesse au contraire d’insister sur les limitations de la puissance maritime. On trouve, dans l’un de ses tout premiers livres, cette formule remarquable, “L’importance réelle de la puissance maritime (maritime power) est son influence sur les opérations militaires” 26. Et la conclusion de son livre sur Trafalgar est aussi révélatrice : la campagne de Trafalgar “n’avait pas réussi à sauver l’Europe, mais elle avait préservé l’empire britannique… La mer avait fait tout ce qu’elle pouvait faire et pour l’Europe ce fut un échec” 27. Il préfigure ici les analyses beaucoup plus détaillées de Castex28.

Indiscutablement, Corbett surestime dans les Principles la portée des opérations combinées. L’histoire aurait pourtant dû lui suggérer que la marine à voile n’avait pas les moyens d’exécuter des opérations de grande envergure. Lui-même connaît bien l’échec de l’expédition d’Anvers en 1809. En revanche, le modèle qu’il propose a sans doute une valeur plus grande pour l’avenir. Si l’expédition des Dardanelles en 1915 a été un désastre, la seconde guerre mondiale a montré que des débarquements de très grande ampleur étaient désormais possibles grâce aux progrès techniques, avec l’invention de navires amphibies spécialisés et l’existence d’une couverture aérienne. De sorte que le modèle corbettien, spécifiquement conçu à partir de l’expérience britannique, pourrait trouver une meilleure illustration à l’époque contemporaine avec l’expérience américaine. Il y a là un point que l’analyse stratégique a insuffisamment élucidé, les études sur ce que l’on appelle aujourd’hui la projection de puissance étant rares et fragmentaires.

Sa théorie de la guerre navale aborde le problème redoutable de la maîtrise de la mer, “command of the sea”. Le concept se trouve déjà chez Mahan, ainsi que chez d’autres auteurs, mais il est sans doute le premier à en tenter véritablement l’élucidation. Cela l’amène à souligner les très fortes différences entre la guerre sur terre et la guerre sur mer. En cela il se montre, d’une certaine manière, un précurseur de la géostratégie maritime. Il souligne notamment que l’on ne peut concevoir la maîtrise de la mer comme la conquête d’un territoire : elle se ramène en fait au contrôle des communications. Idée que l’on trouvera reprise, presque textuellement, par Castex29.

Cette idée le conduit à des conclusions opérationnelles qui contribueront à jeter l’opprobre sur toute l’œuvre. Dès lors que la maîtrise de la mer n’est rien d’autre que le contrôle des communications maritimes, tout doit être mis en œuvre pour assurer la protection des dites communications. D’où l’importance du rôle des croiseurs et le problème crucial, jamais résolu de manière satisfaisante, de leur répartition entre la flotte de bataille, dont ils assurent l’éclairage, et les lignes de communications, dont ils assurent la protection. Corbett prend grand soin d’invoquer l’autorité de Nelson qui n’hésitait pas à affecter le maximum de ses croiseurs (alors des frégates) à la protection plutôt qu’à l’éclairage, au risque de favoriser, comme cela lui arriva une fois, la sortie de l’escadre ennemie qu’il bloquait. Cette précaution n’a cependant pas suffi pour prévenir une violente réaction de rejet : Corbett s’inscrit ici contre l’orthodoxie, adoptée par toutes les flottes et théorisée par Mahan, et qui érige en dogme le primat de la bataille décisive et donc de la concentration de tous les moyens en vue de cette rencontre qui doit régler une fois pour toutes le problème de la maîtrise des mers.

Corbett reconnaît, il l’affirme même avec force à plusieurs reprises, en réponse à des critiques antérieures, que la bataille est effectivement le moyen le plus expédient de trancher la question. Il souligne simplement que les batailles décisives ont été rares dans l’histoire, car si le parti le plus fort la recherche avec empressement, le parti le plus faible a en revanche de bonnes raisons de s’y soustraire. D’où l’intérêt des solutions alternatives, et notamment de la guerre de course. Celle-ci ne peut pas produire de résultat décisif, c’est entendu, mais elle est souvent le seul moyen laissé à la disposition du plus faible. Vérités d’évidence, mais qui suscitent une furieuse réaction de rejet, tant la focalisation sur l’offensive et la bataille sont exclusives de tout autre stratégie. En France, un esprit aussi lucide et acéré que Daveluy va jusqu’à défendre la doctrine de la bataille, tout en reconnaissant qu’elle ne peut mener la marine française qu’à la défaite30. Les effets de la guerre de course ne sont pas seulement minimisés, ils sont carrément niés. Corbett est donc bien un hérétique31, car ses professions de foi en faveur de l’offensive et de la bataille sont noyées dans de multiples développements sur l’utilité ou la nécessité de la défense, le caractère souvent non décisif ou non nécessaire de la bataille, qui ne peuvent, dans le contexte de l’époque, qu’être interprétés comme un appel, non seulement à la prudence, mais même à la passivité. A la théorie du risque de Tirpitz, Corbett oppose la théorie du “non-risque”32. La guerre ne fera que confirmer son pronostic et même l’amplifiera, en raison du danger sous-marin qu’il a gravement sous-estimé, sinon ignoré. Les marins l’en rendront parfois responsables, comme on le verra pour Castex en France, et préfèreront nier cette formidable mutation technico-stratégique de la guerre sur mer pour rejeter le blâme sur des chefs timorés, notamment Jellicoe, seul chef à recevoir comme titre non la bataille qu’il a livrée, mais la base où sa flotte a passé l’essentiel de son temps (vicomte Jellicoe de Scapa) !

CORBETT ET CASTEX

La renommée de Corbett à l’étranger n’a commencé à se répandre qu’après la guerre, en raison de son rôle à l’Amirauté. Le vice-amiral von Reuter le traduit en allemand dans les années 20, avec un titre expressif : Die seekriegsfuhrung Gross-Britanniens, quelque peu paradoxal au moment où l’Admiralty désavoue son historiographe “officiel” : une traduction espagnole, faite par l’Ecole de guerre navale argentine, paraît en 1936, puis une traduction chinoise à Taiwan en 193633.

La diffusion en France des Principles a été pour le moins tardive et limitée. Il ne semble pas qu’aucun compte-rendu leur ait été consacré lors de la parution. Le premier écho qui en parvient est l’œuvre de l’officier de liaison auprès de la Grand Fleet, le capitaine de frégate Vandier, dans un rapport qu’il adresse au ministère le 26 avril 1918.

…Il est d’ailleurs facile de connaître la stratégie anglaise et, si le secret des opérations est tout à fait bien gardé, les idées générales qui conduisent l’Amirauté sont évidentes.

Pour prendre contact avec elles, je me suis enquis des livres d’histoire navale qui valaient la peine d’être lus. La réponse fut invariable : Lisez Corbett et, ajoutait-on, d’ailleurs l’Amirauté pourvoit tous les bâtiments d’une bibliothèque où se trouvent les principaux ouvrages d’histoire maritime. Dès mon arrivée ici, je me suis mis donc à lire Corbett et je dois avouer que ses ouvrages sont d’un haut intérêt et certainement supérieurs à tout ce qui a été écrit en France sur ce sujet.

Corbett signale tout d’abord que si on tente d’expliquer les succès remportés par l’Angleterre dans ses guerres et l’immense puissance mondiale qui en est résultée par les méthodes et théories des maîtres de stratégie continentale, on n’y peut réussir. Cela provient, dit-il, que l’analyse des guerres s’est arrêtée au point où elle était utile pour la guerre sur terre, mais qu’on la pousse un peu plus loin et l’on trouvera une formule plus générale où viendront se placer d’eux-mêmes tous les faits maritimes. Ceux-ci, par la forme même de leur action, sont intimement liés aux conditions économiques et à la politique générale et d’une essence plus subtile, plus lente en effets, mais tout aussi dangereuse, que la force des armées.

Une étude approfondie des différences entre les luttes sur terre et sur mer et des lois de la guerre amphibie amène Corbett à poser les bases les plus solides que je connaisse pour tout raisonnement naval. Et ces bases font partie du petit mais solide matériel intellectuel dont les Anglais se servent pour penser et juger.

Les Anglais se trouvent aujourd’hui sur mer dans la situation où ils ont presque toujours été et ils ne souffrent pas le désappointement qu’une fausse conception du rôle des escadres nous fait si vivement ressentir. Ils se trouvent devant le cas classique où les flottes ennemies se tiennent sur la défensive.

Ils savent tout d’abord que le blocus qu’ils peuvent dès lors établir n’a que des effets très lents. Ils sont persuadés comme Mahan que Napoléon a reçu un coup mortel à Trafalgar, mais ils n’ignorent pas que Trafalgar est en 1805 et que la campagne de France est en 1814.

Ils savent ensuite que la puissance maîtresse des mers ne peut user de cette maîtrise qu’avec une extrême réserve parce que, dans ce domaine, les neutres ont des droits et qu’un usage excessif du contrôle sur mer soulèverait le monde contre l’Angleterre encore plus sûrement que les rêves d’hégémonie continentale ont amené des coalitions contre leurs auteurs. Et leur modération et l’application sans frein au contraire que les Allemands ont fait de leur puissance navale expliquent que les pays extra-européens ont senti que ce qui menaçait la liberté de la mer, ce n’était pas la puissance navale anglaise, quoique en ait dit l’empereur Guillaume II, mais bien la conception allemande de la force. Ils savent encore que leur commerce ne trouvera jamais une mer libre d’ennemis et que la protection de celui-ci dépend de flottilles dans les mers étroites. Ils savent aussi que, lorsque le danger croît, la concentration du commerce en convois devient inévitable malgré tous les désavantages économiques qui sont la rançon d’une meilleure protection. Il est vrai de dire que Corbett, pour des raisons techniques longuement exposées dans ses écrits, ne croyait plus possible cette organisation des convois ; et c’est pourquoi pendant si longtemps les Anglais ont été réfractaires à cette idée. Mais cependant c’est en leur faisant valoir que des raisons techniques ne pouvaient modifier la force des choses, que j’ai obtenu d’eux l’année dernière qu’ils appliquent au commerce du charbon les idées d’organisation de l’Amiral de Bon 34, essai dont la réussite les a amenés à cette réglementation générale appliquée actuellement.

Ils savent qu’à partir du moment où les convois fonctionnent ils deviendront un appât pour l’ennemi et que les positions stratégiques que doivent occuper les escadres doivent être telles qu’elles puissent couvrir plusieurs routes ; que fatalement les combats de croiseurs ou de flottes auront lieu autour de cette question de convois et la bataille du Jutland leur paraît de cette nature.

Corbett leur a appris que dans beaucoup de guerres anglaises, c’était l’expédition militaire qui en formait la partie principale et que, si les Français avaient comme instructions d’attaquer les convois de troupe c’était de bonnes instructions quoiqu’en pense Mahan, et il a révélé que les Amiraux anglais en recevaient de toutes semblables dans des cas analogues. il a montré qu’il y avait plusieurs manières de protéger les transports de troupes et il a vu que très probablement ce serait le blocus ouvert; qui serait imposé par les armes modernes.

L’histoire offre plus (sic) d’exemples, en effet, d’un blocus aussi ouvert que celui qui tient en respect la flotte allemande à l’heure actuelle.

Le grand danger des blocus ouverts; c’est, qu’étant effectués d’une base nationale et amie, la force navale peut perdre sa force combattive au mouillage. Pour éviter ceci, elle doit sans cesse entreprendre des opérations secondaires audacieuses.

Le grand avantage des blocus ouverts;, c’est qu’il incite la flotte ennemie à sortir et cette tentation sera d’autant plus grande que les opérations secondaires tentées par la flotte du blocus seront plus audacieuses et paraîtront se prêter davantage à un succès partiel pour la Flotte bloquée. Cette tentation deviendra sans doute un jour une nécessité parce que la puissance continentale écrasée par les maux d’une guerre interminable s’assurera de plus en plus que l’Angleterre est le pire et le plus dur ennemi et essaiera dans un accès de désespoir de la frapper au cœur.

L’Angleterre sait que ces tentatives n’ont jamais réussi mais elle sait aussi que pour désespérées qu’elles fussent, elles n’en étaient pas moins fort bien conçues (et) extrêmement dangereuses pour elle. Et il ne faut pas croire que, si elle appelle de tous ses vœux cette grande crise, elle en ignore les périls.

Le mauvais temps, les délais, les hasards de la mer l’ont servie, mais aussi la ténacité, le sens marin, l’endurance de ses hommes de mer et les vues si simples et sages de son Amirauté.

Jamais toutefois l’Angleterre n’avait mené la guerre comme elle le fait aujourd’hui, l’appui qu’elle prêtait à ses Alliés continentaux pouvait être fort efficace en Hanovre, en Portugal, en Flandres, mais avait toujours le caractère d’une entreprise limitée. C’est la première fois que l’Angleterre entre dans une guerre continentale illimitée, qu’elle comprend ce que veut dire vaincre ou mourir et pour cela il a fallu changer toute sa vie nationale et se retrouver confrontée avec l’éternel problème irlandais 35.

Bien que cette situation développe ses conséquences naturelles de concentration de forces, l’Angleterre n’en a pas moins été tentée d’exploiter sa puissance navale au moyen de ce qui est dénommé ici la guerre amphibie. De là viennent les expéditions des Dardanelles, de Syrie et de Mésopotamie toutes liées, comme notre expédition en Salonique, à l’idée d’arrêter l’expansion allemande vers le Sud. On ne peut savoir si ces opérations militaires, si légitimes filles de la politique générale qu’elles soient, représenteront un gain certain. Mais elles sont nettement conformes aux méthodes traditionnelles anglaises ; quelques personnes ici pensent qu’elles ont fait abandonner par l’Allemagne son idée d’expansion dans le Sud et que, depuis la chute de la Russie c’est un mouvement dans l’est qui a les faveurs allemandes, mouvement qui porterait le nom de Pan Touranien. C’est le danger de cette nouvelle orientation qui aurait dicté à Monsieur Lloyd George sa lettre aux Indes 36.

Parmi les autres méthodes d’emploi de la mer exposées par Mahan, (sic ; lire Corbett) il y a les opérations amphibies ayant pour but de faciliter la tâche de la flotte. Aussi les tentatives contre Zeebruge et Ostende ont-elles soulevé un extraordinaire enthousiasme 37.

Comme l’a indiqué l’Amirauté, les hommes qui y ont pris part venaient en partie de la Grand Fleet et, dans la première escadre des croiseurs de bataille, on cite avec orgueil les noms des officiers du Tiger, de la Princess Royal et du Repulse qui ont péri dans cette très belle entreprise.

Bien que cette lettre touche à des sujets au-dessus de moi, j’ai cru devoir l’écrire pour mieux expliquer ces opérations humbles en apparence et cette activité audacieuse de la Grand Fleet, et marquer comment tout l’ensemble des opérations correspond très exactement aux pensées anglaises 38.

Cette note attire l’attention du chef d’état-major général de la Marine. Il demande une traduction de cette ouvrage si influent. Le travail est réalisé par le lieutenant de vaisseau de réserve A.M. Cogné. Cette première version arrive à la connaissance du capitaine de frégate Castex, auteur maritime déjà établi. Lorsqu’il devient en 1919 le premier chef du Service historique de la Marine nouvellement créé, il entreprend de faire traduire un certain nombre d’ouvrages étrangers et parmi eux figurent les Principles dont il demande à l’Etat-Major général d’obtenir les droits.

Parmi les ouvrages étrangers que le Service historique de l’Etat-Major Général se propose de faire traduire pour servir à la documentation générale de la Marine, un des plus importants est le livre de l’historien anglais Sir Julian Corbett intitulé “Some Principles of Naval (sic) Strategy”. Les théories qu’il renferme, originales, prêtant dans une certaine mesure à la controverse, seraient intéressantes à faire mieux connaître, au point de vue critique, pour l’étude raisonnée des questions stratégiques. En outre, ce livre aurait eu, si l’on en croit les rapports de M. le Capitaine de vaisseau Vandier, officier de liaison auprès de la Grand Fleet, une influence profonde sur les officiers anglais de notre époque, au point de les conduire à une unité de doctrine très marquée dans les faits de guerre récente.

Je serais donc reconnaissant à M. le Capitaine de frégate, chef de la 1ère section, de vouloir bien faire le nécessaire auprès de Sir Julian Corbett, par l’intermédiaire de l’attaché naval à Londres, pour que le Service historique soit autorisé à entreprendre la traduction de son ouvrage. L’excellent accueil que l’auteur, chargé de l’organe historique correspondant de l’Amirauté anglaise, a toujours réservé à nos officiers, permet d’espérer que cette démarche aura une suite favorable 39.

Des instructions sont données à l’attaché naval à Londres, mais le projet n’aura pas de suites, pour des raisons qu’il n’est pas possible de déterminer. Plus qu’une obstruction anglaise, il faut sans doute incriminer des difficultés budgétaires, car aucune traduction ne sera finalement publiée par le Service historique dans les années 20. Mais Castex a découvert Corbett et il l’a lu avec avidité, même si c’est pour rejeter ces conclusions par trop hétérodoxes. Le bilan dressé dans l’”historique succinct de la stratégie navale théorique” qui ouvre ses Théories stratégiques ressemble à un réquisitoire.

Cet iconoclaste est d’ailleurs assez médiocre comme constructeur. Ses vues, à lui aussi, manquent parfois de solidité.

En bon Anglo-Saxon, il a la phobie des armées permanentes du continent. Par contre-coup, il exècre la doctrine issue de ces sanctuaires. Le pontificat des docteurs militaires germaniques, de Clausewitz en particulier, lui est insupportable. Ils lui paraissent par trop enfermés dans leur dogmatisme, incompréhensifs de l’art, spécifiquement anglais soi-disant, de conduire la guerre. Il enfourche son dada de la “guerre limitée”, qu’il présente comme inédite, au-dessus de l’entendement des stratèges continentaux. Il n’y développe, au fond, que la stratégie bien connue des opérations combinées menées par une puissance forte au point de vue naval et faible au point de vue terrestre. Et, avec assez peu de logique, il attaque au nom des principes de cette stratégie ceux qui régissent le cas, tout différent, de la guerre terrestre pure ou de la guerre navale pure. Il rompt des lances contre les notions de la nation armée, de l’importance de la force organisée, de la bataille, de l’offensive, etc… Il voit fréquemment l’histoire de travers, méconnaît l’effort militaire des alliés de l’Angleterre pendant les guerres du Premier Empire et celui de l’Angleterre elle-même en Espagne, porte un jugement complètement faux sur la façon dont les Japonais ont conduit leur guerre avec la Russie, et ainsi de suite. Les contradictions ne le gênent d’ailleurs pas. Il revient, l’occasion aidant, aux bonnes méthodes de la guerre “illimitée” 40.

Castex se livre plus ici à un règlement de comptes qu’à une véritable analyse. Il est exagéré et probablement erroné de dire que Corbett déteste Clausewitz. Il l’a lu avec beaucoup plus de soin que n’importe quel autre auteur naval (jusqu’à Rosinski), y compris Castex lui-même, non seulement dans la traduction anglaise du colonel Graham, mais aussi dans l’original allemand. La pseudo-théorie de la “déflection de la stratégie par la politique” n’est qu’“une incompréhension délibérée de la doctrine clausewitzienne de la subordination impérative de la stratégie à la politique” 41. Comme nous l’avons vu plus haut, Corbett ne fait pas du modèle de la guerre limitée un absolu, et il ne méconnaît pas la participation des alliés continentaux de la Grande-Bretagne. Là où Castex voit des contradictions, un commentateur moins polémique décèle plutôt la complexité d’une pensée qui a tenté de s’élever au niveau théorique.

Castex n’en reste heureusement pas là. Les erreurs de Corbett lui paraissent tout de même compensées par des aspects plus heureux.

Par contre, il apporte des idées originales et dignes d’attention, bien que contraires à celles habituellement reçues, sur la classification des opérations, sur les places respectives que doivent occuper la lutte contre les forces organisées et l’attaque et la défense des communications, sur le mode de recherche de la bataille, sur la concentration et la dispersion..

L’œuvre de Corbett est donc du type “critique”. Aussi sa lecture est-elle amère et cruelle pour ceux qui étaient antérieurement parvenus à une robuste conviction en un cortège de vérités qu’ils croyaient hors de toute atteinte. Mais cette épreuve est pour eux satisfaisante, en ce qu’elle les contraint à une révision de ces dogmes, à un nouvel examen de ce qu’ils avaient admis peut-être un peu vite. Cet effort de l’esprit est salutaire. Le voisinage de l’incroyant n’est pas toujours mauvais. La controverse qu’il fait naître a son prix. La foi dans le résidu qui a résisté à l’effet destructeur du doute n’en est que plus forte. Elle sort de cette tourmente purifiée et grandie.

C’est en ce sens que Corbett a rendu un grand service à la cause stratégique.

Personnellement, il m’a fait traverser une crise intense, intellectuelle et presque morale. J’ai senti vaciller les colonnes du Temple. Je suis descendu en bas, pour vérifier les fondations. J’ai constaté qu’elles laissaient à désirer, qu’il s’y trouvait des lézardes. J’ai, pour mon compte, revu, réparé, modifié ce soubassement. Puis je suis remonté, rassuré sur la solidité du nouvel édifice, et reconnaissant malgré tout envers ce trouble-fête qui m’avait obligé à ce désagréable mais utile retour en moi-même 42.

Mais cette dimension critique, poussée à l’excès, a exercé une influence débilitante. Corbett, comme tout civil, n’est pour Castex qu’un stratège en chambre, ignorant de la réalité de la guerre.

Au dire de personnes qui ont vécu parmi la marine anglaise et notamment du capitaine de vaisseau Vandier, notre officier de liaison dans la Grand Fleet, Corbett aurait eu, dans les années qui ont précédé 1914, une grande influence sur les milieux maritimes anglais. Ceci expliquerait bien des choses.Ce n’est pas avec la critique et le doute qu’on fait de l’action, qui réclame avant tout une doctrine solide et un attachement inébranlable à certaines directives. Corbett ne serait-il pas responsable de ce que pas mal de règles simples et puissantes, respectées autrefois, aient été dans les cerveaux anglais, pendant la guerre de 1914, enveloppées d’une sorte de brume ? L’Amirauté en a peut-être jugé ainsi, car elle a estimé bon de déclarer, à propos des Naval Operations, que la théorie de Corbett sur l’inutilité de rechercher le combat pour obtenir un résultat décisif lui était personnelle et était opposée à la sienne. L’Amirauté a ainsi réagi contre une action qui devenait pesante et nocive. Nous secouerons, nous aussi, le joug de Corbett quand il conviendra, tout en rendant çà et là justice à ses mérites 43.

Jugement peu amène, et passablement injuste. La prudence de la Grand Fleet durant la guerre est moins le résultat de l’influence d’un théoricien que des leçons des premiers mois de guerre : le torpillage du croiseur Pathfinder par l’U21 le 5 septembre et de trois croiseurs-cuirassés, le Cressy, l’Aboukir, et le Hogue par l’U9 du lieutenant de vaisseau von Weddigen le 21 septembre 1914, puis la perte du cuirassé tout neuf Audacious sur une mine le 27 octobre, suivie du torpillage du prédreadnought Formidable le 31 décembre 1914, ont à cet égard été déterminants44. Et si l’amiral Jellicoe a pu subir l’influence de Corbett, son successeur Beatty, connu pour son tempérament de fonceur et moins lié à Corbett, n’a pas adopté une attitude différente, tout simplement parce qu’il n’était pas possible de faire autrement. Castex, on l’a vu, est bien plus souvent en accord avec Corbett, contre l’orthodoxie, qu’il ne veut bien l’avouer. Comme lui, il dissimule sous des exemples historiques des remises en cause fondamentales.

D’ailleurs, il reste convaincu de l’utilité de mettre à la disposition du lecteur français ce livre subversif. Selon toute vraisemblance, c’est lui qui reprend le projet à la fin des années 20, alors qu’il commande l’Ecole de guerre navale. La traduction de 1918, trop littérale, a besoin d’être entièrement revue. Cette tâche est confiée à deux officiers, le capitaine de corvette Tanguy et le capitaine de vaisseau de réserve Bienaymé, qui la mènent à bien en 1932. Il ne fait guère de doute que Castex l’a lue : on peut observer que les armed forces de Corbett deviennent la “force organisée”, concept spécifiquement castexien. Mais encore une fois, pour des raisons que là non plus nous ne connaissons pas, le projet n’aboutira pas. Cette traduction révisée fera l’objet d’une dactylographie à un tout petit nombre d’exemplaires, dont un spécimen (qui porte le numéro 12) survivra sur les rayons de la bibliothèque du Service historique de la Marine.

PRINCIPES D’EDITION

C’est cet exemplaire qui a servi de base au texte qui est publié ici. La traduction de 1918, révisée en 1932, a été une nouvelle fois revue par l’auteur de ces lignes en 1992. Il n’aura donc fallu que soixante quinze ans pour arriver à éditer ce livre. Le contrecoup est inévitablement une certaine lourdeur du style : dans les années 20, les traducteurs, d’abord soucieux de précision et de syntaxe, faisaient un usage abondant de l’imparfait du subjonctif. Il n’était pas possible de modifier ce style à moins de faire une nouvelle traduction. Les corrections qui ont été faites portent essentiellement sur quelques simplifications et la restitution de certaines formules que l’on a cherché à rendre plus conformes à la pensée de Corbett, notamment les distinctions objet-objectif ou défense-défensive. L’édition d’Eric Grove a servi de référence. Lorsqu’un concept a été d’interprétation délicate, j’ai indiqué l’original anglais. Il importe de tenir compte de l’époque à laquelle les Principles ont été écrits. Ainsi il m’a semblé que Command of the Sea devait sans contestation possible être rendu par “maîtrise de la mer” alors que celle-ci, dans le vocabulaire anglo-saxon contemporain, est plutôt désignée sous le vocable Sea Control 45.

Eric Grove a fait un travail critique très abondant, auquel je renvoie simplement le lecteur. Une édition critique n’aurait pu que démarquer la sienne. J’ai donné quelques indications sommaires sur des éléments peu connus du lecteur français.

En appendice figure le “green pamphlet”, esquisse acérée des conceptions stratégiques de Corbett, qui s’exprime sans détour, et sans cet enrobage érudit qui atténue ses “hérésies” dans les Principles. Ce texte, édité par Eric Grove, a connu deux versions. La première, rédigée en 1906, a été traduite pour la présente édition par l’enseigne de vaisseau Lobligeois. La deuxième, mise au point en 1909, a été traduite par Catherine Ter Sarkissian à l’initiative de Gérard Chaliand qui l’a incluse dans sa précieuse Anthologie mondiale de la stratégie (1991) ; il m’a généreusement autorisé à la reproduire, dans une version quelque peu modifiée.

Ce volume s’achève par la traduction de la conférence de Herbert Rosinski sur “Mahan et Corbett”, prononcée au Naval War College de Newport le 18 décembre 1953. Ce texte est la retranscription d’un enregistrement, avec les inconvénients cumulés de mots ou de phrases inaudibles, des imperfections et incohérences du style oral et de l’absence des schémas qui appuyaient le raisonnement. Il a fallu procéder à un travail minutieux, mais arbitraire, de restitution, en éliminant certaines phrases incompréhensibles. Le parti retenu a été, en se souvenant des corrections incessantes (et souvent désespérantes), que Rosinski apportait à ses manuscrits, de rechercher la cohérence plutôt qu’une inutile fidélité à un texte aussi défectueux. Rosinski est le seul à avoir esquissé une stratégie maritime théorique, au sens que le général Poirier donne à la stratégie théorique, et cette conférence en est, en dépit de tous ses défauts, une bonne illustration. Elle suggère ce que pourrait être une lecture théorique des grands classiques de la stratégie maritime.

Dans sa forme “définitive” et malgré ses imperfections, cette traduction permet une étude systématique de la pensée de Corbett. Elle devrait contribuer à rendre à celui-ci, dans le monde francophone, la place de premier plan qui est la sienne dans l’histoire de la pensée navale46.

Introduction
L’étude théorique de la guerre ;
son emploi et ses limites

A première vue, rien ne paraît plus chimérique, ni plus stérile, que d’aborder l’étude de la guerre avec une théorie. Il semble en effet qu’il y ait antinomie entre la discipline intellectuelle qui recherche un guide théorique et celle qui convient pour la conduite victorieuse de la guerre. La conduite de la guerre est tellement une question de personnalité de caractère, de bon sens, de décision rapide en présence de facteurs complexes et toujours changeants, et ces facteurs eux-mêmes sont si variés, si insaisissables et dans une dépendance si étroite de conditions morales et physiques – elles-mêmes si peu stables – qu’il peut paraître impossible de la réduire à quelque chose qui ressemble à l’analyse scientifique pure. A la simple idée d’une théorie ou d’une science de la guerre, l’esprit se reporte, avec quelque malaise, à des cas bien connus dans lesquels des officiers, théoriciens distingués, ont échoué lorsqu’ils ont eu à diriger des opérations. Cependant, d’un autre côté, on ne peut nier que depuis que les grands théoriciens du début du XIXe siècle ont essayé de dégager une i.théorie de la guerre;, sa préparation et sa conduite ont acquis une méthode, une précision et une sûreté dans la conception, qui étaient jusque-là inconnues. Encore moins pourra-t-on nier la valeur que des chefs de guerre, les plus habiles et les plus heureux, ont attribuée aux travaux des auteurs stratégiques classiques.

La vérité est que la défiance à l’égard de la théorie provient d’une conception erronée de son but. Elle ne prétend pas donner les moyens de conduire le combat sur le terrain ; elle ne vise qu’à accroître efficacement ces moyens. Sa vraie valeur pratique est qu’elle peut aider un homme capable à acquérir le vaste regard qui lui permettra d’être sûr que son plan embrassera tout le problème, et de saisir les éléments d’une situation avec une rapidité et une exactitude accrues. Le plus grand des théoriciens lui-même l’indique très clairement. A propos des études théoriques, il dit : “elles éduqueront l’esprit du futur chef de guerre, ou plutôt, elles guideront son éducation, mais elles ne l’accompagneront jamais sur le champ de bataille”47.

Leur utilité pratique, cependant, n’est limitée, en aucune sorte, à leurs effets sur les pouvoirs d’un chef. Ce n’est pas assez qu’il possède l’aptitude à décider sainement. Ses subordonnés doivent saisir instantanément la signification complète de sa décision ; ils doivent être capables de la traduire avec sûreté en une action bien ajustée. Dans ce but, chaque exécutant doit avoir été entraîné à penser comme lui ; les ordres du chef doivent éveiller dans chaque cerveau les mêmes réflexes ; ses mots doivent avoir la même signification pour tous. S’il y avait eu une théorie de la tactique en 1780, et si le Commandant Carkett avait été bien entraîné selon cette théorie, il n’aurait pas pu se tromper sur le sens du signal de Rodney48. A la vérité, le signal n’était pas clair. Et Rodney, pour avoir négligé d’expliquer le dessein tactique qu’il indiquait, frustra son pays d’une victoire à un moment où il en avait particulièrement besoin. Il n’y avait pas eu d’entraînement méthodique préalable pour parer une telle omission et la belle conception de Rodney était inintelligible à tout autre que lui-même.

Ce n’est pas seulement pour établir la solidarité intellectuelle entre un chef et ses subordonnés que la théorie est indispensable. Elle est encore plus utile pour créer un semblable lien entre lui et ses supérieurs réunis autour de la table du Conseil au ministère. Combien d’officiers ont approuvé, sans mot dire, des opérations mal préparées parce qu’il leur manquait l’art de persuader et de s’exprimer pour faire saisir à un ministre impatient les erreurs de son plan ? Combien d’officiers et d’hommes d’Etat, au cours même des conférences où régnait un parfait accord, se sont montrés incapables d’arrêter un plan de guerre cohérent, par inaptitude à analyser la situation qui se présentait à eux et à discerner le caractère de la lutte dans laquelle ils allaient s’engager ? On ne doit s’attendre que rarement à ce que la véritable nature d’une guerre apparaisse aux contemporains comme nous la voyons, après coup et dans la pleine lumière de l’histoire. Vus de près, les facteurs accidentels peuvent prendre une importance indue et fausser la réalité. Pareille erreur ne pourra jamais être éliminée, mais par l’étude théorique, nous pouvons la rendre plus rare. N’espérons pas, par d’autres moyens, approcher de cette clarté de jugement avec laquelle la postérité lira nos fautes. La théorie est en fait une question de formation et de jugement et pas du tout une question d’exécution, laquelle dépend d’une combinaison de constantes psychologiques que nous appelons l’aptitude à exécuter.

Voilà donc tout ce que les grands maîtres ont demandé à la théorie. A un tel désidératum, le premier d’entre eux, après avoir servi des années dans les états-majors, a attaché la plus grande importance. “Dans l’action”, écrivait-il dans un de ses derniers mémoranda, “les hommes se fient plus souvent à leur propre jugement et ils atteindront le but avec plus ou moins de précision selon qu’ils ont plus ou moins de génie. C’est ainsi que tous les grands généraux ont agi… Ainsi en sera-t-il toujours dans l’action, et là le jugement suffira. Mais lorsqu’il ne s’agit pas de prendre part soi-même à l’action, mais de convaincre les autres autour de la table d’un Conseil, tout devient alors affaire de conceptions claires et d’exposition des rapports propres des choses. On a fait si peu de progrès dans ce domaine que la plupart des délibérations sont de simples querelles de mots qui ne reposent sur aucune base solide. Elles aboutissent, ou bien à laisser chacun sur sa propre position, ou bien à faire triompher un compromis fait de concessions mutuelles, demi-mesure qui ne saurait avoir aucune valeur réelle”49.

L’auteur des lignes qui précèdent possèdait – et de première main – une vaste expérience des choses de la guerre. Pour lui, une conception claire des idées et des facteurs inhérents à un problème de guerre, une exposition nette des relations entre ces problèmes, sont le remède à ces discussions molles et stériles. Cette conception, cette exposition, c’est ce que nous entendons par théorie ou science de la guerre. C’est un procédé par lequel nous coordonnons nos idées, définissons le sens des mots que nous employons, saisissons la différence entre les facteurs essentiels et ceux qui ne sont qu’accessoires, fixons et exposons les données fondamentales sur lesquelles tous s’accordent. De cette manière, nous préparons l’appareil d’une discussion pratique, nous assurons les moyens d’arranger les facteurs sous une forme maniable et les moyens d’en déduire avec précision et rapidité une ligne de conduite pratique. En l’absence d’un tel appareil, jamais deux hommes ne penseront sur le même plan ; encore moins pourront-ils espérer dégager le point exact qui les divise et l’isoler pour aboutir à une solution qui les accorde.

En ce qui nous concerne, cette valeur des théories stratégiques a une signification spéciale autrement plus vaste que celle que lui accordent ses partisans continentaux. Pour un empire maritime qui s’étend sur le monde entier, le succès à la guerre sortira non seulement de la chambre du Conseil en Angleterre, mais aussi des conférences tenues dans toutes les parties du monde entre les chefs d’escadre et les autorités civiles et militaires, et encore de celles tenues entre les commandants en chef des stations50 voisines. En temps de guerre ou de préparation d’une guerre intéressant l’empire, les combinaisons doivent toujours être bâties, impérativement, sur les relations mutuelles entre les considérations navales, militaires et politiques. La ligne de conduite commune, bien qu’indiquée par la métropole, doit être définie sur place et établie d’après des facteurs dont aucune armée n’a le contrôle exclusif. Une conférence est toujours nécessaire et, pour en assurer le succès, il doit exister un vocabulaire commun et une discipline intellectuelle. Cette condition préalable essentielle, seule l’étude pratique peut la fournir. C’est là que réside sa valeur pratique pour tous ceux qui aspirent aux plus hautes responsabilités dans le service de l’Empire.

A ce point de vue, l’importance des études stratégiques abstraites est en effet si grande qu’il convient de se prémunir contre toute surestimation. Aussi, loin de revendiquer pour ce qu’on appelle leur science plus que les possibilités que nous avons indiquées, les stratèges classiques insistent constamment sur le danger de lui demander ce qu’elle ne peut donner. Ils répudient jusqu’au nom de “science”. Ils lui préfèrent le terme plus ancien “d’art”. Ils ne lui concèdent ni lois, ni règles. De telles lois, disent-ils, ne peuvent, en pratique, que donner des déceptions, car les exceptions qu’elles souffrent, ne serait-ce que de la part des facteurs humains incalculables, sont telles que ces exceptions sont plus fortes que la loi. C’est un vieil adage des légistes que rien n’est plus décevant qu’une maxime juridique ; mais, dans tous les cas, une maxime stratégique est incontestablement d’encore moins d’utilité au cours de l’action.

Alors, demandera-t-on, quels sont les résultats tangibles que nous pouvons espérer obtenir de la théorie ? Si toutes les fondations sont si instables, comment parviendra-t-on à des conclusions pratiques ? Il est vrai que les facteurs sont infiniment variés et difficiles à déterminer ; mais, et il est bon de le rappeler, c’est ce que fait ressortir la nécessité d’en découvrir les points fixes. Plus vague sera le problème à résoudre et plus nous devrons montrer d’opiniâtreté dans la recherche de points de départ, d’où nous pourrons commencer à tracer une route, en restant attentifs aux accidents qui peuvent survenir et vigilants à saisir rapidement leur influence perturbatrice. Et c’est précisément ce que l’étude théorique de la stratégie peut faire. Elle peut, au moins, déterminer le “normal”. Un examen attentif des événements passés montre clairement que certaines lignes de conduite tendent normalement à produire certains effets, que les guerres tendent à revêtir certaines formes, dont chacune a une idiosyncrasie bien marquée, que ces formes sont normalement fonction de l’objet de la guerre et de sa valeur pour l’un des belligérants ou pour les deux, qu’un système d’opérations qui convient à une forme de guerre peut ne pas être celui qui convient le mieux à une autre. Nous pouvons même aller plus loin. En poursuivant cette méthode historique et comparative, nous pouvons déceler que le facteur humain n’est pas complètement indéterminable. Nous pouvons affirmer que certaines situations produiront normalement, chez nous ou chez nos adversaires, certains états moraux sur lesquels nous pouvons bâtir nos calculs.

Ayant déterminé la normalité, nous sommes immédiatement dans une position plus forte. Tout projet peut lui être rapporté et nous pouvons commencer à peser clairement les facteurs qui nous entraînent à l’anomalie. Chaque cas doit être jugé suivant ses mérites, mais sans la base de notre travail, nous ne pouvons former absolument aucun jugement réel ; nous ne pouvons que conjecturer. Assurément, chaque cas s’écarte plus ou moins de la normale, et il est également certain que les plus grands succès de guerre se sont écartés d’une façon très audacieuse de la “normale”. Mais, dans la plupart des cas, ces écarts furent accomplis sciemment par des hommes de génie, avec une perception nette des raisons qui justifiaient ces écarts.

Procédons par analogie et immédiatement le domaine de la théorie stratégique paraîtra clairement. La navigation et les parties du métier du marin qui s’y rattachent se meuvent dans un milieu aussi varié et incertain que la conduite de la guerre. Elles constituent un art qui demande aussi bien les connaissances du chef que le jugement des individus. La loi des tempêtes et des marées, des vents et des courants, la météorologie tout entière sont sujettes à des perturbations infinies et incalculables. Qui nierait cependant aujourd’hui que grâce à l’étude théorique de toutes ces choses, l’art du marin n’ait gagné en force et en cohérence ? Une pareille étude, en elle-même, ne fait pas un marin ou un navigateur ; mais, sans elle, désormais, aucun marin ne peut prétendre à ce titre. Parce que les tempêtes ne se comportent pas toujours de la même façon, parce que les courants sont capricieux, le vrai marin niera-t-il que l’étude des conditions normales ne soit utile à ses décisions ?

Si donc, l’on aborde l’étude théorique de la stratégie avec un tel esprit, c’est-à-dire si on la considère non comme tenant lieu de jugement et d’expérience, mais comme un moyen de les féconder toutes les deux, elle ne peut nuire à personne. La méditation et le bon sens resteront toujours les maîtres et les guides qui nous indiqueront la direction générale, chaque fois que la complexité des situations deviendra déconcertante. La théorie nous avertira au moment où nous commencerons à quitter le chemin battu ; elle nous rendra aptes à décider, en toute clarté, si la divergence est nécessaire ou justifiable. Par dessus tout, au sein d’un conseil, elle maintiendra la discussion dans ses lignes essentielles ; elle laissera à la place qui leur revient les considérations accessoires.

Mais, par-dessus tout, la théorie comporte un autre élément de valeur toute particulière pour un empire maritime. Nous sommes habitués, partie par convenance, partie par défaut d’imprégnation d’une pensée scientifique, à parler de la stratégie navale et de la stratégie militaire comme si elles étaient deux branches distinctes de connaissance, sans aucun terrain commun. Or, la i.théorie de la guerre; fait ressortir leur relation interne. Elle révèle qu’il existe une stratégie plus vaste qui considère la flotte et l’armée comme une seule arme, qui coordonne leur action, et indique les lignes suivant lesquelles chacune doit agir pour assurer la pleine puissance de l’ensemble. Elle nous conduira à assigner à chacune d’elles sa fonction propre dans un plan de guerre ; elle permettra à chaque armée de définir au mieux les limites et les possibilités de sa mission et de discerner quand et comment ses propres nécessités doivent céder devant un besoin plus important et plus pressant de l’autre. Bref, elle montre que la stratégie navale n’est pas une chose en soi, que les problèmes qu’elle pose ne peuvent que rarement, sinon jamais, être résolus eu égard à des considérations navales seules, mais qu’elle n’est qu’une partie de la stratégie maritime, cet enseignement supérieur qui nous apprend qu’un Etat maritime, s’il veut vaincre et tirer tout le fruit de sa force intrinsèque, doit considérer et employer l’armée et la marine comme des instruments aussi étroitement liés que le sont, à terre, les trois armes.

C’est pour cette raison qu’il est de piètre utilité d’aborder la stratégie navale autrement qu’à travers la i.théorie de la guerre;. Sans une telle théorie, nous ne pourrons jamais comprendre réellement ni sa portée, ni sa signification, ni espérer nous rendre maîtres des forces qui affectent si profondément ses conclusions.

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Notes:

1 Les actes seront prochainement publiés par John. B. Hattendorf.

2 Outre sa préface à l’édition critique des Principles, Annapolis, Naval Institute Press, “Classics of Sea Power”, 1988, on peut signaler son article en français : “La pensée navale britannique depuis Colomb”, dans L’évolution de la pensée navale II, sous la direction d’Hervé Coutau-bégarie, FEDN, 1992.

3 De manière inexplicable, les nombreux inédits de Rosinski conservés au Naval War College ne semblent intéresser personne ; certains d’entre eux, au moins, seront publiés, mais en français, dans cette collection. Il n’y a pas de quoi en tirer avantage, car la marine et l’université françaises n’ont jamais été capables de trouver les crédits qui permettraient la réédition des Théories stratégiques. Il faudra se contenter, après bien des difficultés et sans aucun support institutionnel, de la solution bâtarde de la publication des compléments inédits.

4 Cette distinction, formulée pour la première fois par l’amiral Custance au début du siècle, a une valeur opératoire indiscutable, même si l’on peut contester son caractère scientifique. Cf. Hervé Coutau-Bégarie, « Plaidoyer pour une stratégie maritime théorique », Stratégique, 48, p. 15-16.

5 Il est difficile de suivre Barry M. Gough qui réunit Mahan et Corbett sous l’appellation de philosophes de la puissance maritime dans une stimulante étude “Maritime Strategy : the Legacies of Mahan and Corbett as Philosophers of Sea Power”, RUSI Journal, hiver 1988, à moins d’entendre le mot philosophe dans deux sens très différents. Mahan a eu plusieurs biographies, mais il n’existe guère d’analyses approfondies de son œuvre en dehors des essais de Herbert Rosinski.

6 « Mahan and Corbett », conférence au Naval War College, le 18 décembre 1953, reproduite en annexe. Le fragment sur Mahan est en cours de traduction.

7 A titre de comparaison, voici le plan de l’ouvrage le plus représentatif de l’école historique française du début du siècle : La stratégie, tome 1 de L’Esprit de la guerre navale de René Daveluy : I Les principes de la stratégie navale (le premier chapitre, « considérations générales », sur la guerre est expédié en quatre pages ; le deuxième, « buts et moyens de la guerre », traite essentiellement du combat…) ; II Les éléments de la stratégie navale ; III Les opérations ; IV Les auxiliaires de la stratégie ; V les exemples. La démarche analytique et le primat de la stratégie opérationnelle apparaissent clairement.

8 John Tetsuro Sumida, In Defence of Naval Supremacy. Finance, Technology and British Naval Policy 1889-1914, Boston, Unwin-Hymans, 1989, p. 257. Ce livre a sensiblement modifié la vision classique héritée de la “somme” d’Arthur Marder.

9 Cité par Arthur J. Marder, From Dreadnought to Scapa Flow, vol. I, Londres, Oxford University Press, 1961, p. 404.

10 La deuxième édition, parue en 1919, est strictement identique à la première.

11 La référence fondamentale est naturellement Donald M. Schurman, Julian S. Corbett. Historian of British Maritime Policy from Drake to Jellicoe 1854-1922, Londres, Navy Records Society, 1981, à compléter par le substantiel chapitre sur Corbett dans le livre du même auteur, The Education of a Navy. The Development of British Naval Strategic Thought, 1867-1914, University of Chicago Press, 1965, qui ne fait pas double emploi, car il insiste sur l’évolution de la pensée corbettienne, partie de l’orthodoxie mahaniste dans ses premiers livres, avec une insistance sur la bataille et une négation de l’intérêt de la guerre de course, et qui connaîtra une évolution décisive dans les années 1904-1906. Outre l’introduction d’Eric Grove à l’édition de 1988 des Principles, il faut signaler celle de Brian Ranft à l’édition de 1972. Le colloque Corbett-Richmond a apporté une riche moisson de renseignements.

12 Cet arrière-plan idéologique a été mis en lumière par Bernard Semmel, Liberalism and Naval Strategy. Ideology, Interest and Sea Power during the Pax Britannica, Boston, Allen and Unwin, 1986.

13 Cf. Arthur J. Marder, op.cit. p. 78.

14 Donald M. Schurman, The Education of a Navy, op. cit. p. 149.

15 Donald M. Schurman, « Julian Corbett’s Influence on the Royal Navy’s Perception of its Maritime Function », à paraître dans les actes de la Corbett-Richmond Conference.

16 Ces mouvements d’agitation se produisaient à intervalles réguliers depuis l’apparition de la vapeur. Le plus souvent, ils étaient encouragés, sinon suscités, par l’Amirauté, qui en tirait profit dans les arbitrages budgétaires. Cf. François-Emmanuel Brézet, « Une flotte contre l’Angleterre. La rivalité navale anglo-allemande (1897-1914) », Marins et Océans, I, CFHM-Economica, 1990.

17 Maritime Operations in the Russo-Japanese War 1904-1905, Vol. I 1914, Vol. II 1915. D.M. Schurman et J.B. Hattendorf en préparent une édition critique.

18 Julian S. Corbett, « The Bugbear of British Navalism », New-York Times, 25 mai 1915, reproduit sous forme de plaquette sous le titre The Spectre of Navalism.

19 Julian S. Corbett, The League of Peace and a Free Sea, 1917 ; cette plaquette connaît une deuxième édition en 1918 sous le titre The League of Nations and Freedom of the Seas.

20 Décrit dans Barry D. Hunt, Sailor-Scholar. Admiral Sir Herbert Richmond 1871-1946, Waterloo (Ontario), Wilfrid Laurier University Press, 1982, ch. IV.

21 Geoffrey Till, « Corbett and the 1990’s », Corbett-Richmond Conference.

22 Cf. infra, annexes I et II.

23 L’apport de Corbett, de ce point de vue, est souligné dans John B. Hattendorf, « Sir Julian Corbett on the Significance of Naval History », American Neptune, octobre 1971.

24 Il est vrai que, vivant aux Etats-Unis, il ne pouvait guère accéder aux archives britanniques.

25 Cf infra dans l’annexe III, p. 280, le jugement de Rosinski sur ce livre, traduit en français en 1923 sous le titre Stratégie navale.

26 The Successors of Drake, 1900, cité par Donald M. Schurman, The Education of a Navy, op. cit. p. 156,

27 Julian S. Corbett, The Campaign of Trafalgar, Londres, Longmans, 1910, p. 424.

28 Notamment ce que j’ai appelé « le théorème de Castex ». Hervé Coutau-Bégarie, La puissance maritime. Castex et la stratégie maritime, Fayard, 1985. Ouvrage en grande partie périmé, qui aurait besoin d’une refonte complète.

29 Amiral Castex, Théories stratégiques, tome 1, Editions maritimes et coloniales, 1929, p. 74.

30 Cf. Hervé Coutau-Bégarie, L’Evolution de la pensée navale I, FEDN, 1991, p. 49.

31 Il n’est pas le seul et le sujet mériterait une étude approfondie. Il faudrait surtout redécouvrir Fred T. Jane, esprit encyclopédique, qui n’est pas seulement l’inventeur des wargames et le fondateur du célèbre Fighting Ships qui a ensuite pris son nom, mai aussi un stratège nullement négligeable avec un livre au titre éloquent : Heresies of Sea Power, paru en 1906.

32 Cf. Donald M. Schurman, Julian S. Corbett, op. cit. p. 167.

33 D’après la bibliographie provisoire établie par John B. Hattendorf. Peut-être y a-t-il eu aussi une traduction japonaise non publiée, comme cela a été le cas pour Castex.

34 Les premiers convois ont été organisés en Manche pour l’acheminement du charbon anglais vers la France, à la demande impérative de la partie française.

35 A Pâques 1916, le Sinn Fein a lancé l’insurrection à Dublin. Les affrontements feront plus de 500 morts.

36 L’agitation lancée par Gandhi en 1915 a conduit le Premier ministre à promettre des réformes, qui aboutiront à la promulgation d’une constitution en 1919.

37 L’embouteillage de Zeebrugge, organisé par l’amiral Keyes, vient d’avoir lieu le 23 avril.

38 Rapport au ministre du 26 avril 1918, Service historique de la Marine, SSEA42.

39 Note pour M. le capitaine de frégate, chef de la 1ère Section de l’Etat-Major général, 6 août 1919, SHM, SSEA41. Ces deux documents m’ont été communiqués par Madame Geneviève Salkin, que je remercie vivement.

40 Amiral Castex, op. cit. p. 57-58.

41 Comme le disait l’un des très rares commentateurs de Corbett entre les années 20 et les années 70 : Peter M. Stanford, “Sir Julian Corbett and the Dreadnought Era”, U.S. Naval Institute Proceedings, janvier 1951, p. 71.

42 Amiral Castex, op. cit. p. 58-59.

43 Amiral Castex, op. cit. p. 59.

44 Cf. James Goldrick, The King’s Ships Were at Sea. The War in the North Sea. August 1914 – February 1915, Annapolis, Naval Institute Press, 1984, not. p. 236-237 sur l’hystérie créée par ces pertes.

45 Command of the Sea serait plutôt traduit aujourd’hui par domination des mers.

46 Cette traduction est réalisée dans le cadre du programme d’histoire de la pensée navale, mené conjointement par la Commission française d’histoire maritime et le Centre d’analyse politique comparée de l’université de Bordeaux I, et qui a déjà donné lieu à la publication d’un inédit de Castex (La liaison des armes sur mer, 1991) et de trois volumes sur L’Evolution de la pensée navale (1991, 1992 et 1993). Un quatrième tome, des fragments inédits de Castex et une anthologie de Rosinski suivront.

47 Clausewitz, De la guerre, Livre II, p. 135 de la traduction française d’Hélène Naville. Celle-ci n’a pas systématiquement été suivie, la lecture qu’a faite Corbett primant la restitution de l’original. HCB.

48 Allusion à la rencontre indécise de la Martinique, en avril 1780. HCB.

49 Clausewitz, De la guerre, p. 45. HCB.

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