Du Koweit au Kosovo. Mutations de la stratégie militaire occidentale

Vers une nouvelle conception de la relation entre force armée et politique

Les événements actuels présentent un caractère assez déchirant pour devoir remettre sur l’établi la question de la guerre, définie, en termes clausewitziens, comme continuation de la politique en recourant à d’autres moyens. À quoi sert-elle aujourd’hui pour certains États, par rapport à d’autres, leurs adversaires, bien sûr, mais aussi leurs alliés lorsque l’action militaire est conduite en coalition ?

En soi, une stratégie n’est jamais bonne ou mauvaise. Elle ne vaut que par le degré d’adéquation au but qu’elle sert, donc à la nature des problèmes politiques que l’usage de la force armée est censé pouvoir résoudre.

Nombreux et variés, les cas d’échec se ramènent aux situa­tions suivantes : une stratégie adaptée mais mal conduite ; une stratégie inadaptée que l’on s’efforce pourtant de bien conduire. On peut aussi cumuler inadaptation et incompétence dans l’exé­cution. Un cas plus complexe et plus intéressant consiste à faire le choix trop précoce d’une stratégie d’avenir qui ne réussit pas à s’imposer parce que, mal rodée, elle ne parvient pas à encore à développer tous ses effets.

Ceci posé, la nature et les formes des opérations militaires aériennes déclenchées par l’Alliance atlantique le 24 mars 1999 peuvent être considérées de deux manières radicalement diffé­rentes. Assiste-t-on à une manœuvre à l’ancienne, mais exécutée de façon inconséquente, ou bien faut-il considérer l’essai d’une nouvelle conception de l’usage de la force ? A-t-on choisi cette stratégie simplement par défaut, ne pouvant s’accorder sur rien de préférable, ou bien l’a-t-on adoptée en pensant qu’elle consti­tue le choix d’avenir pour “nos” sociétés ?

La première interprétation consiste à admettre une grave faute d’appréciation politique. Elle aura conduit au choix d’une posture stratégique (les frappes aériennes limitées et l’exclusion proclamée de l’action terrestre) totalement inadaptée au regard des fins affichées : protéger les populations d’origine albanaise du Kosovo et forcer M. Milosevic à accepter les accords de Rambouillet. Ce serait la stratégie par défaut. L’Alliance l’aurait adoptée soit parce que ses membres ne pouvaient s’accorder sur aucune autre, soit parce que les planificateurs militaires ne disposaient d’aucune stratégie véritablement adaptée, par absence de moyens ou d’adéquation des moyens disponibles pour les besoins de la situation15. Du côté des seuls Européens, il est également possible de soupçonner l’insuffisance des capacités. Ce n’est évidemment pas le cas du côté des États-Unis. Dès lors qu’il s’agit de l’Alliance, cela signifie que la volonté américaine de n’engager que des forces aériennes l’a emporté sur toute autre considération. On a pu penser à Washington que les moyens aérospatiaux pourraient suffire. Encore fallait-il les employer aussitôt au maximum de leur puissance. Mais les objectifs politi­ques semblaient l’interdire. Ainsi, de fils tordus en aiguilles faussées, l’analyste se trouve renvoyé à la pire des hypothèses : l’absence pure et simple de toute stratégie.

À moins qu’il ne s’agisse de tout autre chose.

Sur la base de la connaissance des capacités militaires existantes, prenant en compte les objectifs politiques affichés, nous avons suggéré l’avènement d’une nouvelle règle du jeu politique, idéologique et juridique par rapport au demi-siècle antérieur. Mutation explicite à la lecture des déclarations des principaux chefs de gouvernement des États de l’Alliance qui entendent purger l’Europe de ses dictateurs et autres tyrans.

C’est ici que, par induction, intervient l’hypothèse selon laquelle les Alliés ont voulu expérimenter (de manière encore peu convaincante) un nouveau modèle de guerre, adapté à l’existant c’est-à-dire à la posture politico-stratégique de leurs gouverne­ments, correspondant elle-même à l’état réel de la société que l’opinion reflète. Dans ce cas, on aurait assisté à la préfiguration d’une conduite de la guerre qui devrait s’affirmer par la suite. Elle répétera, en s’améliorant à chaque fois qu’il paraîtra nécessaire de mener une opération lointaine, c’est-à-dire une guerre optionnelle, Optionnelle signifiant que, dans la mesure où elle n’affecte pas la substance vitale, les responsables politiques peuvent toujours décider de ne pas y impliquer leur pays.

Un mauvais choix stratégique

On aurait bien tort de considérer que les théoriciens et les praticiens de la guerre aérienne, conçue comme outil de l’acqui­sition de la supériorité stratégique, ne soient que des idéologues aveuglés par leurs préoccupations corporatistes.

Aux États-Unis, la stratégie aérienne a revêtu, dès son originelle conception, une importance toute particulière que révéla la technique de bombardement adoptée lors de la seconde guerre mondiale. Il paraissait préférable de frapper massivement et en haute altitude de manière à réduire les dommages, en hommes et en matériels, du côté américain. On touche à un point décisif de la stratégie des États-Unis : minimiser ses propres pertes, tout en augmentant le volume des destructions chez l’ennemi. Les progrès de la technique, la puissance de feu et la précision croissantes, sont mis au service d’une conception dominante : s’épargner soi-même.

Aujourd’hui, il se trouve que le développement très rapide de certaines techniques, notamment dans le domaine du guidage, confère une puissance accrue à l’arme aérienne. D’où la tentation d’y trouver enfin la solution définitive au problème éternel des pertes.

Très tôt, deux problèmes annexes sont venus s’ajouter. Épargne de son propre sang, oui, bien sûr. Mais, dans l’économie de guerre, à mesure que les matériels sont de plus en plus sophistiqués et, de ce fait, de moins en moins nombreux, on doit considérer leur propre sauvegarde. Un F117 furtif à 300 millions de dollars l’unité ne s’expose pas à l’étourdie. La seconde interrogation porte sur l’épargne de l’ennemi. Il serait hautement préférable de ne pas confondre, dans un même bombardement, civils et militaires, les villes et les forces, comme le fait, mais en mode dissuasif, la stratégie nucléaire. Mais alors, quelle est la meilleure hiérarchisation ? Par exemple : 1 mes hommes, 2 les hommes du camp adverse, 3 mes forces.

Ou bien encore, mes forces sont-elles plus importantes que leurs populations, dès lors que mon objectif est de bien protéger mes hommes ? À partir de là, s’est développée aux États-Unis une véritable théologie de la guerre à distance, en grande partie ignorée et impensée par les Européens pour lesquels cette culture reste exotique.

On s’est souvent demandé si la guerre du Koweit avait constitué le modèle de l’avenir ou, au contraire, l’ultime avatar d’une époque révolue. La guerre du Kosovo montre bien que le débat n’a pas été tranché. Une stratégie, qui ne s’est pas encore arrachée aux liens de la tradition, cherche sa voie vers quelque chose de nouveau. L’ennui est que la situation politique ainsi que le terrain qui se prête peu à l’expérimentation, résistent à cette expérimentation. Il est clair que, comme au Viêt-nam, la techni­que ne parvient pas encore à faire la différence entre ami et ennemi, entre civil et militaire. Le “feu ami” a toujours constitué un des risques les plus redoutables. C’est lui qui a causé le plus grand nombre de pertes de la coalition dans le Golfe. Toute proximité et, a fortiori toute interpénétration des dispositifs mul­tiplient les difficultés jusqu’à rendre l’action aérienne imprati­cable. Prendre pour cibles des voies de communication telles que chemins de fer, ponts et chaussées présente l’inconvénient que ces passages sont empruntés aussi bien par des civils que par des militaires, lesquels ont le mauvais goût de n’avoir pas construit leurs communications réservées. Dès lors qu’il devient indispen­sable de “faire le tri”, la présence au sol constitue alors la seule méthode convenable.

Chaque Armée (Terre, Mer, Air¼ et Espace) proclame sa supériorité sur les autres. Au fil des évolutions économiques et techniques, tout nouvel arrivant prétend détrôner son prédéces­seur. Les forces aériennes, convaincues du caractère “stratégi­que” des bombardements massifs, ont prétendu arracher la décision par l’effet de leur puissance. À vrai dire, elles n’ont jamais sérieusement cru parvenir à se passer de la puissance navale pas plus que des capacités des forces terrestres. Tout ceci relève d’un élémentaire bon sens, hélas non partagé. Mais que ne dirait-on pas lorsqu’il y va de la répartition des ressources ?

Que se passe-t-il donc au Kosovo ?

Au regard des effets obtenus, le recours aux seules frappes aériennes rencontre une quadruple critique : improvisée, inadaptée, insuffisante et mal conduite.

Improvisée, parce qu’elle avait été conçue pour être brève, en portant rapidement quelques durs coups de semonce (l’équiva­lent de la diplomatie de la canonnière au xixe siècle) Il n’en a rien été. Il a fallu, dans l’urgence se rabattre sur un autre modèle, la frappe aérienne stratégique de longue durée.

Inadaptée, parce qu’elle repose aujourd’hui sur des effets d’attrition stratégique de long terme contre des cibles (dont il apparaît que le nombre n’est pas inépuisable). Elle vise à épuiser le potentiel ennemi. Ceci implique une indifférence quasi totale à l’égard de la situation tactique et du sort des populations sur le terrain. En complément, on prend en axiome que l’adversaire ne réagira pas et ne cherchera pas à créer la surprise. On tient pour acquis que, fixé au sol16, il attendra passivement (comme le firent les Irakiens au Koweit) Puis, sentant la situation perdue, il choisira le parti de se retirer, en plus ou moins bon ordre, sur ses bases de départ (comme le fit la garde présidentielle irakienne en janvier 1991). Ainsi, dans sa manœuvre en retraite, offrira-t-il une excellente occasion pour une “poursuite aérienne”, particuliè­rement dévastatrice.

Insuffisante, parce que, à elle seule, l’arme aérienne ne peut obtenir de tels effets dans un environnement où l’imbrication étroite des dispositifs sur un petit territoire réduit considéra­blement la visibilité et les possibilité de discrimination des cibles. Il faut prendre tant de précautions que l’efficacité se voit réduite dans les proportions que l’on a pu constater au terme de deux mois d’opérations.

Mal conduite aussi, pour des raisons encore difficiles à déterminer.

Le général Klaus Naumann, président du comité militaire de l’OTAN a pu dire, la semaine de sa prise de retraite, ce que ses collègues pensaient tout bas. La conduite des opérations aérien­nes n’a bénéficié ni de la surprise, ni des effets de choc et de masse.

M. Milosevic a pu savoir à quel moment il commencerait à être attaqué. Disposant de l’initiative, il avait su prendre les devants, lancer la iiie armée serbe pour prendre ses positions défensives au Kosovo et prévenir les effets des frappes alliées par toutes sortes de dispositions : enterrer, disperser, disséminer ses forces au sein des populations, déplacer les troupes hors des casernes, etc.

Durant le premier mois, le nombre des sorties a été délibé­rément limité. La force aérienne disponible au début de la guerre était considérablement réduite, au regard de ce qui avait été engagé contre l’Irak. Bref les militaires ne disposaient pas des moyens d’un effet de puissance décisif. Aucune des conditions qui donnèrent son efficacité à la campagne aérienne, première phase de Desert Storm n’étaient réunies. Cette retenue peut corres­pondre à l’optimisme politique qui a prévalu : M. Milosevic, au terme d’une semaine de bombardements, passerait sous les fourches caudines dressées à Rambouillet. Mieux encore, il serait, en coulisses, comme reconnaissant de cette épreuve de force qui lui permettrait une sortie dans l’honneur aux yeux de l’opinion intérieure. Sur de telles illusions, évitons la facilité du jugement rétroactif, constatons que ces thèses ont circulé, y compris aux plus hauts niveaux de décision. Argument supplé­mentaire, non contradictoire avec le précédent, la limitation du nombre des cibles et des sorties correspondait-elle vraiment à une volonté politique de gradation en trois phases de la cam­pagne aérienne – ce qui s’est avéré un calcul erroné – ? Ou bien la planification militaire s’est-elle trouvée en défaut parce que les moyens choisis, des armes de grande précision, n’étaient pas en nombre suffisant ? Après les tirs massifs de missiles Tomahawks contre l’Irak en décembre 1998 et en raison du maintien d’opéra­tions permanentes des États-Unis et du Royaume-Uni contre les troupes irakiennes, disposait-on des stocks de munitions néces­saires ? Les États-Unis ont connu, c’est avéré, un problème d’approvisionnement en munitions aéronavales puisqu’il leur fallait désormais approvisionner trois théâtres : Irak, Kosovo qui sont actifs, avec en supplément le maintien d’une garde élevée à face à l’imprévisible Corée du Nord. Le Pentagone n’a-t-il pas fait le choix prudent de ne pas dégarnir deux théâtres supposés également essentiels, si ce n’est plus ? Il aurait donc fallu ne pas craindre d’utiliser des armes aériennes plus “rudimentaires”. Mais l’autorité politique semble avoir exigé la guerre la plus propre possible. Exigence contraire, une fois encore, à son objet : l’efficacité.

Toute comparaison avec d’autres théâtres de guerre (Bosnie ou Koweit) semble donc dès le départ erronée. Il y avait 350 000 hommes au sol dans le Golfe (pour un total de 500 000) ! En Bosnie, tandis que s’exerçait la pression de l’armée croate, les forces musulmanes opéraient au sol en coordination avec les frappes de l’OTAN. En Corée du Sud, sur la “zone démilitarisée”, stationnent, l’arme au pied, environ 100 000 GI’s.

La question posée par la stratégie employée dans la guerre du Kosovo est en fait d’une toute autre nature. En plaçant l’arme et la seule stratégie aériennes aérienne au centre du débat, on se trompe d’ordre. On fait porter à un outil opérationnel le poids d’une décision qui relève d’un niveau différent, et de très loin supérieur, puisqu’il s’agit du politico-stratégique.

L’appréciation exacte de la guerre consiste à estimer la qualité, la dimension et la portée de la stratégie mise en œuvre aujourd’hui par les gouvernements de l’Alliance, compte tenu de leur réalité socio-culturelle, pour atteindre les objectifs particu­liers qu’ils se sont fixés.

Une nouvelle conception de la force armée au service de la nouvelle règle du jeu

La seconde interprétation des événements en cours consiste à inverser les données précédentes et à prendre pour hypothèse de travail que les États-Unis se sont essayés, à travers l’Alliance, à l’expérimentation d’une nouvelle forme d’usage de la force. Les erreurs prennent alors une autre dimension. Il ne s’agit plus d’une conduite défectueuse, mais de l’expérimentation, forcément tâtonnante, de ce que sera la stratégie militaire future.

Cette hypothèse ne relève pas d’une pure spéculation

Il est en effet avéré qu’un intense débat a opposé, au sein de l’administration américaine, les militaires et les civils d’une part, les civils entre eux, d’autre part.

Elle pose la question du refus de l’engagement de troupes à terre et, au-delà, celle de la tolérance des pertes humaines dans une nouvelle catégorie de sociétés que nous avons caractérisées comme post-belliques.

l’inévitable rapport politique intérieure, politique étrangère.

Le choix d’une stratégie n’est pas seulement fonction des buts de politique étrangère, elle est aussi fortement déterminée par les enjeux de politique intérieure.

Évitons sur ce point tout malentendu. Il ne s’agit pas de dire que, après l’affaire Lewinsky, Bill Clinton cherchait à redorer un blason passablement terni, en se lançant dans une action specta­culaire, repeinte aux couleurs des droits de l’homme. L’attitude du président correspond, d’une part, à un faible intérêt personnel pour les affaires de politique étrangère, l’économie faisant excep­tion, et d’autre part, au maintien d’une ligne constante : donner la priorité aux affaires intérieures. Voulant absolument trouver un intérêt immédiatement personnel, on considérera davantage son souci d’assurer l’élection du vice-président Al Gore. Pour le reste, les décisions de politique extérieure, surtout lorsqu’elles présentent un tel caractère de gravité, reposent sur l’apprécia­tion des soutiens existants, au sein de la société, pour le gouver­nement, rapportés aux intérêts mis en jeu par sa décision. Par exemple, lorsque le Jewish Committee de New York se déclare en faveur de l’action de l’OTAN, de manière publicitaire (placards dans la presse, le 16 avril 1999), il signifie que, pour les élections présidentielles à venir, son soutien ira du côté du meilleur défen­seur de la position des États-Unis.

Reste à savoir ce que l’on entend par là.

Si nouvelle stratégie il y a, quels en seraient
les présupposés ?

dans la mesure où l’on dispose d’une supériorité de feu écrasante,

dans la mesure où le théâtre des opérations reste lointain et qu’il n’en émane aucun danger pour le territoire national,

dans la mesure où les enjeux ne présent pas un caractère vital,

dans la mesure, où, de par ce qui précède, la décision d’emploi de la force armée ne présente pas un caractère néces­saire mais optionnel,

il devient possible d’expérimenter une forme de guerre qui permette d’infliger à l’adversaire, à distance et presque interminablement, des dommages jusqu’à atteindre un niveau insupportable pour les capacités de résistance de l’ennemi.

Ces prémisses ressemblent à celles de la guerre du Viêt-Nam de 1960-1975. Mais les conditions politiques sont foncièrement différentes et les évolutions techniques sont importantes.

Les États-Unis n’ont jamais connu au xxe siècle de guerre sur leur sol. Pourtant, lors de leurs interventions extérieures, ils ont toujours engagé des forces au contact.

Ce conflit au Kosovo semble conduit comme une sorte d’expérience de laboratoire qui préfigurerait la mise au point de la très publicitaire “guerre des robots”. Elle serait sous-tendue par une interrogation : qu’est-ce que cela donne quand on mène une campagne aéronavale à distance en frappant le potentiel adverse, avec pour souci principal (qui tend à prendre le pas sur les objectifs stratégiques et les fins politiques) d’épargner ses hommes et ses matériels les plus coûteux ? Contre ce fâcheux sentiment, se dressent, paravent pudique, les innombrables déclarations de principes : “on ne vise pas le peuple serbe, monté­négrin, kosovar (enfin, vous pensez bien, tous les braves gens) (mais qui a jamais déclaré cela ?) assorties d’assurances : seules des armes de grande précision seraient utilisées. Il est exact, de ce seul point de vue, que l’OTAN s’est jusqu’à présent abstenu de recourir massivement à des bombes classiques. Mais, d’une part, les résultats sont franchement piteux. D’autre part, à mesure que l’affaire se prolonge et que les frappes s’intensifient, ces armes de grande précision se font plus rares. Il faut revenir à des moyens plus ordinaires produisant les effets connus dans toutes les guerres classiques.

Il faudrait donc admettre, par principe, que les effets politiques produits se situeront à un autre niveau, plus grossier, et surtout plus vaste. On ne traite plus par la force le seul problème politique du Kosovo mais celui de toute la RFY, en débordement sur la “zone balkanique”, dont personne n’a pris soin de définir, pour les borner, les contours. N’importe, quel que soit le résultat apparent de la guerre, ses effets et ses résultats affecteront l’ensemble des Balkans. Contrairement au cas de la Bosnie, la stratégie militaire n’a pas été conçue pour coller à la situation sur le terrain. Dès 1998, lorsque fut considérée (avec précautions) la planification des opérations aériennes, l’Alliance a accepté le principe d’une action qui pourrait affecter l’ensemble du territoire de la RFY, le Kosovo compris.

Qu’en résultera-t-il de positif et de négatif pour le court terme et dans la longue durée dans une zone déjà instable ?

Le modèle de guerre ainsi expérimenté suggère une indiffé­rence à peu près totale à l’égard de la répercussions psycholo­gique des effets de violence physiques sur les acteurs concernés, de gré ou de force. sur le théâtre. Or il y a là une contradiction majeure pour deux raisons. D’abord, parce que les populations civiles ne sont plus réputées ennemies, par principe. Les guerres se veulent dénationalisées. On ne combat plus de peuple à peuple mais, dans le cas présent, une Alliance prétend vouloir briser la volonté de nuisance d’un dirigeant illégitime.

Seconde raison : chaque perte singulière fait événement, qui émeut les opinions occidentales hypermédiatisées. Certes, les échelles de sensibilité sont encore mal fixées, sujettes à des modi­fications circonstancielles, au gré de la retransmission média­tique plus ou moins choquante.

Trois GIs prisonniers émeuvent autant l’Amérique profonde que la souffrance de 500 000 kosovars, pour ne rien dire de la part invisible et inconnue. Soyons (désagréablement) objectifs : au regard de la presse des États-Unis, les pertes qui comptent sont celles de Littleton, Colorado (13 teenagers massacrés par leurs condisciples).

Quant au reste, “il n’y a pas d’intérêt stratégique américain au Kosovo”, déclare honnêtement le député républicain John Kasic, figure majeure de l’actuelle majorité au Congrès.

Toutefois, les réactions émotionnelles américaines sont fré­quemment imprévisibles. Elles peuvent rejoindre soudainement celles des opinions européennes, créditées par principe (mais sur quelles bases ?) de motivations plus fortes.

La contradiction posée doit trouver une solution, au moins partielle. Dans l’improvisation il semble qu’elle apparaisse. Tandis que tournent en rond les populations chassées, terrori­sées, manipulées, s’organise sur les périphéries une aide huma­nitaire appuyée par la conscience coupable des populations de l’Alliance. L’organisation de la compassion traduite en secours économique résout l’affaire. Il s’agit de guerre et l’on parle de “catastrophe humanitaire”, comme s’il s’agissait d’un phénomène naturel : ouragan ou tremblement de terre. Et tandis qu’à Paris, Londres, et ailleurs s’organisent des galas de compassion au bénéfice des réfugiés kosovars, les forces engagées au sol en dehors de la zone des combats se voient assigner des missions caritatives.

Reste à savoir si cette esquisse de modèle de guerre est économiquement viable.

On aurait tort de croire, que dès lors qu’aucune perte n’est subie, la durée de la guerre puisse indéfiniment durer. Il faudrait pour cela que son coût demeure relativement faible. Or rien ne prouve qu’il en aille ainsi. De nombreux éléments tendent à suggérer le contraire.

Une capacité de production en grande quantité de munitions de haut niveau technique est insoutenable, en l’état actuel des orientations économiques pour les États européens.

Seuls les États-Unis peuvent disposer d’une quantité militai­rement significative pour parvenir à une décision en situation de guerre. Mais les missiles de croisière, les bombes à guidage laser coûtent si cher que les stocks sont forcément limités. Les États européens ne disposent que de quelques dizaines de ces engins. Considérons un des moyens ordinaires des États-Unis, soit environ 1 000 Tomahawks. Ils doivent aujourd’hui être disponi­bles sur trois théâtres d’opération : Irak, Corée, RFY. Soit 300 par théâtre. Si l’on considère que, en décembre 1998, l’US Navy a tiré pratiquement tout son stock (plus de 300 missiles) sur le théâtre irakien, elle se trouve en phase de réapprovisionnement. De ce fait, les engins de ce type disponibles pour les opérations du Kosovo sont nécessairement limités. Pour être efficace, la stratégie actuelle devrait donc revenir à l’utilisation de matériels de destruction très puissants (les très grosses bombes), mais réputés inadaptés pour les buts affichés. On retrouverait alors les situations de la seconde guerre mondiale, ce qui impliquerait la destruction de la Serbie, populations comprises. Quant au Kosovo, comment prétendre y organiser le retour des habitants vers des ruines habitées par la peur et la haine ?

Poussons à l’extrême le raisonnement : l’utilisation d’armes de grande précision sur la Serbie au début du conflit n’était que gaspillage, mieux valait les réserver pour des cibles situées au Kosovo et frapper la Serbie avec du “lourd”, facilement renouve­lable et peu coûteux. Il fallait faire un choix politique et appli­quer la force massive ici, tandis que là-bas on réservait la capa­cité technique de discrimination. La confusion initiale, à tous les niveaux, se répercute.

Si malgré tout, on maintient l’hypothèse d’une stratégie déli­bérée, préfiguratrice de l’avenir, on doit considérer, à plus ou moins long terme, plusieurs cas de figure :

1.   cette stratégie trop discréditée est abandonnée. Quelles sont les solutions de remplacement ? Reviendra-t-on à l’emploi ordinaire de la combinaison des armes ?

2.  la stratégie se perfectionne, elle s’améliore technique­ment mais les événements seront “priés” de s’adapter à cette stratégie adoptée par la grande puissance, pour ce type d’action militaire où ses intérêts vitaux ne sont pas directement en cause.

3.  les États européens développent une stratégie alternative adaptée aux besoins de la politique européenne.

4.  les États européens estiment, au contraire, que la straté­gie de l’OTAN correspond à leurs besoins stratégiques, eu égard à leurs mobiles politiques et à l’évolution de leurs représentations socio-culturelles

5.  les adversaires de l’Alliance en son ensemble, des Euro­péens et des Américains en particulier, en tireront alors toutes les conséquences, au plan politique et tactico-technique. Ils pourront se faire une idée assez claire de ce que leurs adversaires veulent et peuvent. Russes, Chinois et Indiens avaient tiré, sans états d’âmes les leçons de la suprématie militaire des États-Unis dans la guerre du Golfe, chacun à la mesure de ses moyens, évidemment.

Ces cinq scénarios d’évolution appellent à leur tour plusieurs commentaires

Militairement efficace, au sens de la production assurée d’effets physiques puissants dans la longue durée, la stratégie militaire des États-Unis risquera toujours d’être prise de vitesse par les effets psycho-politiques qu’elle produit. L’efficacité de la force exercée ne se borbe pas aux seuls effets de destruction de la cible, mais autant à l’impact qui peut en résulter pour la réali­sation de la finalité politique. Et c’est bien pourquoi, de plus en plus, le politique se mêle de la définition des plans de frappe.

Exemples : l’intensification des frappes aériennes en milieu urbain densément occupé (la population étant réputée non-hostile) aboutit arithmétiquement à une augmentation des risques de “bavures”. Par définition, ces aléas sont innombrables et imprévisibles. De telles erreurs revêtent une dimension humanitaire évidente (le risque de la bombe sur une école, un hôpital). Elles peuvent aussi comporter des incidences diploma­tiques considérables (destruction de l’ambassade de Chine à Belgrade, le 8 mai 1999). Ces facteurs tendent à perturber, un par un et conjugués, de manière plus ou moins importante les objectifs politiques initiaux.

La suprématie militaire des États-Unis est, aujourd’hui et pour longtemps, écrasante. La technologie américaine caracole loin en tête, comme saisie de vertige. Toujours plus, mieux, plus complexe. Cette conception, qui se donne pour justification la conservation d’une supériorité absolue, devient autiste parce qu’elle perd de vue la réalité des autres. L’ennemi est une hypo­thétique entité qui disposerait de capacités identiques à celles que l’on détient. Le présupposé est l’existence d’adversaires très puissants que les États-Unis affronteraient en des conflits de forte intensité. Or, aujourd’hui, cette hypothèse présente un caractère très peu probable. Il n’existe plus de moyens adverses sensiblement symétriques, justifiant la recherche de la supério­rité. Cette dernière manifestement acquise tourne sur elle-même.

La stratégie militaire utilisée dans la guerre du Kosovo n’est donc pas celle qui convient aux fins politiques des États euro­péens mais celle qui correspond à la capacité opérationnelle des États-Unis et qui domine totalement l’OTAN. Le style de con­duite de guerre adopté par l’Organisation militaire intégrée de l’Alliance est entièrement américain dans sa conception, sinon dans son exécution. Lourd mais efficace, il atteint son maximum au service de situations politiques simples, bipolaires, mani­chéennes. C’est bien la raison pour laquelle les politiques améri­cains s’efforcent de simplifier les données d’un conflit. La straté­gie disponible influence jusqu’à la transformer et la dénaturer la finalité politique originelle. “Je vais faire ce que je sais faire”. Le raffinement n’est pas de mise. On simplifie le Liban, ou on s’en va.

Peut-on “simplifier” les Balkans ? Ainsi caractérisée, il est clair que la stratégie militaire des États-Unis ne convient pas à l’OTAN, dès lors qu’il s’agirait d’une alliance visant à assurer non pas la sécurité de l’Europe mais la sécurité en Europe ; dès lors qu’il s’agirait de disposer d’un outil de prévention, de gestion et de résolution de crises et non plus de cette guerre de grande dimension à l’échelle du continent tout-entier, incluant le nucléaire qui avait servi de ligne directrice pour définir et la stratégie et la doctrine d’emploi des forces armées.

Politiquement très lointaine, soumise à une planification très rigide, la stratégie de l’OTAN se révèle aujourd’hui inadap­tée à l’exigence de souplesse politique requise par des situations complexes sur le terrain et à l’inévitable imbrication de missions humanitaires et militaires qui ne peuvent, en logique, se confondre.

Les États-Unis disposent aujourd’hui d’une supériorité écrasante dans les domaines aérien et naval. Ils se trouvent pratiquement seuls à dominer dans et par l’Espace. Finalement, aujourd’hui, et pour longtemps, il ne reste plus qu’un seul élé­ment où un adversaire peut espérer pouvoir défier la puissance militaire des États-Unis : la terre, le sol (et le sang), le peuple. On comprend pourquoi les États-Unis se sentent de moins en moins disposés à s’engager à terre, sauf pour des enjeux consi­dérés comme vitaux.

Malheureusement, cela ne résoud pas le problème pour les autres. Si les Européens veulent prendre en charge les véritables intérêts de sécurité de populations bien réelles, il leur faudra combattre et s’exposer à terre. Sont-ils disposés socialement et financièrement à une telle prise de risque ?

La question n’est plus tant “pourquoi nous combattons” que “voulons-nous combattre” ? Or l’Europe, ce petit continent, n’aura à prendre en compte que des conflits limités, mais acharnés, porteurs de leurs cortèges d’horreurs, authentiquement humai­nes. L’ensemble doit aujourd’hui être considéré dans un contexte psychologique, médiatique et politique totalement différent de ce qui a prévalu jusqu’alors. Par rapport aux États-Unis, on ne saurait imaginer plus forte divergence dans le domaine de la stratégie militaire. Les enjeux, il est vrai, ne sont pas identiques.

Ou bien l’Europe trouvera sa stratégie, ses moyens et son style, ce qui exige une communauté de dessein et une volonté de moyens. Ou bien la stratégie américaine sera le lot de tous les Alliés : aux uns le Ciel, aux autres, -ceux que l’on prétend venir sauver- l’Enfer. Il est vrai que les différents États de l’Europe, depuis 1945, ont largement oublié ou négligé leurs styles de guerre nationaux. Les Allemands par désir de faire oublier, les Britanniques par désir de s’aligner, les Français par immersion quasi totale dans une culture stratégique de la dissuasion nucléaire dont l’imprégnation a largement dépassé les intentions initiales. L’investissement français sur un nucléaire de très haute qualité ne laissait de place qu’au maintien de quelques unités, de grande qualité mais conçues au format de petits théâtres lointains jouissant, de ce fait, d’une liberté considérable à l’égard des médias, de l’opinion et, parfois même, de l’autorité politique.

Produire la volonté politique commune

Élaborer une stratégie militaire commune impliquant, en raison de ses buts stratégiques, un style opérationnel européen.

Dégager les moyens financiers nécessaires.

Telles sont les trois conditions de la mise en œuvre d’une authentique défense européenne. Autant dire qu’on s’en trouve encore loin, en dépit des efforts sincères et parfois productifs, accomplis ici et là. Mais à mesure que l’Union s’agrandit, les perceptions se diversifient. Comment résoudre, parmi mille autres exemples, les divergences sur l’arme nucléaire alors que l’Irlande et la Suède joignent leurs voix pour en réclamer l’abandon total ?

Si la tendance à recourir à ce type de stratégie (sous réserve de notables améliorations) devait se confirmer, elle conduirait les États qui se sentent potentiellement visés à envi­sager la préparation et la mise en œuvre de contre-mesures. Il n’existe pas d’armes “intelligentes” qui ne puissent être soumise à un contre-leurrage. Il suffit de déguiser la cible, par rapport à l’arme. Ou bien encore, on ne tardera pas à créer à proximité de la cible des sources de rayonnements artificiels destinées à attirer les capteurs du missile attaquant. Tous ces éléments de riposte devront être progressivement intégrés, ce qui rendra la nouvelle stratégie encore plus sophistiquée et plus coûteuse.

Au xixe siècle, les grandes puissances “européennes” avaient prétendu balayer d’un revers de main la complexité des problè­mes de ces peuples liliputiens. Depuis un siècle, la manivelle n’en finit pas de faire retour.

À l’époque, les États-Unis ne pesaient guère. Et ce ne sont pas les Balkans qui épuisèrent les Européens, mais les frictions entre États qui trouvèrent dans les conflits balkaniques le prétexte d’un règlement de compte pour l’hégémonie.

La situation actuelle est d’une nature totalement différente.

Les Européens cherchent à s’unir plus qu’à se nuire mais n’ont pas encore trouvé le dénominateur d’une politique commune. Ils sont relativement faibles. La source de puissance est extérieure à l’Europe et recherche son intérêt au-dessus de la tête des États européens.

Les Balkans constituent donc un enjeu pour la formation de l’Europe, en tant que puissance autonome, par rapport à l’arbi­trage des États-Unis.

Le problème vient de ce qu’il n’existe pas de vision impériale américaine clairement articulée et assumée. La suprématie militaire, exceptionnelle, n’a pas reçu de finalité. Elle inquiète plus qu’elle ne rassure.

Les Européens sont trop faibles et trop divisés, trop égo­centrés sur leurs particularismes, pour forger le leadership qui permettrait de conduire une politique à commencer, bien sûr, par le Kosovo et la partie orientale.

Le risque aujourd’hui tient à la gravité naturelle des choses, à la combinaison objective des inerties. Absence de projet, ab­sence de cohérence, le hasard d’actions sans coordination, parce que sans volonté commune, guidera-t-il l’avenir de l’Europe ?

Au Kosovo, les dés roulent¼

20 mai 1999

 

_______Notes: 

 

15       L’information ouverte sur la planification militaire de l’OTAN permet de savoir que durant toute la période 1997 et la première moitié de l’année 1998, les planificateurs n’étaient pas autorisés à préparer l’option militaire, quelle qu’elle soit, pour le Kosovo.

16       Mais se retrouve à nouveau le problème de l’absence de troupes au sol. Fixé comment, par qui ? Même en plein désert, même avec une météo favorable, il n’a pas été possible d’empêcher un groupement blindé irakien de faire mouvement sur Khafji. Cette manœuvre fut assez tôt détectée pour que les forces terrestres américaines puissent se porter sur ce point et interdire la tentative irakienne. L’armée serbe était presque entièrement libre d’exploiter les possibilités offertes par le relief et par la météo.

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