Introduction

Le sujet de cette recherche porte sur Carl[1] von Clausewitz et le discours stratégique américain. Paradoxalement, on reconnaît que son ouvrage principal, Vom Kriege, s’il est souvent cité, est peu lu. Vom Kriege, De la guerre en français, ou encore On War en anglais, reste en tout cas un monument qui a fini par quasiment éclipser les autres travaux de Clausewitz. Ces derniers sont pourtant abondants. Il convient d’ajouter que Vom Kriege a été publié à titre posthume et reste inachevé.

Ouvrage trop souvent mal interprété, entre autres car étudié en dehors de son contexte[2], Vom Kriege a probablement eu autant d’admirateurs que de détracteurs. La renommée de l’obscur officier prussien est même parvenue à déborder le contexte strictement stratégique. On le retrouve cité chez Léon Tolstoï, Hans Hellmut Kirst, André Malraux, Pierre Mertens et Thomas Edward Lawrence, alias Laurence d’Arabie.[3] Ces éléments incitent à s’intéresser à Clausewitz.

Ensuite, il faut considérer la nature du discours stratégique américain. La pensée stratégique américaine a égendré peu de théoriciens de grande renommée. Bien sûr l’U.S. Navy a eu Alfred Thayer Mahan et la stratégie nucléaire, Bernard Brodie. Mais comme le fait remarquer Maurice Matloff, la pensée militaire américaine de l’armée de terre n’a produit aucune figure marquante dans le domaine stratégique.[4] Elle peut certes faire référence à des officiers comme Grant ou Sherman,[5] mais est orpheline de grands symboles nationaux cristallisant sa doctrine intellectuelle.

Cette figure est peut-être bien Jomini, comme l’a si bien montré Bruno Colson dans sa thèse sur la culture stratégique américaine.[6] Clausewitz, lui, est souvent perçu comme le modèle du penseur opposé de Jomini. Pourtant, on trouvera de nombreuses références au Prussien dans le discours stratégique américain, principalement après la guerre du Vietnam.

Raymond Aron a écrit en 1976 que Clausewitz est devenu un danger moindre car il a rejoint son lieu naturel, soit les universités. Ironiquement, le travail du sociologue français, et celui d’autres intellectuels, a repropulsé Clausewitz au devant de l’actualité dans les armées modernes.[7] En d’autres termes, il convenait de s’interroger sur la manière dont, aux Etats-Unis, s’agençait le paradigme jominien par rapport aux nombreuses évocations clausewitziennes.

Un petit avertissement s’impose d’ores et déjà. Clausewitz s’intéresse avant tout à des problématiques relatives à la stratégie continentale et terrestre – ce qui ne prouve pas qu’il n’ait aucune validité en dehors de ce contexte. On retrouve bien entendu des références au Prussien dans des recherches relatives à la stratégie nucléaire, à l’U.S. Navy, à l’U.S. Air Force et au Corps des Marines, mais c’est surtout au sein de l’U.S. Army que son nom revient. La place de l’armée de terre sera donc plus marquée ici.

Ensuite, pour étudier les références clausewitziennes du discours stratégique américain, la méthode choisie sera celle dite de la « culture stratégique ».[8] Selon A.I. Johnston, la culture stratégique est un système intégré de symboles (comme les structures d’argumentation, le langage, les analogies, les métaphores). Cette structure agit partout et dans le long terme en ce qui concerne la formulation de concepts sur le rôle et l’efficacité des forces militaires dans les affaires politiques inter-étatiques. La culture stratégique habille ces conceptions d’une grande aura, les rendant uniques de réalisme et d’efficacité.[9] Pour cet auteur, la culture stratégique permet d’éclairer trois types de considérations : (1) la fonction de la guerre dans les relations internationales, (2) comment est appréhendé l’adversaire et la menace qu’il pose, (3) la question de l’efficacité de la force pour faire face à la menace. Dans les pages qui suivront, le concept de culture stratégique servira avant tout une interrogation de type historique.

L’intitulé de cette analyse, Clausewitz et le discours stratégique américain, offre déjà un aperçu de la relation qui sera évaluée. Mais plus précisément, l’objectif n’est pas d’étudier la convergence entre les principes clausewitziens et l’action des stratèges américains, ni d’effectuer une exégèse de la doctrine américaine à la lueur du travail de Clausewitz.

L’analyse consiste dans un premier temps à repérer les références clausewitziennes formelles dans le discours stratégique américain. Formelles, car seuls seront retenus les textes où la relation à Clausewitz est indiscutablement établie, soit par une bibliographie, soit par des notes de bas de page, soit par la citation en toutes lettres de son nom. La matière ainsi dégagée sera classée sous des rubriques qui renvoient aux thèmes majeurs discutés par le Prussien. C’est ce que l’on peut appeler les « outils théoriques » ou « concepts » légués aux stratèges et stratégistes modernes. A titre d’exemple, le génie militaire, les frictions, le point culminant, le centre de gravité, la définition trinitaire de la guerre font partie de ces outils. A cette étape, un commentaire s’impose déjà. Inévitablement, il est très dommage de répartir les concepts de Clausewitz dans des « tiroirs » rigides car l’œuvre du Prussien renferme une très grande cohérence interne qui sera en grande partie perdue de cette manière. Mais la nature même du discours stratégique américain procède justement par découpage, voire même dépeçage, de l’œuvre. Le découpage pratiqué dans cette étude sera avant tout un ajustement à l’objet de notre attention.

On cherchera ensuite à évaluer le développement des concepts, par le discours, dans chacun de ces tiroirs. Autant que possible, le contexte permettra de mieux éclairer les données. Il servira à montrer si tel concept est d’abord envisagé comme apport à la stratégie nucléaire ou conventionnelle, navale ou terrestre, « politique » ou militaire, etc. Eventuellement, une partie de la cohérence interne de l’œuvre de Clausewitz sera rétablie si elle est reconnue par le discours. Cette façon de procéder amènera à présenter des « scènes théoriques » qui se croiseront à de multiples reprises. Certaines des sources seront réutilisées dans plusieurs « scènes » s’il s’avère qu’elles recoupent différentes thématiques clausewitziennes.[10]

L’étape suivante consistera à juger s’il existe un paradigme clausewitzien cohérent dans la stratégie américaine. La cohérence ici entendue ne consistera pas à affirmer une authenticité par rapport au travail de Clausewitz, chose qui sera accessoirement décrite quand cela s’avérera utile mais de manière tout à fait annexe. La notion de cohérence sera considérée sur le plan interne. Il s’agira de la cohérence des références entre elles. De cette manière, on pourra voir apparaître des sous-groupes de cultures stratégiques qui coexistent.

En conclusion, une tentative de croisement des résultats, avec ceux de quelques autres travaux de culture stratégique ou apparentés, sera tentée. Il s’agira en particulier d’apprécier la relation qui peut exister avec le « paradigme jominien » étudié par Bruno Colson.[11] De plus, le travail de Christopher Bassford donnera de la profondeur historique au champ d’analyse.[12] Bien que la thèse de ce dernier s’intéresse aux années 1815-1945, elle fournit des jalons importants pour la période qui s’étend de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. Au total, on verra que si, au premier abord, Clausewitz et Jomini s’opposent, ils peuvent rapidement devenir complémentaires en bien des circonstances outre-Atlantique.

In fine, un triple enjeu apparaît dans cette analyse. Le premier est en rapport avec l’étude de la stratégie américaine. Les Etats-Unis sont la seule grande puissance existant encore actuellement ; grande puissance disposant d’attributs militaires, mais aussi politiques, économiques, diplomatiques, culturels, etc. Il faut insister sur ce dernier point car l’aspect culturel devient prééminent selon plusieurs auteurs.[13] L’importance de la stratégie américaine peut ultérieurement donner des points de repère à l’étude d’autres stratégies. Comme le note Lucien Poirier, l’attraction du modèle américain [est] toujours puissante sur des professionnels fascinés par la dimension technique de leur action …[14] Qui a dit « acculturation » ?

Le second enjeu à considérer est plus précis. Jomini et Clausewitz sont deux penseurs fort différents selon l’angle d’approche de la stratégie qu’ils adoptent, mais leurs découvertes ne sont pas toujours aussi éloignées qu’elles peuvent le paraître. Après tout, ils sont tous deux contemporains. Ils ont connu les affres de la Révolution, les guerres napoléoniennes, la Restauration, etc. Les commentateurs contemporains ont surtout retenu des deux penseurs un modèle de lecture des guerres napoléoniennes. Il peut donc s’avérer intéressant de distinguer, dans la culture stratégique américaine, ce qui est issu de Jomini et de Clausewitz respectivement. En effet, il existe une tendance à confondre les deux théoriciens en une même théorie. Il faudra tenter de séparer, aussi nettement que possible, ces deux « fils entremêlés » de la généalogie stratégique américaine.

Le dernier enjeu peut être vu comme un exercice. Il consiste à se demander si la culture stratégique américaine a subi des ruptures ou une simple évolution et si elle comporte des sous-groupes identifiables. On ne postulera pas l’existence a priori de ces deux phénomènes, mais on y portera une attention particulière.

Au total, l’hypothèse de recherche, le fil conducteur, des pages qui suivent est de se demander s’il existe une cohérence interne au discours stratégique américain dans son utilisation des concepts, ou outils théoriques, légués par Clausewitz durant la période qui s’étend de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Mais qu’entendre exactement par le terme de discours stratégique ? [15] Ici, le discours stratégique sera entendu, avant tout, dans son acceptation opérationnelle mais aussi dans son aspect plus élevé, en rapport avec la politique étrangère.[16] Les dimensions culturelles et économiques de la stratégie seront, par contre, peu traitées.

L’analyse de ce discours se fera sur base de nombreux documents. En effet, vu l’ouverture du débat stratégique aux Etats-Unis, les sources à dépouiller ne manquent pas. Premièrement, on prendra en compte les publications professionnelles, surtout issues des écoles militaires (Parameters pour l’Army War College, Military Review de l’U.S. Army Command and General Staff College, Air University Review de l’U.S. Air Force Air University, etc.). Les publications officielles de l’armée seront aussi évaluées. C’est à partir de ces écrits, à diffusion assez large, que l’on retrouve la plupart des références à Clausewitz en rapport avec la stratégie opérationnelle.

Mais, autour de ce noyau gravite une importante littérature stratégique, qu’elle soit originaire, par exemple, d’associations ou d’universités. On reprendra également des articles provenant de revues comme Foreign Affairs, Comparative Strategy, International Security, etc. La plupart de ces revues ont une grande importance dans la réflexion des milieux concernés par les problèmes relatifs à la stratégie, la sécurité et la défense. Elles s’attardent plus aux questions relatives aux liens entre stratégie et politique étrangère et (relativement) moins aux questions opérationnelles. Ces écrits méritent d’être étudiés car ils ont un impact certain sur la façon dont la stratégie est pensée. Pour s’en convaincre, il suffit de lire attentivement les notes bibliographiques des articles des revues professionnelles militaires. De plus, il existe une interpénétration entre les recherches académiques et les textes publiés dans les revues professionnelles. Non seulement les revues professionnelles des forces armées américaines font appel aux spécialistes de Clausewitz pour écrire des articles – Michael Howard, Peter Paret, Bernard Brodie pour n’en citer que trois – mais il arrive aussi que des textes publiés initialement à des fins académiques se retrouvent dans des revues militaires.[17]

On prendra aussi en compte des monographies parfois publiées par des officiers sur le marché civil ou, le plus souvent, par des analystes civils membres de groupes de recherche ou par des historiens militaires. Enfin, il faut indiquer que l’on a exclu toute citation de Clausewitz dans le discours « stratégique économique » (dans le sens management). On peut d’ailleurs douter que ce mot doive avoir une réelle valeur dans ce cadre.[18] De plus, vu la faible diffusion des travaux des étudiants des académies militaires, le dépouillement de cette source sera plus rare, sauf lorsqu’ils se retrouvent synthétisés dans des articles de revues.

Le choix s’est donc porté sur des textes américains qui font directement référence à Clausewitz. Mais, il faudra également mentionner des travaux d’auteurs non américains. Soit, comme dans le cas de Martin van Creveld, d’origine israélienne, que ceux-ci ont eu un retentissement prouvé dans la « communauté stratégique » américaine, soit, qu’il s’agisse d’articles de chercheurs étrangers publiés dans des revues américaines ; on peut songer à des auteurs comme Michael Howard, John Keegan, Liddell Hart, etc. Même s’ils ne font pas « partie intégrante » de la culture stratégique américaine, ces écrits sont suffisamment importants pour être discutés. De plus, ils servent bien souvent de révélateurs à la pensée d’outre-Atlantique.

Dernière remarque : par facilité, nous reprendrons parfois les expressions utilisées par Raymond Aron à propos de l’ouvrage principal de Clausewitz, Vom Kriege, et pour désigner la citation selon laquelle la guerre est la continuation de la politique par adjonction d’autres moyens : Vom Kriege, sera parfois appelé le Traité et la citation mentionnée ci-dessus, la Formule.[19]

[1] Le prénom de Clausewitz peut s’écrire avec C ou K. Brodie B., « On Clausewitz: A Passion for War », World Politics, janvier 1973, p. 303.

[2] Paret P., « Clausewitz and the Nineteenth Century », dans Howard M. (dir.), The Theory and Practice of War, Londres, Cassel, 1965, pp. 24 et p. 26

[3] Tolstoï L., Guerre et paix, t. II. (trad.), Paris, Gallimard, 1960 (1952, 1972), p. 213 ; Kirst H.H., Il n’y a plus de patrie, (trad. de l’allemand), Paris, J’ai Lu, 1970, p. 320 ; Malraux, Antimémoires, Paris, Gallimard, 1972, p. 129 (Malraux compare la politique étrangère soviétique avec les idées de Clausewitz) ; Mertens P., Les éblouissements, Paris, Seuil, 1987, p. 103 ; Lawrence Th.E., Les sept piliers de la sagesse, (trad.), Paris, Payot, 1992, pp. 221-223.

[4] Matloff M., « The American Approach to War, 1919-1945 », dans Howard M. (dir.), op. cit., p. 225.

[5] Starry D.A., « A Perspective on American Military Thought », Military Review, juillet 1989, pp. 3-4.

[6] Colson Br., La culture stratégique américaine – L’influence de Jomini, Paris, FEDN / Economica, 1993, 324 p. Il est vrai que l’apport de Jomini déborde largement le cadre de la stratégie de l’armée de terre. Comme Bruno Colson l’a démontré, son impact se fait ressentir largement au sein des autres Armes.

[7] Aron R., Penser la guerre, Clausewitz, I, L’âge européen, Paris, Gallimard, 1976, p. 30.

[8] Sur l’évolution du concept, nous renvoyons à notre article à paraître dans la revue Stratégique : « Réflexions théoriques sur le concept de culture stratégique et apport de l’histoire ».

[9] Traduction adaptée par nous. Cette définition est adaptée à partir de celle que donne l’anthropologue Clifford Geertz de la religion comme système culturel. Johnston A.I., « Thinking about Strategic Culture », International Security, printemps 1995, p. 34.

[10] Dans un ouvrage sur la philosophie au XXe siècle, Remo Bodei emploie une méthode assez proche. Sa note d’introduction est éclairante : Aux deux modèles les plus courants que sont l’exposition linéaire – qui représente des chapelets d’opinions reliées entre elles par le mince fil de la progression chronologique – et la description, en dehors de tout contexte, de systèmes miniaturisés et isolés (supposés posséder une existence autonome et atemporelle), nous avons donc préféré un mode narratif: la représentation de scènes théoriques compactes, divisées en tableaux conceptuels, où se croisent et s’entrecroisent les arguments d’acteurs résolus à éclaircir des problèmes […]. Bodei R., La philosophie au XXe siècle, (La filosofia nel Novecento, 1997 – traduit de l’italien par Paul-Maïer C. en collaboration avec Michon P.), Paris, Flammarion, 1999, p. 7.

[11] Colson Br., La culture stratégique américaine, op. cit.

[12] Bassford Ch., Clausewitz in English – The Reception of Clausewitz In Britain and America, 1815-1945, Oxford, Oxford University Press, 1994, 293 p.

[13] Voir par exemple sur la dimension culturelle de la Grand Strategy : Coutau-Bégarie H. & Martes J.L., « Les premières années de l’Empire », Stratégique, n°65/1, 1997, pp. 103-104 ; Colson Br., La stratégie américaine et l’Europe, Paris, Economica / ISC, 1997, pp. 45-48.

[14] Poirier L., La crise des fondements, Paris, Economica / ISC, 1994, p. 132.

[15] En ce qui concerne le concept de stratégie et ses variations, voir : Poirier L., Stratégie théorique II, Paris, Economica, 1987, 330 p.

[16] Stratégie générale militaire et intégrale pour reprendre le vocabulaire de Lucien Poirier. Ibid.

[17] Citons par exemple Paret P., « Clausewitz – A Bibliographical Survey », World Politics, janvier 1965, pp. 272-285.

[18] A ce propos, voir l’intéressante discussion de : Coutau-Bégarie H., Traité de stratégie, Paris, Economica / ISC, 1999, pp. 78-81.

[19] Aron R., Penser la guerre, op. cit., p. 10.

Ce contenu a été publié dans Uncategorized. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.