Introduction

Un stratège devrait penser en termes de paralysie ,
pas de mort.

B.H. Liddell Hart , Strategy

Depuis le premier vol d’un plus lourd que l’air en 1903, les théoriciens ont mis en avant de nombreuses combinaisons visant à exploiter au mieux la capacité intrinsèque que possède l’avion à s’élever au-dessus de la mêlée et à atteindre directement le cœur d’une nation ennemie. Depuis les germes semés par les pionniers italiens Gianni Caproni  et Giulio Douhet,  la théorie de l’emploi, au niveau stratégique, de la puissance aérienne  a régu­lièrement évolué tout au long du XXe siècle. En cours de route, elle a été façonnée par les dures leçons de la guerre, par les progrès remarquables de la technologie et par les concepts vision­naires de quelques aviateurs d’élite.

Deux théoriciens des temps modernes, les colonels John Boyd et John Warden, ont significativement contribué à ce processus évolutif. Alors que Boyd ne présente pas à proprement parler une théorie de la puissance aérienne , ses réflexions sur la notion de conflit ont des implications réelles pour son emploi, à tous les niveaux de la guerre. Au contraire, John Warden déve­loppe une théorie de la puissance aérienne, mais il se concentre sur les applications stratégiques de l’arme aérienne.  Cet essai résume et critique les idées de l’un et l’autre sur l’emploi stratégique de la puissance aérienne conven­tionnelle[1]. Il identifie et explique les rapproche­ments et les divergences existant entre eux, ainsi que leurs contributions à l’évolution de la théorie de la puissance aérienne.

Plus précisément, je soutiens que :

1)   la théorie du conflit selon Boyd et celle de l’attaque stratégique  selon Warden partagent un thème qui est déjà commun à la plupart – si ce n’est la totalité – des théories sur la puissance aérienne  conventionnelle : le but est de vaincre l’adversaire grâce à la paralysie  stratégique ;

2)             leurs divergences sur la paralysie  stratégique sont issues de deux traditions distinctes concernant le but et la nature de la théorie ;

3)             ensemble, les théories de Boyd et de Warden sur la para­lysie  représentent un déplacement fondamental du champ d’application de la réflexion sur la puissance aérienne  employée à un niveau stratégique, passant d’une prédominance de la guer­re appliquée aux économies à celle appliquée au domaine de la conduite des opérations [2].

Pour démontrer ces affirmations, j’ai divisé cette étude en sept parties.

La première est une introduction aux thèmes principaux, esquissant rapidement l’argumentation de chacun d’eux et présentant les contextes passés, présents et futurs délimitant la recherche.

Le chapitre premier examine plus en détail l’idée de paralyser un adversaire, ou de le rendre incapable de faire quoi que soit. Bien qu’actuellement à la mode parmi les analystes civils ou militaires de la guerre du Golfe , la notion de paralysie  stratégique existe depuis longtemps. Je peux trouver ses racines jusque dans les écrits antiques du philosophe chinois Sun Zi,  et je démontre que, sous une forme ou une autre, la recherche de la paralysie est en filigrane dans toutes les théories relatives à l’utilisation stratégique de la puissance aérienne  convention­nelle. Je présenterai ensuite une définition pratique de la paralysie stratégique, en examinant ce concept à la lumière des travaux théoriques réalisés par le stratégiste britannique J.F.C. Fuller  et l’historien allemand Hans Delbruck . Cette analyse montre ce qu’est et n’est pas la paralysie stratégique.

Les chapitres II et III résument et critiquent les théories de la paralysie  stratégique présentées par John Boyd et John Warden.

Dans sa théorie du conflit, Boyd met en avant les aspects psychologiques et temporels de la guerre. Il prétend que l’on peut paralyser l’ennemi en opérant à l’intérieur de son cycle “obser­vation – orientation – décision – action” (la boucle OODA ). Ceci peut être réalisé grâce à un resserrement des boucles OODA amies ou à un relâchement des boucles OODA de l’ennemi. Ainsi, la clef pour gagner un conflit réside dans l’établissement d’un avantage relatif  sur l’ennemi en terme de vitesse et de précision d’exécution de la boucle OODA. Finalement, cet avantage autorise la pénétration au sein de la structure “morale, mentale et physique” de l’adversaire, afin de le priver de sa capacité et de sa volonté de résister, en utilisant l’aliénation et la désorien­tation mentales ainsi que les privations physiques.

Warden représente l’ennemi au niveau stratégique comme étant un système de cinq cercles  concentriques ; il défend l’idée de pouvoir aboutir à la paralysie  grâce à des attaques aériennes portées sur ces cinq cercles. Cités par ordre décroissant d’impor­tance pour le fonctionnement du système ennemi, ces “cercles” sont : la direction nationale, les fonctions vitales, l’infrastruc­ture, la population et les forces militaires déployées. Le cercle central – la direction nationale – parce qu’il contrôle et commande le fonctionnement du système ennemi, représente l’ensemble de cibles le plus lucratif pour rendre l’adversaire incapable de toute action. En conséquence, c’est sur le cercle central de l’ennemi qu’il faut faire porter le poids des attaques stratégiques. Si un coup direct sur cette “mouche” n’est pas envisageable pour des raisons politiques, morales ou pratiques, alors on peut provoquer la paralysie du système par l’intermédiaire d’attaques sur les autres cercles (le degré de paralysie étant fonction de l’objectif recherché). Dans tous les cas, la cible absolue de toutes les attaques stratégiques doit être l’intelligence du commandement  ennemi. Selon Warden, la puissance aérienne  est particuliè­rement apte à provoquer la paralysie straté­gique parce que, seule, elle peut mettre hors d’état de fonc­tionner l’ensemble des cinq cercles, et ce de façon simultanée ou sélective.

Le chapitre IV explore les convergences et divergences existant entre les deux théories. Utilisant un modèle crée par le politologue Robert Pape[3] , j’y montre que les idées de Boyd et de Warden se rejoignent notablement. Pour atteindre l’objectif politique final, les deux hommes prennent pour cible le comman­dement  ennemi. Ils sont aussi d’accord sur les mécanismes par lesquels l’attaque d’une cible choisie provoque le résultat atten­du, c’est-à-dire la paralysie  stratégique. Cependant, les approches qu’ils ont choisies pour développer leurs théories respectives sont très contrastées.

Le travail de Boyd sur la nature et le but de la théorie reflète la tradition philosophique, clausewitzienne ; le travail de Warden reflète la tradition pratique, jominienne. Alors que Boyd s’intéresse principalement aux dimensions mentales et morales d’un conflit, Warden se concentre sur l’aspect physique. Alors que Boyd propose aux aviateurs voulant paralyser leur adver­saire une manière de penser, un “état d’esprit”, Warden leur offre un “ensemble de cibles” spécifique, une façon d’agir. Cepen­dant, bien que ces deux aviateurs représentent des tradi­tions théoriques différentes, la nature tangible de la stratégie de Warden attaquant les cinq cercles  vient en complément de celle moins tangible de Boyd.

Le chapitre V montre qu’ensemble, Boyd et Warden tradui­sent un mouvement de première importance dans l’évolu­tion de la théorie de la puissance aérienne.  Avant l’introduction de la guerre aérienne,  la plupart des théoriciens militaires cher­chaient à atteindre les buts de guerre à travers l’anéantissement  ou l’attrition  des forces armées ennemies. Les premiers théoriciens de la puissance aérienne se démarquèrent en soutenant qu’il était possible d’atteindre les buts de guerre plus efficacement et de manière plus rationnelle en s’élevant au-dessus des forces engagées en surface et en allant frapper au-delà d’elles. En d’autres termes, cela signifie que l’on peut vaincre l’adversaire en paralysant ses capacités à soutenir et faire la guerre. Durant l’entre-deux-guerres, est apparue dans certains milieux une doctrine du bombardement stratégique  prônant une guerre vi­sant l’économie et s’appuyant sur l’attaque de cibles industrielles.

Boyd et Warden représentent un glissement de la guerre visant l’économie vers ce que certains appellent la guerre de conduite des opérations.  Boyd a une version de cette guerre de conduite des opérations  plus orientée sur les processus, puis­qu’elle parle de s’immiscer dans la boucle OODA  de l’ennemi. D’un autre côté, la version de Warden est plus orientée vers la forme, parlant de mettre l’adversaire sens dessus-dessous et d’attaques parallèles sur ses “Cinq Cercles”. Ceci dit, tous deux embrassent la notion de guerre du contrôle , s’appuyant sur l’attaque de cibles liées au commandement .

Toutefois, la révolution de l’information  va sans doute modifier l’orientation de la guerre de la conduite des opérations . Si les tendances actuelles du monde économique préfigurent les changements à venir dans les bureaucraties, y compris mili­taires, alors la prise de décision sera non plus centralisée mais décentralisée, des structures en réseau reliant des agents (ou agences) semi-autonomes remplaceront les hiérarchies, le fonctionnement des systèmes dépendra plus d’une coopération latérale que d’une chaîne de commandement  verticale. En consé­quence, la guerre de conduite des opérations  sera, dans l’avenir, fondée sur la création de “centres de gravité s non coopératifs”[4], obtenus par la prise pour cibles des moyens de transmission horizontaux de l’information au lieu des moyens de transmission verticaux du commandement.

Ainsi, alors qu’il approche de son terme, le premier siècle de la puissance aérienne  aura été le témoin d’une transformation régulière de la théorie de la paralysie  stratégique, partant d’une priorité accordée à l’industrie soutenant l’effort de guerre,  pour aboutir à la priorité accordée actuellement aux moyens de commandement , et pour attein­dre bientôt l’information . Boyd et Warden ont contribué, d’une manière significative, à cette évolution.

La conclusion aborde quelques-unes des implications induites par cette étude aux niveaux de l’organisation, de l’équi­pement et de l’emploi de la puissance aérienne  au XXIe siècle. En termes d’organisation, c’est l’établissement d’une comparaison entre la structure “massivement parallèle” des ordinateurs mo­dernes et celle, décentralisée, que l’on peut attendre d’un adver­saire potentiel lors d’une “hyperguerre” du XXe siècle ; la meilleure solution pour opérer à l’intérieur des boucles OODA  de l’adversaire pourrait être de répartir notre effort sur les lignes de connexion internes à sa structure. En termes d’équi­pement, marier les “capteurs” de renseignement aux “tireurs” des arme­ments (physiquement ou électronique­ment) peut offrir un autre moyen pour survivre et prospérer dans le monde très rapidement évolutif de demain ; on peut imaginer des “com­plexes de recon­naissance et de frappes”. Enfin, en termes d’emploi, si la maî­trise de l’information  doit se décider dans les premiers moments des guerres futures (à travers le contrôle du milieu aérospatial et du spectre électromagnétique), il est peut-être temps de surmon­ter le dégoût américain pour les frappes stratégiques préventives du style de Pearl Harbor.  Si la para­lysie  stratégique doit être un scénario viable sur les champs de bataille du futur, alors les forces armées des États-Unis  doivent commencer à s’y préparer dès aujourd’hui.

Ayant présenté les thèmes centraux et les argumentations de cette étude, la scène est prête pour un examen plus détaillé de la notion de paralysie  stratégique.

[1]        À cet égard, les travaux de Boyd et Warden représentent une réappa­rition dans la théorie de l’utilisation stratégique de la puissance aérienne  conventionnelle. Ainsi que l’avance le colonel Phillip Meilinger,  les trois décennies précédant Desert Storm  avaient vu une diminution de l’impor­tance doctrinale, au niveau stratégique, de la puissance aérienne conven­tionnelle. Il cite pour cela deux raisons principales : d’une part, l’importance grandis­sante, au sein des structures, du concept de puissance aérienne appli­quée au niveau tactique, dans un contexte de guerre limitée  ; d’autre part, l’assimilation du concept d’utilisation stratégique de la puissance aérienne à la notion d’armes nucléaires, à l’âge de l’atome . Pour plus de détails, voir colonel Phillip S. Meilinger, “The Problem with Our Air Power Doctrine”, Airpower Journal, 6, n° 1, printemps 1992, pp. 24-31.

[2]        John Arquilla  et David Ronfeldt , de la RAND Corporation , ont créé le terme de “Cyberwar ” pour décrire la nature des prochains conflits. Le préfixe “cyber” vient de la racine grecque kybernan, signifiant diriger ou gouverner. Ils soutiennent que le mot Cyberwar  est un terme plus générique que Information warfare puisqu’il réunit les domaines de l’information  et du gouvernement mieux que n’importe quel autre préfixe ou terme disponible. Un autre collaborateur de la RAND a proposé un terme allemand, Leitenkrieg , qui signifie globalement guerre de la conduite des opérations . Je préfère cette dernière expression pour décrire le contenu des théories de Boyd et Warden sur la paralysie  stratégique.

[3]        Pape  a introduit une méthodologie permettant d’analyser les théories stratégiques, en particulier celles concernant l’emploi coercitif de la puissance aérienne . Très simplement, l’approche de Pape relie les moyens militaires aux buts politiques par l’intermédiaire de “mécanismes”. Ces mécanismes expliquent pourquoi les théoriciens s’attendent à ce que les moyens ou les groupes d’objectifs choisis permettent d’atteindre les fins ou les buts désirés. En d’autres termes, si un objectif donné est attaqué (moyens), quelque chose va se passer (mécanisme) afin de produire le résultat désiré (fins).

Graphiquement ceci se traduit par : OBJECTIF Õ MÉCANISME Õ RÉSULTAT.

[4]        John Boyd a introduit ce nouveau concept dans son briefing “Patterns of Conflict”. Clausewitz  a défini le centre de gravité  comme la “plaque tournante de tout pouvoir et de tout mouvement” et il recommande aux stratèges militaires de rechercher chez leurs adversaires un centre de gravité unique, omnipotent. Bien qu’ayant reconnu qu’il ne soit pas toujours possible de regrouper plusieurs centres de gravité en un seul, Clausewitz insiste en disant : “Il y a très peu de cas dans lesquels ce concept n’est pas applicable”. Dans les rares cas où plusieurs centres de gravité coexistent, il recommande de concentrer les attaques sur l’un ou l’autre de ces centres, en comptant sur une extension de la dévastation grâce à la “sphère d’influence” du centre choisi. Si, pour un centre de gravité donné, cette “sphère” était trop petite, d’autres centres de gravité devraient être frappés afin de vaincre l’ennemi, comme si le combat se déroulait contre “plusieurs adversaires indépendants”. Carl von Clausewitz, On War, édition et traduction Michael Howard  et Peter Paret,  Princeton, N.J., Princeton University Press, 1976, pp. 486-597. Au contraire, Boyd insiste sur le fait que l’ennemi possède plusieurs “plaques tournantes” qui tirent davantage leur force des coopé­rations externes et des connexions existant entre elles que de leur consti­tution propre. En conséquence, il demande instamment aux stratèges mili­taires de renoncer aux attaques sur ces centres tout-puissants et, à la place, de se concentrer sur la destruction ou la neutralisation des liaisons existant entre eux. Pour des explications supplémentaires, se reporter au chapitre II.

 

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