Introduction

Au long des siècles, la stratégie maritime des nations a toujours constitué un de leurs principaux facteurs de puissance, autant qu’elle constituait un des moyens d’expression de la puissance. Par la mer transitaient voyageurs, idées, rêves, richesses et explorateurs. Mais par la mer transitaient aussi pirates et guerriers. La mer charriait avec elle les meilleurs comme les pires atours de l’homme. Très tôt, l’emploi des forces sur mer à fait l’objet de réflexions – à défaut de conceptuali­sations structurées et diffusées – intenses et complexes. Athènes a ainsi mené une véritable thalassopolitique[1], alors que la puissance de la si petite Venise tenait autant à une capacité commerciale qu’à la maîtrise la mer, en termes géopolitiques, techniques, administratifs, commer­ciaux et militaires[2]. Des villes comme Bruges ou Anvers – alors que la tradition navale militaire contemporaine est si peu existante en Belgique – ont dû leur développement économique fulgurant et leur inclusion au cœur même de « l’économie-monde » à la mer[3]. Les empires coloniaux français ou britannique n’ont pu se développer, toute considération éthique mise à part, que parce que ces États avaient développé des flottes commerciales et militaires aptes à la maîtrise des mers comme au transport. Durant la Première puis la seconde guerre mondiale, la mer sera le cordon ombilical reliant la Grande-Bretagne à cet « arsenal des démocraties » qu’étaient devenus les États-Unis. La bataille de l’Atlantique recouvrait, de ce point de vue, des enjeux bien plus importants que le seul transit de navires de transport ou la lutte contre les U-Boote allemands à laquelle elle est bien souvent réduite. Il s’agit d’abord et avant tout de gagner la deuxième guerre mondiale sur le front européen en positionnant des forces terrestres en Grande-Bretagne et en équipant l’armée soviétique[4]. Nombreux sont, ainsi, les exemples de l’utilisation de la mer – voire de sa centralité – dans l’histoire.  

En faire une synthèse – d’ailleurs impossible – n’est pas l’objec­tif de cet ouvrage[5]. Plutôt, il nous semblait utile de dresser la carte théorique des stratégies navales au xxie siècle, alors que plusieurs auteurs soulignent la maritimisation du processus de mondialisation, reconfigurant plutôt que dégradant les enjeux desdites stratégies. Même si l’observateur peut ne pas le percevoir, la mer est rien moins qu’au cœur du style de vie de nombre de sociétés, de même que de leur protection. Le transport maritime permet ainsi d’acheminer plus de 90 % des exportations des États. Chaque jour, ce sont ainsi plus de 50 000 conteneurs maritimes qui atteignent les États-Unis et des centaines de milliers d’autres qui transitent par la mer – soit 230 mil­lions de containers par an –, tandis que le tonnage de la flotte mondiale était multipliée par 2,5 entre 1970 et 2000 et que le commerce maritime était multiplié par 5 sur la même période[6]. La grande majorité des exportations de ressources énergétiques transite elle aussi par la mer, lorsqu’elle n’y est pas produite, via des plates-formes offshore. Les grands ports, ces portes de la mer, sont ainsi devenus des enjeux majeurs pour les économies nationales comme pour l’économie internationale et, plus largement, sont parfaitement qualifiables en tant qu’infrastructures critiques. C’est également par voie maritime que transitent l’essentiel du matériel des forces armées américaines et européennes lorsqu’elles sont engagées en opération mais aussi que les marines peuvent engager, avec ou sans l’appui de l’aviation, des cibles situées au cœur des territoires adverses.

Critiquée par un E. Luttwak sous-estimant la logique des milieux, à l’instar de la stratégie aérienne, pour être une non-stratégie qui ne ferait qu’exploiter les principes stratégiques élémentaires[7], la stratégie navale manque encore d’une théorisation qui dépasserait la seule liste de ses fonctions dans des opérations militaires moderne, auxquelles elle est pourtant indispensable. Projection, frappe tactique ou stratégique, guerre littorale ou maîtrise des océans – ce que nous appellerons l’approche fonctionnelle – sont des missions devenues, somme toute, classiques pour les marines. Mais ces dernières sont aussi bien plus. Elles sont également reflet et actrices des politiques nationales, réceptacles et moyen de mise en œuvre des visions géopolitiques ou encore enjeux techniques et industriels. Au même titre que les autres armes (forces aériennes et terrestres, forces nucléaires), elles sont des objets d’étude concentrant une série d’évolutions du monde contemporain. Mais la mécanique – il serait toutefois préférable de parler de thermodynamique – stratégique sous-tendant leur emploi est bien moins conceptualisée que celle des forces terrestres et aériennes, ce qui tient à plusieurs raisons dont la moindre n’est pas que les auteurs « classiques » n’aient jamais ni réellement définis de stratégie navale, ni même que nombre d’auteurs « classiques » en stratégie s’y soient intéressés.

Comme le rappelle H. Coutau-Bégarie, les apports théoriques de Mahan, pourtant considéré comme le principal théoricien de la maîtrise de la mer, sont plutôt pauvres[8]. Corbett offre des apports qui sont utilisés jusque dans une stratégie spatiale émergente[9], mais les fonde­ments de sa pensée posent également question. Clausewitz ne s’est guère intéressé à la mer et Jomini, s’il a influencé Mahan[10], est un théoricien de la guerre terrestre. Liddell Hart a été critiqué pour s’être essayé à la stratégie maritime avec des connaissances insuffisantes. J.F.C. Fuller a conceptualisé une stratégie terrestre, même si certains de ses apports sont utiles à la compréhension de la stratégie maritime et prend d’ailleurs partiellement appui sur elle[11]. Les théoriciens contemporains de la Revolution in Military Affairs (RMA), qui formatent l’essentiel du débat stratégique contemporain, n’ont rien proposé de véritablement neuf. Ils doivent pourtant, plus que la majorité des observateurs ne le pensent, à la stratégie navale et au développement des marines de guerre[12]. Au final pourtant, un certain nombre de conceptions sont tout à fait utilisables – et sont utilisées – en stratégie navale. 

Autre facteur expliquant les lacunes théoriques dont rend compte n’importe quel état de l’art en la matière, la faible propension des marines à se lancer dans un processus doctrinal, pourtant considéré comme essentiel au sein des forces terrestres et, dans une moindre mesure, aériennes. Dans le même temps, il existe très peu de centres de recherche, du moins en Europe continentale, comptant des spécialistes de la stratégie navale. En conséquence, peu de travaux d’envergure sont publiés sur la question. En Europe, Colin Gray, Geoffrey Till et Hervé Coutau-Bégarie se distinguent certes brillamment mais ils sont relative­ment peu suivis. Plus largement, les productions nationales circulent peu. Enfin, sans doute, considère-t-on qu’avec des notions telles que le contrôle des voies de communication maritimes (SLOC – Sea Line Of Communications), les marines auraient atteint ce qui s’apparenterait à un optimum stratégique. Au final donc, malgré l’importance (géo)po­litique, militaire et économique que revêtent les marines de guerre, l’objet « stratégie navale » est peu conceptualisé. Dès lors, la littérature, qui n’est pourtant pas inexistante, se focalise essentiellement sur les approches nationales ou régionales, au détriment de travaux à la portée plus globale[13].

1. Le cadre technique : une suite de révolutions

Pourtant, sans doute aucune autre force armée n’aura connu autant de bouleversements techniques d’une façon aussi rapprochée que les forces navales. Aucune autre force n’aura eu à connaître autant de révolutions en des temps si brefs. La révolution de la propulsion – passant de la voile à la vapeur, puis au diesel, aux turbines à gaz et au nucléaire – a eu pour effet de libérer les marines des contraintes induites par le vent, augurant de nouvelles tactiques et facilitant le processus de mondialisation de la puissance maritime. Mais cette évolution permettra également de produire une électricité qui alimen­tera des chambres froides sans lesquelles des déploiements de longue durée confortables sont inimaginables[14]. Autre révolution, celle  de l’armement a notamment impliqué la mise en œuvre des torpilles, des canons à chargement par la culasse et des obus creux, le processus visant à une augmentation de la précision, des missiles antinavires, anti-sous-marins (ASM), antiaériens, de croisière de frappe terrestre, de l’armement nucléaire tactique et stratégique et de l’armement d’autodé­fense automatisé. On peut avoir des difficultés à appréhender ce que le missile antinavire à apporté. Mais, durant la première guerre mondiale, la probabilité de coup au but par les canonniers allemands – les meilleurs – était de 3,44 %, contre des probabilités aujourd’hui fréquemment supérieures à 70 %.

La révolution de la détection – avec l’évolution rapide des systèmes sonar et radar, l’utilisation de systèmes infrarouge, la dési­gnation de cibles à distance, les mesures de soutien électroniques – a eu pour conséquence d’accroître la zone dans laquelle un navire de combat peut exercer son influence par un accroissement de son aire de frappe. Cela encore sans compter la mise en œuvre de drones déportant et démultipliant les moyens de surveillance/détection à disposition des marines. La révolution de la communication (usage de la radio, des liaisons satellitaires puis des liaisons de données) permet aux bâtiments de ne plus seulement communiquer entre eux à courte distance, par le biais de signaux lumineux ou de fanions (largement soumis aux condi­tions météorologiques et à l’obscurcissement des zones de bataille), mais bien d’opérer de façon coordonnée sur de larges étendues, tout en partageant les informations à leur disposition, de jour comme de nuit, par tous les temps. Enfin, la révolution des dimensions de la guerre navale est une des plus notables. Les introductions successives du sous-marin puis du porte-avions et, plus discrètement, du navire amphibie ont changé la physionomie des forces navales, leurs structures mais aussi leurs zones d’action.

Les forces terrestres et aériennes sont relativement cantonnées à leurs seules dimensions (à présent élargies aux dimensions informa­tique et psychologique)[15]. Comparativement, les marines opèrent naturellement dans un environnement multidimensionnel. Elles opèrent sur et sous la surface de la mer, dans l’air, partiellement sur le sol (opérations amphibies et opérations spéciales) – voir dans l’espace[16] et, de plus en plus, dans les espaces informationnels. Les forces navales ont, durant le xxe siècle, radicalement augmenté leurs aptitudes. Il n’est de marine sans navires, de sorte que la technique joue un rôle central, déterminant même pour de nombreux observateurs, la spécificité du milieu maritime entraînant celle des navires, jusque dans leur archi­tecture[17], un raisonnement tout aussi applicable aux stratégies aérienne et spatiale[18]. Là au même titre qu’en stratégie aérienne, la centralité du facteur matériel est évidente, l’homme seul ne suffit pas[19]. Pour para­phraser Foch, l’homme arme les navires alors que les armes l’équipent, en stratégie terrestre. Enfin, comment ne pas prendre en compte, en tant que cristallisation de l’ensemble de ces révolutions, la diversification des types de bâtiments ? Opérée très tôt, la différencia­tion selon la puissance – et donc la taille – des navires s’est considé­rablement développée à la fin du xixe siècle puis tout au long du xxe siècle[20].

Des frégates aux dreadnoughts, en passant par les croiseurs, les sous-marins, les porte-avions, les corvettes, puis les destroyers, les flottes se sont diversifiées. Il faut ensuite y ajouter les navires amphi­bies et de soutien, affectés au ravitaillement à la mer. En a résulté une spécialisation qui a donné lieu à des débats débordant largement du cadre purement technique. Ainsi en a-t-il été du débat, en France, à la fin du xixe siècle (mais qui mutera ensuite), entre « vieille » et « jeune école » et opposant les lourds et puissants navires de ligne contre des torpilleurs, plus petits et plus rapides, qui auraient été capables d’éliminer les premiers[21]. Autre débat d’importance, celui opposant les cuirassés aux porte-avions et aux sous-marins, en tant que capital ships des marines. Là aussi, après avoir muté, le débat n’est pas complè­tement terminé. Il tend à se renouveler alors que des marines de plus en plus nombreuses se dotent de sous-marins (par ailleurs de plus en plus performants) et de porte-aéronefs, au moment même où le nombre de navires disponibles dans les flottes occidentales diminue. In fine, à l’heure où les coûts des navires s’envolent et où leur développement est de plus en plus long – ne laissant guère de possibilité de corriger des erreurs qui auraient été commises – ces controverses ne sont pas le luxe de penseurs en chambre. Il s’agit, en réalité, par le biais d’une stratégie génétique précise[22], de définir la meilleure stratégie des moyens, la plus adaptée à la culture et aux besoins politiques, stratégiques et navals d’un État.  

2. Continuité du cadre environnemental

A contrario, les caractéristiques de l’environnement naval n’ont pas changé, jouant elles aussi un rôle déterminant, en même temps qu’elles sont le cadre de mise en action de la stratégie maritime. Les océans et mers couvrent toujours plus de 70 % de la surface terrestre, soit 360 millions de km². L’espace sous-marin, considéré comme une dimension à part, est tout aussi impressionnant, M. Tripier indiquant qu’un sous-marin ayant une profondeur d’immersion maximale de 400 mètres pourrait ainsi manœuvrer dans 130 millions de kilomètres cube[23]. Avec la disposition d’aéronavales dont les appareils peuvent être ravitaillés en vol, l’espace aérien qui leur est accessible couvre plus de 90 % de la planète. Dans le même temps, les mers sont isotropes, de sorte que si certaines routes sont plus fréquentées que d’autres, les espaces maritimes laissent une totale liberté de manœuvre à ceux qui les empruntent, pour peu que leur profondeur soit suffisante. Mers et océans sont également interdépendants géographiquement, communi­quant entre eux, de sorte que les marines d’une région ont accès à presque tous les espaces maritimes de l’ensemble des régions, offrant aux marines qui en ont les moyens ou auxquelles l’objectif leur a été assigné, de pouvoir déployer leur puissance et/ou leur action à l’échelle mondiale.

Ce cadre reste pourtant exigeant, quelles que puissent être les innovations technologiques. Outre l’éloignement qui peut affecter le moral des hommes, les conditions de navigation, en raison d’une météo défavorable ou de zones délicates à aborder (hauts-fonds, détroits), peuvent affecter la conduite des missions,  des flottes de surface. Les opérations sous-marines sont elles aussi contraintes par des facteurs très spécifiques, tels qu’une profondeur que les forces ne peuvent pas, pour des raisons de résistance structurelle des coques, systématique­ment utiliser à leur avantage, au même titre que le plafond opérationnel limite l’aptitude des avions à prendre de l’altitude. A contrario, en raison d’une faible profondeur, certaines zones de la planète nécessitent une grande maîtrise de la guerre sous-marine, sauf à risquer une détection plus rapide du sous-marin par l’aviation ou les flottes de surface[24]. De même, des configurations maritimes particulières peu­vent limiter les performances des bâtiments de lutte ASM. La salinité de l’eau ou sa température ont ainsi des impacts sur l’efficience des systèmes de sonars, pouvant dans certains cas créer au cœur même de la mer, voire plus encore à proximité des côtes, des zones relativement sûres pour les sous-marins. 

Pour leur majeure partie – celle ne relevant pas des eaux territoriales et des Zones Economiques Exclusives (ZEE) – mers et océans sont, en droit, res nullius, n’appartenant à personne, a fortiori, à aucun État et sont régis par le droit international maritime. Mais ces espaces sont aussi zones potentielles de confrontation : nombre de lignes de communication passent par la haute mer. Les zones littorales sont également des espaces de conflits potentiels. Près de 80 % de la population mondiale est localisée à moins de 100 km des côtes, dans ou a proximité des villes (elles-mêmes foyers de représentations diverses comme de tensions[25]), une tendance lourde pour de nombreux auteurs. Le cas des zones archipélagiques, régies par la convention de Montego Bay (1982), est quant à lui particulier, en termes démographiques comme de contrainte sur les opérations ou de nature des menaces, notamment de piraterie, avec des contraintes majeures sur les opérations. Les canaux et détroits, goulets d’étranglement géographi­ques, enjeux considérables pour celui qui les contrôle ou qui cherche à les contrôler, peuvent également lui faire courir un certain nombre de risques. Surtout, la mer reste liée à la terre, qui reste l’objectif tant du commerce que de la guerre. A bien des égards, si une stratégie navale pure – telle que celle esquissée par Mahan[26] – envisage l’idée d’un affrontement décisif entre marines en haute mer, c’est la terre, pour Corbett, Castex ou Tripier, qui détermine la stratégie navale, en formatant les missions des forces navales. De facto, c’est là que se trouvent populations et gouvernements.

Mais ce cadre environnemental n’est pas uniquement géogra­phique, il est aussi temporel, montrant de collisions de rationalités entre des navires de surface évoluant dans des plages de vitesse entre 10 et 40 nœuds, en fonction de leur puissance et de leur mode de propulsion ; des sous-marins que la vitesse rend moins discret et, pour ceux dispo­sant d’une propulsion conventionnelle, plus gourmands en carburant. Au même instant, les appareils de combat des aéronavales peuvent dépasser Mach 2, au même titre que les missiles antiaériens ou antina­vires lancés par les bâtiments peuvent dans certains cas dépasser Mach 3. Dans l’espace électromagnétique, les transmissions aériennes (radio, satellites) se propagent à la vitesse de la lumière alors que les transmis­sions radio sous-marines ont une vitesse en moyenne 1 500 fois moindre. Le facteur temps joue également d’autres rôles. La vitesse de traitement des informations sur les bâtiments dépend de leur puissance informatique, au même titre que la vitesse de réaction des navires face à une menace ou à un ordre d’engagement. Au-delà, il existe également une temporalité maritime prenant en compte le temps de constitution des flottes (décision de leur mise en place, développement et construction des navires, temps d’appréhension des nouvelles techno­logies)[27]. Là aussi, sans flotte, point de stratégie maritime.

3. Le cadre stratégique, source de l’action maritime

La flotte a néanmoins besoin de règles d’action, sans lesquelles elle n’est qu’une  collection de navires. Et encore n’est-elle pas seule : les ports, chantiers navals et autres services sont des composantes de la puissance maritime. Or, cet agrégat maritime, en soi, n’a aucun sens. En réalité, comme le souligne si bien Corbett lorsqu’il relie les travaux de Clausewitz et la stratégie maritime, ce mixte s’ancre, à l’instar des forces terrestres et aériennes, dans le cadre politique et en est le produit en même temps qu’une composante. C’est le niveau politique qui, ultimement, décide de la composition des flottes de guerre mais aussi qui autorise son engagement. La puissance maritime déporte sur les mers la puissance et la volonté d’une entité politique (de l’État jusqu’à un groupe terroriste[28]) d’intervenir dans un cadre géographique et tem­porel déterminé, la flotte pouvant être vue comme une « solidification » d’une politique donnée, avec ses forces, ses faiblesses mais aussi ses contradictions. En ce sens, les marines de guerre sont pleinement clausewitziennes comme elles constituent naturellement un objet d’étude pour les sciences politiques (et plus encore pour les relations internationales et les études stratégiques), l’histoire, la géographie, l’économie ou encore la sociologie.  

Mais les marines de guerre sont aussi des objets éminemment stratégiques et sont des facteurs importants dans la constitution des puissances militaires. La majeure partie des opérations contemporaines impliquent un segment naval, qu’il s’agisse de mener des opérations de blocus, de contrôle d’embarcations suspectes, de combat, de projection de forces aériennes ou terrestres ou encore de soutien logistique. En ce sens, il semble hasardeux de considérer que la puissance navale soit à même de gagner un conflit à elle seule. C’était pourtant un postulat important chez Mahan[29], qui confine à une recherche de la bataille décisive qui serait propre au modèle culturel occidental du combat[30]. Plutôt, et de ce point de vue, la puissance maritime est à considérer sur un plan identique à la puissance aérienne, en l’envisageant comme intrinsèquement interdépendante avec les autres forces, selon une approche que nous avions qualifiée de synergistique[31]. En réalité toutefois, l’approche n’a rien de bien neuf. Après Corbett, l’amiral Castex (qui entretenait avec le premier un rapport très spécifique[32]) avait ainsi indiqué que « l’influence de la puissance de mer dans les grandes crises de ce monde est fonction de la force aéroterrestre qu’elle est capable de déployer et l’influence de la puissance de terre se mesure aux mêmes moments à la force aéronavale qu’elle peut jeter dans la balance »[33]. Cette vision, nous le verrons, reste d’une grande actualité.   

4. Définir le cadre praxéologique des marines de guerre contemporaines

Corbett et Castex, à cet égard, ont d’autant plus raison que les développements technologiques et stratégiques récents, particulière­ment en matière de combat littoral et d’opérations amphibies, poussent naturellement à l’imbrication toujours plus poussée des opérations terrestres, aériennes et navales. En termes doctrinaux, il pourrait donc fort bien s’agir d’un véritable dépassement de l’approche de la joint­ness, conçue aux États-Unis et se répandant en Europe[34]. C’est d’autant plus le cas que, produite dans le si spécifique le cadre culturel américain, la jointness est d’abord la capacité des différentes forces à agir de façon coordonnée mais pas nécessairement de façon interdé­pendante, de sorte que le joint sacre et reproduit avant tout le cloison­nement des armées, en les amendant à peine[35], les « territoires » des différentes Armes et services américains, souvent déchirés par de complexes guerres bureaucratiques. Mais la capacité des marines d’interagir avec d’autres forces ne devrait être que l’une de leurs caractéristiques. En soi, elle ne présage en rien de la façon dont les marines seront conceptualisées ou utilisées, soit ce qui est justement à la source de cette aptitude à une utilisation en synergie avec les autres forces.

Pour autant, atteindre cette synergie dans le contexte budgétaire, technologique et stratégique actuel représente une gageure. Si les fondamentaux de la stratégie navale n’ont guère évolué, il faut aussi remarquer qu’ils se sont enrichis et que leurs modes application ont changé. Si l’actualité contemporaine n’est pas dominée par les grandes batailles d’antan, l’application de la puissance navale a trouvé d’autres formes.  Elles nécessitent, pour leur maîtrise, de savoir combattre en mer : l’adaptation d’une force donnée au caractère des conflits contem­porains implique de nécessairement s’appuyer sur un corpus conceptuel et d’expérience bien établi. C’est en particulier le cas dès lors que les potentialités des marines se sont accrues, alors qu’elles font face à des contraintes (budgétaires, humaines, politiques, etc.) complexes. Aussi, cet ouvrage n’a pas d’autre but que de dresser la carte de quelques-unes des mutations que subissent actuellement les marines, en passant en revue leurs fondamentaux mais également en cherchant à montrer en quoi elles constituent toujours de puissants instruments, au service direct des ambitions politiques. 

Aussi, dans une première partie de cet ouvrage, nous nous con­centrerons sur les assises de la stratégie navale. Dans un premier chapitre, un certain nombre de concepts centraux seront clarifiés comme les notions de stratégies maritime et navale, de puissance maritime et navale ainsi que de cultures maritime et navale. Nous examinerons également la diversité des acteurs intervenant dans la stratégie navale, de même que les mutations de leurs interactions. Dans un deuxième chapitre, il s’agira de comprendre la relation entretenue par la stratégie navale à la géopolitique comme à la géostratégie. Nous tenterons également de montrer l’actualité pour les stratégies maritime et navale des conceptions géopolitiques et géostratégiques qui ont pu être développées par les auteurs classiques, de même que nous interrogerons les concepts, classiques, de maritimité et de continentalité et leur interrelation. Au-delà, nous chercherons à voir quels pourraient être, pour le développement de la stratégie navale, les apports de la géopolitique postmoderne.

Dans une deuxième partie, nous proposons une lecture capaci­taire des stratégies navales en abordant, dans le troisième chapitre, les différentes échelles de structures de force. Incidemment, il s’agira de dresser la carte des puissances navales en recadrant les grands rapports de force entre les marines mais également en posant les bases de l’analyse navale et en prenant en considération les facteurs qualitatifs. Dans un quatrième chapitre sera analysée la stratégie navale des moyens et les différentes formes d’effecteurs y participant. Seront également passées en revue les grandes évolutions touchant le domaine de l’armement, tout en montrant la spécificité de leur emploi. Ultime­ment, il s’agira de déceler les tendances touchant la structuration interne des forces navales, d’un point de vue technologique (réduction du format, modularité, marsupialisation, réticulation).  

Les fondamentaux de la guerre navale seront analysés dans une troisième partie. Il s’agira, dans le cinquième chapitre, d’examiner les couples fondateurs de la stratégie navale (maîtrise des mers et guerre de course/des communications ; sea control et sea denial, flottes en vie et flottes actives). Il s’agira également de présenter les systèmes straté­giques proposés par les auteurs considérés comme classiques (Mahan, Corbett, Castex ou encore Brodie) et d’évaluer leur pertinence dans le contexte contemporain et, plus largement de dessiner les contours de la stratégie navale actuelle. Le sixième chapitre sera consacré à la problématique des opérations totales et limitées et, ainsi, d’examiner la question du renseignement, celle des facteurs humains mais aussi les spécificités de la relation entre défensive et offensive de même qu’entre actions directes et indirectes en guerre navale. Le rapport de la guerre navale aux principes de la guerre classique – de même que les diffé­rences existant comparativement aux opérations terrestres – sera exami­né dans un septième chapitre.

La quatrième et dernière partie sera consacrée aux opérations navales combinées. Le huitième chapitre nous permettra, à cet égard, d’analyser les tendances et les constantes des opérations de niveau tactique mais aussi de niveau opératif. Il s’agira alors, concrètement, de discerner les ressorts de la mise en action de la puissance navale mais aussi les limites des concepts d’éclairage et d’ISR (Intelligence, Surveillance Reconnaissance), de résilience des flottes et de puissance de feu. Au niveau opératif, il s’agira de démontrer les problématiques inhérentes à la conduite d’opérations navales majeures et, par delà, d’examiner leur rapport au temps, à la géographie, à la structure de l’adversaire et à la cinématique des opérations. Ce sont ainsi les opérations de surface et sous-marines qui seront passées en revue. Dans un neuvième chapitre, nous analyserons les principes inhérents aux opérations vers la terre et à la coercition, posant les questions de l’emploi des opérations amphibies, des opérations aéronavales et de celles utilisant des missiles de croisière. Enfin, le dixième et dernier chapitre permettra d’évoquer les principes de la diplomatie navale et le rôle des marines en tant qu’instrument des politiques étrangères mais également leur fonction dans les missions de « gestion du chaos » et, en particulier, de lutte contre le terrorisme, le trafic de drogue, la piraterie ainsi que le rôle qu’elles peuvent avoir dans la gestion des crises humanitaires.

 


[1]       Jean Pagès, « La Pensée navale athénienne aux ve et ive siècles avant J. » in Hervé Coutau-Bégarie (dir.), L’Évolution de la pensée navale, Paris, Économica/ FEDN, 1991.

[2]       Venise se dote dès 1104 d’un arsenal et fait appel aux réquisitions et aux cons­tructeurs privés. La stratégie navale vénitienne devient ainsi stratégie de projection, mais aussi et au-delà, stratégie de puissance fondée sur les capacités de production. À titre d’exemple, apprenant que les Turcs allaient prendre possession de leurs positions chypriotes, les Vénitiens mettront à flot 150 galères de combat en 50 jours. Karine Trotel-Kostedoat, « Les Galères, armes de guerre vénitiennes », L’Art de la Guerre, n°  1, avril-mai 2002 et R. Burlet, et Zysberg, Venise. La sérénissime et la mer, Paris, Découvertes Gallimard, 2002.

[3]       Il est d’ailleurs remarquable que les 5 centres de l’économie-monde soulignés par Braudel avaient tous un rapport très fort à la mer. Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, Champs, 1988.

[4]       Pour une bonne approche de la question : Guy Malbosc, La Bataille de l’Atlan­tique (1939-1945). La victoire logistique, clé du succès des armes, Paris, Économica, Campagnes et stratégies, 1995.

[5]       Notons cependant l’excellente série portant sur L’Évolution de la pensée navale dirigée par Hervé Coutau-Bégarie.

[6]       Frédéric Lasserre, « Avant propos », Etudes Internationales, vol. 34, n°  2, juin 2003.           

[7]       Edward N. Luttwak, Le Paradoxe de la stratégie, Paris, Odile Jacob, 1989.

[8]       Hervé Coutau-Bégarie, « Plaidoyer pour une stratégie maritime théorique », Stratégique, n°  48, 1990/4.

[9]       John J. Klein, « Corbett in Space. A Maritime Model for Strategic Space Theory », Naval War College Review, vol. LVII, n°  4, hiver 2004.

[10]     Bruno Colson, La Culture stratégique américaine. L’influence de Jomini, Paris, Économica/FEDN,  Bibliothèque stratégique, 1993.

[11]     Dans sa vision de ce que devait être l’emploi du char de bataille, il n’hésite pas à le comparer à un navire, considérant que le champ de bataille avait perdu ses reliefs du fait de la mobilité même du char.

[12]     C’est notamment le cas pour la notion de guerre réseaucentrée, sur laquelle nous reviendrons. Joseph Henrotin, L’Airpower au xxie siècle. Enjeux et perspectives de la stratégie aérienne, Bruxelles, Bruylant,  « RMES », 2005.

[13]     Citons à titre d’exemple : Georges W. Baer, One Hundred Years of Sea Power : The US Navy, 1890-1990, Stanford, Stanford University Press, 1993 ; Thomas M. Kane, Chinese Grand Strategy and Maritime Power, Londres, Franck Cass,  Naval Policy and History, 2002 ; Ian Speller, Royal Navy and Maritime Power in the Twentieth Century, Londres, Routledge,  Naval Policy and History, 2004.

[14]     Historiquement, la marine à voile a permis de tels déploiements de longue durée – que la nécessité de « charbonner » a ensuite réduit. Toutefois, le manque de vivres frais imposait des conditions de vie pénibles, débouchant notamment sur des carences graves menaçant la santé des équipages. De la sorte, peu de marines pratiquaient une navigation en haute mer. 

[15]     Une assertion qu’il convient de relativiser : les forces terrestres disposent fréquemment d’hélicoptères et de drones mais leur plafond opérationnel reste limité. Les forces aériennes peuvent également opérer au sol mais, là aussi, dans des envelop­pes de missions limitées (protection des bases, défense aérienne) voire, dans certains cas, assurer des missions de surveillance et de patrouille maritime, de même que des missions de sauvetage en mer.

[16]     Le premier satellite militaire indien est ainsi destiné aux communications de la marine.

[17]     Ce qui est particulièrement valable pour ceux ayant à opérer dans certaines zones, comme l’Atlantique nord ou l’Arctique.

[18]     Serge Grouard, La Guerre en orbite. Essai de politique et de stratégie spatiale, Paris, Économica, Bibliothèque stratégique, 1994.

[19]     Richard P. Hallion, « Doctrine, Technology and Air Warfare. A Late 20th Century Perspective », Aerospace Power Journal, printemps 1987.

[20]     Il s’agit plus ici d’une reconfiguration des rôles et fonctions des bâtiments. Corvettes, vaisseaux, galères équipaient déjà la marine de Louis XIV.

[21]     Rémi Monaque, « L’Amiral Aube. Ses idées, ses actions », in Hervé Coutau-Bégarie (dir.), L’Évolution de la pensée navale  IV, Paris, Économica/ISC,  Hautes Etudes Stratégiques, 1994 ; François-Emmanuel Brézet, « Enseignements de l’histoire et progrès technique : l’exemple de l’élaboration de la doctrine de la Jeune École française » in Hervé Coutau-Bégarie, L’Évolution de la pensée navale VIII, Paris, Économica,  Hautes Etudes Stratégiques, 2007.

[22]     La stratégie génétique est celle qui permet la génération des forces (Lieutenant-colonel Becam « La manœuvre génétique », Forces Aériennes Françaises, n°  152, octobre 1959) en constituant l’« orientation stratégique de la base scientifique et technologique » (François Géré, s.v., « Stratégie des moyens », in de Thierry de Montbrial et Jean Klein (dir.), Dictionnaire de stratégie, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, p. 550). Nous reviendrons sur ces notions plus bas.

[23]     Michel Tripier, Le Royaume d’Archimède, Paris, FEDN/Économica, Bibliothèque stratégique, 1992.

[24]     En théorie, les petits fonds réduisent l’efficacité des sonars des forces anti-sous-marines, l’environnement plus « bruyant » renforçant la furtivité des sous-marins. Cependant, ils rendent également les sous-marins plus vulnérables à une détection par magnétomètre.

[25]     Joseph Henrotin, « Bienvenue en ville. Le passé, le présent et le futur des opéra­tions aerurbaines », Les Cahiers du RMES, vol. III, n°  1, été 2006.

[26]     Sur lequel, bien entendu, nous reviendrons plus bas.

[27]     Christophe Prazuck, « L’attente et le rythme. Modeste essai de chronostratégie », Stratégique, n°  68, 1997/4.

[28]     Ce qui n’est, par ailleurs, nullement contradictoire à un ancrage clausewitzien d’une réflexion sur l’évolution des marines. En effet, Clausewitz ne parle pas tant de la guerre comme de la continuation de l’État par d’autres moyens que de la politique, laquelle ne peut être cantonnée, particulièrement dans des relations internationales sou­mises à la mondialisation, à son seul exercice par l’État. Sur cette question : Joseph Henrotin, « Scientia vincere tenebras ? Zones grises et néo-clausewitziannisme » in Pierre Pascallon (dir.), Les Zones grises dans le monde d’aujourd’hui. Le non-droit gangrène-t-il la planète ?, Paris, L’Harmattan, « Défense », 2006. Voir également, dans le cas plus précis des guérillas : Samuel P. Huntington, « Patterns of Violence in World Politics » in Samuel P. Huntington, Changing Patterns of Military Politics, New York, The Free Press of Glencoe, Inc., 1962. 

[29]     Herbert Rosinski, Commentaire de Mahan, Paris, Économica/ISC, Bibliothèque stratégique, 1996.

[30]     Victor Hanson, Le Modèle occidental de la guerre, Paris, Les Belles Lettres, 1990.

[31]     Joseph Henrotin, L’Airpower au xxie siècle. Enjeux et perspectives de la stratégie aérienne, op. cit.

[32]     Voir la préface donnée par Hervé Coutau-Bégarie aux Principes de stratégie maritime, op. cit.

[33]     Cité par Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6e éd., Paris, Économica/ISC, Bibliothèque stratégique, 2008, p. 806.

[34]     Joseph Henrotin, « Approche synergistique et évolution de la structuration de l’emploi des forces : vers un dépassement de l’interarmées ? » in Pierre Pascallon (dir.), Les Armées françaises à l’heure de l’interarmisation de la multinationalisation, Paris, L’Harmattan, « Défense », 2006.

[35]     En tout état de cause, aux États-Unis – mais le problème se pose également en Europe. C’est notamment le cas en matière de développement de programmes interar­mées, dont bon nombre sont considérés comme des échecs. Notons néanmoins que plusieurs documents doctrinaux publiés dans le cadre interarmées sont de grande valeur.

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