Introduction. La rose et le chiendent

Par Christophe Maresca

Au cours de son stage à l’École supérieure de guerre de 1972 à 1974, le commandant de l’armée de terre française, Guy Brossollet, officier d’infanterie, rédigea une étude qui proposait un nouveau modèle de défense pour la France. Il publia cette étude en 1975, sous le titre Essai sur la non-bataille qui connut un vrai succès de librairie. L’essai proposait une défense alternative basée sur la dissuasion nucléaire. Il comprenait d’une part, le maillage territorial de la frontière de l’Est par une infanterie spécialisée, équipée des armes anti-char les plus sophistiquées et d’autre part, une force de projection. Les propo­sitions de l’essai eurent un grand retentissement en Europe et furent largement relayées par les cercles intellectuels français. Mais cette publication qui heurtait les options militaires officielles écarta le mili­taire du cours de sa carrière. Il rejoignit l’industrie en 1979.

La rose et le chiendent…

L’histoire occidentale est l’histoire des rivalités armées. Le rapport des forces en armes emmenées par l’habileté d’un chef fixait ainsi le sort des empires et la fortune des royaumes, et les princes étaient élevés dans l’histoire des batailles glorieuses. Dans un court essai[1] sur l’épopée homérique, Simone Weil a montré l’importance de la force dans les racines de la civilisation occidentale : incarnée dans la figure mythique d’Achille, la bataille constituerait le socle culturel de la guerre pour les Occidentaux. « L’Iliade n’est pas seulement le témoi­gnage inouï d’un génie littéraire sans maître ni prédécesseur. C’est la tragédie de la guerre, le poème de toutes les batailles, avec une puis­sance lyrique intacte à l’âge de la révolution de l’information et des armes chimiques, biologiques ou nucléaires. Telle est sans doute la raison de son pouvoir sur nous. »[2] Au-delà de ses effets et de ses formes successives dans son processus potentiel de « montée aux extrêmes »[3], la force instruite dans la bataille et assimilée à une geste, serait un règlement ordonné des conflits reprenant la dialectique du duel magnifié dans l’offensive. La « bataille-ordalie »[4] s’ordonnerait autour d’un espace consubstantiel qui est celui du « champ » de sa réalisation dont le sort ne pourrait être réglé que par le rapport du cou­rage et de l’offensive. Exceptionnelle et magistrale, la bataille serait, à l’image du Verbe, une rose allégorique. Néanmoins, évoquant Bouvi­nes, Georges Duby précise, clairvoyant : « Choisir la bataille, c’est prendre le risque d’être entièrement dépouillé… c’est pourquoi les batailles sont si rares… ouverte sur le sacré, la bataille s’ordonne en liturgie »[5]. En l’occurrence et au regard de l’histoire de France, l’histo­rien a mis en relief la contingence des « batailles rangées ». L’étude un peu plus détaillée de l’histoire militaire nous enseigne à la suite de Liddell Hart[6], que la majorité des succès militaires ne fut acquise que de manière indirecte. L’usure est un mode « infiniment plus vaste » que la confrontation directe. Pour la plupart des batailles, la décision qui fait la victoire se nourrit des fautes, de l’incompétence[7] et surtout de l’aléa (les plans changent « dès le premier coup de canon »)… Clausewitz, pour sa part, a toujours démontré la subtile supériorité de la défensive sur l’offensive. Fallait-il n’avoir qu’une lecture partiale, voire cultu­relle, pour confondre les moyens et les fins dans la célèbre définition de la stratégie du maître prussien : « la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens », car, comme le précisa l’historien anglais : la bataille est « ce qui a permis aux disciples les plus super­ficiels de Clausewitz de confondre les moyens et les fins », en ajoutant toutefois que, « dans la guerre, toutes les autres considérations doivent être subordonnées à la recherche de la bataille apportant la décision par les armes. »[8] Aussi, l’économie des conflits armés impose aux chefs une véritable lucidité. La bataille ne saurait se limiter à la seule ferveur des troupes lancées à l’estoc, au cri de « Nobiscum ! »[9] (« Dieu est avec nous ! »). Mais, comme l’Empereur Maurice, il fallait être à cheval entre l’Orient et l’Occident pour saisir l’inanité d’une telle pratique qui aveugle davantage qu’elle ne délie le discernement. La leçon militaire[10] de Sun Tzu avait déjà codifié ces évidences ; le stratégiste[11] anglais Liddell Hart les a reprises à son tour sous l’angle de la longue durée. Ainsi donc le détour et la défensive sont les postures militaires essentielles à méditer.

Le général André Beaufre, préfacier et ami de Liddell Hart approuvait ces jugements portés sur la nature des conflits armés. Avec d’autres, il contribua par ailleurs à mettre au point la stratégie de la dissuasion nucléaire française dite « du faible au fort » qui modifia la représentation et la dialectique de la puissance dans les relations inter­nationales. La capacité de projection liée à la libération de l’atome modifia les règles du rapport de force : la qualité potentielle du feu devenait prépondérante sur sa quantité. Pour reprendre les mots de l’analyste suisse Daniel Reichel, l’ère nucléaire inhiba la réflexion militaire à l’Ouest, à l’avantage du camp communiste qui redécouvrit les vertus de la guérilla. Les guerres dites de « libération » se multi­plièrent à l’envi, suivant une logique révolutionnaire, jusqu’à débou­cher sur l’éventualité de la « transformation de la guerre »[12]. À l’issue de la guerre Froide, et à l’aune des guerres pouvant être dites « impures »[13], les armées occidentales ont repris la mesure de la valeur du combat et, in fine, que « la bataille (…) se distingue de la guerre »[14].

La France est un vieux pays militaire. Ce truisme dissimule la combinaison d’une géographie et d’une histoire, dont le témoignage fut porté par un goût, sans cesse repris, de la dispute frappée au coin de la belle expression. À son heure, un petit livre français de tactique mili­taire tenta d’élever une objection contre la bataille érigée en dogme de plus en plus dispendieux. En à peine quelques mois durant son stage à l’École de guerre, le commandant Guy Brossollet rédigea un mémoire court et nerveux, intitulé Essai sur la non-bataille[15], dans lequel il proposa crânement un nouveau modèle militaire pour la France de la fin des « trente glorieuses ». Publié en 1975, ce livre connut un bon succès d’édition mais provoqua la disgrâce militaire de son auteur qui fut frappé d’ostracisme par le haut commandement. En fustigeant l’intérêt du corps de bataille justifié par la perspective de la grande confronta­tion avec les troupes du pacte de Varsovie, Brossollet prenait acte de la révolution induite par le fait nucléaire[16]. La guerre en était changée. Le brillant officier d’infanterie prenait en considération la transformation de celle-ci et entendait y apporter son analyse en visionnaire prag­matique.

La rumeur disait que l’auteur renâclait à revenir sur les faits. Cependant, la critique était suffisamment imprécise pour ne pas tenter de s’entretenir directement avec lui[17]. Guy Brossollet a ouvert ses portes avec prévenance et cordialité, a accepté de partager ses souvenirs mais également d’ouvrir ses archives qui ont permis de mieux com­prendre cet épisode à la fois rocambolesque et pathétique de la non-bataille dans l’histoire des idées militaires. Cette étude cerne et décrit les racines d’une forme moderne du combat reprise depuis par la techno-guérilla[18] et à laquelle peut être rattachée « la guerre des 34 jours » entre Tsahal et la milice du Hezbollah en 2006. Les idées de Brossollet ne constituent pas un modèle exhaustif de la non-bataille mais propose finalement un nouvel art opérationnel fondé sur un principe de dispersion[19] des combats dont l’aspect irréductible évoque une sorte de « chiendent rhizomique ».

Guy Brossollet n’est pas un théoricien. Cependant, son analyse a procédé d’une grande clairvoyance qui illumine les vrais stratèges. La pensée militaire française est-elle si dense pour négliger ses vrais auteurs ? Notre commentaire de l’Essai porte donc autant sur les POSITIONS du texte que sur les DISPOSITIONS de l’auteur dont l’intelligence tournée vers l’écriture s’enrichit d’une solide expérience professionnelle. Guy Brossollet savait et aimait penser seul, et c’est ainsi qu’il rédigea son étude. Cependant, en homme rigoureux et orga­nisé, il sollicita l’avis de ses camarades et de ses cadres qui alimen­tèrent sa réflexion. De cette FUSION des intelligences est sorti Essai sur la non-bataille qui provoqua une tempête d’idées en Europe.

Cet essai original a réanimé la réflexion tactique sur le glacis nucléaire du « vieux monde ». La diffusion des idées de Brossollet ne s’est pas limitée aux bornes de la pensée militaire, elle a développé ses ramifications dans la philosophie. Sans intention, Guy Brossollet sem­ble avoir capté les ferments d’une nouvelle perception de la réalité en plein mouvement, au point que l’étude à rebours des textes qu’il éclaira, sinon inspira, donne un ample écho au concept de non-bataille. Cette idée n’est pas l’abandon du champ de bataille, mais le constat selon lequel la montée aux extrêmes ou le statu quo de la représentation de la guerre, était arrivé au terme du discours des puissances. La non-bataille est l’ordre imposé par l’équilibre des puissances dissipant les recours à l’arbitrage et qui induit différentes formes de résistance. Certaines prirent le tour désespéré du terrorisme et de son expression réinvestie et réincarnée, des attentats-suicides[20]. D’autres prirent l’aspect d’une résistance armée asymétrique, basée sur la haute technologie notam­ment en investissant la profondeur stratégique des médias. L’une des leçons tirée de la guerre du Sud-Liban en 2006 fut notamment le blocage des images dont l’enjeu était la maîtrise des délais. Ainsi, la neutralisation des puissances change les fondements de la bataille déci­sive dont la forme devient une dialectique « a » ou « dis »-symétrique.

À la mort du général Diégo Brosset, l’écrivain Vercors, qui était son ami, écrivit son panégyrique. Il y rapporte notamment la leçon de sociologie militaire que lui fît cet officier charismatique, alors qu’ils entraient dans un mess de garnison des grands camps de manœuvres de l’Est. À la vue des officiers attablés, Brosset présenta à Vercors des portraits extraordinaires : ici, un officier « qui parle tous les dialectes », à peine commandant mais auprès de « qui le général commandant l’armée d’Orient, ou le Résident général, ne sont que minces person­nages transitoires ». Là « un capitaine qui introduisit dans la balistique des méthodes de calcul si neuves, qu’elles ont largement débordé leur domaine et désormais s’épanouissent dans l’astronomie… ». Mais, ajouta-t-il, « comprenez-vous ce que cela peut vouloir dire, parfois, “faire carrière” dans ce métier ? Il ne s’agit pas de gagner des galons ni même des étoiles. Il s’agit de faire de soi quelque chose… de faire de soi, par le travail, un de ces personnages exemplaires… »[21]. Si Guy Brossollet n’avait pas été aussi jeune avant-guerre, il aurait certaine­ment pu faire partie de cette coterie à la fois humble et distinguée. En tous cas, il n’attendit pas d’y être invité, pour revêtir les nobles habits de cette race d’officiers qui contribue à la richesse de l’armée.

[1] Simone Weil, L’Iliade ou le poème de la force, www.ebooksgratuits.com.

[2] Thérèse Delpech, La Guerre parfaite, Paris, Flammarion, 1998.

[3] Selon l’idée la plus connue de l’œuvre de Karl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Perrin, coll. Tempus, 2006.

[4] Ibid.

[5] Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines, Paris, Gallimard, 2005.

[6] Basil Liddell Hart, Stratégie, Paris, Perrin, 2007, p. 291 et ss.

[7] Norman F. Dixon, De l’incompétence militaire, Paris, Stock, 1977.

[8]   Basil Liddell Hart, op. cit., p. 513.

[9]   Cité dans le Strategikon de l’Empereur Maurice.

[10] Sun Tzu, L’Art de la guerre, Paris, Garnier-Flammarion, 1999.

[11] Stratégiste : celui qui commente la stratégie à distinguer du stratège qui pratique la stratégie.

[12] Martin van Creveld, La Transformation de la guerre, Paris, Éditions du Rocher, 1998.

[13] Paul Virilio, « La Guerre pure », Critique, 1975. Pour cet auteur, la guerre pure est la forme aboutie d’une militarisation totale de la société dans le cadre de l’oppo­sition Est-Ouest.

[14] Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines, Paris, Gallimard, 2005.

[15] Guy Brossollet, Essai sur la non-bataille, Paris, Belin, 1975.

[16] Georges-Henri Soutou, La Guerre de cinquante ans, Paris, Fayard, 2001, Maurice Vaïsse et Jean-Louis Dufour, La Guerre au xxe siècle, Paris, Hachette Supérieur, 2013.

[17] Jean Guisnel, Les Généraux, enquête sur le pouvoir militaire en France, Paris, La Découverte, 1990.

[18] Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, Paris, Nuvis, 2014.

[19] En réaction à la séquence qui promeut Révolution dans les affaires militaires, la réflexion sur le « swarming » présenta une réflexion moderne de cette idée de disper­sion des forces placées en subsidiarité dans un espace donné. Elle visait surtout à apporter des réponses aux dispositifs défensifs situés une configuration asymétrique du rapport de force. Voir à ce sujet John Arquila et David Ronfeld, Swarming and the Future of Conflict, Rand corporation, Yedidia Ha’ari et Haïm Assa, Diffused Warfare, the Concept of Virtual Mass, Haïfa, 2007.

[20] Toni Negri et Mickaël Hardt, Multitudes, Paris, Le Seuil, 2005.

[21] Vercors, Portrait d’une amitié, préface de Charles Diego Brosset, Sahara. Un homme sans l’Occident, Paris, Les Éditions de minuit, 1946.

Ce contenu a été publié dans Uncategorized. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.