La petite guerre. Traité de service des troupes légères en campagne

Chapitre premier – De l’utilité et de la nécessité des troupes legeres

Si l’utilité des troupes pour la petite guerre, et des chefs de parti, a été reconnu si généralement dans tous les tems et dans toutes les nations, la nécessité en est bien mieux prouvée dans le siècle où nous sommes, par le torrant des troupes legeres et irrégulieres de la reine de Hongrie, qui a inondé la Bohême, la Baviere et l’Alsace, dans une circonstance où la France se trouvoit dépourvuë de pareilles espéce de troupes. 

Sans donc remonter aux tems les plus reculés, où la cavalerie numide rendit des services très-grands à Annibal, sur-tout à la fameuse bataille de Cannes, et où les Parthes par leur vitesse et par leur agilité dans le combat, conserverent leur liberté contre toute la puissance romaine ; les François ont formé en différens tems et sous différens noms, des troupes pour aller en avant battre la campagne, sçavoir des nouvelles des ennemis, intercepter leurs convois, enlever des postes et tomber sur des équipages pendant une action. C’est ce que firent les Stradiots1 à la bataille de Fornouë, qui, par une charge imprévuë sur le bagage de l’armée de Charles VIII Roi de France, firent balancer la victoire entre lui et les princes confédérés d’Italie, à qui cette irruption funeste au lieu de leur être utile, par le trop grand acharnement de cette cavalerie legere à butiner pendant toute l’action.

Dans le siécle suivant, les capitaines Montluc et Bayard avec leurs avanturiers, firent des action surprenantes. Henri IV lui-même, aidé par la nécessité, dans quantité d’occasions, a fait des coups de partisan.

Sous Louis le Grand, les fameux Jacob-Pasteur, Lacroix, Dumoulin, Kleinholds, et quelques autres, ont rendu des services importans à l’Etat, par des entreprises hardies, et par des exécutions heureuses. Enfin la France n’ignore pas le mal que nous a fait dans la derniere guerre, la grande quantité de nations sujettes de la reine de Hongrie, équipées et montées lestement. Elles nous ont sans cesse harcelé, enlevé nos convois, nos hôpitaux, nos bagages, nos fourageurs, nos détachemens et nos maraudeurs en grand nombre ; ce qui nous a ruiné les plus belles armées qui eussent jamais passé le Rhin, sans voir ni combattre d’autres troupes que des Hongrois, des Sclavons, des Waradins, des Licaniens, des Croates, des Rasciens, des Banalistes et des Pandours, auxquels nous n’avions à opposer que quelques compagnies franches et deux regimens de hussards, ruinés par la désertion, et par la grande supériorité de leurs adversaires. Les nôtres reprirent cette supériorité pendant la campagne du Mein, où ils firent un mal infini aux Anglois, par la prise d’une partie de leurs équipages. En Flandre, après la formation des régimens de Grassin et de la Morliere, nous établîmes dans nos camps la même tranquillité dont jouissaient les Autrichiens en Bohême et en Baviere.

Il faut donc convenir de la nécessité des troupes legeres, contre un ennemi qui en a.

Si cette espèce de troupes n’a jamais été si connuë et si nécessaire en France qu’aujourd’hui, c’est que dans les guerres du dernier siécle, les Espagnols, les Anglois et les Hollandois, n’avoient que quelques compagnies franches wallones ; et les Impériaux un très-petit nombre de hussards enrégimenté, qui n’osoit paroître devant nos dragons, qui faisoient pour lors le service de notre cavalerie legere. Mais le pressant besoin de troupes où s’est trouvé la reine de Hongrie dans cette derniere guerre, l’a obligée de se servir de tout ce qu’elle a pû ramasser dans ses Etats, même des nations barbares, qui n’avoient jamais eu de commerce avec les Turcs, et qui dans les premieres campagnes de Bohême et de Baviere, nous traitoient de même. C’est donc cette multitude de gens distingués par des bonets et par des pelisses de toutes espèces et de toutes couleurs, qui nous a forcé de lever en 1744, et les années suivantes, les régimens de Grassin, de la Morliere, des Cantabres, des Volontaires-Bretons, de Gantés, de Guesreick, et plusieurs compagnies franches, outre une infinité de partis qui sortoient tous les jours de l’armée.

Avec toutes ces troupes, jointes à nos hussards, nous devînmes les maitres de la campagne, et surtout en Flandre, où nous poussâmes nos partis bien avant dans le pays ennemi, et sur les derrière de l’armée des alliés qui n’avoient pas la même quantité de hussards que dans les campagnes de 1742 et de 1743.

L’avantage d’une armée qui a beaucoup de troupes legeres, est encore bien plus certain contre un adversaire qui n’en a point ; à leur défaut, il est obligé de se fatiguer nuit et jour, pour couvrir les convois et les fourrages, éclairer ses marches, pourvoir à la sûreté de ses postes exposés à de continuelles allarmes. Dans une action, il est contraint, pour garder son bagage, de laisser une partie de ses troupes, qui lui serviroient utilement ailleurs, s’il n’avoit à garantir son camp d’une irruption, qui, outre le tort infini que cause à une armée la perte de ses équipages, peut mettre le desordre dans des troupes qui voyent le feu à leur camp.

Comme la France est le plus souvent en guerre contre l’Empire, soit comme partie principale, soit comme alliée, pour maintenir l’équilibre entre les Puissances de l’Europe, il est très-avantageux à la nation d’avoir toujours pendant la paix un fond de ces sortes de troupes, qu’on peut augmenter en tems de guerre autant qu’il est nécessaire, pour opposer au grand nombre de Hongrois et d’autres troupes de cette espéce, que l’Empereur est en état d’envoyer à ses armées. Aussi-tôt qu’ils sont rassemblés ils deviennent de parfaits cavaliers, par l’agilité propre à cette nation, et par l’habitude qu’elle a dès l’enfance, à manier sans cesse les chevaux ; ce que n’ont pas la plupart des François, qui naturellement n’aiment le cheval que pour leurs besoins, sans vouloir s’assujettir à lui rendre tous les soins nécessaires à son entretien. Aussi leur faut-il plusieurs campagnes, et sur-tout dans notre cavalerie legere, pour comprendre la nécessité de s’attacher à leurs chevaux ; et encore n’arrivent-ils pas à ce degré de perfection de les mener et de les gouverner, comme la nation hongroise, qui par l’adresse, par la force du corps et du tempérament, par la ruse et par la témérité de ses cavaliers, par la bonté et la vîtesse de ses chevaux, doit être estimée la meilleure cavalerie legere de l’Europe pour la petite guerre.

Le hussard a le plus souvent son cheval sellé pendant la campagne, sans lui donner un moment de repos ; mais il en a autant de soin que de lui-même : il partage son pain avec lui, et ne pense jamais à manger, qu’il ne lui ait donné en abondance, tout ce qu’il lui faut. D’ailleurs, le Hongrois est inconstant, et passe à chaque instant d’un parti à l’autre ; sur-tout du côté du plus fort, par l’espoir de butiner sur le plus foible ; néanmoins il finit toujours par retourner chez les siens.

L’Allemand est encore très-propre pour former un cavalier de troupes legeres, par le grand soin qu’il a aussi de son cheval, de ses armes et de ses équipages : mais en général les capitaines françois qui recrûtent des déserteurs de ces deux nations, s’exposent à ruiner leurs compagnies, ainsi qu’il est arrivé au régimens de Grassin et des volontaires bretons dans les deux premieres campagnes. Il est cependant bien vrai que si nos regimens de troupes legeres nationales, se recrûtoient d’Etrangers, il en résulteroit un grand bien pour la nation, à cause de la grande consommation d’hommes qu’ils font pendant la guerre, qui est au moins moitié par campagne ; ce qui contribue beaucoup à la difficulté de trouver des sujets pour toute l’infanterie françoise ; mais alors il faudroit que le roi leur fît fournir tous les ans des chevaux, des habillemens, et des armes, ainsi que cela se pratique chez les Allemands. Pour se procurer cet avantage, il en coûteroit infiniment au roi, par les mutations continuelles qu’il y a dans ces corps, et qui se trouveroient multipliées dans le cas où ils n’admettroient que des étrangers dans leurs compagnies. D’ailleurs, aucune nation n’est plus propre que la nôtre pour composer l’infanterie des troupes legeres, par sa vivacité et par sa bonne volonté ; or, cette infanterie fait la force de nos partis, de nos détachemens, et la sûreté de nos postes en avant.

Il est néanmoins très utile de recevoir dans ces corps un certain nombre d’étrangers, Allemans, Flamans, Italiens, et autres, lorsque le théâtre de la guerre se trouve dans leur païs ; car ils vous servent de guides, d’espions, et même d’interprêtes : cette derniere espéce est dangéreuse ; il faudroit qu’un chef pût s’en passer, ou du moins qu’il en eût un de confiance et d’une discrétion à toute épreuve ; car de-là dépend le plus souvent le bonheur ou le malheur d’une entreprise.

Chapitre II – Des qualités nécessaires aux fantassins et aux cavaliers des troupes legeres, et de leur armement

Le fantassin de troupes legeres doit être fort et robuste, autant que cela se peut trouver, sans s’attacher à la taille, qui convient beaucoup mieux à la cavalerie et aux dragons. Un homme de cinq pieds, bien jambé et bien ramassé est donc préférable à celui de cinq et demi, qui n’a pas la même force et la même vigueur. L’âge doit être encore un objet d’attention car il faut attribuer la grande consommation d’hommes qui s’est faite dans les régimes de Grassin, de la Morliere et des volontaires-bretons, à la quantité de jeunes gens qu’ils ont engagés, lesquels n’étoient pas encore en état de soûtenir la fatigue ; tous nos hôpitaux s’en sont trouvés remplis pendant la guerre.

L’habillement court et leger de ces regimes, peut avoir aussi contribué à toutes les maladies et à toutes les mortalités qui régnoient dans l’infanterie de ces corps, sur les fins de campagne, et qui n’ont pas été si fréquentes dans le régiment de Grassin, dont tous les soldats étoient munis d’un manteau. Un habit d’une bonne longueur, et d’une bonne longueur à proportion, leur est bien plus utile que celui d’un Prussien, qui n’est pas assez ample ni assez long pour les garantir des injures de l’arrière-saison, tems auquel les troupes legeres fatiguent et souffrent le plus.

Le bleu, comme moins apparent, est la couleur la plus convenable à ces troupes.

Des bonnets de différentes façons sont presque en général la coeffure des regimens de troupes legeres de France. Cette singularité qui plaît à la nation, influë, à ce qu’on prétend, sur la facilité de recrûter ; cependant il est certain que le chapeau va beaucoup mieux au François que toute autre espéce de coeffure que nous pouvons emprunter des étrangers ; il pare mieux la tête et n’écrase point un homme comme certains bonnets de feutre ; de plus, on trouve par-tout des chapeaux ; il n’en est pas de même de ces bonnets dont il faudroit toujours avoir un magasin pour suppléer à ceux qui se perdent de mille manières pendant une campagne. D’ailleurs, l’expérience journaliere nous apprend que le chapeau est d’une plus grande utilité pour se garantir des pluies et des chaleurs ; les soldats de nos corps dans les campagnes dernieres, avoient presque tous leurs bonnets pendus à leur havresac, et des chapeaux sur leur tête. C’est alors, et à l’imitation des étrangers sortis de la Hongrie, que nous avons introduits en France toutes ces pelisses et tous ces bonnets ; avant on n’en connoissoit que dans nos régimens de hussards.

Le fusil et la bayonnette sont les seules armes nécessaires à l’infanterie, l’épée n’étant que pour la parade.

Il n’est pas besoin de parler ici des munitions dont on sçait qu’un soldat doit être fourni en abondance, principalement dans nos corps, selon l’exigence des cas ; il est indispensable à toute l’infanterie d’avoir des outils propres à remuer la terre, et d’autres à couper. Il faut de plus dans presque toutes les entreprises, être muni de toutes les machines et de toutes les matieres qui peuvent en accélerer et en assurer le succès ; ce qui regarde la prévoyance des chefs.

Le cavalier de troupes legeres, doit avoir la force et l’agilité du corps ; la taille depuis cinq pieds deux pouces, jusqu’à cinq pieds quatre, à proportion de celle de son cheval.

Le mousqueton, les pistolets et le sabre, sont les armes qui lui sont propres, le sabre est le plus nécessaire ; le droit est préférable, comme le plus meurtrier par sa pointe, dont les plaies sont beaucoup plus dangereuses que celles d’un sabre courbe ; cependant toutes les cavaleries des troupes legeres, même celle des régimens étrangers en France, ne porte que de ces derniers.

Il est démontré par l’expérience, que le premier mouvement d’un cavalier dans une mêlée, est de porter le sabre haut, soit pour frapper, soit pour parer ; il ne veut point connoître l’avantage de la pointe comme le cavalier espagnol, qui est armé d’une longue épée, par conséquent, dans la nécessité de frapper d’estoc. Un seul coup de pointe dans le corps tue un homme ; ce que ne feront pas souvent vingt coups de tranchant. Depuis que l’usage de la lance et des casques a été aboli en France et chez les étrangers, il est à remarquer que dans tous les combats de cavalerie, la plus grande partie des blessures ne vient que du tranchant de l’épée, et non de la pointe.

Un cavalier ne doit faire usage de ses pistolets que dans un pressant besoin, pour sauver sa vie ou se tirer de quelque mauvais pas. Le feu de la cavalerie, à moins qu’il ne soit à bout touchant, fait plus de peur aux chevaux, que de mal aux hommes.

Le mousqueton est très-nécessaire à la cavalerie legere, pour harcéler, et même pour se garder elle-même lorsqu’elle est détachée en avant, et qu’elle est obligée de mettre pied à terre pour laisser reposer ses chevaux et passer la nuit sans infanterie.

Chapitre III – De l’espèce et des qualités nécessaires à un cheval de troupes légers ; de la selle

Les chevaux hongrois et ardennois, comme les plus durs et les plus vîtes, sont ceux qui conviennent le mieux pour monter un cavalier de troupes legeres ; ils sont cependant sujets à bien des défauts : au surplus, il n’est pas aisé d’en avoir, principalement des Hongrois, parce que ceux des déserteurs sont accordés à nos régimens de hussards ; nous ne pouvons nous en procurer que dans les rencontres où nous avons le dessus. A l’égard de ceux des Ardennes, il n’est pas possible que le païs en produise assez pour remonter toutes les troupes legeres de France, et même celles de l’Empereur qui sont dans les Païs-Bas. Pour suppléer à ce défaut, nous avons la Normandie qui en fournit de très-beaux et de très-bons, dont nos régimens se sont bien trouvés pendant la derniere guerre. On peut encore en tirer de la basse-Navarre, et de l’Auvergne, mais en très-petite quantité ; cette espéce de chevaux montagnards ne soutient pas si bien la fatigue que le cheval normand, qui à la vérité, n’est pas si fin ni si leger.

La taille d’un cheval de troupes legeres doit être depuis quatre pieds cinq pouces jusqu’à sept ; au-dessus il seroit trop haut, et au-dessous trop bas pour se tirer d’un mauvais pas : il doit être muni de toutes les qualités qui caractérisent un cheval vigoureux ; car il est très-certain que son cavalier en est plus hardi et plus entreprenant : un César sur un mauvais cheval, seroit fort embarrassé de sa valeur. La nécessité d’en avoir de bons pour le service des troupes legeres, paroît encore plus évidemment dans les occasions où il faut harcéler et mener battant une troupe sur laquelle on a le dessu, ou faire une retraite longue et précipitée devant un ennemi supérieur.

espéce de selle, moyennant une bonne couverture pliée en quatre sur le cheval, ne le blesse jamais quand il est bien sanglé. On a vû même dans la derniere guerre des chevaux hongrois qui étoient restés sellés presque toute la campagne, sans se trouver que fort peu blesses. Cette selle en outre, est extrêmement legere, n’embarasse que très-peu le cheval, ne se casse que bien rarement, et est peu sujette à réparation ; elle éleve son cavalier, le soutient par-devant, et le rend ferme à cheval, même quand il se dresse sur ses étriers pour allonger un coup de sabre. La selle françoise est susceptible de mille réparations pendant une campagne ; à chaque détachement, à chaque grand’garde qui rentrent, il y a toujours la moitié des selles hors d’état de service. Les chevaux en se couchant et en se roulant, cassent les arçons, les sangles, les croupieres ; même au piquet, lorsqu’un corps trop en avant est obligé de rester sellé nuit et jour pour sa sûreté ; quand il faut faire des détachemens, des patrouilles, monter des grands-gardes, les nouveaux cavaliers remettent leurs selles cachées, et reviennent de leurs courses avec leurs chevaux blessés ou dégarotés, ce qui affoiblit et fatigue extrêmement un corps, qui est obligé de fournir, à chaque instant, des détachemens pour l’armée, indépendamment de ses partis et de son service journalier pour sa garde. Voilà ce qui a obligé les régimens de Grassin et de la Morliere, à leur seconde campagne, à prendre des selles hongroises.

Chapitre IV – De la levée d’un corps de troupes légères

La premiere opération d’un colonel chargé de former un corps de troupes legeres, est la nomination de tous ses officiers ; si l’intérêt y préside, les emplois se donnent aux plus offrans, et non à la capacité. Si au contraire, le mérite est préféré, il ne regarde que les gens de réputation, d’expérience et de conduite. On sent aisément la différence qu’un chef doit mettre entre les premiers et les derniers ; son avantage, sa gloire, sa réputation, et celle de son régiment, en dépendent. C’est en débutant à la premiere campagne par des coups hardis, et des entreprises bien conduites, qu’on établit cette réputation qui ne peut s’acquérir dans un corps composé d’officiers aussi novices dans le métier que leurs soldats.

Lorsqu’un colonel a obtenu de la Cour des quartiers d’assemblée, pour former, armer, équiper, et monter les Compagnies qui se forment dans les provinces sous des officiers destinés et envoyés pour cet effet, il ne doit épargner ni précautions ni soins pour presser cette besogne, et rassembler, le plutôt qu’il peut, tout son corps dans un même lieu, afin d’avoir le tems de faire ses revûes, de renvoyer tout ce qui ne vaut rien en hommes et en chevaux, d’exercer, de discipliner, et enfin de se mettre en état d’entrer de bonne heure en campagne, et d’y paroître lestement ; principalement s’il est assez heureux pour servir dans l’armée du roi ; les moindres actions y font beaucoup d’éclat et ne restent point sans récompense.

Chapitre V – Du colonel des troupes légères

Il est absolument nécessaire qu’un colonel de troupes legeres soit homme de service, et connoisse parfaitement la partie de la petite guerre ; puisqu’il est responsable d’un corps que le roi lui a confié, et qui par sa position en avant sur le païs ennemi, est à chaque instant exposé à être enlevé.

En supposant à un chef de nos corps tous les sentimens qui doivent le guider, non-seulement dans les actions militaires, mais dans celles qui concernent la police et la justice de son régiment ; il doit être prudent, vigilant et entreprenant ; avoir la connoissance parfaite de la carte du païs où il fait la guerre ; avoir de bons espions et ne mépriser aucun avis. De là dépend la sûreté de son corps, et la tranquillité d’une armée, par les nouvelles qu’il peut donner à son général de la position et des mouvemens de l’ennemi.

Dans un poste fixe et hasardeux, un colonel de troupes legeres ne doit point manquer d’inquiétude en aucune façon, soit en tenant continuellement sa troupe sous les armes, et son bagage chargé, soit en prêtant l’oreille à des représentations qui viennent souvent de la timidité qu’inspire le voisinage de l’ennemi, et qui se répand dans toute la troupe ; soit enfin par quantité de faux avis dont un chef est assailli dans ces occasions, et qui souvent le déterminent à abandonner un poste, en oubliant son devoir, les regles de l’art, et toutes les précautions qui pouvoient le garantir d’une surprise.

Si un colonel de troupes legeres n’est point entreprenant dans les choses qu’il exécute ou qu’il fait exécuter, il ne s’acquerrera jamais par des coups hardis et surprenans, cette grande réputation qui a élevé aux premiers honneurs dans les siécles passés, et principalement dans celui-ci, les officiers qui se sont distingués par des services importans.

Il faut non-seulement qu’un colonel, mais tous les officiers qui menent des partis à la guerre, donnent quelque chose au hazard, selon l’exigence des cas, et avec toutes les précautions qu’ils ne doivent point ignorer : car, le plus souvent, ce n’est point dans les entreprises préméditées et les mieux concertées, qu’un chef réussit ; mais dans une occasion que le hasard et la fortune lui présentent. Enfin, la petite guerre est un métier d’avanture, et ceux qui la faisoient dans le quinziéme siécle sous les Bayard, sous les Montluc et autres, se nommoient avanturiers. Il y a des positions où un chef doit entendre les conseils et les avis des officiers de son corps, et s’en tenir à celui qui lui paroît le plus salutaire pour se tirer d’un mauvais pas, ou pour exécuter une commission dangéreuse ; mais aussi il doit garder un secret inviolable dans tous ses projets : et s’il les confie à une personne ou deux tout au plus, il faut qu’il ait avant, bien éprouvé leur discrétion.

Lorsqu’il se trouve dans nos corps des officiers qui se distinguent par leur zéle et par leurs actions, le colonel ne peut se dispenser sans la plus grande injustice, d’en informer le ministre de la guerre et le général de l’armée, afin de leur procurer les graces du roi, et de mettre l’émulation dans son corps ; car ce sont leurs actions qui lui donnent cette réputation qu’il doit partager avec eux. Il seroit donc de la derniere ingratitude à un chef de rendre réversible à lui seul, non-seulement tout l’honneur, mais tout le fruit des travaux de ses officiers ; il détruiroit la bonne volonté, l’espérance et le courage, pour faire place aux murmures et aux plaintes. Que de reproches et de mauvais propos n’occasionne-t-il pas encore, lorsqu’il veut gérer les affaires de son régiment, avoir la manutention des espéces et en faire l’emploi ? Cette conduite, fût-elle accompagnée de la probité la plus scrupuleuse, laisse toujours de mauvaises impressions dans l’esprit d’un corps, et même des étrangers ; d’où naissent les dissentions, qu’un Chef injuste représente au ministre sous le voile de la cabale et de la mutinerie, lorsque ce n’est que l’effet d’un mécontentement général des Officiers de son régiment, qu’il peut éviter en laissant aller les choses selon l’usage établi dans tous les autres corps, et en se conduisant par la justice et par les loix militaires.

Dans un régiment de nouvelles levée, le colonel ne sçauroit trop marquer de fermeté pour y établir l’ordre, la discipline, et l’harmonie, qui se rencontre rarement dans un assemblage de gens qui ne se sont jamais vûs ni connus. Il doit y faire faire le service avec toute l’exactitude possible, n’y recevoir que des hommes et des chevaux propres pour le métier ; et ainsi du reste.

Comme il y a des compagnies plus malheureuses les unes que les autres, qui se trouvent ruinées à la fin d’une campagne ; on doit leur procurer, quand cela se peut, des aisances pour se rétablir, et sur-tout dans le cas où il n’y a point de la faute du capitaine, mais que des accidens inséparables de notre état en sont la cause. Enfin c’est de la conduite d’un chef que dépendent les bons ou les mauvais succès d’un corps de troupes legeres en campagne.

Il y auroit encore une infinité de choses à dire sur son article, dont on aura sujet de parler à chaque instant dans ce traité.

Chapitre VI – Du lieutenant-colonel

Le lieutenant-colonel est la seconde personne sur laquelle roule le plus souvent en tems de guerre une partie du détail et du service d’un corps de troupes legeres. Il est presque toujours détaché, a ses espions, envoie des partis à la guerre, rend compte directement au général, qui lui donne des commissions particulieres. Enfin, il est quelquefois toute une campagne avec son détachement, sans rejoindre le régiment. Il ne doit donc rien ignorer de son métier, puisqu’il partage avec son chef, les actions et les mouvemens du corps. Sa conduite dans ses opérations militaires et dans la discipline de son détachement, doit être telle que celle du colonel dont on vient deparler ci-dessus. Au surplus, il doit avoir l’attention de donner avis, autant qu’il est possible, à celui-ci, de sa position, de celle des ennemis, de ses courses, de la conduite de sa troupe, et de son service journalier.

Lorsqu’un lieutenant-colonel n’est point détaché aux ordres d’un général, mais que son chef le place en avant pour la sûreté ou la commodité du corps, il ne doit rien entreprendre ni exécuter sans lui faire part préalablement de ses projets, si ce n’est dans les circonstances heureuses où la fortune présente une occasion favorable et infaillible qu’il faut saisir sur le champ. Tous les officiers particuliers, commandans des détachemens, doivent en agir de même en pareille rencontre, et quoiqu’en poste fixe, parce que c’est le métier des troupes legeres, à moins qu’ils n’ayent des ordres contraires.

Il faut donc indispensablement, pour l’union et la bonne harmonie d’un corps, qu’un lieutenant-colonel soit attaché à son chef ; et quelque mécontentement qu’il puisse avoir de lui, il doit du moins se conduire à faire croire à tout le monde, qu’ils vivent dans une parfaite union ; autrement il se forme des partis, des dissentions préjudiciables au service. Il ne doit point donner chez lui accès aux murmures et aux plaintes contre son colonel ; mais il doit prévenir par des représentations plus ou moins vives, tout ce qui est contre le bon droit et la justice ; une pareille conduite peut déterminer un chef à faire des réfléxions sur ses torts.

Enfin il faut à un lieutenant-colonel beaucoup de fermeté pour établir et même pour entretenir dans un corps qu’il commande le plus souvent, le bon esprit, la regle et la discipline. L’amitié et la familiarité dans lesquelles il a vêcu avec ses camarades avant de parvenir à ce grade, ne doivent point le dispenser de les faire servir avec la derniere exactitude ; cela doit s’observer avec d’autant plus de soin, que dans nos corps le moindre relâchement peut causer des malheurs infinis en campagne.

Chapitre VII – Du major

L’état d’un major de troupes legeres, qui veut remplir tous ses devoirs pendant la guerre, est susceptible de beaucoup de détail, d’attention, de mouvemens et de conduite ; car non-seulement il est chargé et responsable de la manutention des finances du corps, mais encore de la subsistance, de la discipline, de la police, et souvent de la levée. Il doit être toujours prêt à rendre compte des fonctions de sa charge au ministre, à l’inspecteur, au colonel, et même aux capitaines pour ce qui les concerne.

Si un major se repose entierement sur ses aides du soin de la discipline et du détail, il n’est point dispensé pour cela de s’attacher à son métier, et de s’informer exactement de tout ce qui se passe journellement dans la troupe. Il ne sçauroit apporter trop d’attention à ce que la subsistance ne se trouve jamais altérée, soit par sa trop grande dépense, soit par son jeu, soit par des avances considérables aux officiers, même au colonel. Il seroit d’autant plus repréhensible, que la passion du jeu et du faste, ne devroit jamais s’emparer de ceux qui sont dépositaires des deniers publics, et qu’un colonel ne peut d’autorité exiger de grosses avances de son major, qui cependant en peut faire sans partialité, et lorsqu’il a des fonds, à certains officiers, qui ont eu du malheur pendant la campagne.

Il est très-utile pour un corps de troupes legeres, d’avoir un major qui a sçu gagner par son mérite, la confiance du général et de l’état-major de l’armée ; il peut procurer des commissions brillantes et des positions avantageuses pour les courses et pour le bien être de la troupe.

Un officier-major ne sçauroit apporter trop de diligence et de ponctualité pour prendre tous les jours l’ordre au quartier général, et trop de précision pour le rendre au corps ; de là dépendent tous les mouvemens, et souvent dans les retraites d’armées, le salut d’un régiment de troupes legeres.

Chapitre VIII – De l’aide-major

Un aide-major par son état est chargé de tous les détails du ressort de la discipline, de la police et de la subsistance d’un corps ; il est toujours porteur des ordres du chef, et même, lorsque par sa capacité, il a gagné la confiance de celui-ci, souvent il prend sur lui tout ce qui peut contribuer au bien du service en général, et en rend compte au commandant. Dans un quartier il doit assurer la tranquillité par sa vigilance et par son activité à visiter nuit et jour les postes, pour voir s’ils sont allertes, et le logement des cavaliers et des soldats. Il fait faire toutes les distributions de vivres et de munitions à la troupe, et a l’attention de rendre responsables les maréchaux-des-logis et les sergens, des munitions de guerre, pour éviter la dissipation qui s’en fait souvent mal-à-propos, par la négligence des soldats qui perdent leurs cartouches, ou les vendent aux païsans, ou s’en servent pour allumer du feu.

Par-là nous nous sommes trouvés quelquefois en campagne dans le besoin de munitions, sans pouvoir en obtenir de l’armée, à cause de cette dissipation.

Il ne doit sortir aucune garde, ni aucun détachement du quartier, que préalablement ils ne soient assemblés par l’aide-major, pour faire son inspection sur les armes, sur les munitions de guerre, et quelquefois de bouche, sur les chevaux, sur leurs équipages, et même sur l’habillement, afin de faire rétablir journellement tout ce qui périclite. Lorsqu’il se trouve dans un détachement pour la guerre, un homme trop foible pour soutenir les fatigues d’une course, il le renvoie, et le fait remplacer par un plus vigoureux. Il en fait de même des chevaux blessés ou déferrés. Quand les détachemens reviennent de la guerre, il va visiter les hommes et les chevaux, afin de sçavoir toujours ce qui est en état de marcher à la troupe. Ces attentions produisent un grand bien pour les capitaines. En entrant dans un poste, c’est lui qui va asseoir les gardes aux endroits qu’il a reconnus avec le chef. Si la position du régiment est tranquille et non fatiguante, il a soin d’exercer principalement les nouveaux soldats et les chevaux neufs. Il est d’usage lorsque le colonel ou le lieutenant-colonel vont en détachement, d’avoir avec eux un aide-major pour porter des ordres à toutes les troupes, les poster, les rassembler en cas d’allarmes, les visiter souvent la nuit, et pourvoir à leurs rafraîchissement. Il entre dans le détail des espions, et des avis qu’il peut tirer du païs. Enfin un bon aide-major est l’ame d’un corps. Le colonel d’un regiment de troupes legeres de nouvelle levée, ne sçauroit apporter trop de soin pour s’en procurer un tel qu’il le faut pour mettre d’accord sa troupe sur un bon pied ; ce qui influe par la suite, sur toutes les actions de cette troupe.

Chapitre IX – Du capitaine

Les capitaines d’infanterie et de cavalerie dans nos corps, ne sçauroient trop s’attacher à la connoissance de leur état ; car dans les courses qu’ils font continuellement sur le païs ennemi, ils ne doivent le plus souvent attendre de secours que de leur valeur et de leur bonne conduite. Or, un Officier qui par indolence, n’auroit jamais fait que son service journalier au corps, seroit très-déplacé à la tête d’un détachement dans un païs perdu, environné d’ennemis, sans connoissance de la carte et de la langue. Aussi un pareil officier a-t-il le désagrément de voir donner à ses camarades, même à ses cadets, par préférence à lui, les commissions hazardeuses qu’un chef ne peut confier qu’à l’expérience et à la capacité, et ensuite les graces attachées au zéle et à l’émulation.

C’est en allant souvent à la guerre, qu’on acquiert, par gradation, toutes les qualités d’un grand officier, qui conduisent aux honneurs, aux grades supérieurs, et enfin au point qu’un général d’armée vous confie un corps de troupes considérable. Combien d’exemples n’avons-nous pas de gens sortis des emplois les plus subalternes, parvenus, par leurs talens, aux premieres charges militaires ; et combien de grands généraux, avant de commander dans les armées, se sont fait un devoir d’aller en parti sous des chefs expérimentés.

Les choses essentielles auxquelles doit s’attacher un officier de troupes legeres, sont, la connoissance parfaite de la carte du païs où il doit faire la guerre, et de la langue, afin de se passer d’interprête. Il faut qu’il posséde parfaitement la pratique et la théorie de son métier ; qu’il connoisse tous les talens particuliers de ses soldats, même de ceux des autres compagnies ; qu’il ne mette que des hommes bons pour le service et de bons chevaux dans la troupe, afin de ne point tomber dans l’inconvénient de tout perdre, les soldats par leur trop grande jeunesse ou par leur mauvaise constitution ; et les chevaux par leur trop peu de vigueur et de legéreté, qui font périr avec eux leur cavalier.

Un capitaine qui connoît ses intérêts, ne manque jamais de voir sa compagnie le plus souvent qu’il peut, sur-tout lorsqu’elle revient de détachement. Il reconnoît par lui-même l’état des hommes, des chevaux, des armes, et des équipages, et enfin de tout ce qui y périclite, afin de faire faire exactement toutes les réparations journalieres, qui lui en épargent de bien plus considérables à la fin de la campagne. Il évite par ces attentions tous les malheurs inséparables d’une compagnie négligée, comme d’avoir beaucoup de soldats à l’hôpital, presque tous ses chevaux blessés et hors d’état de servir, des armes, des selles, des équipages cassés, et le reste de cette compagnie ruiné et excédé par la fatigue du service qu’elle est obligée de faire pour tous les éclopés ; et après tout cela le plus grand malheur pour ce capitaine, est d’être obligé d’abandonner sa troupe, par l’impossibilité où il est souvent de la rétablir.

La subordination et l’obéissance sont les premiers principes de notre métier, puisqu’elles font mouvoir tant de milliers d’hommes ; il ne doit donc jamais y avoir aucun relâchement, et principalement dans nos corps de troupes legeres ; autrement il n’est pas possible de contenir le soldat. Le grand point d’un officier qui va souvent en parti, est d’établir dans tous ses détachemens une obéissance aveugle, sans laquelle il ne peut jamais faire de bonnes manœuvres, même dans les entreprises les plus faciles et les mieux concertées ; au contraire, il se fait détester des gens du païs, par les désordre de sa troupe, qui lui attirent souvent les ennemis sur les bras, et quelquefois dans un tems où il ne se trouve pas en posture de les recevoir.

Un capitaine de cavalerie pendant la guerre, qui craindroit de hazarder et de perdre des chevaux, seroit très-déplacé dans les troupes legeres ; il ne verroit jamais, qu’à regret, aller ceux de sa compagnie en détachement et en course ; et combien ne souffriroit-il point, lorsqu’il apprendroit la quantité de ses chevaux tués, pris, ou emmenés par les déserteurs ? Cette perte montoit à moitié par compagnie, l’une portant l’autre, dans les régimes de Grassin, de la Morliere, et autres, à la fin de chaque campagne.

Rien n’est si ordinaire dans nos armées, que d’entendre dire que les troupes legeres en France ne font point des coups aussi hardis que les hussards impériaux ; comme d’enlever des généraux, et d’autres officiers entre deux colonnes ; et des équipages dans un quartier, sur les aîles de l’armée, ou sur les grands chemins, dans le commencement et sur la fin des campagnes ; de fondre sur une grande-garde à la tête d’un camp, ou sur un régiment qui décampe ; et enfin d’interrompre toutes les communications, même celles qui sont sur les derrieres de l’armée. Il faut convenir de tous ces faits ; mais en même-tems, il faut faire attention aux facilités qu’ils ont de les exécuter. Ils s’introduisent, par petites troupes, dans tous nos postes, sous même vêtement, même langage, et même distinction que nos hussards de France, dont ils sont souvent déserteurs. Ils trompent nos patrouilles par leurs réponses au qui vive, et par la connoissance qu’ils ont de notre service. Tous ces petits partis sont abandonnés par les capitaines, à la conduite d’un waguemestre ou d’un caporal, à qui l’espoir du butin inspire une témérité surprenante, qui, néanmoins, les perd souvent ; mais sans aucun préjudice pour le capitaine, qui n’est chargé ni de remonte, ni de recruës, ni d’entretien. Nos troupes legeres nationales, n’ont point ces mêmes avantages contre un ennemi qui est toujours gardé par des milliers de Hongrois à pied et à cheval, qui sont toujours en alerte, et à travers desquels nos partis françois ne pourroient pénétrer, sans trouver des difficultés insurmontables, par le peu de conformité qu’il y a entre ces deux nations, pour le langage et l’habillement, et par la régularité et les précautions qu’ils ont dans le service. Ces sortes de tentatives ne seroient donc que très-préjudiciables au roi et aux capitaines, par la perte de l’élite de leurs hommes et de leurs chevaux ; si ce n’est dans le cas où l’on seroit en guerre contre une nation qui n’auroit point, ou que très-peu de troupes legeres.

Chapitre X – Du lieutenant

Le service ordinaire des lieutenans, cornettes et sous-lieutenans de nos régimens en campagne, est de conduire les avant-gardes et arrieres-gardes, battre l’estrade avec des petites troupes pour reconnoître le païs, apprendre des nouvelles des ennemis ; ramener, chemin faisant, des bourgmestres, des baillis et autres ; monter la grand’garde ; visiter souvent leur compagnie ; faire panser devant eux les chevaux blessés, et regarder les armes et les équipages les uns après les autres, afin d’y faire faire les réparations nécessaires. Lorsqu’un chef en reconnoît parmi eux qui ont des talens, de la bonne volonté, et de l’intelligence, il ne doit laisser échapper aucune occasion de les avancer, et de faire usage de leur capacité, en leur confiant de petits détachemens pour aller en course, et pour apprendre leur métier. Cette distinction d’un colonel doit leur inspirer beaucoup de zèle et d’émulation ; et c’est par ce moyen qu’un lieutenant de troupes legeres acquiert l’art de conduire des partis considérables.

Chapitre XI – Du maréchal-des-logis et du sergent

Comme il est d’usage de ne prendre que des gens de service pour faire des maréchaux-des-logis et des sergens dans les compagnies, il s’en trouve souvent qui ont pour la guerre des talens supérieurs à leur état, lesquels joints à une bonne conduite, les élevent au grade d’officier. Il y a quantité d’occasions où un maréchal-des-logis, un sergent, peuvent se distinguer. Par exemple, lorsque, par leur valeur et par leur fermeté, ils font une défense assez longue dans un petit poste pour donner le tems à la troupe dont ils sont détachés, de se mettre en état de recevoir l’ennemi, ou de faire une retraite en ordre. Lorsqu’ils exécutent avec succès, par leur intelligence, une commission lointaine et dangéreuse ; qu’ils sont assez heureux pour enlever à la guerre des patrouilles ennemies ; qu’ils menent une avant-garde ou une arriere-garde avec conduite et avec valeur, dans une attaque sur-tout de nuit ; enfin lorsqu’ils se distinguent par leur sagesse et par leur application, à tous leurs devoirs. Rien ne doit se passer dans une compagnie qui ne soit à la connoissance du maréchal-des-logis ou du sergent, qui en rendent compte à leurs officiers. Ils doivent sçavoir journellement l’état des armes, des équipages, des chevaux ; se trouver aux heures de les faire boire, de les faire panser, et de leur faire donner l’avoine : on sçait de quelle conséquence sont ces choses pour le service et pour le capitaine. Enfin, il est nécessaire qu’ils soient attachés et attentifs à leurs compagnies, au point de connoître les talens et le caractère de tous leurs soldats ; et de découvrir, s’il se peut, leurs propos, leur façon de penser, leurs complots, soit pour déserter, soit pour aller en maraude, ou pour toute autre chose.

Comme il y aura assez d’occasions dans la suite de ce traité, de parler du devoir de chaque officier, on a passé légérement sur-tout ce qui concerne leur état en tems de guerre.

Chapitre XII – Des précautions à prendre pour se placer et pour se garder dans un poste

Le début et la position ordinaire d’un régiment de troupes legeres qui entre en campagne, est d’occuper les postes qui couvrent la droite, la gauche et la tête de l’armée, pour assurer la tranquillité dans le camp, protéger les fourages et les convois. Mais, soit qu’il ait ordre d’occuper un village, un château, un couvent, une ferme ou un pont, soit qu’il veuille s’établir dans un bois ou dans un verger, le colonel, ou tout autre commandant du corps, avant de s’y loger, doit avoir l’attention de le faire reconnoître, ainsi que ses environs, pour éviter toutes surprises. Après cette premiere précaution, il laissera sa troupe en bataille dans un endroit propre à cet effet ; il ira lui-même examiner, avec une escorte, les lieux les plus avantageux pour placer ses gardes d’infanterie et de cavalerie en avant. Il assignera un lieu d’assemblée, qui est la place ou le cimetiere, s’il est dans un village : il y met des piquets et deux sentinelles dans l’endroit le plus élevé, pour découvrir de loin, autant que le païs le permet.

Comme l’unique objet d’un chef est de rassembler promptement sa troupe à la premiere allerte, il doit occuper le moins de maisons qu’il peut, et distribuer dans une seule, s’il est possible, deux ou trois compagnies d’infanterie avec leurs officiers.

Il est très-dangéreux de loger la cavalerie, par la grande difficulté de la tirer des maisons, et de la faire monter à cheval dans un moment d’attaque. Il faut donc indispensablement la faire baraquer à côté de ses chevaux, dans quelque grand enclos, s’il est possible, à la proximité de la campagne ; c’est le lieu seul où elle puisse combattre avec avantage, en pratiquant une sortie assez large pour passer vingt chevaux de front, gardée par un piquet à pied, et par un autre à cheval, placé dans la plaine, qu’on retire la nuit, en bouchant la sortie avec des chariots, et en envoyant successivement des patrouilles des deux troupes, celles à cheval au loin, et celles à pied autour du poste. Les officiers se logent dans les maisons les plus prochaines de leur troupe, s’il y en a ; ou s’ils sont dans une position hazardeuse, ils doivent se baraquer aussi pour leur plus grande sûreté et celle de leurs compagnies, en cas d’allarmes. Le colonel et son état-major, occupent le château, s’il s’en trouve un dans le village, ou bien la maison la plus considérable. Il y établit une garde pour sa sûreté, et un homme d’ordonnance de chaque poste, pour porter ses ordres. Quelqu’autre position que puisse avoir un régiment de troupes legeres en campagne, il se poste et prend ses précautions selon l’exigence des cas et des lieux.

Si les environs d’un poste sont couverts, le soin indispensable d’un chef, doit être de redoubler ses patrouilles, d’envoyer des partis à la guerre pour apprendre des nouvelles de l’ennemi, de visiter souvent des gardes, tant la nuit que le jour, de donner des ordres précis, afin d’éviter la confusion en cas d’attaque ; de pourvoir à la subsistance des hommes et des chevaux ; de rendre libre la communication de son corps à l’armée, si elle est susceptible d’être interrompuë, en occupant des postes avantageux ; de mettre des espions en campagne ; de faire venir tous les bourgmestres ou les mayeurs du païs, sous prétexte de subsistance, afin de les interroger sur la situation des ennemis ; de confronter leurs nouvelles avec celles de ses espions et de ses partis, pour ensuite les faire passer au général de l’armée, si elles se trouvent vraies ; et enfin, d’entrer nécessairement dans mille autres détails qui sont du ressort de la prévoyance d’un commandant. Il faut sur-tout qu’il n’épargne point l’argent, pour être bien informé de tout ce qui regarde l’ennemi : ce point est la base de l’art de la guerre.

Si un colonel, par ordre du général, ou par prévoyance, détache son lieutenant-colonel en avant, ou quelqu’autre officier, celui-ci doit user de toute la précaution, la fermeté et l’activité possible pour n’être point surpris et pour assurer sa retraite. Il peut se garantir de surprise, par les avis de ses espions ou de quelques païsans ou païsannes gagnés à force d’argent, qui s’échap-pent par des sentiers inconnus, pour venir lui apprendre la marche d’un corps de troupes. Il arrive même que les communautés à qui vous avez fait remise des denrées que vous leur aurez demandées, dans l’impossibilité où elles sont de les fournir, vous avertiront, par reconnoissance, de tous les mouvemens des ennemis qui sont dans leurs cantons. Le bon ordre et la discipline dans un païs, peuvent faire le même effet. C’est au bon avis que le fameux partisan Dumoulin recevoit de tout un païs dont il avoit sçu gagner la bienveillance, qu’il attribuoit, en partie, le succès de toutes ces entreprises. Mais comme les rapports ne se trouvent pas toujours fidéles sur la marche ou sur la destination d’un corps de troupes ennemies, il faut avoir continuellement, outre les patrouilles, de petits partis à la guerre, sur-tout la nuit. On peut être averti par les coups de fusil, par l’aboyement des chiens, par des prisonniers ou par des déserteurs.

Lorsque le païs n’est point couvert, on peut se garder le jour, moyennant deux sentinelles posées dans le clocher, sur une tour, sur un arbre. Si un commandant dans un poste néglige les avertissemens qu’il peut recevoir directement ou indirectement, il s’expose à tomber dans de fâcheux accidens.

Durant la campagne de 1745, le colonel d’un régiment de troupes legeres se trouva surpris et investi dans une ferme, pour n’avoir pas mis à profit un nombre infini d’avis qu’il avoit reçu de toutes-parts, de la marche de six mille Anglois. Il fut en cela d’autant plus inexcusable, qu’il sçavoit parfaitement son métier, et qu’il s’étoit mis en risque de tout perdre, si les ennemis n’avoient eu pour objet plus sérieux, le secours de Gand.

Un autre objet d’attention qu’on ne sçauroit trop avoir, est de bien faire reconnoître tout ce qui entre dans un poste, sur-tout la nuit ; car combien d’exemples dans la derniere guerre, d’officiers supérieurs et autres, enlevés entre deux colonnes, dans leur camp, ou en visitant les gardes ? Ces choses arrivent, le plus souvent, par une troupe travestie, ou par la conformité d’habillement des hussards des deux partis.

Chapitre XIII – De la retraite d’un poste attaqué en force

Après qu’un officier détaché en avant de son corps a pris toutes les précautions pour n’être point surpris, il doit assurer sa retraite, en cas qu’il soit attaqué en force ; car, fût-on à la tête du camp, à moins d’avoir un ordre du général de tenir ferme dans un poste, il ne faut jamais compter sur le secours de l’armée ; ce que nous avons éprouvé plusieurs fois. Ainsi le commandant d’une troupe à la guerre, doit avoir pour maxime constante de ne jamais s’enfermer dans un château ou dans tout autre réduit, lorsqu’il est attaqué, parce que sa perte est certaine en l’investissant ; et quelque belle défense qu’il puisse faire avant de se rendre, il est toujours blâmable. Il doit donc absolument faire sa retraite ; qu’elle soit bonne, qu’elle soit mauvaise, il fait le bien du service, en sauvant, le plus souvent, une partie de sa troupe. Un chef de parti peut cependant, dans des circonstances, prendre sur lui de se sacrifier dans un poste avantageux, pour contribuer au salut d’un convoi, d’un fourage, d’une arriere-garde, ou pour quelqu’autre cas pressant, ce qui dépend de sa prudence et de sa capacité.

Un officier exposé par une attaque de nuit, à faire une retraite difficile sur son corps, dont il est éloigné, ne doit point oublier de placer sur le terrain le plus haut de son poste, et à l’écart, un brandon ou monceau de paille et de fagots très-élevé, pour servir de signal, en y mettant le feu, non-seulement au quartier de son régiment, mais même à ceux de l’armée ; car, à ce signal, le colonel envoie des troupes en échelons sur son chemin, pour le recevoir et protéger sa retraite. Il faut éviter, sur-tout, de donner trop legérement dans des fausses alertes, qui sont causées ordinairement par de mauvais avis, ou par des rencontres de patrouilles qui se sont fusillées en se sauvant l’une ou l’autre, et quelquefois toutes deux. Ces alertes arrivent aussi souvent par des terreurs paniques dont on ne connoît point l’origine. Il est certain qu’elles fatiguent une troupe ; quelque cause qu’elles aient, il faut renvoyer par le même chemin, une patrouille plus forte, avec celle qui est venuë donner l’allarme. Si elle vient d’un ennemi en force, la patrouille donne du nez contre, et se retire legérement, après avoir fait son feu. Si, au contraire, elle n’est causée que par une patrouille, la vôtre lui donne la chasse, si elle la rencontre ; mais, à tout événement, on doit se mettre en posture de recevoir l’ennemi : car s’il vient pour enlever le poste, il sera bien supérieur. Alors vous retirez toutes vos gardes, et vous faites vos dispositions pour la retraite, en ordonnant de mettre le feu au monceau de paille et de fagots, pour avertir le quartier du colonel et ceux des environs, que vous êtes attaqué. Si votre retraite se fait par une plaine, vous faites prendre le devant à votre infanterie, et la cavalerie fait l’arrière-garde. Vous la laisserez à l’entrée du poste, pour reconnoître de droite et de gauche, et ne l’abandonner que lorsqu’elle voit les ennemis y entrer en force, afin de ne le point quitter sur une fausse attaque.

Comme ces sortes de surprises ne se font ordinairement que la nuit, il faut se retirer avec assez de diligence pour que votre infanterie ne soit point surprise en plaine au point du jour par la cavalerie ennemie. Sitôt qu’elle a attrapé un terrein couvert, elle doit faire alte, et se jetter des deux côtés du chemin dans les haies et dans les fossés, pour attendre et pour protéger la cavalerie, qui, étant poussée vivement et en désordre, entre dans le chemin, qu’on ferme aussi-tôt, par le feu de l’infanterie, qui arrête l’ennemi. Alors elle fait l’arriere garde et sa retraite tranquillement, par l’avance qu’elle a sur l’infanterie des ennemis, et par le secours que lui a envoyé le colonel, qu’elle trouve en marchant.

Si un poste, par une négligence impardonnable, est surpris de façon qu’il soit en feu dans un moment, il n’y a ni regles ni science militaire qui puissent le garantir. Sa conversation ne peut dépendre que d’un de ces heureux hazards, sur lesquels on ne doit point compter, tels que celui qui sauva les deux compagnies de grenadiers du régiment de Grassin dans la campagne de 1744.

Ces grenadiers étant endormis dans une ferme, furent attaqués à l’improviste, par trois cens hommes des compagnies franches de la reine de Hongrie, qui pénétrerent dans la ferme sans aucun obstacle. La présence d’esprit, la fermeté des officiers, et la ruse d’un tambour, qui battit la marche des dragons, en criant : à moi Dragons, sauva ces deux compagnies, qui repousserent l’ennemi et firent plusieurs prisonniers blessés, dont un lieutenant. Mais cette affaire se passa à onze heure du matin ; elles n’eurent donc point contr’elles les ténébres qui inspirent l’épou-vante et l’horreur à une troupe surprise, qui ne connoît d’autre commandement en pareille situation, que sauve qui peut. Si néanmoins dans ces circonstances, on avoit le tems de gagner un bon cimetiere, une eglise ou une maison forte, avec ce qu’on pourroit rassembler de soldats, on se défendroit dans l’espérance d’un secours, ou du moins de faire une composition meilleure avec les assiégeans ; c’est ce qui arriva à Mr Jacob pendant la campagne de 1741, au village de Bertholds en Autriche. Ce chef fut surpris par trois cens hussards ; sa troupe, logée séparément dans les maisons, et ses gardes endormies, il rassembla tout ce qu’il put d’officiers, de dragons, et de soldats, dans sa maison, où il se défendit au point que les hussards furent obligés d’y mettre le feu. Pour lors, il fit une sortie, gagna le cimétiere, et y tint bon, jusqu’à ce que les ennemis craignant un secours de notre armée, quoique bien loin de là, firent leur retraite avec le bagage et les chevaux de la compagnie de dragons. Mr Jacob de son côté, se retira sur Baudeveis, à travers les neiges, et dans un délabrement affreux, après avoir tué beaucoup de hussards.

Toute troupe attaquée la nuit dans son poste, doit s’attendre à être coupée dans sa retraîte ; c’est pourquoi elle doit éviter les chemins suspects et connus, prendre ses mesures d’avance pour n’être point surprise, en cas qu’elle donne du nez contre l’ennemi, malgré sa prévoyance. Pour cet effet, si elle se retire par la plaine, elle a une forte avant-garde de cavalerie, qui a grand soin de faire battre en avant et sur ses flancs. Lorsque ses cavaliers rencontrent les ennemis, elle s’écarte un peu en marchant à eux, afin de paroître plus nombreuse, en faisant un feu continuel de ses mousquetons, pendant que le corps de la troupe se retire en silence à droite ou à gauche à la faveur des ténébres et du bruit de la mousqueterie, par le terrain le plus avantageux pour l’infanterie.

Si l’avant-garde de cavalerie est chargée brusquement, elle se sauve par un chemin tout opposé à celui par lequel s’est retiré la troupe, en faisant toujours le coup de pistolet, afin d’attirer après elle les ennemis, qui, par cette tromperie, ne joignent souvent que les cavaliers les moins diligens. On suppose que le commandant est convenu de toute cette manœuvre avec l’officier de l’avant-garde. L’infanterie peut en user de même dans un païs couvert pour sauver la cavalerie ; mais dans les cas seulement où l’on est bien certain d’avoir un ennemi beaucoup supérieur en tête et à ses trousses, dont on veut éviter la rencontre du jour.

Si l’on a qu’un seul chemin pour faire sa retraite, comme dans les montagnes, entre deux rivieres, deux marais, ou quelques autres lieux impraticables, la troupe ne peut s’échapper que par sa valeur et par sa fermeté, en passant sur le ventre de ceux qui l’attendent. Cependant, pour ne pas donner dans l’embuscade, il faut faire fouiller exactement en avant à droite et à gauche. Car il arrive souvent, et c’est une très-bonne maxime de petite guerre, de laisser passer l’avant-garde, afin d’attaquer le corps avec d’autant plus d’avantage, qu’il marche dans la sécurité. Il y a des exemples de partisans qui ont opposé la ruse à la ruse, en passant sans avant-garde, le mousqueton haut, et leur troupe serrée, de façon que ceux qui étoient embusqués la laissoient passer, persuadés que c’étoit l’avant-garde. On peut tenter quelquefois ce moyen ; mais il ne réussit qu’à de petites troupes, et dans le cas où l’ennemi auroit en vûë un autre objet plus considérable.

Quand vous avez plusieurs chemins pour vous retirer, il faut toujours prendre le moins frayé, principalement lorsque vous avez quelque soupçon d’être coupé.

Les retraites de jour sont ordinairement plus meurtrieres que celles de nuit, parce qu’on ne peut se cacher à l’ennemi. C’est donc la conduite du chef qui les rend plus ou moins mauvaises. Il peut s’y préparer ou les éviter, en voyant venir à lui une troupe supérieure, ou ayant des avis certains de sa marche par ses partis ou par ses espions. Si cependant un poste est environné de bois ou d’un païs couvert, il est à craindre que les ennemis, par un détour et par une marche forcée de nuit, ne se trouvent le matin en posture de l’investir et de l’attaquer ; c’est ce qu’un chef doit le plus appréhender. Et le moyen de l’éviter est d’abandonner promptement le poste, si bon qu’il soit, sur-tout lorsque la partie n’est point égale, pour se jetter dans un bois, dans un chemin creux, ou dans d’autres lieux de chicanne, qui favorisent la retraite, de quelque côté qu’il puisse la faire.

En 1743, les compagnies franches de la Croix, et de Dumoulin, étant en quartier dans la petite ville de Pharkirehn en Baviere, à trois lieuës d’Eggenfelden, où commandoit Mr Philippe, furent informés par leurs espions et par leurs patrouilles de la marche du général Nadasti, avec l’avant-garde du prince Charles, dont on voyoit déjà les premieres troupes à droite et à gauche de cette ville. Mrs Dumoulin et la Croix, en délibérant s’ils abandonneroient ce poste, se trouverent investis de façon qu’à peine ce dernier put-il s’échapper pour aller rejoindre ses dragons, qui étoient en bataille sur une petite hauteur, en attendant l’infanterie. Cette infanterie voulant faire sa retraite trop tard, trouva en tête une colonne de Talpaches et de Croates qui la firent bien vîte rentrer dans Pharkirehn, où elle se défendit jusqu’à la fin de ses munitions et à l’arrivée du canon ennemi, dont elle essuya quelques coups avant de capituler. Pendant cette attaque, les deux troupes de dragons de Dumoulin et de la Croix, ne s’étant pas retirées assez promptement, furent culbutées de tous côtés par des légions de hussards, qui les taillerent en piéces, les firent prisonniers avec Mr de la Croix, et preque tous les officiers. Il est évident qu’ils auroient pû prévenir ce malheur, si le commandant, qui y fut tué, au lieu de passer la petite riviere sur un pont de moulin, comptant ne point trouver d’ennemis de l’autre côté, avoit continué sa retraite dans un chemin creux qu’il tenoit, entre une chaîne de montagnes et la riviere. Il auroit eu bien moins de hussards à sa queuë, et seroit arrivé en très-peu de temps sur les premiers postes de Mr Philippe. Voilà la triste et unique ressource d’une troupe investie dans une ville, dans un château, ou dans tout autre réduit, de vendre cherement sa vie ou sa liberté ; encore le commandant est-il toujours blâmé de s’être laissé surprendre. Si une troupe est obligée d’évacuer un poste et de se retirer de jour devant un adversaire bien supérieur, son salut dépend de l’avance qu’elle a sur son ennemi et de la nature du païs par où elle marche. Le commandant à la rentrée de ses petits postes et de ses patrouilles, qui sont poussées par les coureurs ennemis, doit faire prendre les devans à sa cavalerie, s’il en a, laissant seulement en arriere dix cavaliers avec un maréchal-des-logis intelligent, pour lui donner avis des mouvemens des ennemis. Il doit composer une bonne et forte arrière-garde, qui ait l’attention, ainsi que le corps, de marcher legérement, afin de ne point perdre l’avance qu’elle a sur l’infanterie des ennemis ; et par conséquent l’avantage que lui donne le terrein de chicane contre sa cavalerie. Mais si, par une lenteur inexcusable, ou par quelque défilé imprévu, elle perdoit cette avance, la retraite devient un combat sanglant, et ordinairement malheureux pour le plus foible, s’il ne se trouve à propos une rivière, un pont, ou un passage aisé à défendre jusqu’à la nuit, ou à l’arrivée d’un secours. De plus, si vous êtes attaqué vivement, on vous débusque de tous ces lieux avantageux, à moins que vous n’ayiez le tems de rompre un pont, ou de faire passer à l’infanterie une riviere, et la cavalerie à la nage ou à gué. S’il se trouve dans votre retraite des plaines à passer, votre cavalerie doit se placer en bataille en face du débouché, votre infanterie passer en bon ordre ; et si elle se trouve suivie de près de la cavalerie ennemie, la vôtre la charge, le sabre à la main, à l’entrée du défilé, afin de l’empêcher de se déployer dans la plaine pour tomber sur votre infanterie. Si vous n’avez pas de cavalerie, vous ne pouvez vous dispenser de sacrifier une troupe à la sortie du chemin creux ou du bois, pour arrêter celle des ennemis, et sauver le reste du corps. Cette manœuvre ne se fait que dans le cas où vous auriez affaire à une nombreuse cavalerie. Si, par un feu bien fourni et bien ménagé, cette arriere-garde ne peut contenir le feu de la cavalerie ennemie, ou qu’elle juge, après un certain tems, que son corps ait traversé la plaine, et qu’elle soit assez heureuse pour n’être point atteinte par l’infanterie des ennemis, elle se jette de droite ou de gauche dans le païs le plus couvert, où elle reste errante jusqu’à la nuit, qu’elle se retire par un long circuit. Voilà ce qui peut arriver de plus heureux à cette troupe.

Si, indispensablement, vous êtes obligé de faire votre retraite de jour par une plaine, vous devez y avoir pourvu d’avance, en conservant continuellement dans votre poste, un certain nombre de chariots, que vous faites marcher en deux colonnes, votre infanterie au milieu, et votre cavalerie à la tête et à la queuë, qui doit manœuvrer de façon à laisser par-tout des ouvertures au feu de l’infanterie. En cas que cette cavalerie soit chargée par celle des ennemis, la vôtre des deux côtés gagne le flanc jusqu’à la tête du convoi, pour faire essuyer à celle des ennemis, les salves des gens de pied, qui l’obligent de s’écarter pour quelque tems. Mais la premiere précaution est toujours d’avoir l’avance sur l’infanterie ennemie, qu’il vous est facile de conserver, en mettant une partie, ou toute la votre alternativement, sur les chariots.

Si, faute de prévoyance, vous vous retirés sans chariots, votre fermeté, votre expérience, et votre présence d’esprit, doivent y suppléer, en disposant votre infanterie et votre cavalerie de façon qu’elles puissent se secourir mutuellement, en ménageant votre feu, et ne le faisant qu’à propos et sans confusion. Vous faites marcher votre troupe de pied, au centre, et celle à cheval, partagée sur les aîles ; avec l’attention de répandre dans la plaine, du côté de l’ennemi, de petites troupes de cavaliers les mieux montés, pour escarmoucher ou reconnoître la marche de votre adversaire et son nombre. Lorsque ces cavaliers sont poussés de trop près, ils viennent se ranger sur les flancs de leur troupe, faisant toujours le coup de mousqueton et de pistolet. Si les coureurs ennemis vous approchent trop, vous leur faites tirer quelques coups de fusils par les plus adroits de vos soldats, sans ralentir votre marche ; car la cavalerie, si elle n’est point dans la ferme résolution de vous choquer, est faite à dessein de vous amuser par des mouvemens et par de petites escarmouches, pour donner le tems à son infanterie d’avancer. Quelquefois elle tente d’écorner votre cavalerie de droite ou de gauche ; mais elle ne peut le faire sans essuyer tout le feu de celle-ci, et celui du flanc de votre infanterie. Si cette cavalerie, soit rassemblée, soit partagée, veut faire un effort pour vous entamer, vous lui présentés toujours un front de bayonnettes, et des salves bien suivies et bien ménagées, qui, jointes à la répugnance qu’a naturellement la cavalerie de se faire tuer des chevaux pour prendre de l’infanterie, la mettre en desordre, et peut-être dans le cas de recevoir un échec par la vôtre.

C’est donc avec une pareille contenance et une pareille conduite, qu’un chef fait une retraite honorable devant un ennemi supérieur par le nombre et par l’avantage du terrein, et se rejoint à son corps, qu’il trouve en disposition de la recevoir par des piquets avancés. Pendant la campagne de 1742 en Bohême, la brigade de la marine fut détachée de l’armée de M. le Maréchal de Broglio, pour garder un passage sur une petite riviere, avec les régimens de cavalerie royal Allemand et de Sabran ; elle y fut attaquée inopinément, le matin du jour de la retraite de Fravemberg, par la tête de l’armée du prince Charles. La cavalerie ennemie passa la riviere à gué pour couper cette infanterie, qui étoit obligée de traverser une plaine d’un quart de lieuë pour gagner le bois. Après avoir retiré ses compagnies de grenadiers qui défendoient un mauvais pont, foudroyé par l’artillerie des ennemis, cette brigade se retira à travers la plaine dans l’ordre suivant : elle se mit en colomne, plaça ses grenadiers sur les angles, et marcha en bonne contenance. Lorsque la cavalerie ennemie se présentoit de front pour l’attaquer en flanc, le sabre à la main, elle faisoit face à droite ou à gauche ; lui faisoit essuyer à propos, une partie de son feu, et continuoit son chemin pendant le tems que cette cavalerie étoit occupée à se remettre de son desordre. Après beaucoup de tentatives de la part des ennemis, pour rompre cette colomne, et l’empêcher de gagner le bois, ils firent un dernier effort pour entrer dans l’avant-garde, en profitant d’un mouvement trop précipité de la part de nos soldats, pour se jetter dans le bois qu’ils touchoient. Mais ce désordre fut bientôt rétabli. Il en couta la vie à quelques-uns des nôtres. Les deux régimens de cavalerie souffrirent beaucoup dans le bois, par la multitude de hussards, et par la nécessité de se rompre. La retraite de cette brigade d’infanterie, fut admirée du prince Charles. Il ne croyoit pas qu’elle dût échapper à sa cavalerie, qui perdit beaucoup d’hom-mes et de chevaux, dans ses différentes charges. Un régiment peut être attaqué de nuit dans son quartier, malgré ses postes en avant, dont le hazard, le silence, ou un détour, peuvent faire éviter la rencontre des patrouilles ; c’est pourquoi un colonel doit toujours être en garde et contre l’ennemi, et contre la négligence de ses détachemens, qui peuvent être surpris endormis ; c’est ce qui arriva dans la campagne de 1746, au pont de Rosselar sur la Dyle, qui étoit gardé par le régiment de Grassin.

Le colonel ayant fait occuper par des piquets d’infanterie, les maisons qui étoient en avant du pont, un corps de Pandours, sortit d’Harscot en deux troupes, et se glissant le long de la riviere, attaqua en même tems à minuit ces piquets à moitié endormis, à cause d’une excessive fatigue qu’ils avoient soufferts, le jour précédent. Ils furent mis en fuite dans les ténébres, sans avoir tiré un coup de fusil ou deux. Les Pandours les suivirent aussi-tôt, et tenterent de forcer le pont avec tant d’opiniâtreté, qu’ils ne se retirerent qu’après avoir perdu leur commandant au pied de la barriere, et avoir essuyés quelques coups de canon. Ils emmenerent plusieurs prisonniers, quelques chevaux, et quelque bagage des officiers ; tuerent un capitaine et plusieurs soldats. On peut voir par cette affaire, que si ce régiment n’avoit point eu la Dyle devant lui, il couroit risque de recevoir un échec, par le desordre affreux que lui auroit communiqué la déroute des siens, et l’attaque imprévuë des Pandours.

C’est donc sur sa prévoyance personnelle, qu’un chef doit fonder sa sûreté et la tranquillité de son corps.

Si, malgré toutes ses précautions, il est surpris, il rassemble, au premier coup de fusil de ses patrouilles ou de ses grands-gardes, son régiment au lieu assigné, met son infanterie en marche pour se retirer par un chemin peu pratiqué, qu’il aura eu soin de reconnoître avant, fait sortir promptement sa cavalerie en plaine, où elle charge dans les ténébres, tout ce qui s’oppose à son passage, et vient se ranger à hauteur de son infanterie. Comme il peut arriver cependant, qu’une troupe inférieure à la vôtre, vienne la nuit vous donner une chaude allarme, pour tâter le poste, et même vous le faire abandonner, il faut, lorsque vous êtes sûr du terrain par lequel vous vous retirer, y mettre votre troupe en bataille, envoyer dans le poste et autour, des patrouilles à cheval et à pied, et juger de son nombre par son bruit et par son feu. S’il est en force, il entre brusquement dans le poste pour vous surprendre ; si, au contraire, il vient à dessein de vous donner une alerte de nuit, pour voir votre contenance, il reste embusqué au loin sur le chemin par où il est venu, envoie une troupe attaquer vos gardes et examiner votre manœuvre, et une autre pour la soutenir. Si, sur le rapport de vos patrouilles, l’allarme se trouve réelle, vous faites votre retraite en bon ordre, et avec les précautions dont il a été parlé ci-dessus. Mais si elle est fausse, vous renvoyés dans le poste des piquets d’infanterie avec des patrouilles, qui, ne le trouvant point occupé, s’y tiennent sur leurs gardes, en attendant le jour, et en poussant toujours de petites troupes de droite, de gauche et en avant, du côté que l’ennemi a paru ; car il pourroit arriver aussi que les ennemis fissent alte avant de vous attaquer, pour mieux prendre leurs dimensions, ou pour donner le tems à une autre troupe d’aller s’embusquer sur le chemin de votre retraite, et vous mettre entre deux feux. C’est pourquoi un chef doit bien avoir attention de faire reconnoître le terrain par où il doit se retirer, et ne doit point non plus abandonner un poste légerement sur une fausse allarme ; car quel desagrément pour lui d’entendre dire à un général : vous avez quitté votre poste sur une fausse alerte, retournez l’occuper.

On parlera dans la suite, des retraites particulieres des détachemens d’infanterie et de cavalerie.

 Chapitre XIV – Des partis, des attaques, des embuscades, et des surprises de jour et de nuit

Lorsqu’un colonel a pris toutes ses précautions pour parer les coups de son ennemi, et pour assurer sa retraite, il ne doit plus être occupé qu’à chercher tous les moyens de lui en porter, soit dans ses postes, soit dans ses marches, soit dans ses détachemens, soit dans ses convois, et soit dans ses fourages. Le succès de tous ses projets et de toutes ses entreprises dépend des bons avis qu’il peut avoir, sur les différens mouvemens et sur les diverses positions des ennemis. Il faut, pour être bien informé, user de tous les moyens dont on a déjà parlé. On peut avoir plusieurs objets en envoyant des partis à la guerre. Tantôt c’est pour apprendre des nouvelles des ennemis, et pour les inquiéter autant que l’occasion s’en présente ; tantôt on veut surprendre un poste, un détachement, attaquer un convoi, une arriere-garde, tomber sur des équipages et sur des fourageurs qui passent la chaîne avec leurs chevaux pour aller en maraude ; enfin quelquefois on veut établir des contributions, ou exécuter d’autres commissions lointaines. Un officier qui sort avec une troupe peut aller en parti, sans avoir d’autre objet que de courir sur l’ennemi par tout où il le rencontre, et de sçavoir ses démarches, a carte blanche ; et ses actions, pendant tout le tems qu’il est en course, roulent sur sa conduite, et sur sa valeur ; il est responsable de la troupe qu’on lui a confiée. S’il la perd, sa vigilance, sa prudence, et sa bonne contenance, doivent se justifier. Après avoir pris un ordre et une instruction par écrit de son chef, il l’étudie avec attention ; il consulte la carte géographique sur le païs qu’il doit parcourir, sur les chemins et sur les détours qu’il doit prendre. Ensuite il voit assembler son détachement, en remarque les braves gens à talens, s’il les connoît, fait visiter les armes et les munitions de guerre ; celles de bouche se prenant ordinairement sur les lieux où l’on passe ; à moins que ce ne soit dans les expéditions promptes, où l’on fait prendre à ses soldats du pain pour un jour ou plus, suivant le tems qu’on doit rester dehors. Enfin, lorsqu’il s’est précautionné de deux bons guides, qui sçavent le local et la langue du païs, il se met en marche, soit de jour, soit de nuit, selon le moment où il veut arriver à portée des ennemis. On peut, si l’on veut tromper les espions, prendre un chemin opposé à celui par lequel on doit aller, et l’on y rentre par un circuit. Si vous marchez de nuit dans un païs couvert, sur une chaussée, dans un chemin, dans un sentier, vous placez votre cavalerie, si vous en avez, derriere l’infanterie, laissant seulement six cavaliers de confiance avec un Maréchal-des-logis, pour aller aux écoutes cinquante pas en avant de la troupe. Votre avant-garde doit être composée d’une troupe choisie d’infanterie, forte à proportion du détachement. Cette avant-garde en doit avoir une autre petite à vingt pas devant elle, l’une et l’autre jettant des soldats de droite et de gauche, autant que cela se peut, pour couvrir votre flanc, et pour éviter les surprises. La cavalerie a une petite arriere-garde ; il est aisé de juger de l’inconvénient qu’il y auroit à mettre une troupe de cavalerie à l’avant-garde, par le desordre qu’elle causeroit si elle étoit chargée vivement dans les ténébres, et culbutée sur l’infanterie dans un terrain serré. Lorsque vous avez fait vos dispositions, suivant l’ordre de votre marche, vous convenez avec vos guides, une demie heure après le départ, des chemins que vous devez prendre, sans leur dire positivement le lieu où vous allez. Vous en placez un en avant à votre petite troupe de cavalerie, et l’autre à l’avant-garde de l’infanterie, en recommandant bien de les tenir de près, afin qu’ils ne s’échappent point, ainsi qu’il arrive souvent. Le moyen d’y remédier est d’en rendre responsables un soldat ou deux, qui les menacent de les tuer, s’ils se sauvent dans une attaque. Pour prévenir les rencontres de l’ennemi, vous ordonnez à toute votre infanterie, au premier coup de fusil, de se jetter d’un côté ou de l’autre du chemin, et à votre cavalerie de se mettre en bataille, en faisant alte, autant que la longueur du terrein le lui permettra.

Votre maréchal-des-logis, avec ses cavaliers, marche ainsi que la troupe, dans le plus grand silence, à cinquante pas en avant. Il s’arrête, à chaque moment, pour écouter et pour s’assurer si l’avant-garde de l’infanterie suit, principalement quand il se trouve plusieurs chemins, qu’il a soin de faire reconnoître. S’il entend abboyer des chiens, ou tout autre bruit ; s’il apperçoit quelque chose, il envoie sur le champ sçavoir ce que c’est, et en donne avis à son commandant par un cavalier. Lorsqu’il se rencontre des défilés, il doit faire alte à une certaine distance de la sortie, pour donner au corps et à l’arriere-garde d’arriver. En attendant, la troupe qui a passé, se met en bataille, et ne marche qu’après en avoir reçu l’ordre du commandant ; ce qui ne doit point se faire, en criant, marche la tête, par le bruit et par la confusion que ce commandement occasionne. Il est prudent et sage de bien faire fouiller un bois avant de s’y enfoncer, sans cependant retarder la marche le moins qu’on peut. Si vous êtes obligé de passer une riviere sur un pont ou sur des bateaux, vous y laissez, pour assurer votre retraite, une troupe d’infanterie, qui se retranche à la tête du pont, avec des fascines et des madriers, ou qui garde les bateaux en les tenant toujours à une certaine distance du bord, à tout événement. Il est bon aussi de voir s’il n’y auroit pas quelque gué pour faciliter le passage à la cavalerie, dans une retraite précipitée. Il faut toujours éviter de passer dans les grands chemins et dans les villages, autant que cela se peut.

Quand vous êtes obligé de donner un rafraïchissement, ou de prendre des guides, vous placez votre troupe dans un terrein ou dans un bois à une portée du fusil du village et du chemin, en faisant aller en avant des patrouilles, et en posant des sentinelles ; ensuite vous envoyez dans le village un sergent intelligent, avec quatre hommes, ou un maréchal-des-logis avec autant de cavaliers, et un de vos guides, pour parler à quelques-unes de ses connoissances, s’il en a dans l’endroit, et apprendre les nouvelles du païs. Après que le sergent a reconnu le village, il va frapper sans bruit à la porte du bourguemestre, du mayeur ou de l’échevin, et lui demande un guide. Celui-ci, qui sait que c’est l’usage, se leve aussi-tôt ; sans quoi on le menace de mettre le feu à la maison. Lorsqu’il est entre vos mains, vous lui demandez deux guides et rafraîchissement, pour la quantité d’hommes que vous avez ; et même pour beaucoup plus, si vous voulez cacher le nombre de votre troupe, et la faire croire plus considérable. Sitôt qu’il a rassemblé sur un chariot les vivres qu’on lui demande, le sergent peut le relâcher, en prenant un homme pour conduire la voiture. Dès que votre rafraïchissement est arrivé, vous vous remettez en marche pour aller en faire usage plus loin. Si, chemin faisant, votre petite avant-garde de cavalerie rencontre l’ennemi, sans pouvoir l’éviter, ni sçavoir sa force, elle ne peut se dispenser d’aller au qui vive, qui est suivi ordinairement de coups de fusil de part et d’autre. Alors votre infanterie se jette, sans bruit, de l’un des côtés du chemin, et votre cavalerie, ainsi qu’il a déjà été dit, reste en bataille, en élargissant son front autant qu’elle le peut. Si l’ennemi est assez imprudent pour donner tête baissée, dans votre infanterie et s’y enfourner, sans vous avoir tâté auparavant, et sans avoir reconnu votre contenance et votre disposition, sa défaite est presque inévitable ; car à la suite du désordre où il se trouve dans les ténébres, en passant sous votre feu, il est encore chargé en tête par votre cavalerie, qui acheve de le mettre en déroute. Si cependant l’ennemi, à votre rencontre, par foiblesse se retiroit, ou vous attendoit dans la même disposition que vous, il faudroit aller à lui, en jetant de petits pelotons d’infanterie pour le sonder et l’inquiéter par ses flancs, et en plaçant le reste de votre troupe à droite ou à gauche du chemin, où vous ne laissez que votre cavalerie, qui n’a d’autre manœuvre à faire en païs couvert, que de remplir la chaussée. Si l’ennemi s’est retiré, vous continuez votre marche. Si au contraire, il vous attend, il trouve à qui parler.

Quand deux troupes se trouvent dans un chemin, sans en pouvoir sortir l’une et l’autre, c’est ordinairement celle qui attaque la premiere, et plus brusquement qui culbute son adversaire. Enfin lorsque vous avez marché toute la nuit, au point du jour, vous vous retirez dans un bois, ou dans tout autre lieu couvert. Vous placez une sentinelle sur l’arbre le plus haut, pour découvrir de loin, et quelques petits postes à l’entrée des avenuës et des sentiers, pour n’être point surpris : on a soin de les faire relever de tems à autre, pour qu’ils ayent le loisir de manger et de se reposer. Vous faites distribuer par des sergens et par des maréchaux-des-logis, les rafraîchissemens à votre détachement, sans bruit et sans confusion, avec l’attention de tenir toujours alternativement, la moitié de vos chevaux bridés, pendant que l’autre mange, et de ne laisser écarter aucun soldat n’y aucun cavalier. Au moyen de ces précautions, on laisse reposer sa troupe, autant qu’elle en a besoin. S’il vous déserte quelqu’un, il faut sur le champ lever le piquet : on en sent aisément la conséquence.

Lorsqu’un chef a pris aussi un moment de repos, s’il lui est possible, selon la vigilance de ses officiers, il s’entretient avec ses guides de tout ce qu’ils peuvent sçavoir sur la position des ennemis, de leurs postes, de leurs détachemens, du païs où il veut et où il ne veut point aller, afin de les dérouter sur ce qu’il a envie de faire. Il faut même tenter, à force d’argent, de séduire l’un d’eux, pour aller reconnoître une troupe ennemie dans un village ou ailleurs, en le menaçant de tuer ses camarades, de brûler son village et sa maison, s’il est traître. On peut se servir aussi d’un soldat, s’il est du païs, en lui coupant les cheveux, et en lui donnant un habit de païsan ; mais il faut être bien sûr de sa fidélité, et n’user du ministere de pareilles gens, qu’avec beaucoup de précaution, afin de ne point essuyer de leur part, une double trahison. Lorsqu’on convient avec eux du lieu où ils doivent venir vous rendre compte de leur mission, on a soin, avant d’y arriver, de le bien faire reconnoître, et de voir s’ils n’y sont point en compagnie. Il est prudent même de n’y point passer la nuit.

Quand le détachement a eu le tems de se reposer, que les sergens ont visité les armes, et les maréchaux-des-logis les pieds des chevaux, avec le maréchal, qui doit avoir une provision de fers, qu’il distribue aux cavaliers, afin de ne point trop charger son cheval, le commandant peut prendre son parti du côté qu’il croit avoir le plutôt des nouvelles des ennemis, en disposant sa marche de jour comme de nuit, à moins qu’il n’ait une plaine à passer ; ce qu’on doit éviter le jour, autant que cela se peut, dans un païs occupé par l’ennemi. Le seul changement qu’il doit faire dans sa disposition, est de mettre un lieutenant, avec vingt cavaliers, à son avant-garde, au lieu d’un maréchal-des-logis. Il a soin d’envoyer le païsan, avec le chariot qui a voituré le rafraîchissement, une demie-heure avant de partir ; afin de lui cacher la route qu’il prend. Il interroge toutes les personnes qu’il rencontre, pour sçavoir ce qui se passe et ce qui se dit dans le païs. S’il apprend qu’il soit passée une troupe dans les environs, de tant d’hommes, il faut toujours en rabattre au moins la moitié : car on sçait que cinquante fantassins, ou cinquante cavaliers qui défilent dans un chemin, paroissent beaucoup plus nombreux aux gens de la campagne, qu’ils ne le sont effectivement. Il ne doit donc point tabler sur leurs rapports pour se décider à chercher l’ennemi, ou à l’éviter. S’il se décide pour le premier, il va à l’endroit où la troupe a passé, en faisant battre, par les cavaliers de l’avant-garde, tous les chemins, les sentiers, et les lieux couverts, afin de n’être point surpris, et de voir, à la trace, la route qu’elle tient. Il demande, dans les villages qu’elle a traversés, si elle est nombreuse ; si elle est composée d’infanterie et de cavalerie. On peut même juger de sa force par l’empreinte des pieds d’hommes ou de chevaux. Cette connoissance s’acquiert par un long usage.

Si vous pouvez avoir des nouvelles positives de cette troupe ennemie, et qu’elle soit à votre proximité, il faut faire en sorte de l’attaquer au moment qu’elle prend du repos, ou qu’elle passe une plaine, si elle n’a point ou très peu de cavalerie ; ou bien dans un défilé, lorsqu’elle se trouve dénuée d’infanterie : ce sont-là de ces sortes d’instans précieux qu’on doit ménager de loin, en côtoyant ou en suivant l’ennemi plutôt deux ou trois jours, que de l’attaquer à son desavantage. Si vous l’atteignez la nuit dans un village, vous formez, avant d’en approcher, plusieurs troupes, pour entrer par toutes les ruës, et pour aller aux chevaux et à la maison des officiers. Vous destinez une partie de votre cavalerie à venir se mettre en bataille sur la place, pour tomber sur tout ce qui veut se rallier, pendant que l’infanterie entre dans les maisons. Le commandant, et le surplus de la troupe, se place à l’entrée du village, dans un terrein propre à appuyer ses gens, et à prendre ou à disperser les fuyards ; avec la précaution d’avoir auprès de lui, les trompettes qui ne cessent de sonner pendant toute l’action, pour inspirer plus de terreur aux ennemis, et pour servir de point de ralliement aux siens. On peut encore à dessein, mettre le feu à quelque mauvaise chaumiere. On convient d’un signal pour se reconnoître dans le feu et dans les ténébres.

Le moment le plus favorable pour attaquer, est une heure devant le jour. Alors une troupe est toujours le plus accablée de sommeil et de fatigue ; mais comme elle peut fort bien ne rester dans le vilage que le tems nécessaire pour s’y reposer, et repartir immédiatement après, il faut saisir l’occasion de la défaire, lorsqu’elle est logée dans les maisons ; ce que vous pouvez savoir aisément, par les païsans ou par des espions. Ne prenez jamais, par préférence, une heure plus tard ; sur-tout si vous avez, après votre coup fait, une retraite longue et dangéreuse à faire ; car vous vous mettez dans le cas de profiter du reste de la nuit pour gagner païs. Si, à l’approche du village, vous ne pouvez éviter de rencontrer une patrouille ou une sentinelle, il faut être prêt à répondre en sa langue, au qui vive ; doubler le pas pour arriver aussi-tôt qu’elle, et porter vous-même l’allarme, en vous répandant, selon que vous en êtes convenu, par-tout le village, en tirant des coups de fusils dans les portes, dans les fenêtres, et sur tout ce qui paroîtra, en mettant le feu aux maisons qui font trop de résistance. La troupe destinée à tomber sur le quartier où est la cavalerie fera main basse sur tous les cavaliers qui voudront monter à cheval, ou se mettre en défense. Une autre ira droit au logement des officiers ; les autres attaqueront les maisons et les gardes qui seront sur la place, ou dans le cimetiere, et dérangeront les chariots ou les autres embarras, pour faire passage à votre cavalerie, qui entrera dans les ruës, le sabre à la main, en faisant sonner la trompette, et fondant sur ceux des ennemis qui voudront se rallier. Il ne faut point s’amuser à faire des prisonniers, que lorsque tout est dissipé ; si ce n’est les officiers, qu’on a soin de faire conduire au commandant, qui annonce où il est par un bruit de trompettes, ou par une chaumiere allumée, comme il est dit ci-dessus. Enfin, lorsque vous avez mis votre ennemi dans un tel désordre et dans une telle confusion, qu’il ne puisse plus se réunir ni se défendre, vous envoyez aussi-tôt de petites troupes dans les maisons, pour faire des prisonniers, enlever le bagage, emmener les chevaux, ramasser des chariots, pour transporter les blessés, les prisonniers, les équipages, et vos soldats éclopés. Tout cela rassemblé, le plus promptement que vous pouvez, vous vous mettez en marche pour vous retirer, plaçant les prisonniers en état d’aller à pied, à la tête de votre infanterie, et les officiers sur les chariots, ou à cheval, à la tête de votre cavalerie qui fait votre avant-garde, avec une petite troupe d’infanterie. Vous laissez seulement un maréchal-des-logis, avec dix cavaliers, à cinquante derriere tout le détachement, et à deux cens quand il fait jour. Vous pouvez encore, par une sage précaution, si vous craignez d’être suivi et inquiété par les ennemis, envoyer devant vous au colonel, une personne de confiance, avec quelques cavaliers, pour l’informer de l’affaire, et lui demander de faire partir des détachemens au-devant de vous, qui puissent protéger votre retraite. Dès que vous lui avez remis votre capture, il envoie les prisonniers au général, et fait vendre à l’encan, les chevaux, les armes et les bagages, au profit du détachement, dont le produit se partage entre tous, selon le grade et selon les regles.

L’avantage d’une troupe qui en attaque et qui en surprend une autre de nuit, même supérieure, est bien certain, principalement quand celle-ci est logée dans les maisons, ou sous des tentes.

Mr de la Croix, durant la campagne de 1742, étant à Eggefelhghem en Baviere avec ses compagnies, apprit qu’il y avoit deux ou trois escadrons de cuirassiers et de hussards de la reine de Hongrie, campés de l’autre côté, en face de la petite ville de Pharkirehn, à leur droite une petite montagne avec des bois, et à leur gauche un marais et un moulin ; il projetta de les attaquer de nuit : pour cet effet, il trouva un baillis du païs, qui conduisit son infanterie à travers une chaîne de bois qui finissoit sur un chemin creux, qui bordoit le camp des ennemis. Mr de la Croix avoit, tout au plus, quantre-vingt hommes d’infanterie, et autant de dragons. Il destina un sergent avec douze hommes, pour entrer dans le moulin où étoient logés les officiers ; tandis que son infanterie attaqueroit le camp ; et que lui, avec ses dragons, resteroit en bataille à portée de la soutenir, et de favoriser sa retraite. Le baillis le mena par des bois et par des sentiers qui n’étoient connus que des gens du païs ; si bien que l’infanterie arriva sur les sentinelles du camp, sans être vûë. Elle pénétra, au qui vive, bayonnette au bout du fusil, dans les tentes, tuant et perçant tout ce qui se rencontroit. Le sergent, avec ses douze hommes, entra en même-tems, dans le moulin, tua un capitaine des hussards, qui lui avoit d’abord cassé la machoire d’un coup de pistolet, en montant à cheval ; presque tous les autres officiers eurent le même tort. Enfin tout ce camp dans un instant, fut mis dans un si grand désordre, que les chevaux qui s’étoient échappés au coup de fusil, couroient ça et là par bandes dans les bois, et devinrent la proie des païsans. Mr de la Croix ayant pris quatre-vingt chevaux et fait bien des prisonniers, avec un butin considérable, fit sa retraite paisiblement.

Quand vous ne trouvez point d’occasions de surprendre une troupe la nuit, il faut en guêter les momens favorables le jour ; cela dépend du secret de votre marche, et des bons avis que vous avez des ennemis. Si par une saison froide ou pluvieuse, vous pouvez tomber sur une troupe qui marche négligemment dans des chemins difficiles, enveloppée dans ses manteaux, ou qui a les armes mouillées, vous en avez bon parti. Il faut donc vous-mêmes éviter de tomber dans cette négligence ; il vaut mieux, pour cet effet, aller plus lentement, et ne point tant faire de chemin dans les mauvais tems.

Lorsque vous voulez faire rafraîchir de jour votre troupe dans un village, vous la placez toute dans une ferme, dans une grange, ou dans un autre bâtiment à l’écart, dans le cas seulement où vous voulez la mettre à couvert de l’injure de l’air, avec la précaution de ne laisser sortir personne, de placer une garde dans le village, et deux sentinelles au clocher ; d’envoyer de petites patrouilles de cavalerie dans tous les chemins ; de tenir toujours la moitié de vos chevaux bridés, et de faire amorcer toutes les armes de frais. Comme il est impossible qu’un détachement en course pour plusieurs jours, passe les nuits dans les bois, sur l’arriere saison et dans l’hyver, on peut prendre les vivres sur un chariot, et le soir en sortant du village, se faire conduire par des guides dans une ferme éloignée des grands chemins, où vous passez la nuit en plaçant à la porte une garde, qui ne laisse sortir ni païsans, ni soldats. On peut même, pour plus grande précautions garder à vüê les premiers, afin qu’il ne s’en échappe aucun pour aller vous vendre : car vous seriez obligé d’en partir promptement, si cela arrivoit. On doit aussi avoir l’attention de ne laisser parler ses guides à personne dans le chemin, afin qu’ils ne disent point le lieu où vous voulez vous retirer.

En général, il est assez difficile de suspendre une troupe le jour dans un païs découvert, pour peu qu’elle prenne les précautions ordinaires pour se garder, si ce n’est dans une embuscade.

Lorsque vous êtes bien informé qu’un parti roule dans le païs ; ou qu’un détachement sort d’un poste pour aller dans un autre, soit pour escorter un convoi ou un général, soit pour en relever la garnison ; sur la connoissance que vous avez de sa marche et de son passage, par vos avis et par vos combinaisons, vous choisissez un terrein propre à former une embuscade, selon le nombre et l’espèce de la troupe à qui vous avez affaire. Si vous avez à combattre une cavalerie bien supérieure à la vôtre, vous vous placez à l’endroit du chemin le plus étroit, et dont les environs sont le plus couverts. Vous laissez la moitié, ou plus, de votre infanterie, à portée de fusil derriere vous, deux cens pas, au moins, hors du chemin, ventre à terre, ou bien cachée, afin d’éviter la rencontre des soldats qu’on jette de droite et de gauche, pour éclairer une marche ; car il est bien certain qu’une embuscade n’est jamais éventée que par la premiere troupe qui se montre trop tôt, ou qui est si proche du chemin qu’un soldat imprudent se fait voir ou tire un coup de fusil. C’est donc ce qu’il faut éviter, en se tenant assez éloigné du passage, pour ôter tout soupçon à l’ennemi. Quand au reste de votre infanterie, vous le portez en avant, assez distant aussi du chemin, pour n’être point vû par une petite avant-garde qui marche quelquefois à cent et deux cens pas devant sa troupe, et qui peut donner l’alerte avant que celle-ci soit entrée dans l’embuscade. Votre infanterie ainsi disposée, vous cherchez un terrein uni au-dessus de vous, pour mettre votre cavalerie à droite et à gauche du chemin, pourvû qu’elle ait une sortie pour tomber sur l’avant-garde des ennemis, lorsqu’elle a devancé votre seconde troupe. Si l’ennemi arrive, ainsi que vous l’attendez, il faut le laisser enfourner assez avant, pour être coupé par la troupe que vous avez laissée derriere ; et sitôt que sa petite avant-garde de cavalerie a passée vos deux troupes embusquées, une partie de la vôtre paroît, qui la charge brusquement, afin de la culbuter sur son corps, et y mettre le desordre. Alors, au premier coup de fusil, ou de mousqueton, votre infanterie se porte promptement derriere, devant, et au centre, et par un grand feu, met la confusion et l’épouvante parmi les ennemis, qui se renversent les uns sur les autres, pour sortir de ce mauvais pas et prendre la fuite. C’est alors que vous en avez bon marché. Votre coup et votre capture faits, il faut user de diligence pour se retirer, parce que les premiers fuyards portant la nouvelle de leur défaite, pourroient vous attirer d’autres ennemis sur les bras. Ce que vous ne pouvez pas emporter, comme le fourrage et les autres munitions, vous y mettez le feu, ou vous les répandez dans le chemin.

Dans la guerre de 1700, Mr Dumoulin étant en course avec un gros parti, dans un moment où l’armée des alliés talonnoit la nôtre de trop près, s’embusqua à cinq cens pas d’un chemin creux, où devoit nécessairement passer la colonne d’équipage des ennemis, à la suite de l’armée. Quand celle-ci eut défilé, et que la tête du bagage, quelque-tems après, fut engagée bien avant dans ce chemin, Mr Dumoulin tomba dessus à l’improviste, battit la tête de l’escorte, la mit en déroute, fit tuer les chevaux des premiers chariots, et mettre le feu à quantité d’autres voitures, ce qui causa un si grand désordre et une si grande confusion dans toute cette colonne d’équipage, que l’arriere-garde des alliés rétrograda pour venir à son secours. Le corps de l’armée fit alte, perdit une demie journée de marche pour rétablir celle de son bagage, et l’armée de France gagna l’avance. Mr Dumoulin se retira tranquillement à l’approche des ennemis, avec la gloire d’avoir bien exécuté la commission dont son général l’avoit chargé.

Si vous dressez une embuscade à une troupe d’infanterie, qui n’a que très-peu ou point de cavalerie, vous vous portez aux environs d’une plaine où elle doit passer.

On peut encore s’embusquer à une certaine distance d’un camp, ou d’une garnison, ou en envoyant une petite troupe de cavalerie tirer sur les sentinelles, prendre des chevaux, etc. Si elle est suivie des ennemis, elle tâche de les attirer, en se sauvant par le chemin de l’embuscade. Lorsque vous marchez et que vous êtes suivi d’une troupe ennemie, soit pour vous observer, soit pour vous harceler, vous pouvez, en remplissant le chemin afin de cacher votre manœuvre, faire couler une partie de la tête de votre détachement de droite ou de gauche, ventre à terre, à deux ou trois cens pas dans le bois ou dans tout autre lieu couvert, et continuer votre route. Quand vous jugez que l’ennemi, qui vous suit toujours, a passé l’endroit où vous avez laissé une partie de votre troupe, vous faites volte-face, en tirant et en marchant à lui. A ce signal, l’embuscade se porte aussi-tôt au chemin, et prend en queuë l’ennemi, qui se trouve entre deux feux, et dans le cas d’être taillé en piéces.

Les embuscades de nuit sont plus susceptibles de confusion que celles de jour ; celui qui y donne ne sçait de quel côté tourner, ni à qui il a affaire. Du reste, elles se dressent comme celles de jour, si ce n’est qu’on les place plus près du chemin, afin de rendre l’attaque plus subite, et de voir sa besogne.

Un officier qui mene un parti à la guerre, ne sçauroit donc trop prendre de précaution pour s’en garder. Lorsqu’il entre dans un lieu suspect, il jette sur ses flancs des petites troupes d’infante-rie à cent et à deux cens pas, et la nuit à dix. S’il est obligé de passer une plaine de jour, il ne s’y engage qu’après avoir bien fait battre les environs.

Dans un païs couvert, quand vous vous rencontrez avec l’ennemi nez à nez, celui qui fait un mouvement pour se retirer, est toujours battu par celui qui attaque vivement, sans donner le tems à l’autre de se reconnoître. Mais, pour éviter ces sortes de surprises, outre votre avant-garde de vingt cavaliers avec un officier, celui-ci détache bien avant de lui, un brigadier avec quatre hommes, qui s’arrête de tems en tems, pour regarder de tous côtés. S’il apperçoit une troupe de loin bien supérieure à la vôtre, il se cache pour n’en être point vû, et en donne promptement avis par un cavalier, à son officier, qui vous le fait passer à toute bride. Cependant il se porte aussi-tôt en avant pour reconnoître si le rapport du brigadier est juste. Vous pouvez le voir aussi vous-même, afin d’en être plus certain. Vous faites votre retraite ; en cas que l’ennemi paroisse et qu’il soit trop près de votre petite avant-garde de cavalerie pour l’éviter, elle se retire legerement par un autre chemin que le vôtre, afin d’y attirer les ennemis, qui, n’ayant point vû le reste de votre détachement, prennent le change par cette manœuvre, et suivent votre petite troupe, dans l’espérance de rencontrer la grosse. Vous pouvez de cette façon, vous tirer d’affaire, en sacrifiant cette petite avant-garde, qui s’échappe encore le plus souvent, par sa légéreté.

Le commandant d’un parti de cavalerie doit redoubler de précautions dans ses marches et dans ses altes ; car s’il est surpris pied à terre, ou défilant dans un chemin ou dans un bois, sa défaite est certaine. Lorsqu’il est indispensablement obligé de marcher dans un païs couvert, sur-tout la nuit, il observe tout ce qui peut en ôter la connoissance aux ennemis et aux gens du païs, en se faisant conduire par de bons guides à cheval, qui lui font éviter les lieux suspects, principalement les villages et les grands chemins. Il passe le jour dans un bois, en se précautionnant d’avance au prochain village, de guides et de vivres pour sa troupe. S’il veut se reposer la nuit, il se place dans une petite plaine, où il fait venir son raffraîchissement, en tenant continuellement la moitié des chevaux de sa troupe bridée, et une pareille troupe à cheval, avec deux védettes à l’entrée des chemins qui aboutissent sur cette plaine. S’il est obligé de défiler dans un chemin creux ou dans un bois, il a soin de faire fouiller de droite et de gauche, autant que cela se peut. Il faut que les officiers et les maréchaux-des-logis ayent bien attention la nuit dans ces marches, qu’aucun cavalier ne dorme à cheval, parce qu’il arrive que le cheval, fatigué aussi lui-même, ne sentant plus le mouvement des jambes et de la main de son cavalier, reste tout court, arrête et coupe la file derriere lui, qui peut s’égarrer, en prenant, dans l’obscurité, un chemin pour l’autre, et en pensant que c’est la tête qui fait alte. Il faut aussi que chaque cavalier ait son chapeau ou son bonnet, attaché avec une corde à la boutonnière de l’habit, sans quoi il le laisse tomber à chaque instant, soit en dormant, soit en donnant contre les branches d’arbre, ce qui cause des altes et des rumeurs dans la troupe.

On doit tâcher d’éviter ces défilés la nuit ; car vingt fantassins y arrêteroient une colonne de cavalerie. Si, en pareille situation, on tombe dans une embuscade, qui ne peut être que d’infanterie, le plus avantageux est de se retirer sitôt qu’on est averti du danger par l’avant-garde. Mais lorsqu’on se rencontre avec une troupe de cavalerie, la retraite est presque toujours une déroute générale. Il vaut donc mieux changer, d’autant qu’on est certain de n’avoir affaire qu’à des gens de cheval, par la raison, qu’ils ne marcheroient pas en force devant l’infanterie dans un chemin creux ou dans un bois.

Si de jour on se trouve en face d’une troupe de cavalerie legere, bien supérieure à la sienne, la seule manœuvre d’un commandant, pour se garder d’une entiere defaite, est de choisir promptement, dans tout son détachement, une arriere-garde des cavaliers les mieux montés, et de les mettre aussi-tôt en bataille sur un rang en avant, afin de cacher sa retraite, qu’il fait faire au gros de sa troupe, pendant qu’il arrête les premiers coureurs des ennemis, avec lesquels il escarmouche le plus long-tems qu’il peut, pour donner aux siens celui de gagner un païs legérement. Lorsqu’il se trouve trop engagé avec l’ennemi, il se sert de la bonté et de la vitesse de ses chevaux, pour se sauver avec sa petite troupe, en faisant quelquefois volte-face, quand il a un peu d’avance, pour sécourir ceux de ses cavaliers qui ont de la peine à suivre, et qui sont trop pressés ; car quoique bien montés, on en perd toujours ; mais on sauve, le plus souvent, par cette manœuvre, le corps de la troupe, pour peu qu’il ait gagné l’avance.

Mille exemples ont démontré dans la derniere guerre, l’impossibilité de se retirer sain et sauve avec cinquante chevaux, devant cent ou cent cinquante hussards ; on peut même dire qu’ils ont souvent battu de nos détachemens de troupes legeres et d’autres, à nombre égal, et peut-être inférieur. Il faut faire habituellement la guerre aux Hongrois, pour apprendre à la leur faire avec avantage. Ils ont sur nous, comme on a déjà dit, celui de la force, un temperament dur, l’exactitude, des précautions, et des ruses infinies dans le métier. Ils attaquent avec une furie et un bruit surprenant en venant croiser le sabre. Si vous pensez à la retraite, ils ne vous donnent pas le tems d’en faire le premier mouvement ; ils vous chargent de tous côtés sur la croupe, sur le flanc, jusques dans vos rangs ; et si vous ne leur opposez promptement une fermeté inébranlable, votre retraite devient une déroute générale. Mais lorsqu’on les prévient, en allant au-devant d’eux avec contenance et avec legéreté, leur ardeur s’évanouit. Ils n’attendent point le choc, et se dispersent en escarmouchant ; c’est alors qu’il faut les pousser vivement, en débandant aussi après eux une partie de votre troupe.

Notre cavalerie françoise peut se ressouvenir qu’à l’affaire de la Troia, proche Prague, les hussards de l’armée du prince Charles se faisoient tuer à coups de pistolet au milieu de nos escadrons, en sabrant officiers et cavaliers dans leurs rangs ; et sans la protection des piquets d’infanterie, la cavalerie de Mr le Maréchal de Broglio y auroit été battue par cette grande multitude de Hongrois. Cette nation ne connoît que l’arme blanche, dont elle se sert avantageusement par sa force et son agilité. Elle ne fait usage de mousqueton et de pistolets, que pour escarmoucher et pour harceler.

Pendant la campagne de 1745, le régiment de Grassin étant en marche pour aller sur la chaussée d’Alost à Gand, arriva au village de Westrem, où il trouva trente hussards du régiment de Caroli, pied à terre, dans le cimetiere. La cavalerie, qui faisoit l’avant-garde, au lieu de tomber dessus à l’instant, leur donna le tems de se reconnoître et de monter à cheval. Aussi-tôt ils vinrent charger, comme des furieux, la tête du premier piquet de cavalerie, engagé dans un chemin étroit ; renverserent, d’un coup de sabre, le capitaine, qui eut le bras cassé, dont il mourut ; et parvinrent, en culbutant tout ce piquet, jusqu’à une compagnie de grenadiers, qui étoit accourue au secours, et qui leur fit en flanc une décharge à bout touchant, dont ils furent presque tous tués ou blessés ; le reste fut pris en se sauvant avec deux ou trois chevaux du régiment de Grassin. Ainsi sans la compagnie de grenadiers, qui vint fort à propos, toute cette cavalerie se seroit peut-être trouvée dans un grand désordre, par la faute de la premiere troupe de n’avoir pas prévenu l’ennemi, sur-tout se trouvant engagée dans un défilé.

Rien ne décide plutôt un combat à votre avantage, que de charger brusquement, le sabre à la main, parce qu’ordinairement l’une des deux troupes n’attend point le coup de poitrail, et cède à la fougue de l’autre.

Toute troupe qui reçoit la charge, le mousqueton haut et le pistolet à la main, est toujours battue ; parce qu’outre le désordre que son propre feux met parmi ses chevaux, elle n’est plus à tems de prévenir l’attaque de son ennemi, qui connoît le peu d’effet du feu de la cavalerie, souvent plus préjudiciable à votre troupe, qu’à celle de votre adversaire, par la confusion qu’un seul cheval de remonte peut y mettre, et même par la fumée qui vous empêche de voir dans le moment la manœuvre de l’ennemi après votre décharge.

La cavalerie des troupes legeres a toujours un avantage sur ce que nous appellons en France grosse cavalerie, et en Allemagne cuirassiers, par la raison que cette premiere, après avoir bien harcélé et tenté en vain de disperser une troupe de ces derniers, a sa retraite assurée dans la vîtesse de ses chevaux.

Un escadron de cuirassiers qui marche serré et avec fermeté, ne craint point le choc de notre cavalerie legere ; mais si par un faux mouvement, ou par une manœuvre trop lente, il s’ouvre ou prête la croupe, il est chargé vivement dans l’instant ; d’où s’ensuit quelquefois un désordre qu’il est difficile de réparer devant un ennemi qui le presse de tous côtés. On pourroit citer plusieurs exemples là-dessus de la part de hussards de la reine de Hongrie, contre quelques troupes de dragons et de cavalerie dont nos armées ont été témoins.

L’unique ressource de la cavalerie legere contre la grosse, est dans l’agilité avec laquelle elle mene et tourne ses chevaux, qui sont de trop petite taille pour se heurter de poitrail contre ceux de la cavalerie ordinaire. La premiere n’a donc point d’autre manœuvre à faire contre celle-ci, que de se répandre autour d’elle, et de la harceler à coups de mousqueton et de pistolet ; et lorsqu’elle la presse et l’oblige de faire volte-face, la cavalerie legere se jette de droite et de gauche, toujours en escarmouchant sur les flancs, pour éviter le feu de l’escadron, qu’elle charge encore en croupe dans l’instant qu’il fait son mouvement pour continuer son chemin. Si la retraite de cet escadron est longue, elle lui devient pénible et dangereuse, par le nombre des blessés et des tués qu’une chaude escarmouche occasionne dans une troupe rassemblée, contre laquelle une autre éparpillée tire à coup sûr.

La derniere guerre nous a bien prouvé qu’il n’est point impossible qu’une troupe de cavalerie legere en batte une de cuirassiers en plaine à nombre égal, et cela par un faux mouvement, comme on vient de le dire.

Dans un chemin ou dans un terrein étroit, cette derniere passeroit sur le ventre à l’autre, fût-elle bien supérieure. Mais aussi il est bien rare que la grosse cavalerie prenne des hussards en plaine, si on excepte celle d’Espagne.

Dans la campagne de 1741, Mr de Mortagne ayant été chargé de pousser un corps de quinze cens hussards rasciens, au-delà de St. Polten en Autriche, avec deux mille chevaux, tant cavaliers, dragons, que hussards, débanda trois régimens de ces derniers, dont deux de hussards, qui menerent battant les ennemis, jusqu’à la vûë des faubourgs de Vienne, après les avoir forcé dans différens postes. Malgré la valeur et le zéle avec lesquels se comporterent nos dragons dans cette affaire, tous les prisonniers furent faits par nos hussards ; les dragons n’en firent pas un seul, et cela, soit parce que les chevaux manquent de legéreté, soit parce qu’eux-mêmes ne sçavent pas les manier avec autant d’adresse que les Hongrois. On peut dire de là qu’il faut des troupes legeres pour faire la guerre aux troupes legeres. Un parti de cavalerie qui cherche le moment favorable d’en battre un autre, n’oublie rien de tout ce qui peut lui cacher sa marche. S’il peut être informé du lieu où le parti qui suit doit passer la nuit, ou une partie du jour pour se raffraîchir, il s’embusque à une demie-lieuë de là, plus ou moins, selon que le terrein est propre pour se cacher ; ensuite il envoie un espion ou deux par différens chemins, pour reconnoître la position de l’ennemi, sa vigilance ou sa négligence. S’il apprend qu’il soit de jour dans un village négligemment pied-à-terre, les chevaux débridés, les cavaliers répandus dans les maisons pour boire, ou pour chercher du fourrage, et les officiers rassemblés buvant et mangeant chez le curé, ou au cabaret, il se glisse, par le chemin le plus couvert, afin de n’être point vu des sentinelles du clocher ou des autres endroits ; et s’il rencontre une patrouille, il la suit assez legérement pour arriver en même tems qu’elle ; mais il feroit bien mieux de l’enlever. En entrant dans le village, le commandant marche, en bon ordre, droit à la place où sont les chevaux, afin de tomber subitement sur tout ce qui voudroit se réunir à l’alerte qu’auroient donné les coups de mousqueton de la patrouille en se sauvant. Il charge un maréchal-des-logis et dix hommes d’aller à la maison où sont les officiers pour les prendre et les empêcher de joindre leur troupe. Ensuite lorsqu’il a mis l’ennemi dans une telle confusion qu’il ne peut plus se rallier, il détache un certain nombre de cavaliers avec des officiers, pour faire des prisonniers et rassembler leurs chevaux ; sans cependant s’amuser à courir de côté et d’autre, pour attraper ceux des ennemis qui se sauvent ou se cachent. Il est plus prudent, quand on a le meilleur de la prise, les officiers et les chevaux, de gagner païs promptement avec vos prisonniers, sans armes, à la tête de votre détachement, sur leurs chevaux sans bride, ayant chacun un de vos cavaliers qui tiennent leur cheval par la longe. Si votre retraite est trop longue pour la faire sans raffraîchir, vous vous jettez, à l’entrée de la nuit, afin de n’être point vû, avec un guide que vous prenez sur les lieux, à droite ou à gauche de votre chemin, en un premier village. Après vous être fait fournir les vivres qui vous sont nécessaires, vous allez vous rafraîchir plus loin, en rassemblant dans un lieu vos prisonniers, avec une bonne garde qui doit en répondre. Lorsque votre troupe a eu le tems de se reposer, vous continuerez votre route par le chemin le plus court, sans reprendre celui que vous avez quitté le soir, où vous risqueriez de quitter les ennemis, si, sur la nouvelle de la défaite d’un de leurs détachemens, ils vous avoient suivis.

Si un commandant, sur le rapport de ces espions, se dispose à attaquer une troupe dont il est découvert, et qui a eu le tems de se mettre en état de le recevoir à la tête ou à la sortie du village, il doit avoir pris ses précautions d’avance pour en sçavoir le nombre et la qualité, afin de prendre son parti, soit pour la retraite, soit pour l’attaque, ce qui dépend de sa prévoyance et de sa capacité ; car s’il s’étoit une fois engagé, il ne seroit plus tems de reculer.

Lorsque vous avez suivi ou cotoyé une troupe ennemie durant tout le jour, à une distance assez grande pour lui masquer votre marche, elle ne peut s’arrêter dans un endroit pour y passer la nuit, que vous n’en soyiez bientôt informé, ainsi que de sa position. Vous prenez, en conséquence, vos dimensions pour l’attaquer, soit dans un village, soit dans un terrein enclos de haies, soit dans une plaine. Si elle est postée dans ce dernier endroit, ainsi que cela doit être pour une troupe de cavalerie, il est plus difficile de la surprendre, sans rencontrer une patrouille ou une vedette. C’est pourquoi vous composez une avant-garde d’un tiers ou de la moitié de votre troupe ; vous lui donnez ordre, au premier qui vive, de pousser la vedette ou la patrouille assez legérement, pour tomber à l’improviste sur l’ennemi, avant qu’il ait le tems de brider ses chevaux, de monter dessus, et peut-être de s’éveiller. Elle lui lâche tout son feu en l’abordant, afin de mettre la confusion, comme il arrive toujours en pareille occasion. Les cavaliers assoupis perdent la tête, sans sçavoir de quel côté tourner, ni même où sont leurs chevaux, qui, la plûpart épouventés par le feu, s’échapent à travers la campagne, dans les ténébres, ainsi que leurs maîtres. Pendant cette charge de votre avant-garde, vous la suivez au grand trot et en bon ordre, avec le reste de la troupe, pour achever de mettre en déroute les cavaliers qui auroient eu le tems de monter à cheval et de se mettre en défense.

Presque toutes ces attaques nocturnes se font avec succès et sans beaucoup d’effort.

Dans la guerre de 1700, Mr Dumoulin ayant eu des nouvelles d’un parti de cavalerie qui rodoit dans le païs, le surprit la nuit pied à terre dans un bled, faisant paître tous ses chevaux bridés. Comme ce partisan marchoit à son avant-garde pour écouter, il entendit en s’approchant seul des ennemis, deux ou trois officiers qui causoient, et dont l’un disoit aux autres : Si ce Diable de Dumoulin arrivoit dans ce moment, il auroit bon marché de nous. A ce propos, Mr Dumoulin s’écria à haute voix : le voilà ; à moi dragons : et chargea si brusquement cette troupe, qu’il la mena battant jusque dans les portes de Bruxelles, après voir fait beaucoup de prisonniers, et avoir tué lui-même un des officiers de la conversation, qui l’avoit manqué d’un coup de pistolet. Mr Dumoulin, dans cette occasion, étoit bien inférieur en nombre aux ennemis ; mais il connoissoit par expérience, l’avantage infini de ceux qui attaquent de nuit.

Si vous voulez enlever un ennemi logé dans un village ou dans un lieu fermé de haies, vous devez vous attendre à en trouver les entrées barricadées de chariots. C’est la moindre précaution de la cavalerie pendant la nuit. Il faut donc avoir soin de bien faire reconnoître, par un espion, les jardins, les vergers, et les autres endroits couverts qui y aboutissent, et qui sont pratiquables pour y faire passer la moitié de votre cavalerie à pied, en se glissant, avec un grand silence, par les derrieres ; pendant que vous marchez d’un autre côté aux avenues du village avec le reste de votre troupe à cheval. Vous laissez auparavant, à une certaine distance, vos chevaux de main, avec un officier et le nombre de cavaliers nécessaires pour les tenir et pour les garder. Ils servent de point de ralliement, au moyen d’un trompette qui se fait entendre, ou en mettant le feu à une mauvaise chaumiere, comme il a déjà été dit. Ensuite votre troupe à cheval commence à attaquer, avec un grand feu et un grand bruit, pour décider l’ennemi à courir à ses chevaux, ou à venir défendre à pied l’entrée de son poste ; mais il se détermine rarement à ce dernier parti, parce qu’il ne sait à qui il a affaire. Au premier coup de mousqueton des patrouilles ou des sentinelles ennemis, votre cavalerie à pied entre, soit par un jardin, soit en faisant promptement un passage à la haie, et va droit aux ennemis, qui sont occupés à monter à cheval ou à s’opposer à votre cavalerie, dont ils ignorent le nombre et le dessein. Et effectivement, ce n’est qu’une fausse attaque de la part de cette derniere, pour jetter l’allarme parmi eux, pendant qu’ils sont surpris et chargés d’un autre côté par vos cavaliers à pied, qui se portent en bon ordre par-tout où l’ennemi veut se rassembler, et mettent le feu aux maisons où ils trouvent de la résistance. Votre troupe à cheval tourne autour du poste pour tomber sur les ennemis qui veulent s’échapper ou qui ont eu le tems de monter à cheval pour se rallier. Après les avoir dissipé entierement, vous vous rassemblez avec votre capture, au lieu où vous avez laissé les chevaux de votre troupe à pied, que vous faites monter promptement à cheval pour vous retirer.

Le succès de toutes ces surprises et de toutes ces attaques de jour et de nuit, entreprises sous les auspices les plus favorables, n’est pourtant pas toujours infaillible. Le projet en est bien plus facile à former qu’à exécuter ; un rien le fait manquer ; une circonstance de plus ou de moins dans les avis, trop de précipitation, trop de lenteur, un coup de fusil tiré par hazard, la désertion d’un soldat, la rencontre d’une patrouille, la découverte d’une sentinelle, la trahison d’un païsan, et enfin la prévoyance et la précaution de celui à qui vous voulez porter des coups ; tout cela forme le plus souvent des difficultés insurmontables à l’exécution des choses les mieux concertées. Tous ces contretems sont plus fréquens sur le païs ennemi, parce que tout est contre vous. Malgré cela, il est toujours très-satisfaisant pour un chef malheureux dans ses entreprises, de n’avoir rien à se reprocher du côté de la valeur, de la bonne conduite, et en un mot, du côté de la science de son métier. S’il échouë dans une exécution par une résistance trop opiniâtre de la part de son ennemi, à laquelle il ne s’attendoit pas, toute sa troupe doit se rallier au lieu désigné pour cela, aussi-tôt que le commandant fait sonner la retraite par ses trompettes, ou par ses tambours ; autrement il seroit à craindre, si le combat tiroit en longueur, que le feu et le bruit ne lui attirassent sur les bras d’autres ennemis des environs, qui ne manqueroient pas de venir au secours des leurs.

Il est extrêmement rare de voir la grosse cavalerie donner dans les embuscades de la cavalerie des troupes legeres, parce qu’elle est presque toujours en poste fixe, soit en grand-garde, soit dans un fourrage ou ailleurs, et qu’elle n’agit point sans ordre, sur-tout pour courir après un parti qui vient tirer sur ses vedettes. Elle ne peut donc être surprise que lorsqu’elle est détachée pour escorter. Il est bien plus facile d’attirer dans une embuscade de la cavalerie legere, qui est faite pour assurer le repos d’une armée, d’une garnison ou d’un poste, en donnant la chasse aux ennemis qui paroissoient dans les environs pour butiner, ou pour faire des prisonniers.

Les embuscades de cavalerie se dressent dans un bois, derriere une ferme, un verger, un rideau ou autres terreins couverts, sur le bord d’un chemin, d’une plaine, ou à portée d’un pont ou d’un défilé, afin de couper la retraite à l’ennemi, s’il poursuit trop chaudement la petite troupe que vous avez envoyé pour l’attirer.

Lorsque vous attendez une cavalerie ennemie supérieure à la vôtre, il est bon de vous partager en trois troupes pour l’attaquer en tête, en flanc, et en queuë ; non-seulement pour faire paroître votre troupe plus nombreuse, mais aussi pour ôter à votre adversaire le tems de se reconnoître, et l’empêcher de se former. C’est la disposition que fit Mr Dumoulin dans la guerre de 1700, pour battre trois escadrons des gardes de la reine d’Angleterre. Ayant eu avis, par les gens du païs, qui lui étoient tous dévoués, que ces trois escadrons devoient passer par un certain endroit, pour aller dans leur quartier d’hyver, il fit une marche de quinze lieuês dans une nuit, avec sa compagnie de dragons, pour aller s’embusquer dans un bois, en partageant sa troupe en trois. A peine avoit-elle eu le tems de se raffraîchir, qu’il découvrit le matin les ennemis enveloppés dans leurs manteaux, et marchant dans la plus grande sécurité, persuadés qu’ils étoient à plus de vingt ou trente lieuës des François. Mais quel fut leur étonnement lorsqu’ils s’en virent attaqués si brusquement de tous côtés, qu’ils n’eurent pas le tems de se débarrasser de leurs manteaux, et furent tous faits prisonniers de guerre, sans rendre aucun combat. Mr Dumoulin s’étant présenté au carosse où étoit le major qui commandoit ces trois escadrons, lui cria de se rendre ; ce qu’ayant refusé, et même voulant se mettre en défense, il lui cassa la tête d’un coup de pistolet. Ensuite ayant fait ôter les sabres aux prisonniers, les chiens de leurs mousquetons et de leurs pistolets, avec les brides de leurs chevaux, il se retira sur la plus prochaine garnison françoise, qui, ayant reconnu de loin les habits anglois, lui envoya quelques volées de coups de canon, le prenant pour une troupe ennemie. Le roi accorda à Mr Dumoulin la permission de porter dorénavant dans sa compagnie, les étendards et les timballes de la reine d’Angleterre qu’il prit dans cette affaire, et qu’il a retiré en 1743, lorsque son grand âge ne lui permettant plus de servir, sa compagnie passa à un autre.

Il faut remarquer que dans les guerres du regne précédent, les armées des alliés n’ayant pas, comme aujourd’hui, des multitudes de Hongrois à pied et à cheval pour les couvrir dans leurs camps, dans leurs marches et dans leurs retraites, les partisans formoient des projets qu’ils exécutoient avec plus de succès et beaucoup moins de difficultés. Ils parcouroient quelquefois trente lieuës de païs pour enlever un poste, un général, ou d’autres personnes de considération, sans être découverts. Tout le monde sçait qu’un partisan autrichien fit un pareil chemin, et enleva M. le Premier près de Versailles.

Il est infiniment plus aisé d’amener les Hongrois dans une embuscade, que toutes les autres troupes, par le mouvement naturel qu’ils ont de donner au hazard sur tout ce qu’ils rencontrent, principalement quand l’espoir du butin s’y trouve. On peut, pour cet effet, leur présenter des appas, en envoyant autour de leurs postes des cavaliers déguisés en domestiques, avec des chevaux de main, qui prennent la fuite comme des gens égarés, aussi-tôt qu’ils se sont faits voir, ou en prenant, à leur vûë, des vivandiers ou des chevaux, et d’autres bêtes en pâture. Personne ne sçait mieux qu’eux se servir de toutes ces ruses, pour nous engager à les suivre ; ce qui fait qu’ils se hazardent si communément à venir faire le coup de pistolet, à la tête de nos camps, et à y enlever tout ce qui en est écarté. L’attention qu’ils ont est d’éviter les quartiers qu’occupent les troupes legeres, afin de n’être point coupés dans leur retraite.

Chapitre XV – Des avantages réciproques de l’infanterie et de la cavalerie

En général, l’infanterie a presque toujours l’avantage sur la cavalerie, par la raison que dans tous les païs où est la guerre, il se trouve ordinairement plus de terrein coupé ou couvert que de plaines ; si l’on excepte certains païs, comme la Hongrie. D’ailleurs, l’infanterie peut se garantir des attaques de la cavalerie par des marches de nuit ; au lieu que celle-ci ne peut éviter, soit de jour, soit de nuit, de tomber dans les embuscades de l’autre, lorsqu’elle est obligée de faire nécessairement des courses, et de traverser un païs de chicane. Cependant la cavalerie peut avoir aussi sa revanche, en guettant les momens de surprendre l’infanterie en plaine ; ce qui arrive souvent par trop de confiance, ou par la précipitation imprudente d’un chef, de marcher de jour.

On sçait que la supériorité depuis long-tems, est un sujet de contestation entre ces deux corps ; celui à cheval se l’attribue entierement en plaine ; et celui à pied n’en veut point convenir. C’est donc à l’expérience à décider la question. Il n’est guère possible qu’une troupe de notre cavalerie legere entame une campagnie de grenadiers, lorsqu’elle menagera son feu, et qu’elle conservera le sang-froid nécessaire pour se garantir de la confusion. Le choc de nos petits chevaux ne peut avoir assez d’effet pour enfoncer un bataillon quarré hérissé de bayonnettes, et composé de gens assez forts pour en arrêter l’impétuosité. On pourroit cependant citer beaucoup d’exemples dans la derniere guerre, de plusieurs troupes d’infanterie, même de grenadiers, qui ont été taillés en pièces par les hussards autrichiens ; ce qu’on ne peut attribuer qu’à une fausse manœuvre, qui met le désordre dans une troupe, et lui fait tirer son feu tout à la fois, qui est suivi ordinairement d’une déroute générale, par le peu d’assurance qu’un soldat a naturellement lorsqu’il n’a rien dans son fusil. On a vû dans ces momens de confusion, de gros corps d’infanterie se rompre et se retierer en désordre devant très-peu de cavalerie, qui sabroit péle-méle avec d’autant plus d’assurance, qu’elle n’avoit rien à craindre de gens qui montroient le dos, et se précipitoient les uns sur les autres, pour éviter un ennemi que la moindre contenance auroit arrêté.

Mr Jacob dans la guerre de 1733, avec quatre-vingt dragons, fit mettre les armes bas à un bataillon quarré de trois cens hommes d’un régiment allemand ; mais ce fut l’effet de la timidité que l’attaque brusque de ce fameux partisan inspira à l’ennemi. Le commandant fut mis au conseil de guerre pour son peu de fermeté.

Il n’en est pas de même de la grosse cavalerie, qui acquiert en plaine une supériorité incontestable contre l’infanterie, par le choc violent de ses chevaux.

Le commandant d’une troupe de cinquante chevaux faits au feu, bien déterminé à en attaquer une infanterie à nombre égal, choisit quinze ou vingt de ses plus braves cavaliers, qui partent au grand trot, et vont à l’approche du bataillon quarré le heurter du poitrail à toute bride, pendant que le reste de sa troupe le suit de près et en bon ordre. En supposant que le feu de front de ce bataillon ait une direction assez juste pour atteindre tous les cavaliers et tous les chevaux de cette avant-garde, la moitié, tout au plus, tombe sous le coup ; et l’autre, animée par le feu et par le sang, se rue avec furie et avec impétuosité, sur cette infanterie. Le rempart de bayonnettes qu’elle forme n’est point assez fort pour soutenir le poids des chevaux furieux. Les cavaliers n’en sont plus les maîtres ; ils se précipitent sur les coups, et font assez de jour et de désordre pour faciliter l’entrée au reste de l’escadron, qui culbute et renverse ce bataillon, qui ne peut opposer à cette secousse une manœuvre assez prompte et assez précise. Il se rencontre dans ces sortes d’attaques de part et d’autre, plus ou moins de difficultés. L’infan-terie ordinairement plus attentive à l’action de l’enne-mi, qu’au commandement de son chef, ne fait point sa décharge assez à propos, ou la fait avec tant de précipitation, qu’elle n’a nul effet. D’où s’ensuit la confusion, avec la crainte que doit naturellement inspirer à des gens de pied le choc pésant et violent d’un corps de cavalerie. On sçait par expérience que la plûpart des chevaux blessés au poitrail de coups de fusil ou de bayonnette, se jettent dessus et vont avec plus de fureur au-devant. Nous avons vû un cheval de hussard en Bavière, se crever contre un cheval de frise, qu’il renversa. D’un autre côté, il faut peu de chose pour rallentir ou pour arrêter un escadron qui va charger une troupe d’infanterie. Quelques chevaux qui craignent le feu, ou qui ont de la répugnance à passer sur le corps des premiers qui sont tués, mettent ordinairement le desordre, qu’il est bien difficile de réparer sous le feu d’un bataillon.

Attaquer un bataillon par ses quatre faces, c’est lui donner moyen de faire usage de toute sa force, par le feu qui sort de toutes ses parties, contre celles de la cavalerie, qui, se présentant en détail, va conséquemment à une défaite inévitable. Un escadron peut encore heurter une troupe d’infanterie, sans se faire précéder d’une pointe pour faire la trouée ; mais il perd plus d’hommes et de chevaux : ce que doit toujours éviter la cavalerie, parce que n’ayant que des coups à gagner avec l’infanterie, sa victoire lui est immanquablement chere, pour le peu qu’elle perde, et principalement dans les affaires particulieres, qui ne decident de rien pour l’un et pour l’autre parti. Il est à craindre, en outre, que le premier rang de l’escadron étant maltraité par le feu du bataillon, ne se renverse sur le derriere, et ne l’entraîne dans une déroute.

Une troupe d’infanterie qui croit ne pouvoir soutenir le poids du choc des chevaux, peut aussi s’ouvrir à son approche, pour laisser passer l’escadron, qui se trouve, par cette manœuvre, entre deux feux, en prêtant les flancs et la croupe. Il est vrai que ce mouvement est dangéreux pour l’infanterie, quelque bonne disposition qu’elle puisse avoir faite d’avance ; parce qu’elle donne naturellement ouverture à la cavalerie ; et si la précision et l’exécution ne sont point aussi exactes et aussi promptes que le commandement, pour laisser passer l’impétuosité des chevaux, et se refermer aussi-tôt, elle risque d’être rompue dans le moment. Ce sont des inconvéniens qu’un chef peut difficilement parer, quoiqu’il les prévoie.

Ce n’est donc que dans la force et dans la taille avantageuse des chevaux, que la cavalerie trouve une supériorité contre l’infanterie en plaine ; c’est pourquoi anciennement les nations barbares de l’Asie et de l’Afrique, se servoient de différens animaux fougueux, pour renverser celle de leurs ennemis, un jour de bataille. Les Carthaginois, dans plusieurs occasions, se sont servis avantageusement d’éléphans et de tauraux, pour rompre l’ordonnance de l’infanterie romaine ; et peut-être la bataille de Zama n’eût-elle pas décidé de la perte de leur empire, si les Romains, par prévoyance, n’eussent trouvé le moyen de tourner la fureur des éléphans d’Annibal contre lui-même. Depuis ce tems, toutes les nations de l’Europe ont eu des hommes d’armes montés sur des chevaux de la plus grande taille, couverts de fer, ainsi que leurs cavaliers, devant lesquels aucune infanterie ne tenoit. Et si à la bataille de Poitiers le roi Jean n’avoit point engagé toute sa gendarmerie à pied dans un chemin creux, contre l’infanterie angloise, ses ennemis, bien inférieurs, n’auroient pas remporté une victoire aussi complette par la prise qu’ils firent de sa personne, et par la défaite de la fleur de la noblesse françoise.

Il est certain que l’infanterie qui se présente avec contenance, ne craint point les atteintes de la cavalerie des troupes legeres ; celle-ci n’a d’autres conduite à tenir, lorsqu’elle rencontre l’autre en plaine, que de la tâter de tous côtés par de vives escarmouches, sans cependant donner trop de prise à son feu, en se tenant rassemblée ; et si elle peut, par cette manœuvre l’engager à faire toute sa décharge à la fois, elle ne lui donne pas le tems de recharger, et tombe dessus à coups de pistolets et de mousqueton, si elle ne veut point se compromettre le sabre à la main, contre les bayonnettes qui pourroient l’arrêter, pendant que les derniers rangs du bataillon rechargeroient promptement leurs armes. C’est de cette façon que les hussards autrichiens sont venus à bout de battre plusieurs de nos détachemens d’infanterie ; et cela, parce qu’il arrive très-souvent que le feu du premier rang, ou du premier peloton, entraîne tout le reste sans aucun effet, par la précipitation et par la vivacité des soldats des derniers rangs, qui, ayant leurs fusils haut, laissent partir leurs coups la plûpart du tems, sans sçavoir ni comment, ni pourquoi. On a mille exemples de cela, et un commandant, avec tout le bon ordre possible, ne sçauroit prévenir ni remédier à cet inconvénient.

La conduite la plus large que puisse tenir le chef d’un parti de cavalerie, pour le bien du service en général, est de ne point s’obstiner à vouloir entamer une troupe d’infanterie, qui, par sa fermeté et par son feu bien ménagé, lui tuë beaucoup d’hommes et de chevaux, dont il ne peut être dédommagé, même par la défaite de son ennemi ; à moins que ce ne soit par un ordre supérieur, ou pour quelque raison utile au service, auquel cas on doit nécessairement se sacrifier. Ainsi lorsqu’on a sommé, sans succès, une troupe d’infanterie de se rendre, et qu’on l’a tâté de toutes les façons pour l’engager à faire quelque mauvaise manœuvre, il est beaucoup plus prudent à la cavalerie de l’abandonner, que de se faire battre en détail, et principalement aux troupes legeres, dont le choc des chevaux n’est point assez violent pour l’enfoncer.

Fin de la première partie.

Chapitre XVI – Des partis d’infanterie, des attaques et des surprises de poste

Les détachemens d’infanterie dénués de cavalerie, doivent se gouverner à la guerre selon la nature du païs où ils sont en course ; et c’est de leur prudence, de leur conduite et de leur attention à éviter de jour les plaines, qu’ils peuvent attendre un avantage sur l’ennemi.

Le chef d’un parti à pied, en formant un projet, doit bien examiner toutes les difficultés qui peuvent se rencontrer dans l’exécution. S’il est obligé de traverser un païs découvert, ce qui ne peut se faire que dans les ténébres, il doit prendre ses dimensions de façon que son coup soit fait, il lui reste assez de nuit pour faire sa retraite et n’être point surpris de jour en plaine ; autrement il se munit de chariots s’il est possible, pour se retirer plus lestement, et se couvrir contre la cavalerie, s’il a une longue marche à faire. Il passe le jour dans un bois ou dans un bled, dans une ferme ou dans une grange à l’écart, avec toutes les précautions dont on a déjà parlé, et ne va que la nuit. Dans un païs de chicanne, il peut indifféremment aller de jour ou de nuit ; à moins qu’il ne veuille absolument cacher sa marche ; ce qui lui est fort aisé, en évitant les villages et les grands chemins, pour prendre des sentiers où la cavalerie ne peut passer, à cause des petits ponts ou des mauvais pas.

Un parti d’infanterie entraîne après lui beaucoup moins d’embarras et de précautions que celui de cavalerie : tous chemins lui sont propres ; un rien le met à couvert et lui sert d’embuscade. Sa subsistance est plus facile à trouver ; et au premier coup de fusil, il est aussi-tôt prêt, parce qu’il n’a point de chevaux à brider ni à monter. Dans les païs coupés, comme l’Italie, et partie de la Flandre, il a toujours un avantage certain sur l’autre, contre lequel il peut même entreprendre en plaine, lorsqu’une nuit lui suffit pour son exécution et son retour.

Mr de Kermelec partit dans une nuit d’hyver de son poste de Trisstern en Baviere, avec un détachement d’infanterie, pour attaquer un petit camp de hussards autrichien, qu’il dispersa entierement. Il leur prit quarante-cinq chevaux, et fit vingt-cinq prisonniers. On comprend bien le désordre et la confusion qu’apporte une troupe d’infanterie, qui entre pendant les ténébres, dans un camp de cavalerie, bayonnettes au bout du fusil. Tout se met en déroute, hommes et chevaux, sans que cette infanterie courre aucun risque de la part des secours de l’ennemi, si elle ne s’abandonne point trop au pillage, pour ne pas perdre le tems de faire sa retraite avant le jour, le chef dût-il plutôt abandonner quelques soldats acharnés à piller, pour sauver le reste : car c’est ce qui rend, le plus souvent, le retour des expéditions malheureux. C’est pourquoi, lorsqu’un commandant dans une affaire, a fait annoncer sa retraite par le mot de ralliement, et par le son de la caisse, il vaut mieux perdre quelques pillards, que de s’exposer par un retard, à perdre une troupe dont sa prudence et sa conduite doivent répondre. Ces sortes de désordres sont presque toujours inévitables dans des attaques et des surprises de villes ou de villages. Un colonel ne peut les punir avec trop de rigueur ; sans quoi les soldats instruits que tel de leurs camarades, a fait un bon butin, en abandonnant sa troupe, et n’a point été puni, en font de même à la premiere occasion. Un chef, soit en marche, soit dans une expédition, se trouve, par cette tolérance, abandonné de ses gens et à la merci de l’ennemi ; ce qui a fait dans les commencemens, le malheur de quantité de nos détachemens. Mr de Grassin qui en connoissoit les conséquences par expérience, ne manquoit jamais de faire conduire au grand prévôt, ou de faire passer par les armes, lorsqu’il étoit trop éloigné de l’armée, les soldats ou les cavaliers qui quittoient leur troupe dans une action ou dans une marche, pour aller butiner. Ces exemples de rigueur étoient très-nécessaires dans nos premieres campagnes, pour établir la discipline dans un corps, qui par sa composition et par sa position en avant, se seroit livré aux brigandages les plus affreux.

Mr de la Morliere fut obligé d’en user de même dans l’isle de Cad-San, pour réprimer les désordres où l’abondance de cette isle avoit jetté son régiment. L’avidité du gain a encore produit le même effet les jours de bataille, malgré toutes les précautions des commandans, ce qui nous a empêché de faire des coups brillans sur les ennemis pendant leurs retraites. Tous nos cavaliers et tous nos fantassins abandonnoient leurs piquets pour se débander après le bagage ; tandis que les officiers restoient seuls incapables de rien entreprendre : la suite d’un pareil désordre étoit qu’il nous falloit cinq ou six jours pour rassembler les régimens dispersés : les uns étoient à boire au camp avec leurs camarades ou leur parens. Les autres à vendre dans l’armée ou dans les villes et les villages des environs, les effets qu’ils avoient pris. On ne peut donc opposer à ce manque de discipline, des punitions trop séveres ; le service du roi et l’honneur du chef et du corps y sont trop intéressés. Mais cette réforme n’est point l’affaire d’une campagne, dans un nouveau régiment levé à la hâte. Il faut plusieurs années pour le purger des vagabons et des mauvais sujets dont il s’est infecté nécessairement pour être plutôt sur pied.

Il n’y a point de projets hardis qu’un parti d’infanterie bien conduit ne puisse former et exécuter, et sur-tout dans un païs de bois. On sçait avec combien de ruse et de précautions Mr de la Croix fit une course très-longue avec une petite troupe à pied, pour enlever un prince d’Allemagne, son épouse, son fils, et ses équipages ; ce qui lui réussit avec succès, ainsi que sa retraite. Mais ces sortes d’exécutions lointaines ne sont heureuses qu’autant qu’elles sont conduites avec un grand secret. C’est pourquoi lorsqu’un chef veut entrer bien avant dans le païs ennemi, il ne sçauroit trop apporter d’attention à se pourvoir de tout ce qui peut contribuer au succès de son entreprise. Son détachement doit être composé de soldats forts et vigoureux, pour être en état de soutenir la fatigue de la marche, des veilles, et quelquefois la disette des vivres. Il a soin de consulter sa carte, et de remarquer sa route, de concert avec ses guides, afin de ne point tomber dans l’inconvénient d’être trompé dans son calcul par une mauvaise ou par une ancienne carte, qui place un village, une ferme, un bois, un pont, une riviere où ils ne sont point, et où peut-être ils étoient autrefois. On a trouvé quantité de ces erreurs dans la derniere guerre. On sçait de quelle conséquence cela est pour un parti qui doit avoir toutes ses heures comptées, tant pour le moment de son exécution, que pour celui de son retour. Il faut être bien certain aussi de la distance du chemin, afin de la partager également selon les endroits où l’on veut se reposer le jour. Et lorsque les lieux, les situations et les distances marquées sur la carte se trouvent conformes aux connoissances et aux rapports des guides, on ne risque point de tomber dans des erreurs en réglant le pas de sa marche selon que les lieuës sont plus ou moins fortes, et selon la longueur des nuits. Tout ce détail est une affaire de calcul dans lequel il faut nécessairement entrer ; autrement un retard, une avance, une méprise de lieu, de chemin, peut faire manquer une entreprise ; mais principalement le défaut de secret. Aussi un chef doit-il, par une sage précaution, faire courir le bruit qu’il va d’un côté tout opposé à celui où il médite d’aller ; et effectivement il en prend le chemin, afin de tromper non-seulement les gens du païs, mais même ceux de sa troupe et ses guides. Il ne consulte ces derniers et ne leur dit son intention sur les endroits où il veut passer, que lorsqu’il est en marche, et assez éloigné pour ôter le moyen de parler à quelqu’un. Il les fait garder à vûë, sans cependant paroître se défier d’eux. Il faut même leur donner une part, ainsi qu’aux espions, dans toutes les prises qu’on fait ; c’est à quoi ne manquoient pas les anciens partisans des guerres du regne précédent. Aussi trouvoient-ils quantité de ses sortes de gens qui leur faisoient naître des projets, et leur en facilitoient l’exécution. Cela étoit devenu un métier pour les Flamands, les Liegeois, et les habitans des bords du Rhin. La plûpart de ces gens, après avoir conduit souvent des partis, devenoient eux-mêmes très-bons partisans, et parvenoient dans la fuite par leurs talens et par leurs actions, aux grades supérieurs.

Il est nécessaire qu’un détachement qui va à une expédition secrette, se munisse de pain, afin de ne point se faire découvrir en allant en chercher dans les villages. Mais comme il n’en peut porter assez dans une course de plusieurs jours pour sa subsistance, il use de toutes sortes de précautions pour s’en procurer sur les lieux. On détache ordinairement pour cela un sergent ou même un officier qui sçait la langue du païs, avec quelques soldats de confiance, qui ont attention de ne point parler dans le village, pour laisser ignorer de quelle nation ils sont ; pendant que l’officier ou le sergent, tâche de faire croire aux païsans, en parlant leur langue, qu’ils sont de leurs troupes. Autrefois même les partisans avoient toujours huit ou dix hommes déguisés pour faire ces commissions, principalement lorsque leurs habillemens étoient trop connus dans le païs. Comme on a déjà parlé de la maniere et des précautions dont on sert pour tirer un raffraîchissement, il suffit de dire qu’il faut prendre garde que le païsan conducteur du chariot des vivres, ne parle avec les guides, ni même avec les soldats, afin qu’il ne soit point instruit de la route qu’on prend.

Rien ne tient contre une troupe d’infanterie qui surprend et attaque brusquement son ennemi, quelque supérieur qu’il soit, sur-tout la nuit. Cent hommes peuvent donc tenter d’en battre, par surprise, deux ou trois cens. Il ne se rencontre, le plus souvent, dans ces entreprises, d’autres difficultés que dans la retraite, qu’une troupe à pied ne peut faire aussi lestement après une expédition que la cavalerie.

On ne peut gueres se flatter d’enlever, à force couverte, un poste à la tête d’une armée, quoique dans le voisinage des vôtres, parce que certainement il a pourvu à sa retraite ou à sa sûreté, par la vigilance, par la bonté du poste, et par l’espérance d’un prompt secours ; si ce n’est cependant dans les occasions où l’on seroit bien informé de la négligence des gardes et du commandant ; ou que l’on pourroit se faire introduire par des échelles ou des soutérains, en gagnant quelqu’un de la garde ou une sentinelle, ou par le moyen des gens du païs.

Un général peut faire enlever des postes ennemis trop avancés, lorsqu’il est bien persuadé que son adversaire ne les fera point soûtenir, par foiblesse ou par d’autres raisons qui l’obligent de se retrancher sur la défensive, et de ne rien engager.

Les postes en terre sont plus susceptibles d’enlevement que les châteaux, villes, moulins, tours, ponts, etc. Aussi voit-on souvent des gardes avancées forcées et égorgées la nuit dans leurs redoutes ; ce qui leur arrive rarement dans leurs endroits fermés de murs, si elles ne se laissent point surprendre : du moins ont-elles presque toujours la vie sauve, en se rendant, si elles ne sont point sécourues.

C’est ordinairement sur les postes établis pour la communication et éloignés des armées, que le chef d’un parti d’infanterie doit porter ses coups, parce qu’ils ne sont pas toujours sur leurs gardes, et qu’il a le tems, après son exécution, de faire sa retraite sans craindre d’être suivi. Il a pour cet effet, la précaution d’arriver par un détour de quinze ou vingt lieuës, s’il le faut, en se munissant de pain, et en marchant toujours par la partie opposée à l’armée ennemie. Lorsqu’il arrive à une lieuë ou deux du poste qu’il médite d’enlever, soit petite ville ou bourg, soit village ou château, il envoie de jour un espion reconnoître s’il n’y a point de bois, de jardin, de maison ou de fossé, proche de la porte, ou de breche à la muraille ; de quel côté elle est plus basse, s’il y a de l’eau dans les fossés, en quel endroit il y en a le moins, où sont placés les gardes, les sentinelles ; à quelle heure s’ouvrent les portes, de quelle façon et avec quelles précautions ; si la garnison ne doit point sortir bientôt pour escorter un convoi pour quelque lieu. Enfin c’est le métier de l’espion de tirer toutes ces connoissances adroitement, sans paroître trop suspect, par la confiance que l’éloignement donne naturellement à l’ennemi. Il seroit bon aussi d’avoir quelqu’un de l’endroit, pour être encore plus sûr de la situation de toutes ces choses, qu’il faut même absolument sçavoir avant de marcher à l’entreprise.

Sur le rapport de votre espion, vous sortez à l’entrée de la nuit du bois ou de tout autre lieu où vous étiez caché, pour venir vous embusquer à une portée de fusil du poste ; avec l’attention, si vous rencontrez quelqu’un, de vous en saisir et de le bien garder. Si vous vous décidez à escalader, vous placez votre troupe dans une maison ou dans une ferme à l’écart, d’où vous avez bien soin de ne laisser sortir personne ; et vous ramassez toutes les échelles et les autres machines qui peuvent servir à monter, si vous n’avez eu la précaution d’avance d’en faire rassembler dans un endroit secret, la quantité qu’il vous en faut. Il faut supposer que votre espion ait bien jugé à vûe d’œil de la hauteur du mur ou de la brêche ; car presque toutes les escalades se manquent parce que les échelles se trouvent trop courtes ou trop foibles, lorsqu’on est au pied de la muraille. Mais vous vous informez aux gens de la maison de la situation de tout, de la distribution des gardes, des sentinelles, des momens des rondes et des patrouilles ennemies, du logement du commandant et de la troupe. On peut même, de gré ou de force, se faire conduire par un païsan jusqu’au lieu de l’escalade, une heure avant le jour. Vous laissez une petite garde dans la ferme, pour empêcher que personne n’en sorte, laquelle vient vous rejoindre après l’exécution. Ensuite vous marchez dans le plus grand silence, vos échelles à la tête. Ayez l’attention, si cela se peut, de vous présenter à l’endroit du mur où il n’y a point de sentinelle, afin de vous glisser le long jusqu’à la partie que vous vous voulez attaquer. Par ce moyen vous pouvez éviter d’être vû ou entendu, en ne passant pas le fossé vis-à-vis de la sentinelle. Et comme le coup de fusil et l’alerte de cette derniere, pourroit attirer au lieu de votre attaque, la garde de la porte la plus prochaine, ainsi que cela se fait ordinairement, vous faites faire une fausse attaque à cette porte, par une petite troupe, pendant que vous escaladez ; mais seulement dans le cas où vous seriez découvert. Aussi-tôt que vous êtes arrivé au pied de la muraille, vous plantez vos échelles, dont vous faites tenir le pied par des soldats, pour les affermir d’avantage. Vous devez avoir destiné auparavant un certain nombre de braves, avec un officier ou un sergent, pour monter les premiers ; la bayonnette au bout du fusil dans une main, et de l’autre tenant l’échelle. Si vous êtes assez heureux pour que la sentinelle soit endormie, ou qu’elle soit à se promener en dedans du rempart, de sorte qu’elle ne vous apperçoive que lorsque vous êtes sur le haut, vous en êtes quitte pour un coup de fusil, et la moitié de votre troupe a le tems de monter, avant que les gardes soient seulement éveillés. Alors vous marchez à mesure que le reste de vos gens monte. La plus grosse partie va au logement de la troupe et du commandant ennemi ; le reste s’empare des gardes et des postes, que vous ouvrez à ceux que vous avez laissés pour faire la fausse attaque. Mais il faut toujours avoir plusieurs échelles pour monter plus de monde à la fois, afin d’être en état de repousser l’ennemi, si vous étiez découvert par la sentinelle, avant d’être parvenu au pied du mur.

L’hyver de 1741, Mr le Comte de Saxe fit escalader la ville de Prague, sans trouver d’ennemis sur le rempart, qu’une sentinelle, qui tira son coup de fusil, et cette grande ville fut emportée dans un moment.

Mais lorsqu’un fossé plein d’eau environne et bat le pied de la muraille, elle est bien plus difficile à escalader, parce qu’il faut absolument sçavoir la quantité d’eau et de bouë qu’il y a dans ce fossé, afin de se munir d’échelles assez longues, qu’on ne peut passer qu’avec bien de la peine, et sans faire du bruit dans l’eau.

Une partie des troupes de la reine de Hongrie pendant le dernier siége de Bruxelles, surprit la petite ville de Wilvorde, en se glissant dans l’eau le long d’une digue et d’un pont, tua un capitaine et quelques soldats du régiment de Grassin, qui n’eurent pas le tems de gagner le château où il y avoit un détachement de l’armée. Il est vrai que le jeune lieutenant de la garnison de ce château se trouva endormi avec sa troupe, dans le moment que l’ennemi escaladoit le mur qui étoit bas proche de la porte où cet officier étoit de garde.

On doit encore faire attention que la plûpart des murailles des petites villes, bourgs ou châteaux, sont séches, et par conséquent, aussi hautes en dedans qu’en dehors, et aussi difficiles à descendre qu’à monter ; ce qui fait que les garnisons y font des échafaudages de distance en distance dans les angles et dans les tours, pour y placer leurs gardes et leurs sentinelles, qui voyent par ce moyen, sur les fossés et sur les environs.

Lorsqu’il se rencontre trop de difficulté à escalader un poste, il faut tenter de le surprendre, en s’embusquant dans un bois, dans un jardin, dans une maison, ou derriere une haye. A une portée de pistolet de la porte, vous placez encore une petite troupe en avant, ventre à terre, qui se cache, autant qu’elle le peut, pour donner promptement dans cette porte, aussitôt qu’elle est ouverte, en tirant et en tuant tout ce qui veut se mettre en défense ; pendant que le reste de la troupe arrive bien vîte, et s’empare de la porte et du poste, en se mettant en bataille sur place. Mais si vous étiez informé que l’ennemi fît faire des découvertes le matin, avec toutes les précautions qui s’observent dans une place de guerre, c’est-à-dire, en fermant la porte pendant qu’on baisse le pont-levis, ou qu’on ouvre la barriere, il faudroit vous embusquer assez loin pour n’être point rencontré par les soldats ou par les cavaliers de découverte ; avoir un chariot chargé de paille ou de foin, avec un de vos soldats déguisés en paysan, qui parle la langue ou le patois du païs, pour le conduire. Vous pouvez cacher plusieurs de vos plus braves soldats avec leurs armes dans le chariot, ou les faire suivre le chartier, aussi travestis en paysans et en paysannes, avec des paniers ou autres choses dans leurs mains, pour faire croire qu’ils vont vendre des denrées, ayant leurs épées nues ou bayonnettes sous leurs habits. En arrivant sur le pont, ou sous la porte, le chartier doit avoir attention de faire donner une de ses rouës contre une borne ou contre la muraille, de façon que les chevaux ne soient arrêtés et ne puissent aller en avant. Alors vos soldats déguisés tombent subitement sur les armes de la garde, s’ils ont leur belle, en commençant d’abord par tuer la sentinelle. Et si, au contraire, les soldats de garde se trouvoient proche de leurs fusils, soit à la porte, ou dans le corps-de-garde, les vôtres les surprennent en se jettant dessus à coups d’épée et de bayonnette, en les égorgeant, s’ils résistent ; pendant que votre troupe accourt promptement, aussi-tôt qu’elle voit le pont ou la porte engagés par le chariot. Ces sortes de surprises s’exécutent plus facilement un jour de foire, dans le tems de la moisson, ou le matin dans un grand brouillard.

On dit que le vieux la Croix usa d’un plaisant stratagême pour surprendre une petite ville où plusieurs villages circonvoisins venoient en procession un certain jour de l’année. Il déguisa ce jour-là un nombre de ses soldats en paysans et en paysannes ; trois avoient des surplis et des bonnets quarrés ; un autre portoit la banniere, et tous étoient armés de deux pistolets cachés sous leurs habits. Mr de la Croix embusqué proche de cette ville, mit le matin sa procession en marche, qui arriva en chantant à la porte, se jetta sur la garde le pistolet à la main, la dispersa, s’empara de la porte et des armes. Mr de la Croix arriva aussi-tôt qui prit le poste et la garnison sans résistance.

Les villes ou les châteaux où il n’y a qu’une simple porte, sans herses ni barrieres, ou autres ouvrages avancés pour en défendre l’approche, peuvent être emportés facilement de vive force, par le moyen des haches ou d’un pétard. Il en est de même des murailles basses, qui ne sont point flanquées de bastions et de tours.

Les postes qui sont en terre s’enlevent en les attaquant brusquement de tous côtés, et en faisant plusieurs fausses attaques pour faire réussir la véritable. Mais les tours, les moulins, les clochers, sont de si petite conséquence, par le peu de monde qu’ils peuvent renfermer, qu’on ne pense à les enlever que lorsqu’ils sont sur une communication, ou qu’ils incommodent un défilé ou un passage de vivres. Pour lors on les prend, soit par menaces, soit en mettant le feu la nuit à la porte avec de la paille, qui étouffe ceux qui sont dedans, par la fumée, et les contraint de se rendre à discrétion. On peut encore l’hyver, pendant les gêlées, enlever les postes qui n’ont d’autres défenses que l’eau ; mais il faut bien sçavoir avant si l’ennemi n’a pas la précaution de faire casser la glace tous les jours, à quoi il manque rarement.

Il est certain que l’enlevement de tous ces postes est de très-grande conséquence pour l’établissement des contributions, pour la sûreté des partis, et pour interrompre les communications qui couvrent les convois des ennemis.

Un officier qui va à la guerre ne doit point se rebuter d’avoir une grande riviere entre lui et le païs où il veut faire des courses. Il ne s’agit que de bien prendre ses dimensions ; pour y parvenir, après avoir bien consulté sa carte, il envoie de l’autre côté des espions pour sçavoir la position et la situation des postes ennemis ; leur distance à la riviere : car on sent bien qu’il n’entre-prendroit pas de passer un fleuve en face d’une armée ; mais seulement lorsqu’elle est au-dessus ou au-dessous obligée d’abandonner une partie de son païs pour couvrir l’autre. Il a soin de faire reconnoître un passage commode, d’où il puisse entrer secretement dans le paîs par des sentiers couverts. Il ne faut point pour ces sortes de courses, de gros détachemens ; cent ou cinquante hommes tout au plus suffisent, sans cavalerie ; et comme on ne peut être plus de deux jours dans une pareille expédition, sans courir les risques d’être coupé de sa retraite, chaque soldat doit avoir du pain pour trois ou quatre jours, afin de n’être point découvert en s’en faisant donner dans le païs.

Lorsque vous êtes convenu avec vos espions, de l’endroit où vous devez passer le fleuve, vous vous y transportés la nuit, et le passez avec le plus grand silence, et le nombre de bâteaux suffisant, pour que votre troupe n’y soit point trop pressée. Vous devez y avoir pourvu en en faisant venir de plusieurs endroits la nuit, au lieu marqué pour le passage ; car dans le cas où vous seriez obligé de faire une retraite précipitée, il arrive le plus souvent, que vos soldats, poussés trop vivement par l’ennemi, se jettent pêle-mêle, et sans crainte, dans les mêmes bâteaux, qui coulent à fond par la trop grande charge. Si, par prudence, vous ne vous servez point des bateliers du païs pour vous passer, vous ne pouvez néanmoins vous dispenser d’en prendre quelques-uns pour connoître la riviere et guider les soldats conducteurs des bateaux. Il est bon aussi, par prévoyance, de laisser en deça de l’eau, un sergent de confiance avec dix hommes, pour favoriser votre retraite, et pour secourir, avec des bateaux et des bateliers, qu’il a toujours prêts, ceux des vôtres qui seroient en danger de périr, et pour empêcher aussi les gens du païs de passer et d’aller avertir les ennemis devotre passage. En arrivant de l’autre côté du fleuve, il ne faut point aborder sans préalablement mettre à terre une patrouille pour battre et fouiller, à une portée de fusil, tous les environs de votre descente, crainte de surprise et de trahison de la part de vos espions. Après quoi, avant de partir pour entrer dans le païs, vous laissés un officier et trente ou quarante hommes, avec les bateliers pour garder les bateaux, lesquels, par précaution, les attachent les uns à côté des autres, comme si l’on vouloit faire un pont, les pointes cependant tournées contre terre, afin que la troupe revenant en confusion, puisse entrer dedans et communiquer plus promptement d’un bateau à l’autre. Comme le courant les jetteroit aisément à terre par le flanc, il affermir le premier opposé au courant, avec des pieux et des cordes, de façon qu’il tienne les autres au-dessous de lui en respect, présentant les pointes au rivage : l’on suppose que le commandant a fait reconnoître un lieu commode et caché pour sa descente, et à couvert de la grand rapidité de l’eau. Il faudroit qu’une seule corde ou deux tout au plus, tinssent tous les bateaux, afin de se laisser aller plus promptement à l’eau dans un cas pressant. L’officier resté à leur garde, a toujours sur terre une sentinelle, soit sur un arbre, soit sur le rivage, s’il peut découvrir d’assez loin pour n’être point surpris. La nuit, s’il ne veut point hazarder des patrouilles, il tient ses bateaux à une distance convenable du bord, pour ne point craindre l’ennemi, tenant continuellement une partie de sa troupe alerte, et les bateliers distribués sur les bateaux à tout événement. S’il découvre ou qu’il apprenne par un exprès ou par les coups de fusil, que la troupe soit attaquée dans sa retraite, il se place de façon qu’il puisse par son feu la protéger, en montant sur les bateaux, qu’il fait avancer près du bord pour la recevoir. Enfin lorsque vous avez pris toutes vos précautions pour la retraite, vous vous faites conduire dans le païs par vos guides et par vos espions, dans les chemins les plus couverts, en dirigeant votre marche sur l’objet à qui vous en voulez. S’il y a plusieurs postes établis pour la communication ou pour la garde de quelque magazin, il faut toujours tenter d’enlever celui dont la perte peut porter plus de préjudice à l’armée ennemie ; parce que ces sortes d’expéditions au-delà des rivieres ne se recommandent pas souvent impunément. Vous faites un plan d’attaque, selon les avis que vous avez. Si c’est un poste de cavalerie qu’il faut enlever de préférence, parce qu’il y a plus à gagner, vous en avez bon marché s’il est dans un village ouvert. Mais il faut être bien informé des écuries où sont les chevaux, du logement des officiers et des cavaliers, et du lieu où sont les magazins, soit de foin, soit de paille. Alors en arrivant, vous commencez par placer une partie de votre troupe en bataille sur le chemin par où l’ennemi pourroit recevoir du secours, et pour arrêter les fuyards ou ceux qui voudroient aller porter l’allarme aux autres quartiers. Vous envoyez un certain nombre de soldats pour prendre les chevaux, pendant que vous entrez avec le reste de votre troupe, dans le village et dans les logemens des officiers et des cavaliers, en ne tirant d’autant que vous avez affaire à une troupe nombreuse, ou qu’elle veut se rassembler et faire résistance. Votre coup fait le plus promptement qu’il est possible, vous ramenez les officiers, les chevaux, les bagages et les cavaliers, que vous faites passer devant avec une bonne escorte ; et préalablement un exprès et un guide à cheval, pour aller avertir l’officier de garde aux bateaux, de votre retour et de votre capture ; et de faire avancer à son bord par le sergent, les bateaux les plus grands qu’il peut trouver de l’autre côté de la riviere, pour passer les chevaux. Ensuite après avoir rassemblé votre troupe, vous mettez le feu au magazin de fourrages, et suivez legerement votre prise, que vous faites embarquer aussi-tôt en arrivant. Mais si vous étiez suivi de l’ennemi, et obligé de faire une retraite assez précipitée, pour n’avoir pas le tems d’embarquer vos chevaux, ou que vous n’eussiez pas de bateaux pour les transporter ; plutôt que de les abandonner, vous faites deshabiller et monter trois ou quatre nageurs de vos soldats sur les premiers, qu’ils sont passés à la nage au-dessous de vos bateaux, et les autres chevaux suivent d’eux-mêmes presque toujours à la file. C’est une expérience reconnue par bien des partisans des anciennes guerres, qui se sont servis utilement de cette façon pour repasser des rivieres avec leurs captures. Toutes ces entreprises formées au-delà des rivieres, sont plus dangéreuses dans la retraite que dans l’exécution ; parce que l’ennemi étant éloigné de vous, et ayant une riviere devant lui, vit dans la sécurité et néglige toutes les précautions qui peuvent le garantir d’une surprise.

Dans la guerre de 1733, Mr de la Croix ayant passé le Rhin avec un parti, fut suivi des ennemis après son exécution, comme il se retiroit croyant gagner ses bateaux, où il avoit laissé un officier avec cinquante hommes. Cet officier, pour plus grande sûreté, ou par un mal-entendu, s’étoit rangé à l’autre rive du Rhin, ce qui fut cause du malheur de Mr de la Croix ; car n’ayant pas trouvé les bateaux pour repasser, il fut fait prisonnier de guerre avec toute sa troupe, après s’être battu longtems.

On peut encore former et exécuter plus aisément des projets contre l’ennemi, lorsqu’il est séparé de vous par une riviere guéable en plusieurs endroits, comme la Meuse et plusieurs autres. Mais il faut être conduit par un bon guide, et bien faire sonder le gué à chaque pas ; sans quoi vous vous exposez à faire périr votre troupe, particulierement la nuit ; on peut même, par précaution, quand le trajet est périlleux, faire suîvre quelques bateaux au-dessous, pour sauver ceux qui s’écarteroient. Il faut nécessairement laisser une troupe à la tête du gué, qui se retranche le mieux qu’il est possible ; sans cependant masquer l’entrée, pour favoriser votre retraite ; parce qu’il est certainement plus dangéreux de repasser de jour une riviere sous le feu de l’ennemi en défilant sur un gué, qu’en se jettant sur des bateaux et en se laissant aller au courant ; ces derniers, du moins, peuvent répondre, à coups de fusil, aux ennemis, et avec autant d’avantage. Mais les premiers sont obligés de présenter le dos pour se retirer lentement, et tous leurs blessés sont noyés. Il faudroit donc faire porter par un bateau, ou par vos soldats, une certaine quantité de fagots, pour faire, à la hâte, un retranchement à la tête de ce gué, qui vous protégeroit par son feu, jusqu’à ce que vous fussiez passés, ou qu’il fût forcé par l’ennemi ; auquel cas la garde en mettant le feu au retranchement, se jetteroit dans les bateaux pour se retirer.

Toutes ces précautions deviennent inutiles, lorsque vous faites votre retraite la nuit ; ce qui doit être le plus grand objet d’attention d’un chef, en faisant usage à propos du tems qu’il a pour son exécution et pour son retour. Lorsqu’il se trouve plusieurs gués assez près les uns des autres, vous pouvez y faire passer et repasser votre détachement par petites troupes, en leur donnant des instructions et un rendez-vous. Durant la campagne de 1747, les pandours et les hussards de la reine de Hongrie passerent la Meuse dans une nuit au-dessus de Liege par plusieurs gués, attaquerent un de nos régimens de dragons, qui bordoit la côte, lui prirent plusieurs hommes et plusieurs chevaux ; et après l’avoir mis dans le plus grand désordre, se retirerent tranquillement par les mêmes chemins.

C’est l’occasion qui doit faire naître des idées et des projets aux officiers qui sont à la guerre. La conduite et la valeur répondent le plus souvent du succès. Il faut profiter des avis avec circonspection, et ne point toujours envisager les difficultés comme insurmontables ; autrement on reviendroit souvent de la guerre sans avoir vû l’ennemi ; et il seroit inutile de demander au chef d’un corps des détachemens pour aller en course avec carte blanche ; cela ne servira qu’à ruiner le païs et la troupe. Pour avoir des avantures, il faut les chercher ; on s’établit une réputation : si l’on n’est pas toujours heureux, on apprend à le devenir à force d’expérience. Le sang froid dans l’action, un esprit vif et fertile en ruses et en expédiens, sont des talens rares, mais bien essentiels pour ceux qui conduisent des partis à la guerre.

Un officier qui n’a d’autre objet particulier en allant en parti, que de chercher les occasions de battre et d’incommoder les ennemis, doit se regarder comme un général à qui la cour a donné carte blanche. Il a ses espions, pour être instruit des différens mouvemens de l’ennemi. Il cherche des positions avantageuses, tant pour la commodité de sa troupe, que pour la mettre à couvert des surprises. Il fait éclairer ses marches, qui se font avec ordre et avec précaution. Il est lui-même son intendant ; il pourvoit à sa subsistance ; il tâche de surprendre son ennemi, par des marches, des contre-marches, des ruses et des embuscades. Il n’a pas besoin d’ordre pour attaquer quand l’occasion s’en présente. Lorsqu’il remporte la victoire, il la rend complette, en poursuivant vivement son adversaire qu’il acheve de ruiner. Il prend des villes, des châteaux, et même des provinces entieres, qu’il n’abandonne que lorsqu’il est obligé de se retirer par les fatigues de la campagne, ou par la crainte d’être coupé et attaqué par un ennemi supérieur. Enfin, c’est sur lui seul que roulent tous les projets et toutes les opérations de sa campagne.

Les autres partis qui vont à la guerre, ont ordinairement pour objet, l’exécution des ordres et des projets du colonel. Ils se conduisent selon leurs instruction, avec la réserve cependant de prendre sur eux tout ce qui peut aider au succès de leur expédition ; parce qu’un chef ne peut prévoir dans ses instructions tous les contre-tems et toutes les difficultés qui se rencontrent dans les entreprises même les mieux concertées. Il y auroit donc de la mauvaise volonté, ou bien peu de capacité dans un officier qui suivroit une instruction à la lettre, et si strictement, que la besogne et le service en souffriroient. D’ailleurs, un colonel peut avoir de faux avis sur le nombre, sur la marche, sur la position et la situation des ennemis ; c’est à cet officier à être sur ses gardes, en s’informant dans le païs de toutes ces choses.

Un chef qui médite d’enlever un poste de cavalerie ou d’infanterie, soit dans un village, soit sur un chemin ou sur le passage d’une petite riviere ou d’une gorge, ne sçauroit avoir trop de connoissance du païs, principalement des environs du terrein qu’occupent les ennemis, de leurs retranchemens, de leur vigilance ou de leur négligence, des endroits et des sentiers où vont ordinairement leurs patrouilles ; et enfin de toutes les précautions qu’ils prennent pour se garder. Pour cet effet, après avoir entendu tous les rapports et tous les avis de ses espions, il fait des demandes exhorbitantes de fourrages ou d’autres denrées, aux communautés ou autres lieux circonvoisins de ce poste, qui envoyent auss-tôt leurs bourguemestres, mayeurs ou échevins, pour s’excuser de les fournir, par l’impossibilité d’en trouver ou de les conduire, à cause du voisinage des ennemis, qui ne le leur permettroient pas. Lorsque vous tenez ces gens-là, vous les interrogerez sans affectation, en les menaçant toujours beaucoup d’exécution militaire, s’ils ne fournissent pas. Si quelqu’un d’eux vous paroît plus intelligent et plus instruit que les autres, vous le prenez à part, et tirez de lui, par écrit, toutes les instructions nécessaires pour votre expédition, en lui promettant de remettre à sa communauté les demandes que vous lui avez faites, si tout ce qu’il vous a dit est vrai ; et au contraire, de le faire pendre, s’il n’a pas dit la vérité. Dans le cas même où vous auriez encore besoin de quelques particularités pour votre entreprise, vous pourriez vous servir de cet homme, si vous aviez assez de confiance en lui, en le menaçant de brûler sa maison, son village, et de faire pendre ses camarades, que vous gardez, s’il vous trahit. Il peut exécuter sa commission, sans paroître suspect, comme étant du païs, en revenant pour rendre réponse à sa communauté des demandes qu’on lui a fait, pendant que ses camarades restent en otage chez vous. Enfin, vous voyez si tous les propos de ce païsan se trouvent conformes aux rapports de vos espions ; car il ne faut pas toujours entreprendre sur les simples avis de ces derniers, qui, le plus souvent, ne sçavent ce qui se passe chez les ennemis qu’indirectement, en questionnant les gens du païs, sans oser voir par eux-mêmes ; parce que tout l’or du monde ne peut les aveugler sur les risques qu’ils courent continuellement, principalement les nôtres. Car il suffit qu’un homme de mauvaise mine et sans aveu, parle françois dans un camp autrichien ou anglois, pour être pendu sur le champ, sans aucune autre information. C’est pourquoi les Liégeois n’osoient aller vendre leurs denrées au camp des ennemis, sans avoir une bonne attestation de leur curé et des mayeurs, de leurs vie et mœurs. Il n’en est pas de même de nous, qui surprenons impunément tous les jours, dans nos postes et dans le camp, quantité d’espions. Lorsqu’on en reconnoît quelqu’un, ils en sont quittes pour rester quelque tems entre les mains du prévôt ; un rien les fait relâcher. Il m’est arrivé d’en arrêter un en Baviere jusqu’à cinq fois, faisant ses fonctions, et qui a toujours été renvoyé des prisons du général.

Les sauves-gardes servent encore d’espions lorsqu’on les souffre trop près de ses postes : une des nôtres fit enlever un parti de hussards ennemis en 1746, dans une ferme où elle avoit été un certain tems. Lorsqu’un colonel a bien pris toutes ses dimensions avec ses officiers, ses espions et autres, pour faire réussir l’entreprise qu’il a projettée contre le poste ennemi, il fait partir en différens momens, par différens chemins, et en différens jours, plusieurs détachemens d’infanterie et de cavalerie, selon le terrein et la troupe à qui il a affaire ; en donnant une instruction par écrit au commandant de chaque troupe, pour leurs besognes et pour leur réunion. Il ôte, par cette manœuvre, aux ennemis, le soupçon que pourroit leur donner la marche d’un gros détachement, s’ils en étoient informés. Il a soin principalement de faire partir devant, la troupe destinée à s’embusquer sur le chemin de la retraite des ennemis ; car elle doit être postée une heure au moins avant l’attaque. Il est de l’honneur et de l’intérêt d’un colonel de ne point échouer dans ses premieres entreprises, pour donner le bon ton et la réputation à son corps, qui acquiert certainement une supériorité sur l’ennemi, par les premiers avantages qu’il emporte sur lui.

Il faut attaquer en force pour ne point manquer son coup, et surtout l’embuscade doit être assez forte pour arrêter tous les efforts que les ennemis tenteroient de faire pour s’ouvrir un passage. Si c’est par la plaine, vous leur opposez une nombreuse cavalerie ; si c’est par un bois, un pont, ou un autre défilé, il est bien plus facile de leur fermer la retraite avec une bonne troupe d’infanterie placée à propos et avantageusement. Il ne s’agit que de sçavoir, lorsqu’il y a plusieurs chemins, par lequel l’ennemi se retirera ; c’est l’affaire de vos courreurs. Le premier de vos détachemens arrivé au rendez-vous général attend les autres ; et lorsqu’ils sont tous rassemblés dans la nuit, le commandant du tout fait ses dispositions pour attaquer le poste, selon la connoissance qu’il a de sa situation, au petit point du jour ; mais il a attention préalablement, de calculer le tems qu’il faut à la troupe qui doit s’embusquer, pour arriver et pour se placer à sa destination ; on doit même lui supposer quelque contre-tems qui peut lui occasionner du retard dans sa marche ; ce qui arrive ordinairement, et principalement la nuit. C’est pourquoi il faut lui laisser assez de tems pour prévenir ces inconvéniens ; car trop de précipitation feroit tout manquer. C’est ce qui arriva à Mr de Grassin durant la campagne de 1744. Il avoit pris les dimensions les plus justes pour enlever un poste de hussards à deux cens pas de la barriere de Tournay ; mais il manqua son coup, parce que la troupe destinée à venir se placer entre la barriere et les hussards pour leur couper la retraite, arriva trop tard, par quelque contre-tems, quoiqu’elle fût partie bien avant les autres troupes, ou parce que Mr de Grassin marcha trop legérement à la tête de sa cavalerie, avec laquelle il chargea brusquement les hussards sur la chaussée, qui se retirerent dans les ténébres sur la ville sans aucun mal. Ce n’est qu’en coupant la retraite à un poste, qu’on peut espérer de l’enlever entierement. Ainsi lorsque vous jugez que la troupe commandée pour cet effet a eu le tems plus que suffisant d’arri-ver et de se poster, vous attaquez l’ennemi avec toutes les précautions dont on a déjà parlé ; et vous le suivez assez vivement dans sa retraite, pour le joindre au moment qu’il donne dans votre embuscade. S’il s’obstinoit, par l’espérance d’un prompt secours, à se défendre dans son poste, ce qui n’arrive presque jamais, la troupe embusquée viendroit le prendre par derriere, et le mettroit entre deux feux ; ce qui le détermineroit ou à mettre les armes bas, ou à se sauver comme il pourroit, dans le plus grand désordre et dans la plus grande confusion. Le colonel doit avoir eu la précaution, après le départ des troupes destinées pour son exécution, d’envoyer plusieurs détachemens dans le païs, pour donner de l’inquiétude aux autres postes ennemis, qui auroient envie de venir secourir celui qui est enlevé, et pour marcher tous aux coups de fusil, si les premiers étoient attaqués dans leur retraite après l’expédition. S’il étoit même bien informé que toutes ses troupes rassemblées fussent suivies en force par les ennemis, il se porteroit promptement au-devant avec tout son régiment, en ne laissant dans son quartier qu’une garde pour les équipages, et en donnant avis au général de sa situation, qui pourroit lui envoyer quelques compagnies de grenadiers ou des piquets de l’armée.

Chapitre XVII – Des occasions où les troupes peuvent faire des coups brillans, des enlevemens d’équipage

Les batailles, les marches, les fourrages et les convois sont les occasions où le chef d’un corps de troupes legeres de douze ou quinze cens hommes peut faire des coups brillans ; mais il faut pour cela que le général de l’armée le laisse maître de toutes ses actions et de sa conduite, et ne l’affoiblisse point par des détachemens ; auquel cas, lorsqu’il prévoit que les deux armées, en présence l’une de l’autre, ne tarderont pas à se choquer, il reconnoît sur sa carte la position du camp ennemi, dont il s’instruit par le rapport des prisonniers, des espions et des déserteurs, qu’il questionne beaucoup à ce sujet, principalement pour sçavoir si le gros des hussards ennemis est à la droite ou à la gauche de leur camp. Il prie même son général et les officiers-majors de l’armée, de lui donner des connoissances sur tout ce qu’il veut sçavoir ; et en conséquence, il projette une irruption pendant la bataille, sur le bagage et sur le camp ennemi. Mais comme ces fortes entreprises ne s’exécutent qu’avec beaucoup de vivacité, il faut avoir pour cet effet une nombreuse cavalerie, afin de passer sur le ventre aux premieres gardes qui voudroient se rassembler. Après avoir fait reconnoître les environs du côté du camp par lequel vous voulez entrer, et où il y a moins de troupes legeres, vous allez la nuit qui précède la bataille, par un long circuit, vous embusquer à portée du bagage du camp des ennemis, dans un bois ou autre lieu couvert, où vous laissez de l’infanterie pour protéger la retraite de votre cavalerie. Vous faites provision, avant tout, de matieres combustibles, propres à mettre le feu promptement. Vous les faites distribuer à une partie de vos cavaliers qui doivent attaquer les premiers. Comme ces sortes d’expéditions vives et hazardeuses n’ont d’autre objet que de mettre l’allarme et de faire du mal à l’ennemi, autant que le tems le permet, on ne doit point s’amuser à butiner, parce que vous vous perdriez avec votre troupe, sans porter aucun préjudice aux ennemis. Il faut contenir vos cavaliers, en menaçant de faire pendre tous ceux qui auront pillé ; car vous devez bien vous attendre à avoir la cavalerie ennemie à vos trousses ; ce qui fait qu’on tente et qu’on réussit rarement dans ces sortes d’entreprises, depuis que les armées de part et d’autre, sont gardées par des milliers de troupes legeres. Il n’est pas possible d’entreprendre pareille commission avec de l’infanterie, parce que l’on sent bien que le succès n’est certain qu’autant que vous tombez dans un camp comme la foudre, et que vous vous retirez de même.

En 1745, on a vû à la bataille de Keffeldorff, les hussards prussiens se jetter dans le camp des Saxons, pendant qu’ils étoient aux mains avec l’armée du roi de Prusse, et s’emparer de leurs batteries placées dans le village de Keffeldorff, avec lesquelles ils tirerent sur le flanc de l’infanterie saxone.

Il faudroit au moins deux mille chevaux de cavalerie legeres pour faire ces irruptions, afin de pénétrer et d’attirer l’attention de l’armée ennemie ; sur-tout on doit faire en sorte de profiter d’un rideau, d’une gorge, d’un chemin creux, ou d’un bois, pour arriver sans être apperçu. En entrant dans le camp, vous débandez une partie de votre cavalerie, qui se répand de tous côtés, en portant le feu dans les tantes, les magazins, les caissons, les équipages et les baraques de vivandiers, et se retire legerement au premier son de la trompette. Pendant ce tems-là, vous envoyez une petite troupe du côté où les armées sont aux mains, afin d’être averti des mouvemens que les ennemis voudroient faire pour vous couper ou vous tomber sur les bras ; ensuite vous vous avancez, toujours en bonne contenance, avec le reste de la troupe, pour soutenir la premiere, et la retirer lorsqu’il est tems. Vous pouvez, par cette manœuvre, mettre une partie du camp ennemi en feu et en une confusion qui se communique à l’armée par la suite des valets, des vivandiers, et par les flammes qui s’apperçoivent de loin, et inspirent souvent le désordre et la terreur des soldats, non-seulement par la crainte de perdre ce qu’ils ont, mais parce qu’ils croyent avoir l’ennemi à dos : il y a mille exemples de cela. Aussi-tôt que vous voyez des troupes soit du camp, soit de l’armée, se rassembler pour vous charger, vous sonnez la retraite, que vous faites lestement sur votre infanterie, principalement si vous avez affaire à des hussards, en laissant des troupes fraîches pour faire votre arriere-garde. Ces expéditions doivent se faire dans une demie-heure, ou point du tout, par les obstacles et les difficultés multipliées qui s’y rencontrent. Il n’y a même que le général qui puisse les faire réussir, en y jettant la cavalerie des troupes legeres de son armée ; aussi bien elle ne lui sert à rien un jour de bataille, puisqu’elle ne peut entrer en ligne avec la grosse cavalerie, pour heurter les escadrons ennemis, par la foiblesse de ses chevaux ; à moins qu’elle ne soit en reserve pour opposer aux hussards ennemis, s’ils vouloient aussi tente une expédition sur votre bagage et dans votre camp.

Dans la campagne de 1745 en Bohême, pendant le combat de Sohr qui se donna entre les armées combinées de la reine de Hongrie et de Saxe, et celle du roi de Prusse, le colonel Esterhasy, avec quatre cens hussards et un régiment de Ulans, entra dans le camp prussien, prit les équipages du roi, la chancellerie, beaucoup de bagages et de prisonniers, et brûla le camp d’un bout à l’autre ; de sorte que le roi de Prusse fut obligé de loger ses troupes dans les villages et sous des baraques pendant dix jours.

Lorsque l’ennemi, par précaution, renvoie son bagage sur ses derrieres avec une foible escorte, pour ne point s’affoiblir, on doit tenir la même conduite pour l’enlever ; c’est-à-dire, battre d’abord l’escorte, si vous êtes assez fort ; renverser et culbuter tout ce que vous ne pouvez pas emporter, qui devient la proie des païsans, ou autrement, détourner la tête de la colomne, et lui faire prendre tel chemin qu’on veut ; mais il faut avoir l’attention d’envoyer de petites troupes pour empêcher les valets de dételer et de se sauver ; parce qu’une seule voiture arrêteroit toute la file. Il est encore possible, quand on connoît le païs, d’attaquer la nuit une colomne d’équipages, en se jettant sur ses parties les plus foibles et les plus éloignées du gros de l’escorte ; pendant que vos petites troupes emmenent par des chemins à elles connus, autant de voitures qu’elles peuvent en détacher, à la file les unes des autres.

Il est arrivé aussi quelquefois que les équipages d’une armée s’étant égarés dans une marche de nuit, par la faute des guides et de l’officier commandant de l’escorte, se sont trouvés au milieu de leurs ennemis à la pointe du jour.

Les Anglois perdirent de cette façon une partie des leurs dans la campagne de 1743 sur le Mein, en suivant, par méprise, un détachement du régiment de Berchiny, qui, à la faveur de la langue et des ténébres, s’étoit introduit parmi l’escorte, et avoit fait prendre aux conducteurs un chemin tout différent de celui qu’ils devoient tenir ; sans un contre-tems, qu’il est presque impossible d’éviter en pareille occasion, même avec la plus grande circonspection, nos hussards, par leur tromperie, auroient conduit toute la colomne des équipages de l’ennemi à notre armée.

Une armée battue, ou qui se retire en desordre devant une autre bien supérieure, est ordinairement plus occupée de sa conservation, que de celle de son bagage, qu’elle fait souvent marcher sous une foible escorte, devant ou sur les flancs, oui même derrière, dans un cas bien pressant. C’est-là le moment où les troupes legeres peuvent porter un grand préjudice aux ennemis, et faire des prises considérables, en attaquant des gens à qui leur défaite n’inspire que la fuite, la confusion et la terreur ; qui vous livrent souvent des corps entiers, sans aucune résistance.

Enfin, il y a quantité de coups importans à faire à la suite d’une armée en déroute ; il ne s’agit que d’en chercher les occasions et de les saisir : il ne faut point de ruses ni de grands efforts d’imagination pour les trouver ; mais seulement beaucoup de conduite et d’attention à retenir sa troupe, afin qu’elle ne se débande pas pour piller ; sans quoi vous vous trouveriez vous-même fort embarrassé et hors d’état de rien entreprendre. Il en seroit de même si vous laissiez aller tout votre régiment en détail à la suite des ennemis, ainsi qu’il est arrivé dans la derniere guerre après les batailles en Flandres ; parce que ces petites troupes que vous envoyez séparément et successivement les unes après les autres ne sont occupées, dans ces circonstances, qu’à faire leur butin particulier, ne pouvant rien faire de plus par leur foiblesse.

Lorsque l’ennemi, pour éviter l’embarras dans une marche ou dans une position hazardeuse, envoye bien loin sur ses derrieres le superflu de son bagage et de ses éclopés, il faut entreprendre de l’enlever, en faisant reconnoître, par vos espions, la situation du lieu où il est, les chemins par où vous pouvez y aller le plus à couvert, sans rencontrer de postes ; la force de la garde, sa vigilance ou sa négligence. Comme une ville ne peut contenir dans ses murs tous ces équipages et ces éclopés, ils sont ordinairement dans les environs dispersés le plus souvent ça et là, pour leurs commodités, sous des tentes, dans des maisons ou des granges de païsans, et même dans les villages les plus proches, se confiant dans l’éloignement des ennemis, et dans la position de leur armée qui les couvre. Le chef de l’entreprise doit être bien instruit de toutes ces choses, afin de sçavoir où donner en arrivant. Il faut faire ces expéditions avec des troupes à cheval, à cause de tous les risques qui se rencontrent dans la retraite, qu’on ne sçauroit faire assez legerement avec de l’infanterie ; excepté cependant dans les cas où il faudroit forcer des retranchemens, des barrieres ou de mauvaises murailles d’un enclos où seroit rassemblé le bagage des ennemis. Pour lors si votre expédition réussit, vous ramenez vos gens de pied sur les chevaux de prise, afin de faire plus grande diligence. Vos cavaliers ou vos soldats ont soin, dans ces occasions, de se munir de haches, pour briser les fourgons et les coffres, et principalement pour rompre tous les obstacles qui pourroient se rencontrer dans l’attaque. Alors vous vous mettez en marche à l’entrée de la nuit, avec de bons guides, et toutes les précautions nécessaires pour cacher votre projet, et éviter la rencontre de quelques détachemens ou de quelques patrouilles des ennemis : car votre coup seroit manqué, s’il vous falloit deux ou trois nuits pour arriver. Vous devez sçavoir les lieux les plus cachés où vous passerez les jours, et faire prendre à votre troupe du pain, de l’avoine et du soin ficelé, pour le tems que vous resterez dehors. Vous pouvez encore, par une sage précaution, faire partir devant vous un espion, pour reconnoître les lieux de votre passage, et venir vous avertir, dans votre marche, en convenant d’un signal, s’il trouvoit un parti ou un poste ennemi, que vous pourrez de cette façon éviter, en vous détournant et en prenant un autre chemin. Si, malgré tout, vous étiez assez malheureux pour aller donner du nez contre, il seroit beaucoup plus prudent de faire en sorte de l’enlever et de vous retirer, que de s’obstiner à la poursuite d’un projet qui feroit infailliblement votre perte ; ce qui arriveroit encore s’il vous désertoit quelque cavalier, qui iroit informer les ennemis de la force de votre détachement, et du chemin que vous tenez. Une attention que vous ne devez point oublier, est de partager votre marche de façon que la derniere se trouve assez petite pour que votre troupe ne soit point fatiguée pour attaquer, et puisse se retirer aussi-tôt son exécution faite. La derniere nuit que vous arrivez à une distance assez proche de l’ennemi pour le surprendre, vous pouvez, si vous avez assez de tems, envoyer encore reconnoître sa situation, afin de sçavoir plus sûrement où vous portez vos coups. Ensuite vous partagez votre détachement en plusieurs troupes, pour donner au petit point du jour, dans tous les endroits où est le bagage ennemi, en leur ordonnant de se retirer avec leurs prises, au premier son de la trompette, sur le gros de la troupe, qui doit être en bonne contenance vis-à-vis de la porte de la ville, par laquelle pourroient sortir les troupes de la garnison ; ce qu’elles font rarement, parce qu’elles ignorent le nombre de leurs ennemis, et que souvent l’exécution est presque faite avant qu’elles soient rassemblées pour sortir. Du reste les gardes du dehors aux équipages sont ordinairement trop foibles pour vous arrêter, vous devez vous poster de façon à paroître beaucoup plus nombreux que vous n’êtes, afin d’en imposer à la garnison, sans cependant vous exposer au canon de la place, s’il y en a, et être en même temps, à portée de tomber, avec votre corps de réserve, sur tout ce qui voudroit s’opposer à votre expédition. Pour n’être point surpris, vous envoyez de petites patrouilles à toutes les autres portes de la ville, pour voir ce qui en sort. S’il se trouve de la résistance dans quelque maison ou dans quelque ferme où seroient retirés des gardes ou des éclopés, il faut tâcher d’éviter d’y mettre le feu, afin de ne point répandre tout d’un coup l’allarme dans les environs, ce qui vous attireroit tous le païs sur les bras, et toutes les troupes qui pourroient s’y trouver. Votre principal objet doit être de prendre autant de chevaux que vous pouvez, et d’empê-cher vos cavaliers de trop s’échauffer à piller des hardes, par la difficulté de les faire cesser. Ce genre de butin ayant plus d’appas pour eux, ils se jettent bien plutôt sur les coffres et sur les valises que sur les chevaux ; et il arrive de-là qu’ils écrasent les leurs à force de les charger d’effets, et ne sont plus en état de manœuvrer, ni de se retirer, s’ils sont attaqués dans leur retraite.

Lorsque vous jugez avoir eu un tems plus que suffisant pour faire votre capture, vous faites sonner la retraite à tous vos trompettes, en vous retirant effectivement par le chemin opposé à celui que vous avez dessein de prendre, afin de tromper l’ennemi, et en laissant un officier avec une arriere-garde, pour attendre les moins diligens. Sitôt que vous êtes hors de la vûe de la ville, vous reprenez votre chemin, avec l’attention auparavant de placer toute votre prise au milieu de vous, et de voir s’il vous manque quelqu’un, sans ralentir pour cela votre marche.

Comme vous ne devez plus être occupé dans votre retraite que de regagner promptement païs, il faut tâcher, s’il est possible, de faire legerement en un jour, le chemin que vous avez été obligé de faire, par précaution, en deux ou trois nuits ; parce que l’armée ennemie ne peut avoir eu assez tôt avis de votre expédition, pour envoyer des troupes assez promptement vous couper le passage. On ne peut mettre à vos trousses que de la cavalerie ; c’est pourquoi il faut toujours gagner les plaines du côté opposé à l’ennemi, s’il y en a, afin de voir de loin, et de ne point tomber dans les embuscades. Au reste, si vous étiez atteint par une troupe bien supérieure à la vôtre, vous avez la même ressource qu’elle dans les jambes de vos chevaux. Vous faites gagner le devant à la vôtre avec les chevaux de prise, pendant que vous restez avec une bonne arriere-garde, composée de chevaux vigoureux, pour arrêter les ennemis les plus échauffés à vous suivre, et pour vous retirer lestement sitôt que le gros est prêt à vous joindre. Vous faites faire souvent volte-face aux cavaliers les mieux montés, afin de ralentir l’ardeur de ceux qui vous talonnent de trop près, et de conserver votre avance ; car il est à présumer que vous devez avoir apperçu l’ennemi d’assez loin pour avoir le tems de faire souvent cette manœuvre devant lui, avant qu’il puisse vous joindre en force. L’officier qui conduit la troupe avec la prise doit avoir l’attention, ainsi que son guide, de chercher à mettre une riviere ou un ruisseau impraticable entre lui et les ennemis. Après avoir passé le pont, il aura la précaution d’y laisser une troupe pied à terre, et d’envoyer un maréchal-des-logis ou un brigadier, en avertir le commandant de l’arriere-garde, afin qu’il se retire assez vîte pour n’être point serré ni culbuté dans l’eau par les ennemis en passant par ce pont, qu’il faut faire rompre sur le champ à coups de haches, ou brûler si l’on en a le tems et les moyens, par les cavaliers à pied. Cependant, vous partagez votre arriere-garde à droite et à gauche, pour faire un feu continuel sur ceux des ennemis qui se présentent pour passer ou pour interrompre votre travail ; après quoi lorsque la troupe est remontée à cheval, vous restez encore là quelque-tems pour amuser l’ennemi, l’empêcher de refaire le pont, et donner le tems à votre prise de gagner païs. Mais si le pont étoit de pierre, et qu’il se trouvât tout proche une maison, ainsi qu’il arrive souvent, la troupe à pied en tire vîte tout ce qui lui tombe sous la main, principalement de la paille, qu’elle jette à l’entrée du pont, en y mettant le feu aussi-tôt que l’arriere-garde est passée, et l’entretenant le plus long-tems qu’elle peut, avec tout ce qu’elle trouve de combustible. Au défaut de cette ressource, dont on n’a presque jamais le loisir de faire usage, il faut nécessairement faire tête en deça du pont, en y traînant vîtement un chariot, s’il y en a, ou en y tuant quelques hommes et quelques chevaux aux ennemis, afin d’arrêter les autres, par la répugnance que la plûpart des chevaux ont naturellement à passer sur les corps morts, principalement de leurs semblables et dans un défilé. Vous pouvez, par cette manœuvre, suspendre un peu la course de l’ennemi, et vous retirer grand train lorsqu’il passe en force. Enfin il n’y a pas de regles plus certaines pour faire une retraite devant une cavalerie bien supérieure, parce que du moins vous sauvez toujours une partie de la vôtre, et quelquefois le tout. Au lieu que si vous attendez l’ennemi avec contenance et fermeté, il vous accable tout d’un coup par son grand nombre, quelque prodige de valeur que vous puissiez faire. C’est le plus ou le moins de diligence qui rend les expéditions heureuses ou malheureuses.

Durant la campagne de 1742, un corps de hussards autrichiens, parti du camp de Prague, vint subitement, par une marche extrêmement rapide, piller et enlever tous nos bagages et nos éclopés, campés sous les murs de Furth en Baviere, où il y avoit des troupes commandées par un officier général ; et la retraite de ces hussards fut aussi heureuse que leur exécution, par la célérité avec laquelle ils la firent.

Quand vous savez que les équipages que vous voulez enlever, sont parqués sous le canon d’une ville de guerre, et dans un païs couvert, il faut, pour réussir, les attaquer avec de l’infanterie, à onze heures ou à minuit ; la raison est que vous n’avez rien à craindre du canon ni de la garnison qui est couchée, et qui de plus ne seroit pas assez impudente d’ouvrir ses portes la nuit pour sortir. D’ailleurs, il est absolument nécessaire que votre coup soit fait avant le jour, afin de vous retirer sans être vû de l’ennemi : car quoique l’infanterie puisse se porter à une expédition lointaine aussi aisément que la cavalerie, il n’en est pas de même de la retraite.

Si vous voulez tomber sur le bagage des ennemis à l’heure que nous venons de dire, il faut aller vous embusquer la nuit qui précéde celle de votre exécution, à une lieue ou deux, tout au plus, de la ville. Vous sortez de votre embuscade à dix heures du soir le lendemain, avec la précaution de bien vous assurer des païsans que vous pourrez rencontrer chemin faisant, pour n’être pas découvert. Lorsque vous arrivez au moment de l’expédition, vous avez grand soin de recommander aux soldats de se retirer promptement au premier signal de la retraite, sous peine d’être abandonnés ; et pour leur indiquer un point de ralliement, vous laissez une troupe à une certaine distance de la ville, qui allume un feu, où ils se retirent à mesure qu’ils ont fait leur capture.

Les officiers, conducteurs des troupes qui doivent attaquer, se portent, avec un grand silence, aux endroits où sont les gardes et les chevaux de caisson et autres, comme les seuls objets de votre entreprise. Vous en postez d’autres à portée de les soûtenir. Une attention que vous ne devez jamais oublier, c’est d’avoir promis à votre détachement que tout le butin de quelque espèce qu’il soit, seroit rassemblé bien exactement, ensuite vendu, et le produit partagé également entre les soldats ou les cavaliers ; faute de quoi toutes vos troupes se débanderoient dans les ténébres, pour avoir part du butin, sans pouvoir les contenir ; et vous resteriez seul avec vos officiers.

A mesure que les chevaux de prise arrivent, vous les faites ranger de côté, afin d’éviter la confusion ; et comme vous n’ignorez pas le tems et les difficultés qu’il y a à arracher une troupe du pillage, vous annoncez un peu plutôt votre retraite par un grand bruit de tambour, qui vous attire de la place quelques volées de coups de canon au hazard ; mais il n’est pas possible de se faire entendre autrement aux soldats en pareille occasion, parce qu’ils ne feroient point d’attention aux signaux. Quand vous avez attendu quelque-tems pour rassembler votre monde, et faire monter vos soldats sur les chevaux pris, vous vous retirez par la partie du païs la plus opposée à l’armée des ennemis, et la plus à couvert de leur cavalerie ; car vous n’avez presque rien à craindre de leur infanterie, par l’avance et par les détours que vous prenez. Il faut seulement vous défier des plaines que vous êtes obligé de passer.

Il est encore possible d’enlever des équipages derriere une riviere, soit au moyen d’un gué qu’on a reconnu, soit avec des bateaux, en faisant passer les chevaux de prise à la nage, ainsi qu’il a été dit.

Un chef a aussi des coups à faire sur les flancs d’une armée qui marche, en jettant de distance en distance le long des colonnes, des troupes de cavalerie, qui en ont d’autres petites qui se glissent le long des haies, des ruisseaux, dans les chemins creux, et derriere les rideaux les plus près des ennemis, sans se faire voir. Elles tombent subitement sur tout ce qui s’écarte de la colonne, comme officiers-généraux et autres, patrouilles, éclopés, valets, vivandiers et maraudeurs, principalement quand il se rencontre des villages à côté du chemin où passe l’armée, elles vont se cacher à l’entrée pour surprendre ceux qui y viennent pour reconnoître, ou par curiosité, ou pour boire, pour achepter, pour marauder, ainsi qu’il arrive toujours. La nuit, lorsque l’ennemi entre dans son camp, et qu’il se débande pour aller au bois, à la paille, et à l’eau, ou que quelques officiers et d’autres personnes sans tente, ou par un mauvais tems, se mettent dans les maisons ou dans les villages à l’écart pour leur commodité, vos troupes ne doivent point manquer d’être embusquées d’avance dans les environs, pour profiter du moment favorable de faire capture d’hommes, de chevaux et d’équipages. Mais il faut remarquer que nous n’avons pas aussi souvent de ces petits avantages, que les hussards ennemis, par le bon ordre et la discipline qui regnent dans les camps des troupes allemandes, et qui ne s’observent pas aussi exactement parmi les François, les Anglois, et les Hollandois. Une chose dans laquelle gît encore la science et la ruse des petits détachemens qui voltigent de jour sur les aîles d’une armée ennemie, est de ne point se retirer directement sur leurs troupes lorsqu’ils sont poursuivis ; mais d’attirer l’ennemi assez loin pour qu’il puisse être coupé par les vôtres lorsqu’il veut regagner la colonne. En effet, dans la derniere guerre nous avons perdu plusieurs fois, de cette façon, des piquets de cavalerie trop échauffés à donner la chasse aux hussards ennemis, qui venoient sans cesse inquiéter nos colonnes.

Les autres circonstances où vos petites troupes peuvent faire des prises, c’est lorsque les valets indociles, ou les vivandiers, veulent devancer la tête de l’armée, pour arriver plutôt au camp, donnent dans leurs embuscades ; ou quand ils restent après l’arriere-garde pour boire dans un village ou pour retirer une voiture embourbée ou cassée.

S’il se trouve quelque grande ville à portée du camp ennemi, il fait bon le premier jour s’embusquer sur la communication, parce qu’il y a certainement une grande quantité d’officiers, de valets, de vivandiers, qui vont en arrivant à la provision ou à leurs affaires particulieres. S’il y a un camp volant à quelque distance de l’armée, on se place pareillement sur la communication de l’un à l’autre, pour intercepter de petits convois ou des couriers, dont les dépêches sont souvent intéressantes pour votre général. Ces enlevemens sur des communications éloignées de votre armée, se font ordinairement par de petits partis abandonnés à eux-mêmes, qui se rendent invisibles dans le païs, en ne paroissant que pour faire leur coup. Ils passent le jour avec une sentinelle sur un arbre, cachée à une certaine distance du chemin, pour découvrir et n’être point découvert. A l’entrée de la nuit, quand ils n’ont rien fait, ils sortent de leur embuscade pour se jetter dans une autre partie, où ils puissent faire capture. Lorsqu’ils sont obligés de passer dans un village pour prendre des vivres, il n’y entre que deux hommes en tâtonnant, dont un, qui doit sçavoir la langue du païs, frappe à la porte du bourguemestre ou du mayeur, qui leur fait délivrer ce qui est nécessaire, pour eux et pour leurs chevaux. Tout cela ne fait pas beaucoup de bruit, parce qu’une maison ou deux, tout au plus, suffisent pour fournir un si petit rafraîchissement. Ils doivent seulement avoir l’attention de ne point parler leur langue, afin que les païsans n’imaginent pas que c’est un parti ennemi si éloigné de son armée. Quand ils marchent, ils ont toujours en avant aux écoutes, afin d’éviter la rencontre de quelque troupe, en se jettant de droite ou de gauche. A la pointe du jour, ils s’embusquent, ainsi qu’il a été dit, sur les passages les plus fréquentés pour arriver à l’armée ennemie, avec la précaution auparavant de faire manger l’avoine à leurs chevaux, et de les faire boire ; ce qu’ils ne peuvent pendant le jour. S’il se présente une capture, comme un officier-général, ou un courier avec une petite escorte, ou des équipages et d’autres choses, il faut tomber dessus si brusquement que personne n’ait le tems de se mettre en défense, ni même de se sauver, si cela se peut ; et la prise faite et désarmée, se retirer le plus vîte qu’il est possible, jusqu’à la nuit, qu’on fait rafraîchir sa troupe une heure ou deux dans un bois ou dans un terrein éloigné du chemin. Ensuite on continue sa marche legérement le reste de la nuit, pour arriver à son armée, avec la précaution de tenir les chevaux des prisonniers par la longe sans bride, et de faire donner à l’officier sa parole d’honneur de ne point s’échapper, et d’en empêcher les siens.

L’hyver de 1746 à 1747, un petit parti de hussards autrichiens embusqué sur la chaussée de Namur à Bruxelles enleva de cette façon Mr le Comte de B…., lieutenant-général des armées du roi, qui avoit renvoyé son escorte, croyant n’avoir rien à craindre dans cette partie.

On peut aussi jetter de petits partis d’infanterie dans un païs de chicanne, qui se gardent par leurs précautions et par leur bonne conduite. Ils forment leurs embuscades dans des chemins serrés, dans des bois, près d’un mauvais passage, sur les bords d’une riviere navigable, pour arrêter les bateaux chargés d’effets et de munitions pour l’armée ennemie, et même les barques publiques, où il y a souvent des officiers et des équipages. Ils ne marchent aussi que la nuit, et ne paroissent jamais deux fois de suite dans les même endroits. Lorsqu’ils sont suivis dans la retraite avec leur capture, ils prennent mille détours et mille faux-fuyans, pour faire perdre à l’ennemi leurs traces et l’envie de les suivre.

Un général ou un colonel en envoyant ainsi de petites troupes à la guerre, a ordinairement pour objet l’enlevement d’un bourguemestre, d’un curé, d’une personne notable, d’un courier ou d’un espion ; d’avoir des nouvelles des ennemis, de faire brûler quelques magazins derriere une riviere, un canal, ou enfin d’inter-rompre les communications de l’armée ennemie au commencement et à la fin d’une campagne.

C’est communément un maréchal-des-logis ou un officier intelligent, avec dix cavaliers et un guide bien montés, qu’on charge d’aller enlever un bourguemestre, un mayeur, et autres personnes semblables. Il prend des vivre pour le tems qu’il doit rester dehors ; et, par précaution un cheval de main, pour amener promptement son prisonnier, et n’est point obligé de faire du bruit pour en trouver un sur les lieux. Il a soin aussi d’avoir des cavaliers dans sa petite troupe, qui parlent la langue ou le patois de l’endroit. Il ne va que la nuit, par des sentiers détournés, qui ne sont connus que des gens du païs ; et il reste bien caché le jour. Si malheureusement il rencontre quelqu’un, il se fait passer pour ce qu’il n’est pas, à la faveur des ténébres et du langage. Il doit avoir nécessairement connoissance, avant de partir, de tous les postes ennemis par où il doit passer, afin de s’en éloigner et d’éviter leurs patrouilles. En arrivant au lieu où il a dessein d’aller sur les onze heures ou minuit, il fait d’abord reconnoître s’il n’y a point de troupe dans le village ; et restant à l’entrée, il envoie les cavaliers qui parlent la langue, demander le bourguemestre, sous prétexte d’avoir un guide qui connoisse les chemins ; et sitôt qu’il le tient, il le fait mettre à cheval, et se retire bien vîte, avec les mêmes précautions dont il a usé pour venir.

Les autres enlevemens se font lorsque le chef de l’armée, le gouverneur d’une place, ou même le colonel d’un régiment de troupes legeres, est bien informé par ses espions ou par ses correspondances secrettes, qu’il doit arriver aux ennemis, dans un certain tems, un courier chargé de dépêches importantes, ou qu’un de leurs généraux, ou quelqu’autre personne de considération, doit partir, un jour marqué, du camp, ou y arriver, ou passer d’une ville à une autre ; on envoie en conséquence, un parti à quinze ou vingt lieues derrière l’armée ennemie, si le païs n’est point coupé par quelque grande riviere ; car il est à remarquer que ces sortes de commissions s’exécutent avec moins de danger et de difficulté bien avant sur les terres des ennemis, qu’à portée de leur armée ; parce qu’on n’a rien à craindre que des garnisons, qu’on évite en ne marchant que la nuit, et avec un grand secret. Il faut que le parti soit assez fort pour battre l’escorte, qui est ordinairement composée de dix ou douze cavaliers, fournis par les garnisons, lesquels souvent ont bien de la peine à suivre ce général ou ce courier en poste. Quant à ce dernier, il seroit bon d’avoir son nom et son signalement, ou quelqu’un qui le connût, lorsqu’on ne sçait pas positivement le jour de son passage, afin de pouvoir le reconnoître dans le nombre des couriers et des postillons qui passent continuellement sur un grand chemin ; autrement vous vous feriez découvrir, en prenant l’un pour l’autre ; ce qu’il est essentiel d’éviter. Celui qui projette de faire ces enlevemens, doit être bien informé de toutes ces choses, jusques dans leur moindre circonstance, afin de pouvoir donner une instruction exacte et détaillée au commandant du parti, qui va s’embusquer sur le chemin où il veut faire sa prise. Il doit y arriver plutôt que plutard, pour ne pas manquer son coup. Il partage sa petite troupe en deux, afin d’envelopper ceux qu’il attend, de façon qu’il ne s’échappe personne. La nuit surtout, il ne sçauroit être trop sur ses gardes, parce qu’il n’y voit pas assez pour les distinguer aisément ; c’est pourquoi il peut, pour éviter tout inconvénient, s’embusquer à une portée de fusil de la poste aux chevaux, la plus isolée dans la campagne, et envoyer deux cavaliers intelligens qui sçachent la langue, roder autour, pour examiner ce qui se passe. S’ils voyent arriver quelqu’un pour changer de chevaux, avec une escorte, ils viennent promptement lui en donner avis. S’il n’y a qu’un courier seul, qu’ils ne puissent reconnoître selon son signalement, à cause des ténébres, ils lui demandent sur le chemin, comme passans, des nouvelles d’un tel courier, venant de tel endroit. Si c’est lui ou qu’il y ait un air de mystère dans la réponse, ils l’arrêtent et le menent à l’officier, qui lui ôte ses dépêches. Si ce n’est pas lui qui est attendu, on le fait garder soigneusement. Si ce l’est, après l’avoir bien fouillé et s’être emparé de ses papiers, on l’emmene. Lorsque ce courier marche avec une escorte, la troupe embusquée l’attaque par devant et par derriere, pour tout envelopper ; avec l’attention de ne point perdre de vûe l’objet principal. Il en est de même de l’enlevement d’un général qu’elle attend sur son passage ; mais comme dans ces sortes d’occasions il s’évade toujours quelqu’un de l’escorte, il est bon de gagner très-promptement païs par la partie la moins voisine de l’armée ennemie, en rentrant, s’il est possible, chez soi par une autre province, plutôt que de risquer de perdre sa proie. Si le général est dans une voiture, il faut le mettre sur un bon chemin, afin de le faire aller aussi vîte que la troupe.

Dans le commencement de la guerre de 1700, un de nos gouverneurs de Flandres ayant eu un avis certain que le général anglois Milord Marlborough partoit, un jour, de Mastreick sur un yach, pour descendre en Hollande par la Meuse, envoya un parti d’infanterie, muni de grenades, s’embusquer sur le passage le plus étroit de la riviere ; il y attendit la barque, la somma de se rendre ; mais n’ayant eu pour toute réponse que des coups de fusils de la part de l’escorte, il jetta ses grenades avec tant d’effet, que le yach arriva aussi-tôt à bord ; mais le partisan manqua son coup par son peu de capacité et d’intelligence : car Mr de Marlborough lui ayant présenté un vieux passeport de France, qui avoit autrefois servi à son frère, il prit cela pour argent comptant, et laissa ce général continuer sa route tranquillement ; sans faire réflexion que l’escorte ne seroit pas mise en défense, si son passeport avoit été bon ; et qu’en outre, il n’auroit jamais été blamé d’enlever une personne qui faisoit l’objet de sa commission et de sa course.

Un parti qui est à la guerre pour apprendre des nouvelles de l’armée ennemie, ne cesse de rôder toutes les nuits autour de son camp ; il questionne les païsans, les déserteurs, et même les maraudeurs qu’il peut prendre, sans se faire connoître. Il tâche de sçavoir d’eux si leur armée ne décampera pas bientôt pour prendre une autre position. S’il n’est pas sorti, ou s’il ne doit point sortir quelques gros détachemens du camp. Enfin, il s’informe de toutes les nouvelles qui se débitent dans un camp. Le jour où il se tient caché à une certaine distance des ennemis, dans un lieu à l’écart et peu fréquenté, cependant à portée de voir du haut d’un arbre tous leurs différens mouvemens. Il fait en sorte de reconnoître leurs postes et leurs situations ; après quoi il revient rendre compte de sa course et de tout ce qu’il a vu et entendu.

Dans la campagne de 1744, Mr le maréchal de Saxe envoya un gros détachement de son armée, sous les ordres de Mr le prince de Pont, jusques aux portes de Gand et de Bruges, pour donner de la jalousie aux ennemis qui étoient dans la Châtellerie de Lille, et sembloient menacer cette ville. Un parti de trente hussards autrichiens sorti de Gand, observa tous les différens mouvemens de ce détachement. Il étoit tantôt à notre avant-garde, tantôt sur nos flancs, et quelquefois embusqué sur nos derrieres, où il enlevoit nos ordonnances, nos valets, nos éclopés, et nos vivandiers.

Lorsque l’ennemi a des magazins de fourrage, derriere une riviere ou derriere un canal, que vous voulez tenter de brûler, il faut être avant bien instruit de leurs situations, de la force des gardes, de leur vigilance, et des précautions qu’elles observent pour leur sûreté. Ils sont ordinairement sous le canon d’une place, et assez éloignés du bord de l’eau pour ne point craindre qu’on puisse y mettre le feu de l’autre bord, par le moyen des nageurs ou des barques. Ces expéditions se font le plus souvent par une seule personne gagnée à force d’argent, et principalement quand les magazins sont dans la ville ou dans les ouvrages. Mais si vous êtes bien informé par vos espions que l’ennemi se confiant dans la protection de la ville et de la riviere qui le couvre, n’a qu’une foible garde qui n’est point alerte, et que son magazin n’est point couvert par de bons retranchemens ou de bonnes palissades éloignées de la portée du fusil, pour en défendre les approches, vous prenez toutes vos dimensions pour y mettre le feu. Il faut d’abord être sûr d’une partie de la riviere, soit au-dessus, soit au-dessous du magazin, qui ne soit point gardée. Pour cela vous envoyez découvrir un passage à la sortie duquel une troupe d’infanterie puisse entrer dans un terrein couvert, sans s’exposer à rencontrer des patrouilles, en ne marchant point le long de l’eau, mais bien avant dans les terres. Vous devez juger du tems qu’il faut à votre détachement pour son expédition, par la distance qu’il y a de son passage au lieu où est le magazin des ennemis ; car il doit être de retour à ses bateaux avant le jour, crainte d’être coupé par la garnison de la ville. Si une nuit ne suffit pas, il en prend deux ; la premiere il vient se cacher à une lieue de son objet, où il passe le jour, pendant lequel les bateaux avec leur garde, se retirent à leur bord, en se dispersant, pour ne point donner de soupçon s’ils restoient à celui des ennemis, où ils retournent la nuit de l’exécution. Une partie des soldats doit être munie de matieres combustibles, comme des fusées préparées pour mettre dans un fusil, et envoyer sur les meules de foin et de paille, avec l’attention de la part des officiers et des sergens, de les voir mettre dans le canon pardessus la poudre, pour être plus sûr de leur fait.

Comme toutes ces entreprises délicates ne s’exé-cutent que sous la conduite et l’instruction de l’espion, qui a tout bien reconnu, le Commandant de la troupe peut, lorsqu’il veut sçavoir encore quelque circonstance, l’envoyer le jour qu’il reste embusqué, reconnoître si tout est bien tranquille, et toujours dans la même situation, pour revenir à l’entrée de la nuit lui en rendre compte. En conséquence, il se met en marche pour arriver à onze heures ou à minuit, au plutard, au lieu où il veut faire son coup. Il fait ses dispositions de façon qu’il attaque, par plusieurs endroits, si le magazin est étendu, et en prenant le dessus du vent, afin que les flammes se répandent sur toutes les meules. Chaque officier doit contenir sa troupe, et ne la laisser tirer, pour ainsi dire, qu’à bout touchant, pour ne pas manquer son coup, parce que ces expéditions ne se tentent pas plusieurs fois impunément dans une guerre. Les soldats destinés à mettre le feu, marchent à côté des troupes qui doivent attaquer les gardes ennemies, avec la présence d’esprit de ne point laisser aller leur feu avec celui des autres. Le commandant reste à une certaine distance avec ses tambours et une troupe, pour servir de point de ralliement à son détachement, dont une partie, au premier qui vive, marche vîte et avec grand silence, à son but pour surprendre les gardes ; pendant que l’autre fait tous ses efforts pour pénétrer jusqu’au magazin, sur lequel elle tire son feu à propos, et se retire aussi-tôt que l’embrasement est bien formé. Alors le chef fait battre la retraite, et chacun doit s’éloigner promptement, afin d’éviter le canon de la place, qui, à la lueur du feu, incommoderoit beaucoup. Ensuite, il regagne lestement ses bateaux avant le jour, s’il est possible, par le chemin le plus court. On fait encore exécuter ses entreprises avec un parti de cavalerie, lorsqu’il y a des gués sur la riviere qui ne sont pas gardés, et que le païs est découvert.

Les petits partis ont aussi des coups à faire sur les places, et principalement quand ils en sont assez éloignés pour leur ôter toute défiance. Par exemple, lorsqu’on a quelques correspondances secrettes dans la ville, pour être averti qu’un certain jour, le gouverneur, ou une partie des officiers principaux de la garnison, doivent aller à une fête, dîner chez quelque seigneur des environs, à une foire célébre qui se tient sur les glacis ou auprès ; que les bœufs ou les autres bestiaux pour la subsistance de la garnison, sont en pâtures hors de la place ; ou enfin, lorsqu’on est bien instruit des chemins que prennent les troupes qui vont à la découverte le matin, et des lieux où l’on pourroit s’embusquer pour les enlever. Ce n’est donc qu’en conséquence de tous ces avis, qu’on doit former des projets : car autrement, si l’on se montroit devant une ville sans avoir aucun objet, l’alerte se mettroit de sorte qu’elle seroit continuellement sur ses gardes, pour se préserver des surprises du dehors.

Les enlevemens d’une troupe qui va à la découverte, se font par de petits partis de cavalerie, qui s’embusquent avant le jour, derriere une maison, une chapelle, ou un jardin proche de la ville, sans en être vû ; avec l’attention de ne tomber sur la troupe de découverte, que lorsqu’elle est engagée bien avant, afin de la couper. Pour ce qui est d’un gouverneur ou des autres personnes de considération qu’on veut enlever hors de leur place, il faut être bien caché dès la nuit, à un quart de lieue de l’endroit où l’on veut faire son coup ; et à l’heure la plus favorable, comme celle du dîner, on vient subitement interrompre le repas, en mettant aussi-tôt les prisonniers sur des chevaux, et en se retirant promptement.

Dans la campagne de 1745, Mr de Grassin étant, avec son régiment, à S. Amant, sur l’Escaut, pendant le siége de Dendermonde, apprit que plusieurs officiers anglois avoient passé le pont de Willebrox pour occuper, pendant le jour, une maison de l’autre côté du canal : il y envoya vingt cavaliers, qui les auroient tous enlevés, sans un païsan qui prit le plus court par des vergers pour aller les avertir ; et effectivement, la troupe arriva comme ils repassoient le pont bien vîte, avec leurs effets dans leurs mains. Il s’avança en même-tems une garde de leur camp à la tête du pont pour les sécourir et repousser l’ennemi, qui manqua son coup par ce contre-tems.

Les enlevemens de chevaux ou d’autres bestiaux en pâture proche d’une ville ou d’un camp, doivent se faire avec plus de circonspection, parce que la lenteur naturelle aux bœufs, aux vaches et même aux chevaux d’artillerie et de caissons, vous empêche de faire une retraite assez prompte pour éviter les troupes de cavalerie que l’ennemi envoie à vos trousses ; c’est pourquoi il faut nécessairement, pour assurer le succès de pareilles expéditions, faire soûtenir le petit parti de cavalerie destiné à l’exécution. Vous faites partir dans la nuit plusieurs détachemens d’infanterie, par des chemins de chicanne, qui se placent et s’embusquent en échellon, à une portée de canon de la ville. A midi, heure où la garnison est à dîner, vos cavaliers fondent dans les pâtures, et font marcher, à coups de sabre, les bestiaux devant eux, le plus vîte qu’ils peuvent, pour gagner le chemin où est l’infanterie. Celle-ci laisse passer la prise devant, et fait l’arrière-garde ne laissant seulement que deux cavaliers à deux cens pas derriere elle, pour être avertie promptement de ce qui pourroit sortir de la ville et la suivre. Elle a soin de marcher toujours lestement, afin de conserver l’avance sur l’infanterie ennemie, si l’on en mettoit après elle. Il faut surtout éviter de passer par des plaines, parce qu’il pourroit arriver que la cavalerie ennemie fût venue par un autre chemin pour vous y attendre. Mais lorsque vous ne pouvez aller à ces expéditions que par un païs découvert, il faut envoyer beaucoup de cavalerie pour opposer à celle des ennemis, et la faire donner dans une embuscade, ainsi qu’il arrive presque toujours quand elle poursuit trop chaudement.

Il seroit très-imprudent de ne pas faire soutenir les partis chargés de faire ces enlevemens, et sur-tout de bestiaux ; car ils tomberoient dans le cas d’un petit détachement de hussards de la reine de Hongrie, qui pendant le blocus d’Ingolstadt en Baviere en 1743, vint à midi enlever toutes les vaches de la place, qui pâturoient proche du glacis. Mr de Grandville, gouverneur, envoya aussi-tôt après eux une troupe de dragons de compagnies franches de Dumoulin et de la Croix, qui atteignirent les ennemis à deux lieues de la ville, les firent tous prisonniers, et ramenerent les bestiaux tranquillement.

Le tems le plus favorable pour inquiéter et pour incommoder votre ennemi, est le commencement et la fin de la campagne, lors de la séparation et de la réunion des armées, où beaucoup d’officiers et d’équipa-ges arrivent ou s’en vont seuls sans escorte. Il faut donc, dans ces momens, répandre dans le païs et sur les grands chemins, derriere et à côté de leur armée, plusieurs petits partis qui s’y embusquent, et qui ne se montrent que pour faire une bonne prise, qu’ils conduisent aussi-tôt à leur quartier, sans s’amuser à en attendre d’autres, et à arrêter tous les passans, comme font presque tous les hussards ennemis, pour avoir la dépouille de quelque misérables ; par-là ils se perdent en se faisant découvrir. Un chef ne doit confier ces petits détachemens, qu’à des officiers, maréchaux-des-logis, ou sergens, d’une conduite et d’une expérience éprouvée ; car enfin ce sont tous ces petits partis qui désolent une armée, et non les gros, qui, ne pouvant marcher avec autant de secret, se font battre et tombent dans les embuscades. Un vieux caporal hongrois, avec dix ou douze hussards comme lui, fera plus de mal à une armée dans une campagne, que tous les forts détachemens ensemble, parce qu’il est toujours effrontement au milieu de vous, sur vos arrieres et sur vos flancs, avec beaucoup de ruses et de précautions ; et pour une fois qu’il sera pris, il fera cent captures de toutes espéces.

Nos troupes legeres en France, n’osent pas trop pousser leurs partis loin, crainte de les perdre et de ruiner les capitaines ; nous nous contentons d’effleurer les premiers postes ennemis, et de ramener quelques patrouilles ou quelques détachemens que la fortune nous fait rencontrer et battre. C’est pourquoi il faudroit que les chefs trouvassent quelques moyens pour remédier à cet inconvénient, en faisant dédommager les capitaines, lorsqu’ils auroient perdu des cavaliers ou des soldats à la guerre ; comme, par exemple, si le roi payoit tous les chevaux pris ou tués dans une campagne, ou en faisoit donner d’autres ; et fournir à l’infanterie des armes de ses arsenaux, pour remplacer celles qui seroient perdues dans les affaires. D’autre côté, pour que l’intérêt du roi ne souffrît point de cet arrangement, on pourroit retenir à chaque capitaine de cavalerie, les cent pistoles accordées pour la remonte pendant la guerre, aux compagnies de cinquante hommes des régimens de troupes legeres. Au défaut de cet arrangement, que la Cour pourroit croire susceptible d’abus, on pourroit encore convenir que le colonel feroit mettre en masse un dixiéme, plus ou moins de toutes les prises qui seroient faites dans une campagne, pour en faire la répartition à tous les capitaines, à proportion de leurs pertes, en entrant en quartier d’hyver. Une bonne capture ou deux pourroit de cette façon les indemniser, en apportant beaucoup de soin et de justice dans la vente des effets et dans la manutention des espéces. Il faut veiller principalement à ce que les soldats et les cavaliers après une action, ne fassent point vendre le butin au camp et ailleurs, ainsi que cela arrive ordinairement, pour en tirer davantage ; parce que le corps se trouveroit privé par ce desordre, de la plus grande partie de la prise : il est aisé d’y remédier, en menaçant de faire pendre tous soldats et cavaliers qui auroient abandonné leurs piquets pendant ou après une affaire ; et en effectuant la menace qui tomberoit dans le cas, afin de faire un exemple.

Il semble que ce dédommagement, de la maniere dont il est proposé, seroit équitable ; il y auroit plus souvent des partis à la guerre ; ils seroient plus entreprenans, et il se formeroit des sujets si excellens dans cette partie, qu’ils répondroient, pour ainsi dire, de l’événement de leurs projets. Mais il faudroit que chaque corps de troupes legeres nationales, entretînt, pendant la paix, un maître de langue allemande, comme celle qui passe par tout dans les armées ennemies ; car il est certain qu’un officier, avec des talens supérieurs pour la petite guerre, échouera dans bien des entreprises, s’il ignore cette langue. C’est pourquoi il seroit très-nécessaire que tous ces corps fussent toujours en garnison et en quartier dans nos provinces allemandes, pour en apprendre la langue dans le païs, ce qui est la meilleure façon, à cause de l’accent et de la prononciation qu’un maître ne peut donner.

Chapitre XVIII – Des enlevemens de convois

L’avantage des enlevemens de convois, consiste à faire du mal aux ennemis, en leur ôtant les vivres et les autres munitions de guerre qui leur arrivent. Il n’y a que des chevaux à prendre qui restent à celui qui les enleve, et souvent ne font-ils pas de bonne prise, parce qu’ils appartiennent aux païsans des villages circonvoisins, auxquels on les a pris de force ; ainsi que cela se pratique chez les Allemands et chez les autres nations. Mais l’unique objet qui doit faire agir un chef dans ces occasions, est son devoir et le service du roi ; c’est pourquoi quand il est informé que l’armée ennemie doit recevoir un convoi de ses derrieres, ou qu’il doit en passer un d’un camp à l’autre, ou d’une ville à une autre assiégée, il compose ses détachemens selon la force de l’escorte, sa qualité et la nature du terrein où il veut dresser son embuscade. Il fait autant de marche de nuit qu’il en faut pour se porter secretement au lieu le plus commode pour attaquer l’ennemi avec avantage, et pour faire sa retraite avec plus de sûreté. C’est dans les défilés qu’on doit toujours attaquer les convois, autant qu’il est possible ; lorsqu’ils y sont une fois enfournés, ils n’en peuvent plus sortir. Le meilleur moyen en ces occasions, c’est de dételer ou de tuer les chevaux des premiers chariots, auxquels il faut encore mettre le feu pour augmenter la confusion et le désordre. Vous n’avez besoin dans ces opérations, que d’in-fanterie, qui doit être bien cachée, afin de n’être point découverte avant que le convoi soit engagé dans le défilé. Vous chargez l’escorte, par la tête, par la queue, et par les flancs, avec l’attention de ne point laisser débander le gros de l’embuscade, pour être toujours en état de soutenir vos troupes, si l’ennemi vouloit se rassembler pour les repousser. Lorsque l’escorte est entierement battue et en déroute, et que vous avez fait prendre tous les chevaux des voitures, vous mettez le feu au convoi, s’il est de fourrage, ou d’autres choses susceptibles d’être brûlées ; et vous brisez et vous renversez les chariots, autant que le tems le permet, s’ils sont chargés de farine, de poudre et d’autres choses semblables, en ouvrant les sacs. Après quoi vous prenez la partie la plus favorable du païs pour vous retirer. On a parlé, dans le chapitre des embuscades, des précautions à prendre en pareil cas.

Si l’on attend un convoi dans une plaine, il faut être embusqué bien avant qu’il arrive, avec une troupe de cavalerie, soit dans un bois clair, soit derriere un rideau, et assez loin pour que les petites troupes que l’ennemi envoie fouiller sur ses flancs, ne vous découvrent pas. Lorsque le convoi est bien avancé dans la plaine, vous sortez brusquement de votre embuscade en plusieurs corps ; les gros vont attaquer l’escorte, pendant que les petits détélent promptement et se retirent avec la capture des chevaux, après avoir fait tout le mal possible au convoi.

En 1748, au mois de février, les ennemis tenterent d’enlever un de nos convois destiné pour Berg-op-zoom. Ils dresserent pour cet effet, trois embuscades, l’une de trois cens pandours dans les dunes, à la vûë de la ville, pour attaquer la tête de l’escorte ; l’autre de cent hussards de Franchipany, pour donner sur notre flanc dans la plaine ; et la troisiéme encore de Pandours dans des broussailles pour charger la queue. La premiere attaqua d’abord la tête du convoi, dont les troupes furent mises en fuite, par le nombre supérieur des ennemis, qui commençoient déjà à mettre le feu aux voitures, lorsque cent chevaux du régiment de Grassin destinés à couvrir les flancs, arrivant et trouvant les Pandours éparpillés, les chargerent, le sabre à la main, dans les Dunes, et les mirent en déroute, après en avoir tué plusieurs, et même leur commandant, pendant cette charge, qui fut soutenue par deux piquets d’infanterie, l’un irlandois et l’autre françois, qui donnerent vivement pêle-mêle avec notre cavalerie. Nos premieres troupes battues revinrent, en bon ordre, avec celles-ci, pour chasser entierement les ennemis qui se rassembloient dans un petit bois sur une bûte. D’un autre côté, ils furent aussi repoussés et mis en fuite à la queue du convoi par l’escorte. Les hussards de Franchipany furent si mal reçus au centre, qu’ils se retirerent promptement ; ainsi le convoi entra dans Berg-op-zoom avec perte seulement de quelques chevaux des premiers chariots.

Le dessein de l’ennemi, dans cette occasion, n’étoit apparemment que d’interrompre seulement la marche du convoi, et d’enlever quelques chevaux aux parties les plus foibles ; car il n’étoit pas assez en force pour battre l’escorte ; et sur-tout il manquoit de cavalerie pour attaquer notre flanc droit, que nous prêtions aux Dunes. Ils auroient dû en avoir assez pour charger la nôtre, et pour soutenir les manœuvres de leur infanterie.

Lorsqu’il se trouve une riviere entre vous et le convoi que vous méditer d’attaquer, vous pouvez, si elle n’est point gardée, faire passer la nuit un corps d’infanterie sur des bateaux. Cette troupe s’embusque dans un lieu favorable à portée du chemin du convoi, et se retire promptement après son coup fait. Si la riviere se trouve guéable, vous faites passer de la cavalerie, qui se cache vis-à-vis d’une plaine où doit nécessairement passer l’ennemi.

Le jour que Mr le Maréchal de Broglio sortit de Prague pour aller par la Saxe joindre l’armée de Mr le Maréchal de Maillebois, un parti de cent hussards autrichiens traversa le Moldau à gué à la pointe du jour, et surprit, dans un grand brouillard, un de nos convois, entre Leutmerick et Melnick, dont l’escorte de cinquante hommes de cavalerie, et autant d’infanterie, fut taillé en piéces. Une partie de ces hussards ayant été ensuite rencontrée et chargée dans sa retraite, par un détachement de nos compagnies franches, et n’ayant pas eu le tems de regagner le gué, se jetta à la nage avec les chevaux de prise en main ; et de cette façon, malgré tous les coups de fusil, repassa la riviere, en s’enfonçant dans l’eau jusqu’au col, pour donner moins de prise, et soulager les chevaux ; car il faut remarquer que plus un cavalier à la nage est avant dans l’eau, moins il charge son cheval ; et au contraire, plus il a le corps dehors, et plus il pese ; par la raison que l’eau, par sa force, partage avec le cheval le poids de l’hom-me, dont les parties qui sont dehors, n’étant point soutenues par l’eau, sont une plus grande charge pour le cheval, c’est pourquoi il faut que le cavalier se courbe en deux sur sa selle, et fasse un mouvement de main en rendant la bride à son cheval pour l’aider.

Chapitre XIX – Des enlevemens de fourrageurs

On enleve des fourrageurs de deux façons, l’une à force ouverte, en battant les troupes qui les couvrent ; et l’autre en jettant de petits partis le long de la chaîne : cette derniere est la besogne des troupes legeres et la moins dangéreuse.

Un colonel qui a des avis certains que les ennemis font un fourrage général, doit absolument connoître la partie du païs où il se fait pour faire ses dispositions en conséquence. Si elle est couverte, il fait partir la veille, dans la nuit, plusieurs détachemens d’infan-terie, entremêles de petites troupes de cavalerie de quinze ou vingt homme chacune. Ils se cachent à une portée de fusil des villages, des cabarets, et des granges les plus proches de la chaîne, pour n’être point découverts par les patrouilles que l’ennemi envoie avant d’établir ses postes. Il ne faut jamais oublier de s’embusquer toujours du côté où fourragent les nations les moins disciplinées et les moins dociles, comme les Anglois, les Hollandois et les Flamands. Rien ne peut les empêcher, ainsi que les François, de forcer la chaîne, et de se répandre dans les fermes et dans les villages circonvoisins pour marauder, surtout lorsqu’ils sont sur terres ennemies. Si l’on avoit eu des troupes legeres dans Lille, Valencienne et Douay, durant la campagne de 1744, que les alliés étoient dans la Châtellerie de Lille ; il est certain qu’on leur auroit porté un préjudice inconcevable, par le peu de retenue et par le desordre qu’il y avoit dans leurs troupes, principalement les jours de fourrages, ou dix hommes en auroient pû prendre cent, avec leurs chevaux, à une demie lieue et plus de la chaîne. Il faut absolument éviter de se placer sur le bord des chemins, parce qu’il n’est guères possible de se garantir de la rencontre de quelques patrouilles. Lorsque le fourrage est commencé, vous faites monter un homme sur un arbre pour voir, si cela se peut, ce qui se passe dans le village ; sinon vous faites couler une petite troupe, ventre à terre, à travers du bois ou des haies, qui se tient cachée à cent pas dans l’endroit le plus couvert. Autrement il vaudroit mieux encore avoir un espion, qui examinât bien tout, et vînt vous avertir quand il y auroit beaucoup de fourrageurs avec leurs chevaux dans le village. Car il est essentiel de bien prévenir ceux que vous postés pour reconnoître, de ne point vous donner d’avis qu’il n’y ait un bon coup à faire ; parce que quelques maraudeurs ne vaudroient pas la peine de vous déplacer de votre embuscade, et de manquer une capture. Au reste, vous pouvez entendre par vous-même quand les fourrageurs arrivent dans un endroit, par le bruit et le desordre qu’ils font. Alors, si vous avez le tems, vous leur coupez la retraite, afin qu’il ne s’en échappe aucun, pendant que vous envoyez devant vous la petite troupe de cavalerie, qui tombe subitement dans le village sabre à la main, sur tous ceux qui veulent se mettre en défense ou monter à cheval pour se sauver. Vous faites suivre aussi-tôt un piquet d’infan-terie pour soutenir et pour prendre les chevaux, en lui recommandant bien de ne pas tirer de coups de fusil qu’à l’extrémité, pour ne point donner l’alerte aux postes ennemis qui couvrent le fourrage ; et dans le tems qu’il prend et rassemble tous les chevaux, vous restez toujours en bataille avec le gros de la troupe, à l’entrée du village, pour assurer votre prise, que vous faites partir promptement devant vous, en faisant l’arriere-garde de tout. Si vous étiez attaqué, ce qui ne seroit pas par les troupes de la chaîne, qui n’abandonnent jamais leur poste sécourir les maraudeurs, le colonel doit y avoir pourvû, en plaçant, de distance en distance, des détachemens pour se porter aux coups de fusil. Lorsqu’un fourrage ne finit que la nuit, on peut encore tenter d’enlever à la brune quelques chevaux, par des petits partis qui se glissent, avec un grand silence, entre les postes ennemis, et qui surprennent les fourrageurs les plus paresseux, avant qu’ils ayent le tems d’être sécourus.

Dans les fourrages qui se font en païs découvert, vous placez des troupes de cavalerie derriere un rideau, ou derriere un bosquet ; et à ce défaut, derriere les endroits les plus propres à attirer l’avidité des fourrageurs, que vous enlevez, sans bruit, à mesure qu’ils arrivent. Il faut pour cela être embusqué assez loin pour que l’ennemi en établissant sa chaîne, ne fasse point fouiller le bois, le village, ou tout autre lieu suspect où vous seriez caché ; c’est pourquoi il fait bon proche des fermes et des hameaux, couvert de la vûe des ennemis, par quelque bois ou par quelque hauteur. Le tems le plus favorable pour ces enlevemens, est l’arriere-saison, où les cavaliers s’amusent à battre du grain dans les granges, et tiennent tous leurs chevaux rassemblés.

Chapitre XX – Des enlevemens de grands-gardes

Rarement on enleve une garde du camp tout-à-fait, à moins qu’elle ne se laisse surprendre par derrière ; mais souvent on peut l’attaquer et la battre. Celles d’infanterie sont moins susceptibles de l’être, par le peu d’avantage qu’il en résulte, et par la difficulté qu’il y a à couper la retraite ; si ce n’est dans le cas où l’on a une connoissance parfaite de la situation du terrein, et de la négligence de l’officier et de la garde ; ce qu’on exécute, avec vivacité, au petit point du jour, en se coulant, le plus secrettement qu’il est possible, sur ses flancs, pour l’attaquer par les endroits les plus foibles, pendant qu’on l’attaque en même-tems, par sa tête. On prend pour cela le tems de l’intervale de deux patrouilles.

Pendant la campagne de 1741, au camp de S. Polten en Autriche, un petit parti de Rasciens embusqué à portée de notre armée, fondit, de jour, dans le camp du régiment de Navarre ; tandis qu’il étoit occupé à transporter ses bagages pour changer de position. Mais il fut si mal reçu par les gardes, qu’il se retira bien vîte, avec quelque perte.

Comme les gardes de cavalerie se retirent le soir derriere celles d’infanterie, on ne peut les attaquer que le jour, soit en prenant poste le matin, lorsqu’elles se trouvent proches d’un bois, d’un rideau, ou d’un ravin, que celui chargé de la découverte n’aura pas bien fouillé par négligence, ou soit à midi qu’elles sont fatiguées, par la grande chaleur du jour, et que les officiers sont à dîner, et la plûpart des cavaliers pied à terre, pour manger leurs chevaux. Rien n’est si ordinaire que ce manque de vigilance parmi les grands-gardes, qui facilite le moyen de les surprendre en allant s’embusquer la nuit à portée de ce poste, dans un lieu le moins suspect, où le jour, après la découverte. Quand vous pouvez vous glisser, sans être vû, vous tombez dessus à toute bride, et dans le tems qu’elle est occupée à se mettre en état de vous recevoir, ou à faire des mouvemens pour se retirer en bon ordre. Vous l’atta-quez par la croupe, par la tête et par les flancs, afin de la rompre avant qu’elle soit secourue : ceci est arrivé à deux des nôtres, l’une au camp de Courtray, et l’autre à celui de Tongre, pendant les campagnes de 1744 et de 1747, malgré leur bonne contenance et leur fermeté.

Lorsqu’on veut tâter une garde, à laquelle on ne peut aller qu’à découvert, il faut essayer de trouver dans le commandant de quoi le faire battre, par sa présomption et par son trop de confiance, qui lui occasionne souvent, assez mal-à-propos, du mépris pour une troupe de cavalerie legere qui vient à lui. Cependant combien de fois dans cette derniere guerre, les hussards autrichiens nous ont-ils corrigés de ce mépris pour eux ? La prudence veut, dans ces occasions, qu’une garde se replie sur le champ, et n’attende point le choc d’un ennemi supérieur.

Mr le Comte de Saxe, commandant un détachement de six cens dragons et hussards, et durant la campagne de 1741, arriva au bourg d’Amstiten en Autriche. Il apprit qu’il y avoit de l’autre côté, sur le chemin de Meleck, une garde avancée des ennemis, composée de dragons du régiment du prince Eugene, de cuirassiers, et de quelques Rasciens, faisant en tout soixante ou quatre-vingts hommes. Il envoya après un piquet du régiment de Rasky, et la compagnie franche de dragons de Jacob de trente hommes. Le commandant ennemi voulut faire ferme sur la chaussée ; mais il fut dans le moment renversé, sa troupe rompue et menée battant jusqu’à Meleck : la moitié resta prisonniere de guerre.

L’imprudence de ce commandant ennemi fut d’autant plus grande, qu’il n’ignoroit pas l’arrivée d’un corps de troupes françoises, qui n’auroit pas manqué de soutenir les siens s’ils avoient été repoussés.

Chapitre XXI – Du service des troupes legeres dans une place ou dans un poste

Un général est quelquefois obligé de laisser une certaine quantité de troupes legeres dans une ville de guerre isolée, et trop exposée aux courses des ennemis. Le commandant de la place s’en sert pour escorter ses convois, garantit le païs des partis ennemis ; et enfin pour faire ses découvertes : ou bien il les poste dans le païs, pour assurer les communications pendant une campagne.

Comme un gouverneur est à tous les momens dans le cas d’avoir besoin de ces troupes pour le service extérieur de sa place, il peut les exempter de celui de l’intérieur, lorsque sa garnison n’est point trop fatiguée ; et faire sortir, toutes les nuits, des partis, pour en couvrir les environs, être informé de tous les mouvemens des ennemis, auxquels il porte des coups quand l’occasion s’en présente ; et enfin, pour favoriser et protéger les gens de la campagne qui viennent vendre leurs denrées à la garnison. S’il craint d’être assiégé, il a continuellement des détachemens en campagne, pour approvisionner sa place de tout ; examiner la contenance et les marches de l’ennemi, et ramener quelques prisonniers. On dit que le capitaine d’une compagnie franche, nommé Damiens, dans la guerre de 1700, étant sorti de Weissemberg, par ordre du gouverneur, pour reconnoître un corps d’armée des alliés qui venoit faire le siége de cette ville, s’embusqua sur son passage dans un vieux chemin creux ruiné et impraticable, avec quarante hommes, pour reconnoître de plus près les ennemis, qui marchoient, dans une nuit très-obscure, sur deux colomnes, séparées par le vieux chemin creux. Ce partisan ayant observé cette disposition, conçut, dans le moment, l’idée de les mettre aux mains. Pour cet effet, il s’avisa de faire tirer dessus à droite et à gauche, en partageant sa troupe ; ce qui obligea l’une des colonnes à faire face à l’embuscade, et de lui faire une décharge, qui donna sur l’autre colonne, qui répondit de tout son feu ; et insensiblement, elles en vinrent aux mains. Damiens voyant l’affaire bien engagée, se retira, en se coulant toujours dans son chemin creux, dont il sortir par où il étoit entré. A la pointe du jour, l’ennemi ayant reconnu son erreur et sa perte considérable, fit sa retraite. Lorsqu’un colonel, est en poste fixe avec son régiment, dans une petite ville, pour couvrir un païs, protéger les communications, escorter les convois, il doit, en y entrant, commencer par reconnoître l’état des murs, des portes, des fossés, et des dehors. Si l’endroit est trop grand et trop mauvais à garder, et qu’il y ait un château ou un réduit, par le moyen de quelque bon fossé, ou de quelque riviere qui le partage, il s’y retire avec le corps de sa troupe, et ne laisse, pour garder le reste, que de petits postes, avec des sentinelles, et des patrouilles continuelles. Mr Dumoulin escalada Louvain en 1710, fit un fort grand butin, et prit un détachement de l’armée des alliés, qui n’étoit pas assez nombreux pour se garder dans cette grande ville, où il faudroit une armée.

S’il y a trop de portes dans une ville, on fait murer ou barricader celles du côté de l’ennemi, et si les autres ne sont pas couvertes par des barrieres ou des ouvrages avancés, ou en fait faire à la tête de chaque pont, avec de grosses piéces de bois enfoncées en terre ; couvertes en dehors par des fossés larges et profonds ; et en dedans revêtus en terre à hauteur d’appui. Si le fossé est susceptible d’être rempli d’eau par quelque riviere, ou par quelque ruisseau, il faut y en mettre, et faire des digues, s’il est nécessaire, pour la retenir. Lorsque la muraille de la ville est séche, et qu’il n’y a point de galleries dessus pour en faire le tour, on ne peut se dispenser d’y faire construire, et principalement dans les angles, des échaffaudages, pour y établir des postes et des sentinelles qui découvrent de loin, sur-tout aux endroits les plus foibles de la muraille ; sans quoi on ne peut se défendre d’une escalade. Quand le fossé est sec, la meilleure précaution est de faire descendre des patrouilles la nuit avec des échelles de cordes, attachées au haut du mur, qu’on se retire à soi quand les patrouilles sont en bas. Il faut auparavant être convenu avec elles d’un signal quelconque, comme de frapper un certain nombre de coups sur le porte-cartouche, ou sur la crosse du fusil, afin qu’elles se fassent reconnoître des sentinelles et du poste. Lorsqu’elles ont fini leurs rondes, et qu’elles se présentent pour remonter, et encore en arrivant sur la muraille, la garde doit les recevoir et se faire donner le mot, en leur présentant les armes, crainte de surprise. Il est bon d’avoir une sentinelle au clocher pendant le jour : avec des murs bas et revêtus en terre, on se garde par des rondes consécutives et par des patrouilles en dehors. Une attention que doit avoir le commandant, est de faire faire une recherche exacte de tous les souterreins et de tous les acqueducs qui communiquent de la ville à la campagne. Il fait ordonner à tous les bourgeois que ceux qui en ont dans leurs maisons ou dans leurs caves, viennent les déclarer, sous peine d’être punis rigoureusement ; et promet une récompense à ceux qui lui en feront découvrir. Mille exemples, comme celui de Crémone, prouvant l’utilité de cette précaution.

La distribution des gardes aux portes et à la muraille, se fait selon les endroits où il y a plus ou moins de danger, et sur-tout à ceux qui flanquent sur le fossé, qu’il faut faire sonder lorsqu’il est aquatique, afin d’en connoître les parties les plus guéables et de les faire garder.

Outre la garde des portes, il est nécessaire d’avoir à chaque barriere, un petit poste qui la tienne toujours fermée, avec une sentinelles en dehors, pour voir dans tous les chemins ; mais il faut, à tout événement, que la garde soit en état de le soutenir par un feu bien fourni, en se portant à la muraille au premier coup de fusil, au-dessus de la porte, qu’on a eu soin avant de bien faire percer, si elle est séche.

Enfin quand vous avez bien pris toutes les précautions possibles pour vous garantir de surprises, vous établissez sur la place de la ville deux piquets, l’un d’infanterie et l’autre de cavalerie ; celui-ci pour faire les découvertes et les patrouilles du dehors le jour, et la nuit pour se porter, à pied, avec celui d’infanterie aux alertes et aux coups de fusil. Vous logez toute votre troupe par compagnie, et par deux, si cela se peut dans les maisons les plus proches de la muraille, avec une sentinelle devant chaque maison, pour avertir les compagnies en cas d’allarme. La fermeture de vos portes et de vos barrieres doit se faire avant la nuit close. Vous vous en faites apporter les clefs, après que l’officier de garde a vû, par lui-même, si elles sont bien fermées. Votre petit poste reste dans l’ouvrage avancé, avec la précaution d’avoir toujours deux sentinelles à dix pas de la barriere en dehors, que le sergent fait relever de demie heure en demie heure, par un caporal, qui profite de ce tems pour faire des patrouilles autour du poste dans les lieux les plus suspects. Il rentre par le moeyn d’une petite échelle qu’on lui tend par-dessus la barriere, et qu’on retire quand il sort. En cas d’attaque, il faut tâcher de discerner la vraie d’avec la fausse ; défiez-vous de celle où il se fait moins de bruit. Vous devez avoir marqué à toutes les compagnies de votre troupe, les différens lieux de la muraille où elles doivent se poser à l’alerte ; et en outre, vous avez toujours un corps de réserve pour marcher à l’attaque la plus sérieuse. Les portes ne s’ou-vrent qu’au grand jour, et l’une après l’autre ; vos piquets de la place s’y portent, afin de renforcer les gardes à tout événement. Si les environs sont couverts, soit par des maisons, des faubourgs ou des jardins, vous faites sortir une découverte d’infanterie, qui ne rentre qu’après avoir bien fouillé par-tout. En attendant, toutes les troupes sont sur leurs gardes ; tandis qu’on ouvre la barriere, elles referment la porte ; et lorsque cette découverte est rentrée, vous en envoyez une autre de cavalerie pour battre au loin. Alors vous laissez la porte ouverte, et la barriere fermée, avec une seule sentinelle, et une autre dehors, à laquelle il faut consigner de ne point laisser approcher plusieurs païsans à la fois ; mais de les faire entrer les uns après les autres. S’ils n’ont point de connoissance dans la ville, et qu’ils soient étrangers, sans passeport, on les en fait sortir tout aussi-tôt, avec une escorte ; ou l’on les arrête, s’ils sont suspects. S’il se présente une voiture pour passer, la sentinelle de la barriere en avertit celle de la porte ; et celle-ci l’officier ou le sergent de garde, qui se précautionnent en conséquence, en ne laissant point engager cette voiture dans la porte, ni même dans la barriere, qu’elle ne soit visitée, et en refermant promptement la barriere, lorsqu’elle passe sous la porte.

Lorsque le terrein est découvert, vous faites faire vos découvertes par la cavalerie ; et de plus, vous jettez dans le païs plusieurs petits partis de jour ou de nuit, selon que vous craignez d’être attaqué en force, pour apprendre des nouvelles des ennemis ; car il est essentiel de ne point vous laisser surprendre dans votre poste, au point que vous n’ayiez pas le tems d’en sortir ; à moins que vous ne soyiez munis d’un ordre supérieur par écrit, d’y attendre l’ennemi, sur l’assurance d’un prompt secours : mais, de façon ou d’autre, il faut toujours avoir plusieurs espions en campagne, afin d’être instruit assez à tems de la marche d’un gros corps de troupes, pour avoir celui de faire sa retraite, ou d’en donner avis au général. C’est en pareille position qu’on doit bien payer les bons avis, le salut d’un tout un régiment en dépend, et la tranquillité de la communication. Au reste, le roi tient compte de cette dépense aus chefs, en fournissant leur mémoire à la fin de chaque campagne.

Comme l’objet de cette position est la sûreté des convois, il pourroit arriver que le dessein de l’ennemi, en venant dans votre partie, fût d’attaquer un des vôtres ; c’est pourquoi vos petits partis et vos espions ne doivent point le perdre de vûe, autant qu’il est possible, jusqu’à ce qu’il soit retiré, ou que vous puissiez sçavoir son nombre, afin de vous tenir sur vos gardes, et ne point exposer le convoi, en le mettant en marche. Si même il n’étoit point encore arrivé dans votre poste, il faudroit envoyer promptement avertir le commandant du lieu de son départ, de ne point le laisser partir, en lui donnant avis de nos nouvelles par plusieurs exprès, pour ne point tomber dans l’inconvénient, qu’un seul fût pris par les ennemis, qui feroient usage de votre lettre, au détriment du convoi. On se sert ordinairement pour cela de païsans de confiance. Mais si l’ennemi n’étoit point en assez grand nombre dans vos cantons pour vous empêcher de conduire le convoi à sa destination, vous composez votre escorte selon la nature du païs où vous marchez, et selon que vous avez plus ou moins à craindre de la part de votre adversaire.

Soit que vous passiez dans des lieux couverts, ou dans une plaine, l’infanterie vous est toujours d’une très-grande utilité ; parce que les voitures lui servent naturellement de retranchement. Le commandant de l’escorte ne doit point ignorer la situation de tous les chemins où il veut passer, afin de changer à propos, pour sa sûreté, l’ordre de sa marche, qui est toujours le même dans un convoi ; c’est-à-dire, d’avoir une troupe à la tête, une au centre, une à la queue, plusieurs petites entrelassées tout le long des voitures, pour faire marcher et pour empêcher de dételer dans une attaque ; et un corps de réserve qui est toujours sur les aîles, pour se porter aux endroits qui ont le plus besoin de secours. Toutes ces troupes sont fortes à proportion que l’est le gros de l’escorte. En païs couvert, elles ont continuellement sur leurs flancs de petits détachemens à pied, qui fouillent jusqu’aux deux cens pas en avant, afin d’éventer les embuscades. La cavalerie y nuit plus qu’elle n’y sert, il n’en faut absolument que pour faire une petite avant-garde, pour porter des ordres d’un bout du convoi à l’autre, et pour envoyer reconnoître promptement en avant, dans les chemins de droite et de gauche, ou dans quelque endroit découvert. La cavalerie ne peut être nécessaire que dans le cas où il se trouveroit sur votre chemin des plaines, qu’il ne faut passer qu’après en avoir bien fait visiter les environs, et en prenant une précaution qu’on devroit regarder comme une maxime constante ; sçavoir de ne jamais exposer, danger ou non, un convoi en plaine, que sur deux colomnes, qui se forment à la sortie d’un défilé, en faisant doubler et marcher lentement les voitures, principalement les premieres, pour donner le tems aux dernieres de suivre. Cette manœuvre ne doit point retarder la marche, et met naturellement votre infanterie entre deux retranchemens, et même la cavalerie, qui, dans un pressant besoin, met pied à terre. Si vous êtes attaqué assez vivement de tous côtés, pour ne pas pouvoir continuer votre route, vous faites barrer, par les premiers et par les derniers chariots, les deux entrées de votre convoi ; vous vous trouvez, par ce moyen, enfermés entierement, et en état de ne point craindre les atteintes de la cavalerie ennemie, à qui vous faites essuyer de bonnes décharges lorsqu’elle approche des voitures. On peut, dans cette disposition, attendre du secours, ou obliger les assaillans de se retirer par une vigoureuse défense.

Un petit nombre d’infanterie parqué au convoi de Berg-op-zoom du quinze mars 1748, obligea, par sa belle résistance, le général Hadsch et deux ou trois mille hommes, de se retirer avec perte, quoiqu’il eût déjà battu la plus grande partie de l’escorte françoise.

Il est à remarquer que tous les convois attaqués en plaine sont presque toujours enlevés, parce qu’ils n’ont point le tems de parquer ; au lieu qu’en marchant sur deux colomnes, non-seulement vous êtes continuellement en garde contre les attaques brusques et imprévues, mais même, le plus souvent, elles ne vous empêchent pas de continuer votre marche, par l’impossibilité où est la cavalerie ennemie, de venir heurter des chariots bordés d’infanterie ; principalement quand elle n’a point, ou que très-peu de gens de pied, ainsi qu’il arrive ordinairement en païs découvert. Lorsque vous avez traversé la plaine, vous faites marcher vos voitures une à une de chaque colomne, pour entrer dans le défilé ; avec l’attention de faire toujours avancer les dernieres, pour reprendre la place des premieres, afin de ne point laisser de vuide, et de renforcer votre arriere-garde, pour soutenir les derniers efforts que voudroient faire les ennemis à la queue de votre convoi. Mais si vous êtes attaqué dans le défilé, au premier coup de fusil, toute l’escorte passe du côté opposé à l’embuscade, pour se faire un retranchement des chariots, derriere lesquels elle reçoit l’ennemi vigoureusement. Lorsque, malgré la résistance, elle est obligée de céder au grand nombre, elle se rassemble toute en un corps, pour tâcher d’attaquer et de battre en détail les assaillans avant qu’ils ne soient réunis ; ou dans le tems qu’ils seroient occupés à renverser les fourgons et les caissons. Si enfin par la bonne conduite, et par l’exacte prévoyance de votre adversaire, vous êtes obligé de vous retirer, il faut le faire le moins mal qu’il est possible, pendant que l’ennemi n’est occupé qu’à conserver sa prise.

Mais une précaution que doit avoir le commandant de l’escorte, à la premiere rencontre de l’ennemi, est d’envoyer un officier, avec cinq ou six cavaliers, au grand galop, avertir aux premiers postes de l’armée, ou aux prochaines garnisons, que le convoi est attaqué, afin de pouvoir espérer sur un secours, pendant qu’il est aux mains avec les ennemis.

Si vous conduisez votre convoi heureusement à sa destination, vous revenez par un autre chemin, pour ne point tomber dans les embuscades que l’ennemi pourroit vous dresser à votre retour. Il y a quelquefois autant de confusion et de desordre dans la troupe qui attaque un convoi la nuit, que dans celle qui le défend. La derniere doit éviter les marches nocturnes, parce qu’elle peut être battue par une troupe bien inférieure à la sienne, avec l’aide de la surprise et des ténébres, qui sont favorables, pour l’ordinaire, à l’attaquant. C’est pourquoi un chef d’escorte ne doit rien oublier de tout ce qui peut le garantir de donner du nez dans les embuscades, qui sont toujours placées la nuit près du chemin. Car si elles ne sont point découvertes par les petites troupes qui fouillent, l’escorte n’a pas le tems, le plus souvent, de se jetter de l’autre côté des voitures, et elle est en déroute par la charge subite et imprévûe de l’ennemi. C’est ce qui arriva à un de nos convois de Berg-op-zoom, qui essuya la nuit, à bout touchant, le feu d’une embuscade de Pandours qui n’avoit pas été découverte, soit parce que l’escorte n’avoit pas fait fouiller exactement, ou qu’on avoit fouillé trop loin, et non sur le bord du chemin. Ce convoi arriva dans le plus grand desordre à Berg-op-zoom, avec perte de plusieurs bœufs et moutons, pour la subsistance de cette place. Enfin un colonel de troupes legeres placé dans un poste fixe, pour assurer une communication, en est, pour ainsi dire, responsable ; ce qui doit le rendre attentif à prévenir tous les desseins des ennemis, soit dans ses convois, soit dans ses détachemens, soit dans la sûreté de son poste. S’il fournit deux cens hommes pour l’escorte d’un convoi, il en jette cent autres dans le païs pour observer et se porter où il est besoin en cas d’attaque : c’est ce qui décide du succès, par l’épouvante que cause à l’ennemi l’arrivée d’un secours ; mais il faut que le commandant de l’escorte en soit prévenu avant de partir.

Lorsque la communication est interrompue, il fait partir des détachemens la nuit, qui vont s’embusquer sur les passages les plus fréquentés, et où les partis ennemis paroissent le plus souvent, afin de les surprendre ou de leur donner la chasse. On doit prendre la position la plus secrette et la plus favorable pour cotoyer le grand chemin, sur lequel on ne doit jamais paroître que pour faire son expédition, afin de n’être pas vû par l’ennemi ou par ses espions. On envoie le jour quatre ou cinq chariots sur la chaussée, avec quinze ou vingt hommes d’escorte, qu’on cotoye toujours à vûe dans un bois, derriere un rideau, ou dans un chemin creux. Si les partis ennemis sont dans les environs, ils ne manquent pas de tomber sur ce petit convoi, qu’ils croyent bien meilleur à cause de son escorte ; mais, dans le moment qu’ils viennent pour l’attaquer, les quinze ou vingt cavaliers se retirent du côté de l’embuscade, ou ils sont à l’instant poursuivis vivement par une partie de la troupe ennemie ; pendant que l’autre se jette sur les voitures, croyant y butiner. Alors on débande après elle autant de monde qu’il en faut, et sur-tout les cavaliers les mieux montés, pour qu’elle n’échappe point, et on les suit en bon ordre, avec le reste du détachement, afin d’être en état de faire face aux ennemis, s’il en paroissoit un plus grand nombre pour soutenir les premiers.

Sur la fin de la campagne de 1747, Mr de Grassin étoit à Nivelle avec son régiment, pour protéger la communication de Bruxelles à Namur, qui étoit si infestée des partis ennemis, que tous les allans et venans étoient dépouillés, particulierement les officiers qui alloient en semestre. Il envoya un détachement de cavalerie pour leur donner la chasse. Ce détachement roda pendant deux ou trois jours dans les bois et dans les autres lieux couverts à portée de la chaussée, où il joignit et battit les ennemis en deux rencontres, les fit presque tous prisonniers avec un officier, et la sûreté de la communication fut rétablie.

Il arrive quelquefois qu’un chef est obligé d’occuper un village ouvert de tous côtés, parce qu’il ne s’en trouve pas sur la communication qui soit fermé de murailles, de fossés, ou muni d’un château. Comme ces situations sont fort hazardeuses, il doit tirer de son industrie et de sa capacité, tous les moyens de se couvrir contre les attaques et contre les surprises. Il ne peut le faire d’abord qu’avec beaucoup de vigilance, en disposant ses gardes à propos, et en fermant toutes les rues avec des chariots. Ensuite si tout le village n’est point susceptible d’être retranché, à cause de sa grandeur, il en choisit la partie du terrein la plus avantageuse, soit par son élévation, soit par l’eau, soit par un chemin creux qui l’environne, soit par un assemblage de maisons non couvertes de paille et éloignées des autres, principalement de l’église et du clocher, pour n’être point exposé à un feu plongé dans une attaque, à moins qu’ils ne fassent partie du lieu qu’il veut occuper ; auquel cas il fait une place d’armes du cimetiere, s’il n’est pas commandé par les maisons d’alentour. Aussi-tôt que la situation est reconnue telle qu’il peut la désirer, et que le plan du retranchement est tracé, il fait venir les habitans des villages circonvoisins, qu’il met à l’ouvrage avec des officiers et des sergens entendus, pour avoir inspection sur le travail et le faire avancer et perfectionner le plus diligemment qu’il est possible. Il faut donner beaucoup de profondeur et de largeur aux fossés, et y faire venir l’eau, si cela se peut. Si la troupe est logée dans des maisons couvertes de paille, il faut pousser les retranchemens assez loin pour éviter d’être brûlé par le feu des ennemis dans une attaque, et pour avoir un espace de terrein entre, capable de contenir toutes vos troupes en bataille sans confusion.

L’hyver de 1747 à 1748, les ennemis voulant faire un poste avancé de la petite ville d’Herenstats, y placerent leurs compagnies franches. Elles s’y retrancherent dans une partie, par des ouvrages palissadés, et abandonnerent l’autre trop difficile à garder, à cause de son étendue et de la défectuosité des murailles. Mr de Grassin en fit de même en 1746 au village de Wetherem sur la Dyle, qu’il couvrit de bons retranchemens de terre, dans lesquels il plaça toute son infanterie, et il laissa sa cavalerie en deça de la riviere.

Toutes ces précautions assurent non-seulement la tranquillité dans un poste ; mais même dans l’esprit des soldats et des officiers, qui sont toujours en l’air, quand ils ne voyent rien qui puissent les mettre à couvert d’une surprise.

Chapitre XXII – Des autres services que le général peut tirer des troupes legeres

Outre les détachemens et les courses continuelles que fait un corps de troupes legeres, il y a souvent des occasions où le général l’emploie, comme à l’avant-garde et à l’arriere-garde de l’armée, à l’attaque des petits postes qui se trouvent sur son passage, à reconnoître les mouvemens de l’ennemi, et à garder un bois ou un défilé pendant une bataille, et enfin à la poursuite d’une armée battue et en déroute.

Un colonel, avec son régiment, qui fait l’avant-garde d’une armée, qui change simplement de position, n’a d’autre besogne à faire que de jetter des petits détachemens en avant, à droite ou à gauche, pour éclairer la marche des colomnes, et donner la chasse aux partis qui viennent voltiger sur les aîles pour butiner. Mais lorsque cette armée fuit celle des ennemis pour l’atteindre, il ne cesse d’harceler son arriere-garde, en jettant après elle une partie de son corps, qui donne dessus avec d’autant plus de hardiesse, qu’elle sçait que l’ennemi ne veut point s’engager en retardant sa marche, pour faire face aux assaillans. On harcele la queue d’une arriere-garde en allant continuellement sur les flancs se saisir à propos des lieux de difficile accès qui forment un défilé, comme des bois, des montagnes, des marais, des canaux, entre lesquels l’ennemi est obligé de marcher, et de recevoir des coups sans pouvoir y répondre, parce qu’il ne voit pas d’où ils partent, et qu’il ne peut aller attaquer des gens cachés et dispersés de côté et d’autre, dans des endroits impraticables. C’est ce qui a rendu nos marches et nos retraites si pénibles en Bohême et en Piedmont.

Mais lorsque, soutenu de votre armée, vous suivez une arriere-garde en plaine, vous débandez à ses trousses la moitié de votre cavalerie, qui ne cesse de l’inquiéter par de vives escarmouches. Si l’ennemi fait volte-face pour la charger, elle tâche de l’engager en se retirant, toujours faisant le coup de pistolet et de mousqueton, pendant que vous marchez en bonne contenance, avec le gros de la troupe, pour la soutenir et charger l’ennemi à son tour, quand il s’est porté trop en avant pour être protégé du corps de son arriere-garde, qui ne retarde point sa marche, pour éviter de se compromettre avec l’avant-garde de votre armée, qui le talonne toujours, afin de l’attirer à une action générale. Il ne faut cependant pas trop s’abandonner à la poursuite en ces occasions ; car il arrive souvent que vous êtes ramenés plus vîte que vous n’avez été. C’est pourquoi, dans toutes les actions, petites ou grandes, un commandant de troupes legeres doit toujours conserver un corps rassemblé pour soutenir les troupes dispersées, et leur servir de protection pour se rallier lorsqu’elles sont poussées vivement ; faute de quoi les premiers cavaliers chargés, renversent et entraînent tous les autres dans une déroute générale, sans regarder derriere eux, et quelquefois sans sçavoir à qui ils ont affaire. Ce désordre est très-dangereux dans un défilé ; on ne peut éviter d’être culbuté, qu’en se jettant promptement de droit ou de gauche, pour laisser un passage libre aux fuyards, qui doivent se reformer derriere vous, et en prévenant et chargeant l’ennemi à votre tour.

Une troupe qui attaque en desordre, donne avec beaucoup plus de confiance, lorsqu’elle se sent soutenue par un corps de réserve, sur lequel elle peut se retirer en cas d’échec.

C’est une commission pénible et dangéreuse, de faire l’arriere-garde d’une armée qui fait un mouvement en présence de son ennemi, ou qui a été battue. Le general y place toujours ses troupes legeres, qui doivent avoir pour unique attention, de manœuvrer avec tant de prudence et de circonspection, qu’elles ne se compromettent point et n’engagent rien ; parce qu’elles seroient abandonnées, pour ne point retarder la marche du reste de l’arrière-garde.

Elles doivent encore marcher de façon qu’elles puissent se secourir mutuellement, en faisant face souvent à l’ennemi, pour protéger les derniers piquets, lorsqu’ils sont trop pressés par les coureurs ennemis, auxquels on peut donner un coup de patte, quand ils sont assez éloignés de leur gros, pour qu’on ait le tems de leur dresser une embuscade, ou de les charger vivement avant qu’ils puissent être secourus.

S’il se rencontre un défilé, on le fait garder de droite ou de gauche par les premieres troupes, pour favoriser le passage des dernieres ; mais surtout il vaut mieux se refuser la satisfaction de tailler en piéces une troupe ennemie avancée, que de rien engager ; c’est où gît la science des retraites, et le salut d’une arriere-garde vis-à-vis d’un ennemi supérieur.

Ces retraites décident de l’habilité d’un général, comme celle d’un officier particulier ; car un jeune homme, sans expérience, peut bien aller en avant, et attaquer, avec toute la vivacité de son âge ; mais il n’aura pas la conduite et la prudence nécessaires pour faire une retraite en présence d’un ennemi supérieur.

Notre armée, en 1746, ayant quitté le camp des cinq étoiles, pour prendre une autre position, fut attaquée à son arriere-garde, dans la plaine de Ramillies, par toutes les troupes legeres des alliés, qui donnerent sur le régiment de Grassin en queue et en flanc. Celui-ci se présenta toujours en si bonne contenance, que non-seulement il ne reçut point d’échec ; mais au contraire, qu’il chargea vivement, le sabre à la main, les troupes de hussards trop avancées, sans rien engager. Cette belle manœuvre, dont toute l’armée fut témoin, fit un honneur infini à ce régiment, qui perdit beaucoup d’hommes et de chevaux par le canon et par la mousqueterie des ennemis.

Lorsqu’un général entre dans un païs coupé, et gardé par des postes ennemis, il les fait ordinairement attaquer et enlever par ses troupes legeres ; ce qui se fait par surprise, ou à force ouverte, avec une piéce de canon ou deux, quand l’endroit n’est pas susceptible d’être emporté l’épée à la main. C’est ce qu’exécuta le régiment de la Morliere, avec beaucoup de valeur et de conduite, dans l’îsle de Cadsan, dans la campagne de 1746. Il contraignit, en peu de tems, les ennemis d’abandonner le païs jusqu’à la mer, après avoir fait des prises immenses d’hommes et de chevaux.

Enfin, outre le service qui est propre aux troupes legeres, il se présente mille autres occasions où le général peut s’en servir. M. le Maréchal de Saxe, par exemple, ayant été informé à la bataille de Fontenoy, qu’il paroissoit une tête d’ennemis sur la chaussée de Tournay à Leuse, y jetta, ainsi que dans le bois de Bary, tout le régiment de Grassin, qui couvrit non-seulement toute cette partie ; mais encore qui fut aux mains avec l’ennemi pendant l’action.

A la bataille de Rocou, les régimens de Grassin et de la Morliere, formerent la pointe de l’attaque du village d’Hans du côté de Liége, et y entrerent les premiers. Ils étoient en même position à la droite de l’armée, sous les ordres de Mr le Comte d’Estrées, à la bataille de Lauffeld, où ils furent renversés et terrassés par la cavalerie angloise.

Chapitre XXIII – De la subsistance des troupes legeres

La position hazardeuse d’un corps d’un troupes legeres, et l’interruption des communications, lui ôtent presque toujours la facilité de tirer sa subsistance de l’armée. Il faut donc que le colonel y pourvoie par le moyen de ses détachemens, en faisant acheter dans les lieux circonvoisins, des grains et des bestiaux, qu’il fait distribuer à sa troupe : il fait faire du pain par ses boulangers, et tuer des bœufs ou des vaches par ses bouchers, qui vendent aux soldats et aux cavaliers à un prix raisonnable. On doit commettre pour cette distribution, un sergent, et même un officier, afin qu’elle se fasse en regle. D’ailleurs, un chef trouve encore une partie de la subsistance de son régiment, dans le grand nombre des détachemens qu’il a en course, et qui vivent dans tous les païs où ils se passent, en se faisant fournir des rafraîchissemens gratis ; sans quoi il seroit impossible d’envoyer des partis à la guerre, s’ils étoient obligés d’y vivre avec leur solde, ou si l’on leur faisoit la retenue des denrées qu’ils exigeroient des communautés, ainsi qu’il en fut question dans les dernieres campagnes de 1747 et de 1748. La paye d’un soldat qui est en détachement pour huit ou dix jours, suffit à peine pour l’entretenir de souliers, sans parler des culottes, des guêtres, et du reste, qui ruinent les capitaines, à cause du délabrement occasionné par les fatigues : il est si grand dans une compagnie d’infanterie de cent hommes, que la plus grande attention des officiers ne peut y remédier. C’est pourquoi il seroit beaucoup plus avantageux, pour le bien du service, que le roi entretînt quatre ou cinq capitaines en pied de plus dans chaque régiment de troupes legeres, et mît les compagnies d’infanterie à cinquante. Elles seroient bien mieux entretenues, par la raison qu’il est beaucoup plus aisé de veiller au soin de cinquante soldats, qu’à celui de cent. Le détail en est bien moins grand, et la dépense ne seroit guere plus considérable pour le roi, qui est obligé d’entretenir de plus, un capitaine et un lieutenant en second dans les compagnies de cent hommes, qui n’ont pas le même intérêt et les mêmes attentions pour la troupe, que le capitaine en pied, qui la regarde comme un bien, dont le produit dépend totalement de ses soins.

Chapitre XXIV – De l’équipage des officiers de troupes legeres

Le superflu dans les équipages d’une armée, entraîne après lui mille inconvéniens, soit dans les marches, soit dans les retraites précipitées, soit même dans un jour de bataille, lorsqu’il partage trop ou trop peu, l’attention du général. La position du bagage de l’armée de France à la bataille de Ramillies, contribua beaucoup à la victoire que remporterent les alliés selon Mr. de Feuquiere.

Dans un régiment de troupes legeres posté en avant, ces inconvéniens deviennent susceptibles de grands malheurs, par l’embarras et par la confusion que le trop de bagage occasionne dans un quartier surpris et attaqué brusquement la nuit, et dans une marche dangereuse et pénible. En pareille situation, beaucoup d’officiers au lieu de courir à la tête de leur compagnie, ne sont occupés qu’à faire atteler leurs voitures, ou charger leurs chevaux, pour sauver promptement leur équipage ; pendant que les soldats se dispersent de côté et d’autre, faute d’avoir des commandans pour les rassembler et pour faire la tête de l’ennemi. Ce desordre cause ordinairement la perte d’une troupe.

Il est donc du devoir d’un colonel, pour le bien du service, et même pour celui de sa troupe en général, de ne point souffrir de gros équipages à la suite de son régiment, et encore moins de ses détachemens. Lui, le lieutenant-colonel et le major, peuvent avoir un chariot ou une chaise, qu’ils laissent toujours au gros de la troupe, pour transporter, dans un besoin, les officiers blessés au quartier général, et pour porter les vivres qui leurs sont nécessaires. Lorsqu’il y a des soldats blessés ou malades, on prend des chariots de païsans pour les conduire à l’hôpital. Cette attention de la part d’un chef, opere deux biens, l’un d’éviter l’embarras et la confusion dont on vient de parler, et l’autre d’empêcher la ruine des officiers, par la perte d’une quantité superflue d’effets qu’ils portent avec eux.

La petite guerre est un métier de fatigue ; le plus souvent, on la fait avec toute la dureté et la frugalité lacédémonienne ; et dans de certains momens, avec une abondance qui va à la prodigalité : cela dépend des positions où l’on se trouve.

Un arbre, un trou dans la terre, ou une barraque construite à la hâte, sont presque toujours le couvert des troupes legeres, excepté de celles qui campent. Un manteau, une peau d’ours, composent tout le lit de l’officier aisé ; les autres, n’ont, tout au plus, que le manteau, le reste de leurs équipages est tout aussi simple. C’est cette vie dure, et les fréquentes occasions de ce service, qui développent immanquablement l’intelligence des sujets, et les forment à l’épreuve du froid, du chaud, des veilles, des marches, et des autres fatigues. Enfin c’est à la petite guerre où presque tous les jeunes seigneurs apprenoient autrefois, par gradation, l’art de commander de gros détachemens, et ensuite les armées. Ils commençoient à aller en parti, comme volontaires, sous des chefs expérimentés. Après quoi le général leur confioit des détachemens de cavalerie et d’infanterie de l’armée. Il n’y avoit point de troupes legeres en France dans ces tems-là. Lorsqu’il se présentoit une expédition, une escarmouche, ou quelques-autres occasions de faire le coup de pistolet, il sortoit de l’armée une quantité de volontaires de la premiere qualité ; c’est ce qu’on appelloit faire le carabin. Aussi lorsqu’ils étoient dans une position hazardeuse avec leur régiment, ils ne se trouvoient point embarrassés, soit pour assurer la tranquillité de leur poste, soit pour faire une exécution, ou une retraite dangéreuse.

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce contenu a été publié dans Uncategorized. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.