L’erreur initiale

 Et l’OTAN va continuer à tirer d’inutiles missiles sur d’improbables cibles. Et les atrocités se poursuivront en toute légitimité internationale, faute de pouvoir obtenir un vote du conseil de sécurité des Nations unies. Il faudra donc attendre que M. Milosevic atteigne ses buts de guerre : une solide implan­tation militaire serbe sur une partie du Kosovo, vidé d’un tiers de sa population d’origine albanaise. Il faudra attendre aussi que les bons offices russes produisent leurs effets. Et l’on découvrira, masqué sous les habits rafistolés d’une diplomatie délabrée, le plan de partition du Kosovo.

En français, dans le texte, on nomme cela une défaite.

On ne peut que rester abasourdi par l’immensité de la bévue ainsi commise qui fera date dans l’Histoire des erreurs straté­giques. C’est pourtant un classique que les Vieux Européens connaissent bien : la distorsion entre les buts politiques et la stratégie militaire.

Car nos gouvernements se comportent comme le firent leurs prédécesseurs à l’égard de la Pologne en 1939. Contre Hitler, on signa un traité d’alliance, on mobilisa, on déclara même la guerre et on ne fit rien parce que la stratégie militaire établie consistait à attendre sans “y aller”.

À Rambouillet, les diplomates euro-atlantiques ont placé M. Milosevic au bord du gouffre. Car, pour lui, accepter la perte du Kosovo, de cette manière là, équivalait à un suicide politique. On peut prendre un tel risque mais à condition d’être prêt à employer la force jusqu’au bout contre le régime ainsi acculé. Cela suppose de disposer de la supériorité militaire et de la volonté d’y recourir intégralement : air, mer, et surtout terre, à savoir des troupes au sol.

Si, en effet, le but était de protéger les populations albanaises du Kosovo, il fallait intervenir à terre. Si le but était de se débarrasser de M. Milosevic il fallait, encore, intervenir à terre.

Or telle n’était pas, telle n’est toujours pas la stratégie de l’OTAN et, particulièrement des États-Unis.

Ce n’était pas non plus celle des Européens qui, politique­ment désunis, sont incapables moralement et matériellement de se mesurer efficacement à l’armée serbe parce qu’ils savent que le volume des pertes serait élevé, pour ne rien dire de l’issue militaire réelle. Bref, comme l’avait relevé Clausewitz (en 1800 !), dès lors qu’il s’agit de “payer comptant” on mesure les clients sérieux et les autres.

Où se trouvent l’Europe de la Défense, les accords de Petersberg et l’UEO ? Pourquoi les “forces séparables mais pas séparées” définies en 1996 à Berlin ne volent-elles pas, en utili­sant les moyens de l’OTAN, au secours des réfugiés kosovars ? À quoi bon ces palinodies sur l’attribution des commandements, ces incompréhensibles architectures à “double casquettes” pour en arriver au constat d’impuissance dès lors que les États-Unis ont décidé de ne pas s’engager au sol ? La réalité, brutalement, fait table rase de ces vains exercices.

Lors d’une défaite, le premier mouvement consiste à rejeter sur l’autre la responsabilité. Attitude bien inutile car, sans même préjuger de l’issue finale, la “défaite” de mars-avril 1999 est générale. Pour Union européenne, pour l’OTAN, pour la France, pour les États-Unis. Car elle entache les États, les organisations et les alliances d’un même discrédit quant à leur discernement politique et à leur efficacité stratégique face à une crise exté­rieure grave.

Premier constat : en annonçant qu’elles n’envisageaient pas d’intervention terrestre, en choisissant des voies-et-moyens déli­bérément réduits les puissances occidentales se sont à elles mêmes interdit d’obtenir une véritable victoire c’est-à-dire l’acquisition des objectifs affichés. Mais on ne saurait s’en tenir là. Pour trouver une explication à cette attitude, en apparence absurde, il faut regarder en profondeur.

Car des erreurs d’une telle dimension ne se produisent pas par simple incompétence des individus, même si, en l’occurrence, celle-ci a atteint un niveau étonnant.

Elles ne peuvent s’expliquer que par les mouvements de fond qui animent les sociétés et que reproduisent, à leur manière, ceux qu’elles ont démocratiquement placé à leur tête.

Ce qui se produit aujourd’hui correspond à l’incohérence profonde qui caractérise la sortie de la guerre froide dans la zone euro-atlantique. L’erreur fondamentale d’aujourd’hui ne s’expli­que que par la combinaison désastreuse de deux modèles de paix imparfaits.

Le premier est la paix par l’empire alors que les États-Unis n’ont pas l’intention politique d’en assumer la responsabilité et de s’engager sérieusement au-delà de leurs intérêts vitaux. Un Président américain léger (politiquement) aura mis en marche une organisation lourde (militairement) pour appliquer une stratégie totalement inadaptée au but de guerre qu’il déclarait : protéger les populations du Kosovo.

Le second modèle est la paix par incapacité à faire la guerre, la vraie, celle que mènent les Serbes depuis 1991 ; une guerre qui consiste à affronter le risque de la mort et des pertes au combat. Les citoyens des États européens, à régime démographique bas, empêtrés dans les impasses d’un ingérable Welfare State, téta­nisés par la médiatisation de la mort qu’ils récusent par principe, sont devenus incapables d’assumer un affrontement direct contre des adversaires déterminés.

Ainsi nos sociétés de haute technologie produisent de coû­teux engins, des panoplies ultra-sophistiquées qui n’ont aucun effet militaire significatif parce qu’à eux seuls ils ne suffiront jamais à faire plier la volonté d’hommes décidés à se battre, quelle que soit la cause, bonne ou mauvaise.

Peut-on alors espérer un bon usage de la défaite pour l’avenir ?

L’erreur initiale peut, en effet, avoir une vertu roboratrice dès lors qu’on la reconnaît et qu’on l’explique. C’est cela le cou­rage politique. Les États-Unis ont été exemplairement capables de ce sursaut après l’humiliation du Viêt-nam, payée, il est vrai, de 50 000 morts.

L’Europe en formation vient de subir sa première défaite. Elle peut la reconnaître, en tirer les conséquences, revoir ses positions. Mais le choc n’est sans doute ni assez violent, ni assez direct et, à bon compte, on continuera à s’abuser.

Il sera alors manifeste que la Vieille Europe de l’Ouest est devenue incapable de faire autre chose que de s’ériger en Forte­resse, protégée par la dissuasion nucléaire pour les uns, par l’incertain bon vouloir des États-Unis pour les autres. En atten­dant. Car des leçons qui seront ou ne seront pas tirées de cette erreur stratégique, le reste du monde ne manquera pas, lui, de tirer ses propres enseignements

Et qui pourrait prédire les conséquences d’un tel constat d’impuissance ?

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