M. Blair en nouveau Gladstone

La Différence et le Mal

On le compare à Madame Thatcher durant la guerre des Malouines. Certes le ton est résolu, et les accents martiaux. Car cette guerre est devenue “sa guerre”. Mais ce n’est pas la roide conservatrice que M. Tony Blair prend pour modèle. Sa référence historique est le grand ministre libéral Gladstone. Gladstone, l’adversaire idéaliste du trop réaliste Disraëli. Gladstone, l’auteur des “atrocités de Bulgarie”, pamphlet de 1878, qui fit vibrer l’opinion anglaise sans pour autant déclencher autre chose que l’opposition britannique aux efforts de règlement du pro­blème par le seul Empire russe. Autres temps, à défaut d’autres mœurs. La référence mérite réflexion sur ce que réclame exacte­ment l’ardeur de M. Tony Blair ? “Jeter les fondements de l’Europe nouvelle”, écrit-il. Sur quelles bases, et selon quels principes ?

À l’origine de tout projet de politique étrangère se retrouvent en général trois types de préoccupations :

l’intérêt national et la raison d’État, qui poussent au réalisme politique ;

la vision du monde et l’idéologie, qui fondent la politique sur des principes plus ou moins immatériels ;

la dimension des moyens dont on dispose, qui, en principe, renforce la tendance au pragmatisme.

Ces différents éléments se combinent plus ou moins harmonieusement. Il est toujours utile de donner à son intérêt l’habillage d’une vocation universaliste. On y gagne partenaires, sympathisants, complices, etc. Mais il est aussi parfaitement concevable qu’un chef de gouvernement soit très honnêtement convaincu de la coïncidence entre ses valeurs et le souverain bien du reste du monde. En l’affaire, la communication joue un rôle essentiel puisque l’on “émet” des valeurs en direction des autres. Encore faut-il que l’on dispose d’un minimum de moyens pour exporter cette ambition. Car la capacité de conviction reste faible si quelque bénéfice ne vient pas soutenir les espérances qu’elle suggère. Bref, il faut avoir les moyens de sa stratégie intégrale.

M. Blair croit rencontrer son destin historique en incarnant la conception¼ américaine de l’avenir de l’Europe. Cela ne signifie pas qu’il trahit et le Royaume-Uni et l’Europe. Au contraire, on peut le tenir pour honnêtement convaincu qu’une conception américaine de l’Europe est dans l’intérêt de l’Europe elle-même. Partage-t-on les mêmes intérêts dès lors que l’on est différent par l’identité et par la dimension ? Ce dépassement de l’intérêt particulier peut s’effectuer précisément parce que l’on partage les mêmes valeurs. Et l’on a vu M. Blair en compagnie de M. Clinton à Washington et à New York, aux pires moments de l’affaire Lewinsky, s’adonner aux délices d’un brillant débat consensuel sur la “troisième voie” économique et sociale.

Depuis le départ du chancelier Kohl, la convergence franco-allemande a connu un déclin annoncé depuis longtemps. Dans la logique qui régit les relations entre États européens, il était naturel que presqu’immédiatement, une contre-poussée s’exerçât dans le champ de force constitué par la tension entre les diffé­rents intérêts euro-atlantiques.

Très schématiquement, l’Allemagne a maintenu la France dans la relation avec les États-Unis au nom d’une Europe reposant largement sur le partenariat franco-allemand. M. Blair conserve et l’approche et l’argument. Il arrime la France aux États-Unis au nom de l’Europe sur la base d’un partenariat privilégié anglo-français, en prenant soin de marquer aux amis allemands que personne, en l’occurrence, ne les délaisse. Chant de sirène que M. Schroeder, depuis longtemps désireux de reconsidérer certaines données du partenariat franco-allemand, paraît fort disposé à entendre. Si donc l’Europe est devenue si importante, le Premier Ministre se fait naturellement le plus européen de tous. Mais, à l’instar du président Clinton, comment interprète-t-il les expressions “construction européenne”, “iden­tité européenne de défense et de sécurité” ? Comment entend-t-il, au regard de ce sens, qu’il se garde d’expliciter, procéder dans les faits ? Au jeu des “architectures de sécurité”, où doit-on situer le pion France par rapport à la Grande-Bretagne, les deux par rapport à l’Europe et l’ensemble par rapport aux États-Unis4 ?

On objectera que cette présentation reste trop diplomatique, trop lointaine. Pourtant, que dire de ces innombrables tentatives d’associations et de fusions d’entreprises, de ces programmes d’armement en coopération, de ces agences qui ne parviennent pas à se concrétiser parce que les intérêts des Trois (Allemagne, France, Royaume-Uni) ne composent pas entre eux ? Autant de difficultés qu’aggrave l’intervention des entreprises et, en soutien, du gouvernement des États-Unis.

C’est bien pourquoi l’affirmation de l’identité de vues sur les valeurs immatérielles de l’éthique achève la construction. Pour que l’Europe puisse jouir des valeurs du marché et de la démo­cratie, il faut donc liquider les derniers dictateurs. Ressentant que ce thème est le plus mobilisateur, M. Blair le développe à fond.

Éthique ou politique ? : les risques de la confusion

S’agit-il de prendre l’éthique pour principe moteur de la poli­tique ou bien de promouvoir un système particulier de valeurs politiques avec l’intention de les imposer comme universelles par la raison mais aussi par la force ? Ce système de valeurs est-il lui-même cohérent ? En politique et en économie, la notion de liberté ne s’entend pas de la même manière. Vieux débat qui se retrouve à la source des interrogations sur la démocratie en Occident. La nouveauté vient de ce que les valeurs politiques liberté, démocratie marché semblent avoir prétention à une sorte d’OPA sur l’éthique. Selon que nos valeurs politiques et éthiques te feront partenaire ou ennemi, tu seras dans le Bien ou dans le Mal.

Ici, le vieux Marx rattrape le Premier Ministre anglais. Pour s’affranchir de son particularisme et faire oublier son origine, une idéologie a fréquemment tendance à s’identifier à quelque principe “supérieur” qui sert de masque à ses présupposés déterminants.

Bien entendu, si j’ose dire, M. Blair ne pousse jamais son raisonnement aussi loin. Péremptoire, très général, il ne dit rien sur les fondements de sa pensée.

L’amalgame blairien se compose d’un vieux fonds moral plutôt anglo-saxon : l’opposition manichéenne entre le bien et le mal, une certaine pratique américaine (qui relève d’une action psychologique de temps de guerre : diaboliser l’adversaire et exalter les valeurs politiques de démocratie et de respect des libertés de conscience et d’opinion. Homme d’État qui se fait publiciste du temps de guerre, il mêle la théorie politique, l’éthique et la propagande de guerre. Derrière cette confusion, il me semble pouvoir distinguer une idéologie implicite.

Lors qu’on entend M. Blair, on est immédiatement frappé par le fait que son but politique s’identifie à une idéologie de tolérance et de pluralisme tant politique qu’ethnique. Il s’agit d’extirper hors d’Europe une obsolescence maléfique et, au nom de la modernité civilisatrice, d’unifier le continent par un même modèle de liberté et de démocratie. On peut douter de la perfection et de la pureté de ce modèle. On peut douter aussi que l’éthique puisse tenir lieu de politique. On peut douter enfin que le Mal soit extirpable de l’humanité, même européenne. Passons.

En seconde lecture, on relèvera une étrange volonté de mimétisme, d’alignement sur le Même. Un modèle culturel présenté comme supérieur parce qu’idéal. Une seule Europe, entière et libre, partageant les mêmes valeurs doit advenir. MM. Bush et Baker ne disaient rien d’autre lorsque, après la chute du mur de Berlin, ils annonçaient l’avènement d’une Europe “whole and free” et d’une communauté atlantique de Vancouver à Vladivostok. C’était le temps du “nouvel ordre mondial”, à vrai dire fort court.

Après tant d’autres, M. Blair est saisi par le fantasme du Même comme fin de l’histoire, par résolution des contradictions. Il importe peu que l’idéologie vague du droit à la différence tienne lieu d’étendard, dès lors que ce modèle se donne pour vocation d’en finir avec les contradictions de l’histoire.

La Différence, en éthique et en politique :
notre “autre” Europe

Évadons-nous un instant de la politique et de la stratégie. Considérons les innombrables débats sur l’altérité et le droit à la différence. Que n’a-t-on pas dit sur la nécessité de leur respect ? Ironie affreuse, au même moment, une abominable extrême droite britannique s’adonne au terrorisme raciste dans les quar­tiers pakistanais de Londres. Ce rapprochement n’est pas que de circonstance. Il suggère que l’on pose très sérieusement la ques­tion du Même et de l’Autre, de l’altérité et de sa reconnaissance.

Que dit, sans s’en rendre compte, tragique étourderie, M. Blair ? Que le droit à la différence doit devenir le modèle unificateur de l’Europe.

Or d’innombrables peuples, sans doute anciens, archaïques peut-être, attachés à la terre, organisés par la famille et le clan, spirituellement structurés par une symbolique de la vie et de la mort, veulent cette reconnaissance de la différence dans la séparation, dans le voisinage bien organisé, avec de bonnes frontières, garanties par une communauté internationale efficace et cohérente.

Considérez les Arméniens, experts tragiques en matière de génocide Ils ne vont certes pas soutenir les horreurs des bandes de M. Milosevic. Pour autant, on ne leur vendra pas demain matin le pluri-ethnisme. On les trouvera peu sensibles au modèle “United colours of Benetton” qui manifestement inspire un peu vite les responsables politiques d’europe occidentale. Leur but immédiat, dans l’environnement dangereux qui est le leur pour longtemps encore, est de se retrouver en un ensemble cohérent, sûr et reconnu, face à des voisins. Leur volonté est de pouvoir gérer leurs propres affaires et, à partir de là, souverainement, de considérer leurs propres relations extérieures sur la base de frontières stabilisées. La recherche des alliances et des appuis dans ces immenses régions européennes et limitrophes est fondée sur ces objectifs.

Que propose-t-on aux peuples des Balkans ? Vivre en sûreté, sans doute. Prospérer, c’est certain. Mais comment et avec qui ? Que signifie, de leur point de vue, vivre ensemble dans la diversité ethnique ? Accepter d’un cœur léger l’altérité. Alors que ce qui est à toi n’est pas à moi. Pour bien des cultures et bien des peuples, en Europe même, le droit à l’altérité commence avec les frontières.

Good fences make good neighbours. Les bonnes barrières font les bons voisins, disait le poète américain Robert Frost, à l’aube du xxe siècle.

Ainsi la revendication idéologique du droit à la différence et la décision de faire la guerre pour imposer le Même se constituent en contradiction théorique et pratique.

L’Europe de M. Blair n’est donc pas toute l’Europe. Au nom de la juste guerre contre la barbarie, notion aussi commode que vide, il se refuse à prendre en compte, -pas même- à penser la différence d’une autre Europe, la nôtre sans doute mais aussi notre différence.

Ainsi paraît l’écart culturel, provisoire sans doute, mais immédiatement irrésorbable entre l’Europe occidentale et ce que je crois nécessaire d’appeler “notre autre partie de l’Europe”. “Notre et autre”, paradoxe et défi culturels parfaitement surmon­tables dès lors qu’on accepte la durée d’un processus de rappro­chement. Sachant que ce n’est pas le recours à la force qui apportera une solution immédiate. Trop souvent, la guerre n’est qu’une impatience de la politique.

Combien de siècles et de guerres atroces aura-t-il fallu pour abolir la frontière franco-allemande ? L’unanimisme suggéré n’a pour fondements que les premiers linéaments d’une culture communautaire. Milosevic et bien d’autres en même temps que lui ont fait campagne pour le droit à l’identité contre les autres. Il a tiré parti d’une promiscuité ethnique forcée, dans la mesure où celle-ci avait été imposée par la succession des contraintes “impériales”, ottomane, autrichienne, communiste, fédéralo-titiste.

L’incitation à l’identité nationale, qui n’était pas l’invitation au libre choix, a donc précipité les peuples vers la solution la plus immédiate et la plus brutale, à savoir se reconnaître par la négation angoissée de l’autre, dans le refus de tout partage. Il est bien là le jeu de la différence dans les Balkans.

Le modèle pluraliste unanimiste fondé sur la reconnaissance de l’Autre constitue aujourd’hui un produit d’exportation exoti­que dans la réalité socio-culturelle de l’Europe balkanique. Ce n’est donc pas à coups de missiles de croisière que M. Blair y fera entrer le droit à la différence.

Et qui veut faire l’ange fait la bête.

Ceci conduit à examiner la seconde contradiction de la fragile construction de M. Blair. Où l’on voit une éthique maxi­maliste prétendre payer en monnaie de singe¼

Les fins sans les moyens

Ce n’est certes pas la première fois, tant s’en faut, que les buts d’une guerre sont inspirés par un idéal ou une idéologie.

Ce qui est novateur, c’est que, pour la première fois, avec d’hyperboliques accents sacrés sur les fins (la morale, le droit des peuples et des individus, du collectif et du particulier, la stabilité des Balkans, l’avenir de l’Europe, etc.) on déclare simultanément que l’on n’entend pas pour autant leur consacrer la totalité des moyens dans on dispose.

La cause est admirable, mieux, elle est essentielle car elle engage le xxie siècle de l’Europe. Il n’est donc pas question de risquer une goutte de notre propre sang.

Cette paradoxale dérision révèle une mutation fondamen­tale, un décrochement d’échelle dans l’ordre du symbolique. Non pas une révolution mais un effondrement, le krach des valeurs de l’échange traditionnel qui jusqu’alors légitimait la guerre, le risque de la mort et l’acceptation du sacrifice de soi dans la conscience des peuples.

M. Gladstone, à la tête de la première puissance mondiale, avait les moyens militaires de sa politique. Il pouvait en disposer en toute autonomie. Le Royaume-Uni ne manquait pas de les engager en totalité ou en partie, une fois le besoin défini et la décision prise. Il est possible, comme l’indiquent les déclarations de M. Blair lui-même et de son ministre M. Cook, que le Royaume-Uni soit désireux de mettre en action immédiatement des troupes au sol. Mais, ne pouvant agir en dehors de l’Alliance, ne pouvant enfreindre la volonté des États-Unis, il faut bien que l’arme au pied, les troupes britanniques attendent une issue qui, apparemment, ne convient pas à leur dirigeant. Cette situation rend bien compte des conditions d’engagement de la guerre : pour atteindre l’objectif politique recherché, on doit s’en remettre aux moyens et à la stratégie d’un Autre qui n’entend pas les mobiles, l’enjeu et les objectifs de la même oreille.

Le grand écart auquel s’essaye M. Blair témoigne donc d’une rare inconséquence. Sauf à considérer que le Premier Ministre britannique évalue l’intérêt de l’Europe balkanique avec les yeux de Washington et qu’il lui semble, tout bien compté, que la stra­tégie militaire de l’OTAN constitue la forme la mieux adaptée pour appliquer la nouvelle règle du jeu qu’il s’efforce de définir.

Naguère, les Britanniques s’étaient fait la (mauvaise) répu­tation de payer les autres pour se battre au service de leurs intérêts. C’était oublier qu’ils avaient fait face à l’ennemi (français puis allemand), parfois seuls, consentant de véritables et sombres sacrifices. Payer n’est pas rien. Mais il ne semble pas, aujourd’hui, que les Européens se pressent pour financer le conflit. Comme on le verra sous peu, la conjoncture n’est guère favorable et les préoccupations sont ailleurs. L’optimisme cons­tant des places boursières depuis le début de la guerre ne suffit pas à garantir, loin de là, une quelconque solidité économique. Tous les membres d’une coalition ne se trouvent pas forcément dans la même position pour soutenir l’effet des conséquences économiques de la guerre. Entre la flexibilité économique des États-Unis et la marge de manœuvre des pays de la zone Euro, placés sous double contrainte du chômage et de la croissance faible, la guerre du Kosovo risque fort d’accroître les différentiels de puissance.

Une fois encore, c’est bien la hiérarchisation de la puissance au xxie siècle qui se retrouve à chacun des tournants pris à l’occasion des événements actuels.

Rien ne finit. Tout commence impitoyablement. Chaque État prend acte et position, dévoilant moins ses intentions que sa stratégie brute : ce dont il est capable, en fonction de ce qu’il a et de ce qu’il veut.

Traditionnellement, les guerres ont été guidées par l’intérêt ou par les passions. Bien souvent, les idéaux ont été accusés d’avoir provoqué les guerres meurtrières, précisément parce qu’ils prétendaient se placer au-dessus des intérêts matériels.

Néanmoins, les peuples n’étant pas de purs esprits, des effets de transformation physique produits au nom de l’idéal naitront nécessairement des situations nouvelles et des rapports de puissance modifiés. Il faudra bien en tenir compte. Comment M. Blair incarnera-t-il ses principes d’Europe démocratique si ce n’est par le marché ? Il faudra bien aussi entreprendre la reconstruction d’une aire européenne ravagée par la guerre. Avec quoi ? Par qui ?

Dès lors que l’idéal se substitue à l’intérêt, le flou des objectifs rend plus complexe l’interprétation des actions. Car il est pratiquement impossible de traduire l’idéal en situation concrète précisément parce que la réalité n’est pas spirituelle (interprétation résistante de l’Idée). Aucune société ne peut se désubstantialiser. Sauf à s’anéantir, à basculer dans l’absurdité meurtrière comme le tenta Pol Pot pour le Cambodge, au nom d’une Utopie irrationnelle mais raisonnée.

Le cas de M. Blair a le mérite de son exemplarité révélatrice. Si les Européens ne clarifient pas leurs buts, à savoir le rapport entre éthique et politique, s’ils ne déclarent pas des intérêts communs, ils ne sauront jamais orienter leur action, fût-elle guidée par un idéal désintéressé.

Si, ne serait-ce qu’un instant, l’éthique est soupçonnable de camouflage au bénéfice d’intérêts particuliers qui n’osent plus se déclarer, comment prétendre unifier l’Europe par la seule morale ?

 

2 mai 1999

________Notes: 

        La nomination du ministre de la défense britannique, M. Robertson au poste de secrétaire général de l’OTAN en juillet 1999 renforce le rôle de premier de la classe atlantique du Royaume-Uni mais toujours dans un langage européen.

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