On le sait : l’histoire militaire a donné, depuis maintenant une quarantaine d’années, de grands travaux rénovateurs. Sortie de l’histoire régimentaire, des écrits mémoriaux, des récits de bataille, elle est enfin un volet devenu particulièrement fécond de l’histoire universitaire, et a retrouvé ses lettres de noblesse dans l’histoire générale. La thèse de Sandrine Picaud-Monnerat lui ouvre de nouveaux horizons, autant par ses méthodes, que par le champ dans lequel elles se trouvent mises en œuvre.
Ce n’est pas un hasard. J’ai été le témoin, l’accompagnateur sans doute plus que le directeur, des études de Sandrine Picaud-Monnerat à l’Université de Nantes : une scolarité brillante, couronnée par l’agrégation, poursuivie par la reprise de recherches commencées avec une maîtrise déjà remarquée, accomplie avec cette thèse soutenue devant un jury international, sur un sujet que Sandrine Picaud-Monnerat n’a sans doute pas choisi, mais qu’elle a pris à bras le corps, dont elle s’est emparée, qui est devenu son domaine d’accomplissement. Et pour obtenir ce résultat, il lui a fallu, plusieurs années durant, faire campagne. Elle a parcouru les archives du Service historique de l’armée de terre, devenu Service historique de la défense, les Archives cantonales vaudoises de Lausanne, les archives royales du château de Windsor, et secondairement du National Army Museum de Londres, elle a pris les contacts nécessaires au Kriegsarchiv de Vienne, elle a pris connaissance, dans l’ensemble de l’immense production sur l’art de la guerre au xviiie siècle, de tout ce qui touche à la petite guerre dans les bibliothèques de Paris, Berne, Londres, Delft, Göttingen, Wolfenbüttel, Vienne, Bruxelles (bibliothèque du Musée royal de l’armée), elle a dépouillé les revues spécialisées. L’ensemble de ces recherches se trouve couronné par un travail entièrement neuf.
Ainsi, après la grande série des thèses d’histoire militaire marquées par les méthodes de l’histoire sérielle et des grandes enquêtes sociales, qui ont permis de rendre à l’armée sa place dans les institutions, dans la société, et dans la nation, les travaux d’une seconde génération plutôt ouverte sur l’étude de la pensée militaire, sur l’apport dans le domaine de la pensée tactique et stratégique de l’immense collection des ouvrages de théoriciens trop connus et caricaturés, ou méconnus aussi bien dans l’époque où ils ont été publiés que par les siècles qui ont suivi, bref, les recherches consacrées à l’art de la guerre, se trouvent aujourd’hui développées dans une démarche qui part de l’ouvrage théorique et qui s’achève sur le terrain, révoquant définitivement ce qu’il convient d’appeler la vieille histoire bataille.
Cette histoire ne vient pas réfléchir sur l’articulation toujours subtile entre la décision politique, la conception stratégique, la réalisation tactique, le support logistique. Ici, pas de grand homme, pas de grands sièges, pas de grande bataille. Sandrine Picaud-Monnerat aborde la guerre par son autre entrée, la “petite guerre”. Une guerre que le xviiie siècle a du mal à qualifier, entre guerre de partis, de partisans, de détail, de capitaines ; une guerre “petite” qui semble méprisable, ou au moins secondaire, à côté de la grande guerre, celle qui relève de la grande tactique. Une guerre passée inaperçue des historiens en France jusqu’aux travaux pionniers de Bernard Peschot, de l’Université de Montpellier, qui a ouvert ce domaine de recherches en se penchant d’abord sur les pratiques de la guerre de Vendée, cette guerre de brigands, cette guerre de buissons, cette guerre que l’on n’appelle pas encore guérilla, mais qui n’est pourtant plus la petite guerre, même si c’est encore l’expression du Prussien von Valentini, et de grands ouvrages théoriques ou historiques du xixe siècle.
Guerre secondaire, petite alors que l’autre est grande ? La grande guerre est effectivement celle des grandes opérations couronnées par les moments de résolution d’une campagne que constituent les grandes batailles, finalement l’épisode le plus rare de l’histoire des guerres, ou les grands sièges, conduits selon les règles de Vauban, et inscrits dans les normes de l’ordre classique. La grande guerre relève aussi parfois de quelques exploits individuels ou visions supérieures d’officiers généraux dotés de ce que Guibert aurait appelé l’instinct. Mais l’on oublie trop souvent que la guerre existe tous les jours d’une campagne, et que la guerre du xviiie siècle relève assez peu de concepts stratégiques. Elle se déroule au jour le jour, sous cette forme secondaire en apparence, mais à la longue meurtrière, et parfois décisive, sans pour autant être spectaculaire, que l’on appelle donc petite guerre, sorte de système d’opérations qui n’ont jamais l’envergure de la grande guerre. La petite guerre se différencie de la guérilla en ce qu’elle est conduite en complément, à côté ou en avant, des opérations d’une armée constituée ; elle n’est pas comparable à la guerre des bois que mènent les Indiens en Amérique, dont tous les repères sont inconnus aux Européens ; elle n’est pas non plus exactement la guerre des coursiers turcs, elle s’apparente plutôt à la guerre légère des pandours croates, des haïdouks, des hussards. Elle est faite d’une multitude de petites opérations, reconnaissances, surprises, coups de mains ou embuscades, échauffourées sans grande importance apparente. Mais elle matérialise en même temps, au jour le jour, la permanence de la guerre au cours d’une campagne, au point qu’on peut se demander si elle n’est pas l’essentiel, autant pour les soldats qui sont engagés dans l’ensemble des opérations que pour les populations qui subissent la présence de la guerre, par l’usure des hommes, la désorganisation des communications, l’épuisement des approvisionnements, son impact sur le moral… Quand ces petites affaires se trouvent comprises dans un ensemble plus vaste, elles deviennent des composantes utiles d’une guerre permanente, la vraie, celle que vivent les soldats.
Les détracteurs dénigrent une guerre de hordes barbares, sans doute parce que ses pratiques sont mal intégrées aux règles classiques de la guerre européenne, peut-être aussi en ce que cette guerre de partis semble échapper à l’autorité du souverain. En spécialisant des hussards, sur le modèle hongrois et autrichien, le roi lui donne une place mieux acceptée. Elle est définitivement adoptée lorsque de grands capitaines démontrent par les campagnes qu’ils conduisent les services qu’elle peut rendre. La campagne de 1746 en Brabant, avec l’action particulière de deux régiments spécialisés dans ce genre d’affaires, Beausobre et Grassin, auxquels il faut ajouter quelques autres troupes, les fusiliers de La Morlière par exemple, ou les troupes franches comme la compagnie de Croates de De L’Estang, offre un champ d’analyse, une véritable étude de cas. Les opérations conduites par les troupes légères de Maurice de Saxe ont permis de conquérir les Pays-Bas au prix d’un nombre fort réduit de batailles, et de rendre Louis XV maître d’un pays que les troupes de Louis XIV ont souvent traversé sans jamais le tenir. La petite guerre y gagne ses lettres de noblesse, au moins la réputation d’un art tactique que son général a su utiliser sans l’avoir théorisé, mieux que tout autre officier de son temps, peut-être parce qu’il se sent naturellement plus libre à l’égard de tout ordre établi, et que l’heureuse conjonction formée par trois hommes – le roi, Noailles, le maréchal général – lui a garanti la durée, critère de réussite essentiel. L’analyse des opérations de la Mehaigne révèle le moment où la petite guerre devient un art reconnu. Les cartes qui accompagnent sur ce point la démonstration de Sandrine Picaud-Monnerat sont innovantes. Reste à convaincre le comte d’Argenson, marqué par la logique de la grande guerre, et à passer de la reconnaissance de l’utilité à l’honorabilité, sinon à l’honneur de la petite guerre.
“Entre rupture et continuité”, selon la formule de Sandrine Picaud-Monnerat qui l’applique à l’évolution de la guerre dans la fin du xviiie et le courant du xixe siècle, resterait au moins une question plus générale à poser, qui peut constituer un champ pour ses recherches futures : les leçons qu’elle tire de l’analyse de la petite guerre à l’exemple du cas de la Flandre entre 1744 et 1748 ne pourraient-elles être étendues à nombre d’autres terrains de guerres, et surtout à d’autres époques ? Au fond, la petite guerre n’est-elle pas le fond de toutes les guerres, sous des formes adaptées à chaque fois au schéma général de la guerre ? Et n’est-elle pas la forme prise par bien des conflits contemporains, dans lesquels on ne livre plus bataille, alors que la guerre est omniprésente, touche civils et militaires, ne s’inscrit même plus dans un champ géographique ou juridique précis… On parle de guerre asymétrique, c’est sans doute la guerre de demain… C’est dire l’ouverture du champ d’étude.
Je terminerai par un dernier éloge. Sandrine Picaud-Monnerat a le bonheur, devenu aussi rare chez les historiens que chez les universitaires, d’avoir une écriture en même temps académique et très élégante. La maîtrise de l’art oublié de la concordance des temps, la pureté de phrases limpides avec un vocabulaire toujours précis et exact, bref le beau français des anciens maîtres est trop souvent oublié pour qu’on se refuse le plaisir de l’apprécier en ouvrant cette belle thèse…
Jean-Pierre Bois
Professeur émérite de l’Université de Nantes