Préface

François Géré

Né en 1859, Callwell entre à l’Académie militaire royale de Woolwich à 17 ans. À 19 ans il est en Inde, au Natal à 21. Il en revient pour entrer à l’école d’état-major où l’ennui éprouvé semble l’avoir conduit à rédiger Small Wars, essai couronné par le Royal United Services Institute. La notoriété qu’il en retire ne l’a guère servi. Son aptitude à l’exercice de la plume lui vaut d’être versé dans le renseignement.

En 1899, le revoici en Afrique du Sud pour la seconde guerre des Boers. Opportunité lui est donnée de conduire une colonne sous les ordres de sir John French. Sans avoir jamais démérité, Callwell ne brille pas. French semble lui avoir fait grief de cette absence de succès. Il n’a pas attrapé la Fortune par les cheveux au moment où elle était à portée.

À 50 ans, lorsqu’il quitte l’armée, il a donc derrière lui une expérience complète, somme toute pas très heureuse, d’officier de l’Empire. La Grande Guerre le rappelle. En 1914, il se voit confier le poste de directeur des opérations militaires. Promotion exorbitante qui suggère la relative impréparation britannique. Promotion relative pourtant : il ne fera jamais partie de ceux auxquels seront confiés les brillants commandements sur le continent. Callwell demeure l’homme d’état-major, de réflexion, de méthode ; l’homme de la préparation, de la conception de l’action, situation subalterne à une époque où l’on considère que les opérations décident de tout.

Avec le rang honorable de major-général et fait chevalier, il quitte normalement l’armée. Carrière complète, presque parfaitement équilibrée. Ses œuvres sont reconnues. The Effect of Maritime Command on Land Campaigns since Waterloo (1897) est un livre pionnier sur les opérations combinées, suivi d’un autre ouvrage clé, Military Operations and Maritime Preponderance (1905)1.

Sa conception hardie et logique fondée sur un dosage entre mer et terre, son intérêt pour les opérations combinées, pour l’amphibie, lui valent le respect intellectuel mais aussi la méfiance que témoignent les institutions établies à l’égard de ceux qui osent privilégier les interfaces. Aujourd’hui, poursuivant leur réflexion sur l’intégration et la combinaison des forces, les États-Unis retrouvent Callwell.

Comme son cadet Basil Liddell Hart, Callwell a été irrésistiblement attiré par l’écrit. Non par la théorie. Entendons qu’il a ressenti au plus haut point la nécessité de reprendre l’expérience vécue et de la restituer sous forme de principes concrets. Il écrit un guide, un manuel, un vade-mecum pour le soldat qui part au loin.

Il est moins systématique que Liddell Hart, moins partisan. En ce sens, il est peu irritant mais moins rassurant. À peine suggère-t-il un principe qu’il met en valeur ses exceptions au point de paraître contredire ce qu’il vient d’affirmer. Sa stratégie clairement est toute d’exécution. Selon l’expression de Colin Gray, Callwell est un théoricien à l’esprit pratique qui synthétise des pratiques qui ont fait leurs preuves en se gardant bien de les figer en principes immuables.

En lisant Callwell
L’objet : qu’est-ce que la petite guerre ?

Une petite guerre est une lutte contre des troupes non régulières. Ou, plus exactement, contre des forces « autres » qui ne correspondent pas aux critères reconnus dans l’espace de civilisation commune que constituent l’Europe et quelques prolongements reconnaissables.

Ce n’est donc pas un problème de dimension mais de disparité de niveau des armées qui ne sont pas comme les nôtres. C’est exactement ce que l’on peut nommer des conflits techniquement croisés.

Pourtant, il y a plus. Car c’est aussi la lutte contre des irréguliers qui pratiquent la guérilla, une forme dissimulée (not in the open field). Pour les troupes « régulières », une petite guerre pourrait donc s’identifier à des opérations de contre-guérilla.

Négligeant de se poser le problème de la cause des petites guerres, Callwell les distingue par le but en trois catégories :

– conquête,

– pacification et maintien de l’ordre,

– punition,

À peine posées ces bases, un problème supplémentaire est soulevé, celui de la guérilla. Car le livre de Callwell est constamment traversé par une dialectique qui frise parfois la contradiction interne entre forme inférieure de guerre et guérilla. Bien qu’il consacre un chapitre entier à la guérilla, un des plus longs, le problème de la guérilla revient constamment dans l’ensemble de l’ouvrage.

« La guérilla est une forme d’opérations qu’il faut par dessus tout éviter ». En effet, lorsqu’il parvient à éviter l’engagement direct, l’ennemi s’en remet alors à des actions de harcèlement qui s’apparentent à la guérilla. En outre, l’utilisation de certaines formes de terrain dans des régions qui lui sont familières le conduit à effectuer des actions tactiques elles aussi proches de la guérilla.

Comment mener efficacement la guérilla ? Par la mobilité, le quadrillage du terrain, l’insécurité des rebelles, l’impitoyable destruction de toute opposition, un espionnage approfondi.
Stratégie et tactique

Callwell utilise les termes stratégie et tactique. Non seulement il établit clairement la hiérarchie des niveaux, mais il démontre un sens aigu de la dialectique qui anime leur relation. Pourtant l’ouvrage reste dominé par la tonalité tactique. Callwell se situe bien dans la tradition de Clausewitz. Il ne craint pas d’étudier dans le détail des opérations élémentaires sur des théâtres réduits. On trouvera un chapitre entier sur le combat dans les broussailles denses, en se rappelant que Clausewitz (Vom Kriege) n’est pas moins attentif aux conditions du combat en montagne et aux modes de franchissement des cours d’eau.

Pourtant, c’est en stratège qu’il pense la petite guerre. Car il dégage un principe qui lui semble assez important pour lui consacrer le huitième chapitre entier du livre : la tactique joue en faveur des forces régulières tandis que la stratégie favorise l’ennemi.

C’est la raison pour laquelle il déconseille la manœuvre au profit de l’action rapide et décisive.

Ce principe, qui constitue un des fondements de ce que l’on appela la guerre révolutionnaire, a été méprisé par les Occidentaux.

L’armée française, d’Indochine d’abord, d’Algérie ensuite, ne comprend pas que sa supériorité tactique n’apporte rien. De plus, il est généralement admis que la guérilla réussit des coups tactiques limités mais n’a pas les moyens d’un engagement important. Le problème est que cette situation se transforme avec la guérilla puisque l’ennemi y réussit des petits succès tactiques tandis qu’il continue à se renforcer stratégiquement.

Là aussi, la situation s’inverse rapidement. Callwell cite maints exemples d’erreurs de chefs de guérillas qui croient pouvoir passer à la « grande » guerre et qui, de ce fait, connaissent la grande défaite finale.

C’est Mao qui saura articuler dialectiquement cette relation entre stratégie et tactique en l’articulant sur la temporalité.

Stratégie = longueur de temps,

tactique = coup rapide.

D’abord on est battu puis on l’emporte… Curieusement, Callwell ne semble pas s’intéresser à un phénomène fréquent : la double détente des conquêtes coloniales dès lors que l’on tombe sur un « os » : Madagascar, Khartoum, Adoua. Puis, mieux préparé, plus puissant, on revient. Le moment de ce retour est d’ailleurs variable. Il faudra près de 40 ans aux Italiens pour l’Éthiopie.

Une guerre contre la nature où la logistique impose le tempo.

Si la guerre c’est l’opinion + la logistique, le reste n’est qu’une superstructure, de peu de conséquence mais cruciale. La signature au bas de l’acte.

Ce principe est aujourd’hui contredit : si l’on n’est pas victorieux dès le départ, le soutien disparaît et l’on doit abandonner sans tenir compte des perspectives d’évolution positive. On joue en un coup. Caspar Weinberger définit ces principes en 1985, Bush et Powell les appliquent en 1990. Voilà pour la durée. Mais l’enjeu doit correspondre à des intérêts vitaux, ce qui est une tout autre affaire.
La guerre et la durée, la guerre dans la durée

Callwell insiste sur la nécessité de la recherche aussi rapide que possible de la bataille décisive. Il faut donc forcer l’ennemi à livrer cet affrontement auquel il se dérobe et éviter les campagnes prolongées.

Le plus grave est de se retrouver en situation de guerre « décousue », irrésolue, c’est-à-dire indécise et sans objectifs précis (desultory) qui se rapproche au plus près de la guérilla. Le facteur temps joue également pour l’ennemi qui, passé la surprise et le premier choc, s’organise plus efficacement.

Le génie de Mao, c’est la conscience de la durée. Il pense le temps selon des critères qui ne sont pas ceux de ses adversaires, ni même ceux de ses inspirateurs marxistes. Il vit l’action selon une temporalité supra humaine, la guerre populaire prolongée, celle qui se substitue à la notion de paix identifiable au cours normal des activités humaines.

Il sait que le temps lui permettra de transformer la nature de la guerre. La petite guerre des uns est la grande guerre de libération, fondatrice, des autres.
Connaître l’ennemi : le statut ambigu de l’ennemi dans la petite guerre
Guerres contre qui ?

L’adversaire se caractérise par son infériorité militaire. Infériorité des armes, de l’organisation et de l’entraînement. Dans l’ensemble, Callwell tire ses exemples des guerres coloniales britanniques, françaises et russes. Il se garde bien de remonter en deçà. Il rencontrerait alors tant de formes gênantes de la pacification. Celle, parmi d’autres, qu’entreprirent les Anglais en Écosse.

L’adversaire, ce sont donc les peuplades, tribus et bandes qui s’opposent aux troupes régulières occidentales. La petite guerre, c’est aussi l’asymétrie des identités politiques. Ici un grand appareil d’État, là des tribus, des clans et des bandes.

Mais l’inévitable prise en compte de la guérilla conduit Callwell à envisager d’autres occidentaux, les « partisans » combattants d’occasion. Les Vendéens contre les Bleus, les Espagnols contre Napoléon. L’ennemi n’appartient donc plus au monde sauvage, c’est un membre de la communauté civilisée. Il peut même, dans le cas d’une guerre civile, appartenir au même État.

Callwell est aussi convaincu de la légitimité des « forces de la civilisation » que certains de nos contemporains peuvent l’être de la supériorité des valeurs de la liberté et de la démocratie contre les nouveaux barbares qui prétendent faire de la guerre un instrument de la politique, ou qui persistent à l’intégrer comme phénomène social dans leur système culturel.

Callwell n’a guère de considération pour les « sauvages », races non civilisées, partageant ainsi tous les préjugés de son époque.

Pourtant, son attitude change du tout au tout dès lors qu’il traite des peuples les plus braves et des chefs de guerre les plus compétents.
Un enchaînement stratégique essentiel : buts de guerre entraîne modes de guerre. Milieux entraîne formes de la guerre

Le mode et la forme de la guerre résultent de la conjonction entre le but, la nature de l’ennemi, le milieu humain et naturel (géographique au sens le plus complet).

Tous les principes énoncés par Callwell peuvent se ramener à un seul : forcer l’adversaire à accepter de combattre alors qu’il est en situation d’infériorité structurelle.

C’est la raison pour laquelle l’objectif ne peut se limiter à s’emparer de positions occupées par l’ennemi. La bataille doit avoir pour but d’infliger à l’adversaire les pertes les plus lourdes possible.

Il faut, dans tous les cas, contraindre l’ennemi à livrer bataille. Comment ? En l’attaquant, en s’en prenant à ce qui est essentiel pour lui : sa capitale, ses chefs, ses lieux de culte et, faute de mieux, ses biens les plus précieux. On le met ainsi dans l’obligation d’accepter le combat pour défendre ce qui lui est essentiel.

La notion de petite guerre, perçue de manière trop technico-opérationnelle, finit par confondre l’écart considérable des motivations des protagonistes de ce mode de lutte. Elle peut recouvrir l’engagement entre des forces de niveaux disparates (chocs de cultures opérationnelles) mais ne dit rien d’un phénomène de résistance à la défaite. On s’y prend alors par d’autres moyens. Improvisés au début puis de plus en plus cohérents.

Callwell ne va pas jusqu’à distinguer entre la différence des niveaux de civilisation et les ruptures d’ordre politique, l’impréparation ou le recours à l’improvisation dès lors que l’État tuteur disposant du monopole de la force a échoué et ne se trouve plus en mesure d’assurer les fonctions régaliennes. Lorsque le peuple, un parti, un clan, reprend la lutte à la place de l’autorité défaillante ou vaincue. Lorsque certains n’acceptent pas la règle du jeu : cessez donc de combattre puisque l’on vous dit que l’ennemi a gagné. La résistance devant la défaite, pourquoi ? Au nom de quoi ? Est-ce que, justement, la politique ne commence pas dans cet acte de négation d’une action extérieure ? Pour les ethnies sans politique, l’entreprise coloniale a conduit à définir un but de guerre, et par lui à construire ne serait-ce qu’un semblant d’identité. Regardez dans l’ère post-coloniale la difficulté à définir le politique dans les pays dits du tiers monde.
Trois lectures de CaLlwell

On pensera aujourd’hui que nous invitons à relire Callwell parce que notre fin de siècle, après les guerres mondiales, les guerres totales, le risque de la guerre d’apocalypse nucléaire, revient à la petite guerre. On glosera sur cette renaissance de l’esprit expéditionnaire, colonialiste, etc.

C’est plutôt la redécouverte de la diversité de la guerre dans des milieux concrets et hétérogènes. Diversité des armements et ignorance que l’on en a ; absence aussi de renseignements sur le style de guerre et de combat. L’adversaire inconnu. Combattre l’inconnu. Connaître son ennemi, en Algérie, en Somalie…

Mais on ne recommencera pas précisément parce que cela a déjà eu lieu. Non parce qu’en soi l’histoire ne se répète pas mais parce que l’on ne veut pas et que l’on ne peut pas. Le statut des territoires, des entités, n’a plus rien de commun avec celui du XIXe siècle. Voyez les États-Unis en Somalie, soupçonneux du néocolonialisme italien.

Pourquoi et comment lire Callwell ? ou la guerre, lorsque l’enjeu n’est pas vital : une lecture politique

Lorsqu’elle n’est pas motivée par le seul intérêt historique, la lecture d’un théoricien militaire ancien est nécessairement finalisée. Soit parce que l’on y trouve des recettes plus ou moins directement applicables. Soit parce que son génie est assez grand pour fournir des principes, des invariants, qui vont former notre propre pensée et stimuler notre imagination créatrice. Il y a aussi une troisième raison, jamais avouée, à peine consciente, c’est que l’on veut y trouver ce que l’on a déjà en tête soi-même et l’on interprète l’auteur dans le sens de sa propre conception. On enracine sa propre innovation dans une pseudo-tradition qui la légitime. Nous donnerons un aperçu des trois usages que l’on peut faire de ces petites guerres.

Il y a, bien sûr, une première lecture possible de type mimétique qui consiste à retrouver à l’identique les situations actuelles. Citons le troublant passage sur les effets de la prise de Kaboul au chapitre III : durant la dernière guerre d’Afghanistan, Kaboul fut occupée au début de la campagne, après la défaite des troupes de Ayoub Khan.

Ailleurs, on ne pourra pas manquer de songer à l’actuelle Russie en lisant les caractéristiques de la lutte des Ottomans contre les montagnards monténégrins et la résistance farouche des Géorgiens, Tchétchènes et Circassiens sous la conduite de Schamyl.

Une seconde lecture consiste à trouver dans Callwell les principes correspondant à toute guerre qui voit l’affrontement entre des formations régulières et irrégulières et qui caractérisent ces « conflits croisés » entre des cultures politiques et des potentiels technologiques asymétriques.
Anticipation et renseignement

Ces guerres dans les lointains exigent que l’on puisse s’y préparer à l’avance : « Les habitudes, les coutumes et les modalités opérationnelles de l’ennemi sur le champ de bataille doivent faire l’objet d’études préalables ».

De fait, pour Callwell, le renseignement décide de tout, particulièrement dans les opérations de lutte contre des guérillas. L’action pour le renseignement doit anticiper toute opération militaire non seulement pour savoir où on met les pieds (le terrain) mais plus encore pour déterminer le but. Viser la tête, toucher le cœur, ce qui suppose de pouvoir déterminer correctement ce qui est essentiel. Plus encore en situation de guérilla, c’est un réseau d’espions efficace qui permettra de donner l’efficacité voulue.
Combattre les frictions

Même s’il traite de petite guerre, même s’il est Anglais, Callwell apparaît profondément clausewitzien. Il nous donne un excellent aperçu de l’état de la pensée britannique dominante à la fin du XIXe siècle. On s’y prépare pour la grande bataille décisive face à l’adversaire. C’est Liddell Hart qui s’efforcera de briser ce carcan intellectuel qui tient moins à Clausewitz qu’à une lecture excessive et schématisante, faite par les écoles de guerre de la seconde moitié du siècle.

Il refuse l’abandon devant les contraintes du milieu physique et climatique, les problèmes logistiques, la question des blessés, etc. Les innombrables prescriptions qui font la matière du livre n’ont qu’un but : la friction ne doit pas dominer une campagne.
Conduire les opérations avec agressivité

Callwell conseille l’offensive et recommande l’agressivité opérationnelle, y compris en cas d’infériorité numérique grave, situation extrêmement fréquente dans les petites guerres. Deux raisons culturelles l’y poussent. D’abord, parce qu’il appartient à la tradition militaire qui privilégie l’offensive à outrance. Ensuite, parce qu’il considère que les peuplades sauvages respectent la force et ne comprennent guère d’autre langage. Aussi Callwell précise-t-il, dès le début de son traité, que le but des opérations, lorsqu’il n’y a ni capitale, ni chef suprême, est de s’en prendre à ce que ces peuples sauvages tiennent pour leurs biens les plus précieux, récoltes et cheptels. Face à des adversaires mal connus, animés de passions étranges, c’est toujours ce vers quoi l’on se tourne. Souvenons-nous qu’il y a dix ans encore, le ciblage nucléaire américain s’en prenaient à « ce à quoi les communistes attachent le plus de prix ». Et, là encore, le renseignement sur la psychologie et la culture de l’ennemi, individuel ou collectif, en tant qu’organisation politique, joue un rôle déterminant dans la définition et la hiérarchisation des cibles.
Produire des effets psychologiques puissants

Callwell accorde donc une grande importance aux effets psychologiques induits par certaines actions de force. Il conseille de s’attaquer aux symboles de la puissance des chefs ennemis et aux armes les plus emblématiques, l’artillerie surtout.

En règle générale, Callwell apparaît comme un partisan de la démonstration de force. Face à des peuples rudes, ignorants des douceurs de la civilisation, il préconise des actions brutales : destruction des villages, confiscation des récoltes et des troupeaux. Se faire craindre, c’est obtenir la soumission et le respect. Pourtant, cette violence reste froide, délibérée. Il faut impressionner mais ne pas acculer au désespoir et à la vengeance. Lui revient en mémoire cette citation de Napoléon : « À la guerre, le moral et l’opinion sont la moitié de la réalité ».
Une lecture en creux : petites guerres, économie et politique
La forclusion du politique et de l’économique

Difficile d’abandonner ce livre sans interroger son exacte portée.

Callwell s’arrête devant la dimension politique. Respect de la soumission militaire devant l’autorité politique ? Disons plus simplement que son esprit technicien le conduit à laisser de côté ce niveau qui, ne relevant pas de sa compétence, n’éveille pas son intérêt.

Il ne se pose donc pas la question de la relation entre stratégie et politique. Qui se trouve en face ? Un État défaillant, un État différent ? Une absence d’État ? Les populations sauvages ont-elles seulement accès à l’idée du politique ? La réponse n’est apportée que lorsqu’il s’agit de définir le but stratégique : existe-t-il ou non une capitale, un chef ayant ascendant sur les autres ? Déjà peu soucieux des motivations de son propre camp, Callwell ne s’interroge guère sur les buts des adversaires. Tout au plus, lorsqu’il aborde la guérilla, reconnaît-il la motivation patriotique d’un montagnard tyrolien, Andreas Hofer.

Callwell illustre bien la manière dont les militaires occidentaux pensèrent et appréhendèrent les expéditions lointaines.

Callwell n’envisage pas davantage les retombées politiques intérieures de ces opérations lointaines. Et pourtant !

On sait combien la guerre des Boers pesa lourd dans la vie politique du Royaume-Uni. Un homme politique fait sa carrière ou sa ruine sur ces coups de dés lointains qui rapportent l’enthousiasme ou la vindicte des foules surchauffées par la presse à grand tirage. « Ferry-Tonkin » tombe sous les coups d’une opposition féroce à la politique coloniale, conduite par Clemenceau.
Hier/aujourd’hui, vrais et faux effets de symétries

La fin de la guerre froide, l’éloignement de toute guerre mondiale, le rôle accru des Nations unies ont soudainement provoqué un changement des perceptions de la conflictualité. Quel que soit le nom qu’on leur donne – « opérations autres que la guerre », maintien de la paix, interposition -, le temps des petites guerres est revenu. Recourant à l’expression « opérations extérieures », certains des scénarios du Livre blanc français de 1994 envisagent de telles interventions. Peu ou prou, tous les états-majors d’Europe, depuis la guerre du Golfe, la Somalie et surtout la Bosnie, ont entrepris de réfléchir sur ce renouveau des guerres lointaines. Inscrites au programme, guidant les orientations futures de l’emploi des forces, ces opérations contribuent à « dimensionner » les forces.

Dès lors qu’on se situe au niveau opérationnel, il ne fait aucun doute que les préceptes de Callwell nous apportent de remarquables leçons quelle que soit la nature de l’opération. Les constantes dégagées par Callwell apportent donc aux opérateurs une base très assurée pour inspirer la conception, la planification et la conduite des opérations d’aujourd’hui, sous réserve des transformations produites par les facteurs techniques modernes. Mais au-delà ?

Pour tirer complètement profit de la lecture de Callwell, il faut aller jusqu’à reconnaître ses manques et plus encore mesurer les écarts entre son temps – celui d’une relative indifférence – et le nôtre. Sans doute peut-il, à la limite, se permettre de faire l’économie des répercussions politiques et des incidences financières. Il est clair qu’aujourd’hui aucun gouvernement dans aucun État moderne ne peut s’autoriser ce genre d’impasse.

Cette lecture en creux, nous la faisons à trois niveaux : la volonté, les capacités, l’intérêt qui lui même se décline en intérêt politique et intérêt économique.
A-t-on la volonté de mener les petites guerres ?

Souvent on évoque la volonté politique. C’est en général pour critiquer son absence. Mais cette volonté ne tombe jamais du ciel. Pourquoi le politique voudrait-il s’engager s’il lui semble impossible d’en retirer un intérêt ?

Une volonté sans intérêt peut s’expliquer par un excès de moyens dont on ne sait que faire et que l’on engage pour voir… Elle résulte parfois d’une étrange passion qui conduit à agir au seul motif de l’exercice de la volonté pour elle-même, parfois identifiée à la puissance. Ce volontarisme ne remplace ni la rationalité du but ni l’existence des moyens. Quand les deux font défaut, cet exercice insensé du pouvoir relève de la clinique (ou de ce que les Grecs anciens nommaient l’ubris). Plus précis, les véritables reproches devraient porter sur : pourquoi faire semblant de s’intéresser et de vouloir quand il n’y a pas d’intérêt ? Ou pourquoi faire semblant de vouloir quand on n’a pas le pouvoir ?
Dimensions des moyens

Petites guerres, oui sans doute par rapport à l’énormité de la guerre nucléaire. Tout comme les guerres de Callwell n’étaient que peu de choses en regard de l’affrontement entre grandes puissances continentales auquel tout militaire digne de ce nom se préparait, plus ou moins convenablement.

Mais aujourd’hui, ramenée à la taille des capacités classiques de chacun des acteurs présents, quelle est l’exacte dimension de ces opérations nouvelles ? La fin de la guerre froide s’accompagne d’une sorte de retour aux sources de la guerre au XIXe siècle : Balkans, Caucase, Asie centrale, Afrique. La grande différence vient de ce que les acteurs d’antan ne disposent plus aujourd’hui des mêmes moyens. Pour la Russie d’aujourd’hui, qu’est-ce que la Tchétchénie, une petite guerre ?

La première disparité tient à l’apparition d’une puissance militaire dominante dont les capacités relèguent très loin en arrière les puissances européennes. Tout en développant un énorme potentiel nucléaire, les États-Unis n’ont jamais cessé de moderniser leurs forces classiques et de pratiquer l’intervention extérieure, avec plus ou moins de bonheur. Les troupes positionnées en Europe et en Extrême-Orient étaient là pour dissuader et combattre puisqu’elles constituaient le premier barreau de la riposte graduée. 500 000 hommes ici, 300 000 là-bas. Tandis que la France, passé l’effort de l’Algérie, finissait par positionner quelques milliers d’hommes en Centre Afrique, au Tchad, à Djibouti.

Désormais, une opération extérieure constitue un énorme effort pour chacun des pays européens dès lors qu’il faut disposer de la capacité à durer. Des sociétés comme les nôtres (mais qui est ce « nous » ?) sont-elles seulement encore capables de mener de telles guerres ? Ainsi, directement, en vient-on à la question centrale de l’intérêt, du coût et du rapport.

Il faut donc pousser plus avant l’investigation et poser d’autres questions. Replaçant dans une autre perspective l’œuvre de Callwell, demandons-nous ce qu’il en est des opérations militaires lointaines lorsque l’enjeu n’est pas vital ?

L’intérêt se décline sur deux plans : économique d’abord, politique ensuite, ce qui nous ramènera à la question initiale de la volonté politique.

Le coût de l’opération extérieure a évolué de manière comparable au service des gens de maison. Ce qui était encore ordinairement onéreux hier constitue un luxe exorbitant aujourd’hui. Que valent ces petites guerres, ces guerres sans grands enjeux, dont, somme toute, on pourrait faire l’économie ? Guerres pour la prospérité ? Pas même, au moins dans le cas français qui, dès cette époque, fait désespérer de l’aptitude nationale à tirer un parti économique de nos engagements militaires.

Hier, c’était possible dans une logique de dépense non strictement contrôlée. Ces petites guerres correspondaient à un élan de la puissance assez peu soucieuse du calcul des coûts. La psychologie venait en aide. La conviction de la mission civilisatrice faisait passer plus ou moins aisément le coût du « fardeau de l’homme blanc ». La psychologie actuelle ne condescend à l’action extérieure que sous les auspices d’un idéal de paix, au demeurant mal défini.

De telles opérations exigent au départ une capacité d’action considérable, un potentiel d’énergie disponible (tant sur les plans des ressources humaines que des matériels, ce dont nous autres Français ne disposons plus aujourd’hui). Cela suppose aussi une économie prodigue, dispendieuse, presque insoucieuse. Ce type de guerre est un luxe de puissance exubérante ou d’un gouvernement qui ne se sent pas comptable des ressources nationales, à tort ou à raison. Déjà Colbert fait remontrances à Louis XIV de son goût pour la guerre et, vingt ans plus tard, monte la condamnation véhémente de Bossuet.

Tout effort militaire est (ou devrait être) proportionnel à la valeur de l’enjeu et à ce que l’on peut se permettre sans troubler son opinion, son économie, ses intérêts vitaux, c’est-à-dire la cohérence de l’entité politique existante.

Quelle est la chance de succès d’une opération – de paix ou autre dès lors qu’on n’envisage d’en retirer aucun bénéfice et qu’aucune nécessité vitale ne l’impose ?

Aujourd’hui, les opérations lointaines, quelle qu’en soit la nature, coûtent plus qu’elles ne rapportent. Les vainqueurs ne savent pas exploiter la victoire, les pacificateurs ignorent les bénéfices de la paix.

Les opérations de maintien de la paix paraissent d’autant plus exorbitantes parce qu’elles ne rapportent rien. Contre cette pure gratuité, il ne reste plus qu’à introduire la dimension vénale et faire en sorte que les opérations extérieures soient évaluées en fonction d’un critère de rentabilité. Cet impératif semble d’autant plus nécessaire qu’il est le seul à pouvoir faire contrepoids à l’importance du risque politique.

Aujourd’hui en effet, plus que jamais, une telle opération dispose d’un potentiel dévastateur exceptionnel. Il devient banal de considérer qu’une action militaire sera mondialement exposée par les médias. En conséquence, elle va se dérouler sous contrainte du pouvoir médiatique, et pour la puissance militaire et pour le pouvoir politique. D’où l’ampleur extraordinaire et apparemment démesurée de la répercussion. Petite cause, immense effet. Une anicroche sur le terrain provoque un tremblement de la « terre-opinion » qui, en fonction de la magnitude, fait vaciller cabinets, ministres et gouvernements. Comment assumer un tel risque ? Comment s’en prémunir ? Est-ce seulement possible ?

Les opérations extérieures menées par une société peu motivée, peu dynamique, et sans intérêt direct seraient donc mathématiquement condamnées, sauf à présenter un intérêt assez puissant sans être pour autant vital, sauf à jouer sur des effets de brièveté, sur les alliances, sur les appuis locaux, sur des combinaisons subtiles entre des intérêts croisés, entre le vital des uns, le contingent des autres, la longue durée ici, et là une instantanéité. Comment faire quand on connaît la faiblesse de ses moyens d’action ? Cherchons la réponse, tout en relisant Callwell.

François Géré

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Notes:

1 Réédité dans les « Classics of Sea Power », Annapolis, Naval Institute Press, 1996, avec une préface de Colin S. Gray.

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