Bernard Boëne
Le passage à l’armée de métier soulève de nombreuses questions, notamment celle de son impact culturel et structurel ainsi que celles concernant le recrutement, la fidélisation et les contraintes liées aux ressources humaines.
De fait, l’armée de métier est tributaire du marché du travail qui conditionne très largement son fonctionnement. Actuellement, la proportion des gens en état d’échec scolaire précoce, ayant été pendant longtemps la clientèle privilégiée, diminue ; les régions traditionnellement productrices de candidats à l’engagement (comme la Lorraine) sont en phase de déclin démographique ; enfin, le facteur chômage influe plus sur la qualité du recrutement que sur sa quantité. La question se pose alors de savoir quel recrutement de personnel sera possible et quel sera le volume d’engagement par compartiments de spécialité.
Au-delà des problèmes liés au recrutement, se profile également celui de la réinsertion sociale et culturelle des volontaires. La formule envisagée en France repose sur l’organisation de stages en fin de parcours, alors qu’à l’étranger, l’accent est davantage mis sur la formation.
De fait, il découle de ce panorama la nécessité de mettre en place une image publique adéquate. Actuellement, le problème de la coexistence entre une image globale et la segmentation des messages qui sont délivrés exige la création de « niches de communication » correspondant aux populations ciblées.
Si, dans une armée de métier, la technologie compense la faiblesse relative des effectifs, ceux-ci risquent d’être subordonnés à une montée de la représentation des milieux défavorisés. En effet, la propension à s’engager est beaucoup plus forte dans ces milieux que dans les classes moyennes, ce qui peut conduire à une armée de pauvres. Quant à la question de la surreprésentation massive des milieux ethniques aux États-Unis – quoique toutes les minorités ne soient pas concernées – elle ne se pose pas en Europe où ces minorités sont sous-représentées.
Il est à noter que l’armée de métier favorise également l’intégration sociale et culturelle des militaires, et en premier lieu des cadres – comme en Grande-Bretagne et aux États-Unis -, et elle joue un rôle non négligeable dans la féminisation des effectifs.
Actuellement, les tendances nouvelles de l’après-guerre froide ont vu l’introduction d’un nouveau style de gestion néo-libérale des armées en Hollande, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, un peu moins en Belgique. On assiste alors à un rendement optimal des ressources financières utilisées, qui emprunte ses références essentielles aux parties les plus dynamiques du secteur privé. De fait, il existe une défiance systématique envers tout ce qui ressemble à un mode d’organisation bureaucratique traditionnel.
En outre, la disparition de la menace principale, remplacée par des risques diffus et imprévisibles, a entraîné des missions nouvelles telles que les missions militaro-humanitaires de soutien à la paix. Ces nouvelles missions supposent une capacité de projection et d’articulation autour d’un corps expéditionnaire, d’une part, et entraînent une certaine complexité due à la technologie mise en œuvre et à la polyvalence qui est induite, d’autre part. En effet, cette polyvalence complexifie la spécialisation des rôles, en recomposant ces derniers et en obligeant les personnels à en tenir plusieurs, soit successivement, soit simultanément.
De fait, des comparaisons très poussées peuvent être faites entre la situation des armées face à ces nouvelles missions dans le contexte de l’après-guerre froide et la situation des entreprises privées sur le marché extérieur :
-
- l’imprévisibilité et l’instabilité du marché ressemblent fortement à ce que l’on trouve dans la nouvelle situation stratégique ;
-
- il est nécessaire de réduire les coûts de main-d’œuvre en réduisant les effectifs ;
-
- on assiste à un raccourcissement des chaînes de commandement ;
- la nécessité de conquête des marchés extérieurs et l’adaptation à la mondialisation se retrouvent dans le fait que les armées sont maintenant des armées de projection.
Cette nouvelle donne entraîne des problèmes de recrutement. À titre d’exemple, si la Grande-Bretagne devait être rapidement engagée dans une opération, la seule force pouvant être envoyée serait une grosse brigade, en état d’alerte permanente et projetable. Il faudrait attendre quelques jours supplémentaires pour envoyer ensuite une division renforcée dont les effectifs de réservistes seraient relativement substantiels.
La rareté des moyens entraîne donc une certaine polyvalence, avec le risque que trop de demandes soient faites aux personnels. De fait, apparaissent des synergies interarmées qui touchent non seulement les opérations extérieures mais encore l’état-major et les institutions de formation. Cette rareté des moyens appelle ainsi une coopération multinationale plus exigeante.
L’évolution des armées souffre également d’un déficit d’image, à savoir qu’elles sont devenues pratiquement invisibles. Autrefois, le simple fait de voir des militaires évoquait quelque chose et pouvait provoquer des engagements. Une organisation qui semble disparaître, ou fondre comme neige au soleil, n’est pas perçue obligatoirement comme quelque chose de porteur pour l’avenir. De fait, on assiste à un refus des jeunes de s’impliquer durablement. Au-delà de cette question d’image, l’instabilité des unités, l’incertitude des carrières, la sous-traitance, la décentralisation interne ne favorisent ni l’intégration, ni la cohésion. Enfin, l’allégement des structures pose problème.
Cependant, la légitimité de l’armée n’a pas souffert de la professionnalisation, l’image publique liée aux nouvelles missions ayant tendance à s’améliorer. Ainsi, le recentrage sur des fonctions opérationnelles débouche sur une remilitarisation des normes, d’autant plus sensible que le rôle de l’armée de terre est devenu central dans le contexte actuel.
De cette analyse succincte de l’évolution des armées, on est amené à se poser les questions suivantes : comment recruter, former, fidéliser, reconvertir des personnels militaires promis à de plus nombreuses sorties à l’extérieur qu’auparavant ? Comment assurer leur satisfaction et leur positionnement social adéquat ? Comment assurer la convergence avec la société civile ?