VI- Conclusions

Relire l’Introduction à la stratégie de Beaufre ou la Strategy of technology de Kane, Possony et Pournelle laisse un goût d’évidence dans une approche cherchant fondamentalement à donner à la stratégie les moyens de son action. Cependant, les approches défendues sont restreintes, car cherchant à conscientiser le décideur et prônant souvent de façon prescriptive une technique instrumentalisée au plus haut niveau de la stratégie. Dans le même temps, l’ouverture de ces visions à d’autres approches – moins spécifiquement génétiques et plus axées sur l’impact de la technologie sur les études stratégiques et les relations internationales – fait courir le risque d’un brouillage des enjeux, parallèle au brouillage des référents politique, stratégique, opératique et tactique laissant au lecteur l’impression d’une stratégie à mi-chemin entre la chimère d’un techno-déterminisme et le brouillon.

1) Champs des possibles politiques et technologiques et générations de la dynamique génétique

Or, c’est la complexité même des enjeux, des chaînes de causalités et de ses niveaux d’action qui donne à l’approche génétique une richesse conceptuelle qui cherche dans ses racines les éléments qui limitaient les auteurs dans leurs théories. A ce stade, les théories génétiques telles que celles de Beaufre, Possony, Kane et Pournelle sont historiquement datées. Prescriptives dans l’ordre international bipolaire, elles semblent manquer de souffle dans la perception actuelle des conflits pré et post-modernes, mais trouvent un nouvel essor dans la présentation de la dynamique technologique comme un enjeu des relations internationales et dont des auteurs comme Ross ou Cohen sont représentatifs.

Dès la fin des années quatre-vingt, au moment où les études stratégiques mutaient pour peu à peu sortir du référent de la guerre froide et prendre en compte des phénomènes qu’elles avaient partiellement ignoré, des conceptualisations génétiques plus fortes dans leur articulation au politique et que l’on pourrait qualifier de seconde génération avaient émergé. Si Buzan pouvait encore faire œuvre de pionnier dans technology and international relations, il s’inscrivait encore largement dans le contexte bipolaire, mais augurait de nouvelles formes conceptuelles que développeront des auteurs comme Ross, mais qui ressortent assez clairement d’un niveau supérieur à la génétique de Beaufre, Possony, Pournelle et Kane.

S’appuyant sur un « champs des possibles » s’ouvrant de façon exponentielle sous le coup d’une dynamique scientifique raffinant les disciplines au gré des percées, ces auteurs de seconde génération semblent renforcer, mais en filigrane, l’ancrage politique de la technologie et donc, sa conduite stratégique. A ce stade, il existe un certain manque de conceptualisation de la technologie. Considérée comme une force externe, elle conduit les auteurs à minimiser les interactions existant entre les centres de recherche et les autorités civiles et militaires mais aussi à minimiser les approches bureaucratiques. De ce point de vue, l’apport des analyses de programmes et des relations industrielles, qui agissent à un niveau inférieur à celui que des stratégies génétiques, est non négligeable.  

En fait, les lectures de la dynamique technologique que les auteurs de la seconde génération offrent manquent d’assurance et, assez singulièrement, déconnectent parfois leur objet des dynamiques stratégiques et politiques, ce que nous ne ressentions pas chez des auteurs de la première génération mieux ancrés dans une réalité du temps privilégiant les études stratégiques et, par extension, le réalisme.

2) Les enjeux génétiques

S’il faut bien admettre à l’instar de C-P. David que les études stratégiques traversent une période de remise en question depuis la fin de la guerre froide[1], on pourrait peut-être y voir une migration paradigmatique allant dans le sens d’un plus grand partage conceptuel. On ne peut nier que la sécurité militaire est une des composantes principales d’une sécurité qui reste à définir en tant que telle autant que dans ses champs d’action, mais qui tends à minimiser la stratégie.

Aussi, les emprunts à l’économie, à l’histoire, à la science politique et aux relations internationales montrent l’émergence d’enjeux renvoyant 1) à la conceptualisation de l’Etat en tant qu’acteur stratégique et 2) aux questionnements politologiques sur l’articulation pouvant exister entre interne et externe.

2.1. L’actant stratégique dans sa vision du monde

Il est un fait que l’évolution des systèmes stratégique et des complexes de sécurité participe indubitablement des perceptions de la stratégie et des études stratégiques. Dans leur relation au politique, les généticiens de la première génération s’inscrivent ainsi pleinement dans une orientation conseillère de prudence et utilisant massivement des concepts d’essence stratégique. C’est ainsi que Beaufre produit une véritable stratégie, tant dans ses fondements et sa construction que dans sa liaison aux Armes, alors que Possony, Pournelle et Kane s’orientent plus spécifiquement vers le domaine politique en utilisant une méthodologie plus proche de l’étude technologique de la seconde génération et prenant plus spécifiquement en compte les dynamiques industrielles. Dans le même temps, ces mêmes auteurs éprouvent des difficultés à désigner les responsables de leur stratégie, et constatent que si elle n’est pas enseignée, elle reste du domaine d’un informel tendant à la cohérence et se rapprochant des analyses bureaucratiques de programmes. Peut être plus en stratèges qu’en politologues, les généticiens de la première génération personnalisent l’influence plutôt qu’il ne l’intègrent dans une vision bureaucratique, quoique les auteurs américains semblent plus sensibles à des approches bureaucratiques bien nécessaires dans leur interactions à la conduite des programmes mais aussi à la définition des stratégies technologiques. 

Les approches bureaucratiques et stratégiques n’en viennent cependant pas à s’opposer. S’il existe une « vision américaine » engendrant plus spécifiquement des analyses programmatiques, l’approche « française », plus classiquement axée sur la stratégie et sa théorie, reste d’une grande utilité dans l’appréhension politico-stratégique d’un programme tel que l’A-12. Couplée avec la position téléologique de Possony, elle force ainsi à remettre l’Avenger II dans la perspective du développement de la grand strategy américaine et lance de la sorte un pont conceptuel vers les notions de culture tant stratégique et de sécurité que technologique ou organisationnelle. 

2.2 L’actant dans sa relation à l’interne et à l’externe

En ce sens, la stratégie génétique renvoie à un effacement des frontières conceptuelles entre le national et l’international et qui, au sein même des deux, opacifie quelque fois les distinctions entre le privé et le public. De ce point de vue, la conceptualisation génétique présente une pertinence qui, si elle est poussée, dépasse l’oubli de l’interne dans les études stratégiques classiques et se rattache à une certaine forme de continuum de la sécurité systématisant les synergies entre les instances de sécurité civiles et militaires, dans la foulée de conceptions telles que celles développées par S. Bédar[2]. Au-delà, la génétique se perpétue pour trouver une légitimité hors du cadre de la guerre froide en démontrant son impact dans la conduite de programmes intensifiant la recherche technologique, comme semblent l’indiquer des études comme Air Force 2025. Il y a là un constructivisme technologique qui en renverrait presque au constructivisme développé dans les champs ressortant de la politologie[3] et qui ouvre les portes d’un futur conçu aujourd’hui.

Au sein des conceptualisations génétiques de première comme de seconde génération, plusieurs questions restent cependant pendantes. Pour ce qui concerne notre cas d’étude, la première pourrait bien être celle de la place de la guerre du Golfe et du bémol technologique somalien dans la syntaxe stratégique américaine et dans le choix de la polyvalence plutôt que de la spécialisation. L’efficience de plate-formes déjà existantes, des questions plus pertinentes comme le développement des forces légères et des capacités de projection en 1991 et la capacité de maîtrise la violence urbaine en 1993 semblent avoir plus nourri les débats stratégiques que l’adjonction de nouvelles capacités d’interdiction à celles déjà existantes[4]. Deuxièmement, à l’hyper-guerre un moment évoquée et utilisant les concepts développés contre l’Union soviétique, faut-il adjoindre l’hypothèse d’une technologie omnipotente qui, sans être déterminante, tends vers sa propre autonomie sur la zone de bataille[5], un hyper-technologisme ? Doit-on nier l’existence d’une tension s’orientant vers la primauté technologique et se fondant en amont à la fois aux déterminismes critiques des visions d’Ellul ou de Mumford en tant que positionnement académique et à la fois au technological momentum de Hughes en tant que champs de croissance du concept de génétique ? On entrevoit là les limites d’une analyse programmatique ne prenant en compte qu’un seul cas d’espèce, invitant à une analyse comparative et peut être aussi diachronique potentiellement plus riche.

3) L’A-12 : une vision du monde ?

Dans son positionnement hypothétique, un hyper-technologisme n’annulerait aucunement les principes stratégiques selon la plupart des interprétations[6] et légitimerait sans doutes plus encore les pistes de réflexions culturelles et perceptives. Ces dernières constituent un apport dans le sens d’un politique à la fois décisionnaire de l’action stratégique, mais aussi arbitral entre la pluralité des acteurs et de leurs analyses. Pour ce qui concerne plus particulièrement le cas de l’A-12, sa demande puis la suite de décisions politiques ayant abouti à la réduction du programme puis à son annulation montre la prise en compte des changements intervenus dans les relations internationales et ensuite coulés doctrinalement.

Dans le même temps, le développement dans les années 80 d’options technologiques partiellement implémentées dans la conduite stratégique des Etats-Unis a directement contribué à sa propre évolution. En particulier, l’intégration des technologies furtives dans les appareils de combat de l’USAF et de l’USN les vulgarisent sans pour autant qu’elles n’en viennent à pénaliser les performances des futurs appareils. C’est dans ce sens que le F-35 ou le F-22, tout en bénéficiant de potentiels défensifs non négligeables seront plutôt semis-furtifs que complètement furtifs, ce qui était le cas d’un A-12 dont la recherche de furtivité s’est transformée en dépassements budgétaires, en retards et en goulôts d’étranglement technologiques. Présentés comme monocausaux de l’abandon de l’Avenger II, ils n’en demeurent pas moins insuffisants à l’expliquer et tendraient plutôt à masquer un changement d’orientation génétique. Dès le début des années nonante, la dynamique technologique sous-tendant les programmes américains montre une tendance toujours plus lourde vers des engagements à distance, minimisant le contact à l’adversaire et libérant les capacités de développement techniques, ce vers quoi l’A-12 se montrait inadapté.

Renvoyant au culturalisme, cette tendance vers l’engagement à distance peut effectivement démontrer que des visions du monde peuvent se cacher derrière la conception d’un équipement militaire. Mais surtout, elle démontre que la valeur de l’instrument génétique se situe dans sa projection au sein d’un réseau théorique auquel il serait articulé et qui renvoie d’une certaine façon à l’analyse programmatique qu’avaient fait Law et Callon[7]. Et ce, que le niveau d’adéquation de la théorie à la réalité se situe au plan de sa pertinence politologique comme aux plans opératiques de son utilisation en tant qu’outil du renseignement ou d’instrument d’optimisation des stratégies industrielles, en particulier transnationales. 

4) Incarnation stratégique de la génétique et perspectives théoriques

Au sein de la dynamique du réseau théorique – voire épistémique dans la relation de filiation qu’il entretient à d’autres approches économiques et stratégiques – dont dépendent les théories génétiques, on ne saurait éviter l’étape de la qualification des déterminants et finalement, de donner une réponse à notre interrogation de départ. Surtout, même si les auteurs l’ayant défendue ne le montrent pas, la conjonction des aspects internes et externes invite à une très réticulaire et systémique interaction entre les enjeux et les forces techniques percolant au travers des conceptualisations stratégiques. 

De ce point de vue, la génétique ne peut être que transversale à la stratégie, la perméabilisant à l’innovation technique et ce même si le fondement de sa décision découle plus directement qu’aucune autre forme du niveau politique. L’intervention d’acteurs aux rationalités et aux cultures aussi différents que les personnels militaires, politiques, scientifiques mais aussi commerciaux pose en soi la question de la détermination des causalités mais aussi de rivalités potentielles que ne restitue pas (Beaufre) ou peu (Possony, Pournelle et Kane) les généticiens . Mais si le fonctionnalisme de l’examen des rôles des acteurs pourrait nous montrer les interactions pouvant exister entre eux, l’abordage de la question sur un plan plus spécifiquement de nature politico-stratégique permet d’apprécier une rentabilité conceptuelle qui s’essoufflerait trop rapidement sous le coup de la seule prise en compte des facteurs internes. 

Et de constater que si le facteur technologique affecte virtuellement chaque dimension de la stratégie et des organisations militaires, sa potentielle omnipotence oblige et revalorise la décision dans le choix des moyens, en tactique comme en stratégie. Elle ne peut toutefois s’opérer sans une connaissance dont le processus d’acquisition est peut-être la clef de l’articulation entre déterminants technologiques et idéels. L’emphase mise sur les procédures de simulation ou le rehearsal (projection prospective d’un engagement) met la technique au service d’un commandant qui continue à définir les paramètres d’une simulation qui utilisera des principes stratégiques dont la présence restera symptomatique de la supériorité intrinsèque d’une décision d’ordre idéelle et qui seule ordonne le mouvement et l’exploitation de la technique. Dans une telle perspective, la question de l’automatisation ne trouve que des réponses partielles. Elles ne peuvent cependant se passer ni de l’idéel et en particulier de sa projection dans l’action ni d’une décision politique de la mettre en œuvre. C’est notamment la position de plusieurs soft determinist selon lesquels l’idéel en tant que schème conceptuel du réel donne au premier un rôle de déterminant.

Dans cette optique, la détermination des avancées technologiques relevant essentiellement d’une tactique génétique oscillant entre dynamique de la découverte d’une part et éthique du scientifique de la défense d’autre part, la stratégie génétique en resterait cantonnée à l’idéel. Dans la structuration de ce dernier, les schémas montrant une stratégie des moyens périphérique, courants dans les ouvrages en la matière, restituent mal une place fondamentalement disputée où entrent en tension des logiques et des dynamiques techniques virtuellement infinies d’une part et une dynamique stratégique a priori finie dans ses fondements  d’autre part.

De ce point de vue, les théories génétiques, dans la complémentarité de leurs générations et dans les relations qu’elles entretiennent avec leur réseau épistémique, trouvent des champs opératoires potentiellement fertiles dans l’hypothèse d’une RMA qui dépasserait les strictes approches matérielles et historiques pour se réticulariser entre elles. 


 


[1] David, C-P., La guerre et la paix. Approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie, op cit.

[2] Bédar, S., « La stratégie américaine entre libéralisme globalisé et militarisation », op cit.

[3] Sur cette question et bien que C-P. David s’interroge sur sa pertinence en tant que théorie, de paradigme de posture intellectuelle : Hopf, T., « The promise of constructivism in international relations theory », International Security, n°23, Summer 1998. L’ouvrage de Buzan, Waever et De Wilde offre une pratique académique du concept : Buzan, B., Waever, O., De Wilde, J., Security : a new framework for analysis, Lynne Rienner, Boulder (CO), 1998. 

[4] Bien que l’emphase académique et opérationnelle mise sur l’Airpower nuance une telle position. Pour un plaidoyer en faveur de l’interdiction : Bingham, P.T., « Revolutionnizing warfare through interdiction », Air Power Journal, Spring 1996.

[5] Les Etats-Unis travaillent sur plusieurs drones et missiles tactiques qualifiés de « rôdeurs » et disposant d’une capacité de reconnaissance automatique de leurs cibles (fire and forget).

[6] Coutau-Bégarie, H., op cit., Murawiec, L., op cit., Echevarria, A.J., op cit.

[7] Law, J. and Callon, M., « Engineering and sociology in a military aircraft project : a network analysis of technological change », op cit..

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