Lars Wedin
Cette citation démontre l’amertume des officiers de la Marine face au manque de compréhension qu’ils rencontrent. Et pourtant, la situation s’est déjà améliorée. Depuis les années 1880, la marine a trouvé un nouvel élan après des années de négligence. Mais, même si vers la fin du XIXe siècle elle a fait construire des bâtiments bien adaptés, la lutte pour l’adaptation de sa stratégie, de son organisation et de son système d’entraînement n’est pas gagnée. Il faut se débarrasser d’une stratégie essentiellement « terrienne ». C’est l’évolution de cette nouvelle pensée, vue à travers les débats dans la Tidskrift i Sjöväsendet (Journal des affaires navales) de l’Académie royale de Marine, qui constitue le sujet de cette étude. Un certain nombre de ces conceptions vont devenir la base du débat suédois au XXe siècle.
Le cadre historique et géostratégique | |
Le royaume suédois-norvégien se trouve au XIXe siècle, au point d’intersection des intérêts britanniques et russes3. Avec la perte de la Finlande en 1809, la Suède a perdu son glacis face à l’ennemie traditionnelle, la Russie4. La menace d’une invasion russe à partir du grand-duché finnois est devenue le souci central.
Avec la perte de la Finlande en 1809 et l’acquisition de la Norvège en 1814, la côte suédoise passe de 1 400 km à 5 200 km5. En théorie, la Suède est devenue, stratégiquement, une île. En 1904, un officier de Marine décrit la situation. Notre front maritime principal, qui antérieurement était tourné vers le sud et l’ouest, est maintenant basculé vers l’est, et en plus, notre capitale, auparavant tranquillement placée au milieu du royaume suédois, se trouve maintenant sur notre frontière est… sauf la frontière norvégienne et une partie de celle du nord-est face à la Russie, toutes nos frontières sont maritimes, et en conséquence tous les états, sauf peut-être la Russie, sont contraints, pour nous attaquer, de venir par mer 6. Malgré cette situation stratégique, la défense pendant le XIXe siècle reste essentiellement terrestre, fondée sur le principe de la « défense centrale ». La campagne de Napoléon en Russie avait bien démontré l’efficacité de cette stratégie défensive, surtout pour un pays faible. Il ne faut pas oublier que, pendant la première moitié du siècle, le roi de Suède est un ancien maréchal d’Empire. Dans cette stratégie du faible au fort, la flotte a peu de missions en haute mer. Pour les adhérents de la défense centrale, elle doit opérer dans les archipels pour protéger certain passages et ports importants. « Pendant les décennies, qui précédaient la fusion de 1875 [1873 ?], la flotte était généralement vue… comme une artillerie de position » 7. La lutte pour sortir de cette situation, dans laquelle la marine n’est au fond qu’une arme de l’armée de Terre, et réaliser une stratégie navale propre aborde un large spectre de problèmes. Il faut un matériel permettant un engagement en « haute mer » crédible, une doctrine stratégique adaptée et un personnel bien entraîné. Jusqu’aux années 1880, il n’y avait rien. L’avis gouvernemental pour la défense terrestre de 1856 donne une bonne illustration de la situation : « Un petit état comme la Suède doit par principe concentrer ses ressources sur la défense terrestre, qui est la plus performante, et se contenter des contributions qu’une flotte modeste peut donner » 8. Ici, il faut peut-être une explication. La Baltique est une mer étroite. La côte suédoise est en grande partie couverte par des archipels avec d’innombrables îles et îlots. L’expression « haute mer » est utilisée ici pour faire la distinction entre des opérations au large en Baltique et celles qui sont menées près de la côte ou dans les archipels. Savoir si le point central doit être sur l’un ou l’autre est un thème persistant du débat stratégique suédois. Comme une guerre au large nécessite un matériel plus perfectionné, avec des bâtiments plus grands, c’est une question de priorité, économique aussi bien que stratégique, entre l’armée de Terre et la Marine. La Marine a aussi plusieurs fois été divisée afin d’équilibrer les deux stratégies – dans une certaine mesure nécessaires toutes les deux. Entre 1756 et 1824 il y avait une flotte, généralement composée de galères, dite Flotte de l’armée de Terre et la Flotte proprement dite avec des vaisseaux de ligne9. Puis, entre 1866 et 1873, il y a eu une Flotte d’archipel et la Flotte navale10. Finalement, à partir de 1905, la Marine est constituée par la Flotte et l’Artillerie côtière. En 1860, la flotte est usée et inutilisable. Il n’y a presque pas de programmes de modernisation. En fait, la Suède n’a pas de défense marine mobile11. La guerre de Sécession donne les premières impulsions à une modernisation. Évidemment, la bataille entre le Monitor, construit par un Suédois, et le Merrimac est vue avec un grand intérêt en Suède. Entre 1865 et 1871 quatre monitors sont construits12. Ils sont ensuite rejoints par d’autres, plus petits. Ces bâtiments étaient primitivement conçus pour faire des barrages mobiles dans les archipels. Dans l’avis gouvernemental de 1871, la défense navale est limitée aux approches de Stockholm et de deux ou trois autres places côtière13.
On ne fut pas avare d’éloges et de flatterie pour le matériel nouveau [les monitors]. L’influence presque magique que les archipels et le matériel conçu pour eux évoquent toujours chez nous a renforcé la confiance. C’est la meilleure explication du fait qu’il faudra vingt ans avant qu’il n’y ait une nouvelle augmentation majeure ou un changement du matériel naval 14. Finalement, en 1883, le parlement prend la décision d’acquérir un cuirassé15 et une vedette lance-torpilles16. C’est un tournant décisif, puisque le comité naval a accepté l’idée que la flotte devrait être en mesure d’opérer en haute mer et donc a besoin de bâtiments pour le large. Pendant les années suivantes, la Marine acquiert une dizaine des cuirassés ainsi que des vedettes lance-torpilles. Mais la bataille contre les partisans d’une marine côtière est loin d’être gagnée. A vrai dire, elle continue encore aujourd’hui : dans un article sur la défense de l’an 2000, on peut lire que les bâtiments de surface doivent être « des unités de surface légères et agiles, en mesure d’opérer avec persévérance, protégées par nos archipels » 17. La décision de 1883 reflète l’évolution industrielle et technologique pendant les années 1860 et 1870, qui a permis à des petits Etats de construire du matériel naval efficace. Il est désormais envisageable de combattre un assaillant au large. La « défense centrale » commence à évoluer vers une « défense périphérique » 18. Dans ce contexte, il ne faut pas oublier le travail des officiers, surtout au sein de l’Académie royale de Marine. Son journal suit de près l’évolution tactique et technique des grandes marines. Un lecteur d’aujourd’hui, accoutumé au secret militaire, s’étonne en lisant des analyses détaillés des exercices navals anglais ou français – impossibles dans un ouvrage non classifié aujourd’hui ! La discussion suivante en est un bon exemple.
Déjà le rapporteur [en science navale de l’Académie] de 1907 a expliqué qu’en France la formation compliquée triangulaire de Fournier avait été rejetée et que le prestige de cet amiral… comme tacticien, serait en baisse. Des formations quadrilatère de Labre, on n’a rien entendu 19. La Marine envoie souvent des officiers à l’étranger pour des études. Par exemple, pendant la guerre russo-japonaise il y a un officier suédois chez chaque belligérant afin de suivre les opérations20. Ils propagent l’idée que la mission de la Marine dépasse la simple défense des positions, et même la défense de l’archipel de Stockholm21. Pendant les années 1890, la Suède réarme à cause des menaces norvégiennes et russes. La première se manifeste en 1905 avec la fin paisible, malgré des gesticulations de part et d’autre, de l’union avec la Suède. La deuxième, plus importante, s’explique par la russification de la Finlande et un fort réarmement russe – entre 1897 et 1903, la Russie met sur cale 12 cuirassés, 13 croiseurs, 56 destroyers et 24 vedettes lance-torpilles22. |
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D’une défense centrale A une défense périphérique
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A la fin du XIXe siècle, afin de s’affranchir de l’hégémonie de l’armée de Terre, la Marine est contrainte de rompre avec « la pensée terrestre ». Il lui faut, dans un processus plus ou moins conscient, se doter d’une doctrine navale à l’égard du matériel, des opérations, de la tactique ainsi que du personnel et de sa formation. Cependant, la primauté de la mission de défense contre une invasion amphibie n’est guère contestée. Les idées mahanistes, où la maîtrise de la mer a une valeur en soi, ne reçoivent guère d’échos dans la Marine suédoise. Le problème de base, c’est l’idée même de la défense centrale. On estime impossible de repousser une invasion sur la côte, il est nécessaire d’épuiser l’ennemi par une défense en profondeur. La doctrine stratégique est donc anti-navale23. Le ministre de la Guerre, von Platen, voulait, en 1850, « immédiatement faire asphyxier toute idée d’une flotte de haute mer. Toute la défense navale était d’une importance inférieure par rapport à celle de la défense terrestre, mais elle devrait, en coopération avec celle-ci, empêcher les débarquements ennemis » 24. Sur le fond, le problème est qu’on ne comprend pas qu’une marine à la mer peut, en menaçant les voies maritimes, empêcher une tentative d’invasion. La marine est plutôt vue comme une artillerie côtière mobile ou, au mieux, comme une cavalerie qui devrait foncer sur l’ennemi près du lieu de débarquement. Dans cet esprit, une défense navale exigerait donc des bâtiments dispersés partout le long de la côte. Ce qui évidemment, sera trop cher. Selon le général Bildt, chef de l’état-major général : « Même si nous avions une vingtaine des cuirassés et une centaine des torpilleurs, nous nous rendrions compte qu’… elle [la flotte] ne peut jamais, sans une supériorité absolue, empêcher le débarquement de l’ennemi ». Plus tard il ajoute : « Serait-il sage de livrer les batailles les plus importantes sur un élément aussi dangereux que l’eau ? » 25 Comme nous l’avons vu, les bâtiments – les monitors – construits après 1865 sont conçus pour les archipels. Les monitors plus petits ont un gros canon fixe, pour pointer il faut tourner le bâtiment26. L’un d’eux, le Folke, a son canon dirigé vers l’arrière pour des batailles en retraite. Leur mission est de protéger les flancs des forteresses côtières27. Il y a aussi des bâtiments plus grands utilisés pour l’entraînement des matelots et des officiers ou comme des dépôts flottants ; il s’agissait de corvettes à vapeur et voile, donc sans grand valeur militaire28. Un autre problème grave est la formation des officiers et des équipages. Les bâtiments n’ont pas leurs équipages toute l’année. Pour la formation, on organise des escadres pour un ou deux mois, puis on les supprime. Comment peut-on exiger une formation organisée et exacte sur des bâtiments, armés, en cas de guerre, par des équipages qui n’ont pas pendant des mois, même des années, mis le pied sur un bâtiment… Si nos bâtiments par leur construction sont déjà faibles et petits, ils deviennent ainsi encore plus inférieurs 29.
Un livre anglais va donner un nouveau élan au débat stratégique dans la Marine. Il s’agit de Naval Warfare du vice-amiral Colomb, traduit en suédois en 1892. C’est surtout le principe de la « fleet in being » qui intéresse son traducteur, le capitaine de frégate Flach30. Selon Colomb, ce principe est généralement utilisé « pour désigner ce qui dans la stratégie terrestre correspond à une armée flanquante ». La définition d’un « fleet in being » devrait ainsi être une marine en mesure et bien résolue à attaquer un ennemi attaquant le territoire qu’elle est chargée de défendre31. Cette définition implique que l’ennemi doive détruire la flotte défensive avant qu’il ne puisse commencer l’invasion. La flotte doit donc surtout essayer de survivre jusqu’au moment où la flotte d’invasion approche du lieu de débarquement. Elle doit alors sortir afin d’attaquer l’ennemi, en premier lieu ses bâtiments de transport. La guerre entre la Chine et Japon a confirmé ce principe « Pour assurer le transport [des troupes assaillantes] il faut une mer militairement libre. Sinon, le risque sera trop grand et le commandant qui, malgré une flotte flanquante, s’efforce de mener un grand transport jusqu’au territoire ennemi, agit, comme dit Lullier en l’air, sans base, à l’aventure » 32. On peut dire que cette stratégie sera le fil conducteur des débats au sein de la Marine pendant les années suivantes33. Cependant, de temps en temps, les idées suivantes plus ambitieuses de Mahan ainsi que celles de la Jeune Ecole française surgissent. « Je trouve les ouvrages de Mahan, si cela est possible, d’un intérêt encore plus grand [que celui de Colomb] pour le professionnel » 34. Par contre, il n’y aucune référence directe et positive à la « Jeune Ecole »35. L’idée de « fleet in being » donne une mission stratégique crédible à une marine faible. « Ainsi les flottes inférieures, même les flottes battues, ont souvent constitué une menace assez importante contre des opérations de débarquement. C’est le fil conducteur de l’œuvre de Colomb » 36. Par contre, la maîtrise de la mer est nécessaire pour des opérations d’invasion – donc pour l’offensive. Colomb va aussi intervenir dans le débat politique suédois. En 1892, Flach avait écrit que, contre une invasion amphibie, le principe de « fleet in being » utilisant les archipels pourrait être couronné de succès. En cas d’invasion terrestre, la Marine pourrait tenir « une garde » navale et ainsi permettre à l’armée de Terre de se concentrer contre l’ennemi terrestre. Pour lui, la Marine était « notre seule défense rassurante ». Ce point de vue n’était pas très populaire au sein du Comité de défense ; Flach se couvrait de l’autorité de Colomb : « l’auteur génial de ce principe de la « fleet in being » a par moi demandé à prendre la parole à propos de notre défense« . Cette démarche n’était guère plus populaire. Dans un quotidien on pouvait lire : « Des êtres sanguins ont voulu voir la Marine comme notre seule défense rassurante, et croyant que nous sommes incapables d’étudier la question, ils se sont adressés aux autorités étrangères » 37.
Même si Flach, grâce à Colomb, a trouvé une solution de base pour l’éternel problème de l’infériorité de la Marine suédoise – il reste beaucoup à faire. D’abord, il faut se débrouiller pendant longtemps avec le matériel ancien. En 1895, le parti « bleu » (ami) s’est laissé enfermer par le parti « rouge » dans une baie pendant les grandes manœuvres annuelles. La critique en est sévère :
Certainement, nous trouvons la mission de la Marine, et aussi sa capacité de garder les côtes, très importante. Mais, croire qu’avec une force très inférieure, sur une côte ouverte, sans communications organisées, sans bâtiments de reconnaissance et seulement avec des vedettes lance-torpilles conçues pour l’archipel – on puisse protéger cette côte, cela nous semble être du chauvinisme. Cela devient encore plus grave du fait du danger que cette évidence de l’impossibilité de remplir ces exigences soit utilisée contre les prétentions justes de la Marine quant à la reconnaissance du rôle… 38 On note que les conséquences politiques possibles sont considérées comme plus importantes que le choix d’une tactique mauvaise en soi. On peut aussi noter que « Le problème à résoudre dans ce cas était celui, si souvent discuté, de savoir si une force supérieure, dans un archipel propice à la défense, peut mettre hors de combat un défenseur inférieur » 39. Évidement, c’était une action côtière qui était envisagée. La question de la taille des bâtiments est un thème récurrent dans le débat naval suédois. Des bâtiments plus petits ne pouvant opérer en haute mer s’intègrent mieux dans la stratégie traditionnellement terrestre. En outre, leur tactique ressemble plutôt à celle de l’armée de Terre. En conséquence, des vedettes lance-torpilles, au désespoir de la plupart des officiers de Marine, sont toujours perçues comme plus convenables pour la Suède que des bâtiments de haute mer. Même si l’on y fait peu référence, la Jeune Ecole a sûrement eu une influence importante en Suède. Un exemple de cette influence « Aubiste » se trouve dans un article paru en 1897. Selon l’auteur, il serait possible, sans frais excessifs, d’acheter un grand nombre de vedettes. Elles seraient dispersées par groupes de six le long des côtes, dans des dépôts, trois pourraient participer à des exercices quand les autres assureraient la défense immédiate. Il y aurait deux classes, dont les plus petites seraient en mesure d’être transportées par chemin de fer. Les plus grandes devraient « sans empêchement être en mesure d’évoluer dans les archipels, et en outre être en état de tenir la mer en tout temps » 40. Des vedettes lance-torpilles exigent une tactique particulière, bien adaptée aux archipels. « Si une flotte flanquante a un grand nombre de vedettes lance-torpilles, celles-ci seraient dans de très bonnes conditions pour conduire des attaques à la torpille heureuses contre la flotte de transport… Des commandants ayant une très bonne connaissance de l’archipel auront des occasions magnifiques de mener des attaques de torpille réussies… souvent même sans risquer des canonnades » 41.
Un rôle indépendant de la Marine n’est pas assuré et il ne le sera jamais. En 1896, un comité étudie une fusion possible entre les ministères de la Guerre et de la Marine. Il semble que la majorité du comité veuille prouver qu’il n’y a plus, pour nous, de différence entre la guerre sur terre et sur mer. Il souligne que les opérations de l’armée de Terre ainsi que celles de la Marine doivent être dirigées par une seule main, qui vraisemblablement sera à terre. Un ancien chef de l’état-major général, le général von Lancken, déclare que en temps de guerre, la Marine n’a pas de mission indépendante et doit opérer le plus étroitement possible avec les forces terrestres. Le commandement des missions stratégiques et, dans une certaine mesure, aussi tactiques, doit être exercé par des commandants de l’armée de Terre” 42. Cependant, la guerre entre le Chili et le Pérou en 1896 a bien montré l’importance des opérations navales indépendantes.
La mission de l’arme navale est… d’empêcher le débarquement, mission que l’armée de Terre ne peut pas remplir sur notre longue côte à cause de son immobilité… Cependant, une combinaison étroite de leurs [l’armée de Terre et la flotte] missions serait très inadéquate et ressemblerait à un éléphant enchaîné à une baleine 43. Néanmoins, au sein de la Marine, certains s’efforcent de trouver le juste équilibre entre des points de vues extrêmes. Dans un long article paru en 1900, Herman Wrangel décrit le lien stratégique entre les deux armées. Il voit trois cas différents de défense contre une tentative d’invasion par un ennemi supérieur : quand il n’a pas de flotte du tout ou qu’elle est mise hors de combat, quand il a une flotte mais pas d’armée de Terre et quand il a tous les deux44. Dans le premier cas, la frontière maritime sera plus dangereuse que la frontière terrestre parce que
la mer, appartenant incontestablement à l’assaillant, encercle le pays de son adversaire, totalement ou au moins partiellement… L’assaillant – appelons-le l’ennemi – a, comme Callwell l’a magistralement expliqué avec l’exemple d’une grande guerre du XIXe siècle, d’abord une liberté totale dans le choix de son lieu d’attaque… L’ennemi mène ses opérations sur des lignes intérieures, avec un secret total et une vitesse supérieure [par rapport à l’armée de Terre du défenseur]. Pour toutes ses communications avec sa patrie, la “vitalité” de son armée, la meilleure protection possible lui est assurée par sa maîtrise de la mer 45. Dans le deuxième cas, quand le défenseur n’a pas d’armée de Terre, l’ennemi peut se disperser entre plusieurs bâtiments rapides et peut ainsi sans crainte contourner les croiseurs du défenseur. « La Marine seule ne constitue pas une défense rassurante ». Par contre, la situation où le défenseur a une flotte ainsi qu’une armée de Terre, même s’il est globalement inférieur, offre des possibilités meilleures. Dès le premier assaut, l’assaillant concentre toutes ses forces sur mer afin d’écraser ou au moins de paralyser la défense navale de l’adversaire ; ainsi il prépare des lignes opérationnelles et de communications maritimes pour son armée de Terre. Aussitôt après cette action, la grande tentative d’invasion commencera… Une armée bien équipée contraint l’ennemi à faire des grands efforts. Déjà la concentration d’une flotte de transport, suffisante pour un corps d’armée avec son train logistique, prend du temps… Or, c’est exactement la grande flotte de transport qui est le point sensible de l’ennemi, ce sont les transports répétés vers des endroits de débarquement connus qui sont les plus difficiles à protéger, qui sont les plus facilement assaillis, même par un faible nombre de bâtiments navals. C’est ici où nous devrons chercher le lien stratégique vital entre l’armée et la flotte du défenseur. Plus l’armée est grande et forte, plus facilement la flotte peut mener à bien sa mission primordiale tant qu’elle garde sa liberté d’action. La dernière phrase vise ceux qui voudraient soumettre la Marine à la direction de l’armée de Terre. Cette stratégie, où il y a une action réciproque entre l’armée de Terre et la flotte dans la défense contre l’invasion, sera développée pendant les décennies à venir. Elle va ultérieurement prendre une place importante dans la stratégie nationale. Evidemment, elle implique de trouver le juste équilibre entre les deux armées – plus tard, avec l’armée de l’Air, entre les trois armées. Comme cet équilibre constitue la base de la répartition des ressources, il provoquera des querelles interminables. Wrangel avait peut-être une vision plus large que la plupart de ses collègues. Pour un autre membre de l’Académie, il faut surtout se méfier de l’armée de Terre :
Une coopération plus large entre la Marine et l’armée de Terre avant que les forces navales de l’ennemi ne se soient mises hors combat est une action néfaste et peut avoir des conséquences les plus dangereuses pour la patrie 46.
En 1901, deux officiers de Marine, Otto Lybeck et Erik Hägg, rédigent une étude intitulée « Stratégie et construction navale » 47. Elle n’est publiée qu’en 1903 parce qu’elle a été utilisée entre-temps par le comité de défense. Cette étude rompt avec la pensée ancienne ; elle contient beaucoup de traits qui constitueront la base doctrinale de la Marine pendant le XXe siècle. Les auteurs commencent en définissant les principes de base. La fondation stratégique de notre défense est défensive. Cela veut dire que nous devons nous efforcer d’empêcher l’offensive de l’ennemi et, particulièrement pour la flotte, de barrer les actions ennemies qui recherchent la maîtrise de la mer. Si notre flotte peut remplir cette mission, elle remplit en même temps toutes les missions particulières du temps de guerre, comme parer un débarquement, nous protéger contre un blocus et contre des tentatives d’intimidation 48. Pour remplir ces missions il faut une flotte pourvue de matériels et de personnels efficaces. Il faut la disposer afin de lui donner la plus grande liberté opérationnelle possible. « Dans cette liberté d’action, nous comprenons la possibilité de rencontrer l’ennemi avec assez de force, n’importe où s’il attaque nos côtes ». En conséquence, il faut garder ses forces concentrées49. La question de savoir si la flotte doit être concentrée dans une grande escadre ou dispersée, soit entre les deux bases principales (Stockholm et Karlskrona) soit le long de la côte, est aussi une querelle éternelle. Evidemment, ceux qui ne veulent pas d’une flotte avec des missions opérationnellement indépendantes préfèrent la solution de la dispersion. Pour les marins, une flotte indépendante en mesure de, sinon gagner la maîtrise de la mer, au moins de la contester, est un but capital. La question de la répartition des bases navales, par ce que l’amiral anglais sir Cyprian Bridge appellera plus tard « la stratégie du temps de paix », est donc d’un grand intérêt et provoque des discussions vives50. Hägg et Lybeck résolvent le problème en proposant une force mobile : l’Escadre, littéralement « la flotte côtière », avec quatre escadres locales basées dans les trois zones opérationnelles – le golfe de Bothnie, la Baltique avec une escadre à Stockholm et une à Karlskrona, et la mer occidentale (Gothembourg)51. Cette répartition est, en principe, toujours en vigueur. Hägg et Lybeck donnent aussi une fondation pour la construction navale de l’avenir. A propos des cuirassés, Il faut remarquer que leur coût ainsi que la possibilité de bien utiliser nos archipels, nous contraignent à ne pas dépasser un tonnage maximum… La stratégie exige que nos bâtiments soient en mesure d’éviter des batailles avec les cuirassés de l’ennemi, c’est-à-dire qu’ils aient une vitesse supérieure et qu’ils puissent opérer dans toutes les mers environnantes en tout temps. La tactique exige que nos bâtiments soient, si possible, égaux ou même supérieurs aux cuirassés ennemis par au moins une qualité. Les destroyers devront avoir une vitesse plus grande que les croiseurs et une artillerie plus lourde que les destroyers ennemis. Les sous-marins (le premier sous-marin suédois est opérationnel en 190552) n’ont pas besoin d’une très grande endurance, ils seront donc peu coûteux, parce qu’ils seront une arme de défense locale… Cependant, l’expérience des sous-marins est encore insuffisante pour qu’on puisse préférer un certain type. Néanmoins, on peut dire avec certitude que, une fois introduit dans notre marine, ce bâtiment aura une importance très grande au sein de notre défense 53. L’idée de « plus fort que les plus rapides, plus rapide que les plus forts » reviendra dans toute les discussions sur la construction des bâtiments lourds jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Le problème d’un petit Etat, qui veut se doter de bâtiments de surface efficaces aussi contre ceux des grandes puissances, ne sera pas résolu avant l’apparition du missile moderne.
Dans un article paru en 1904, Flach nous donne un aperçu de la tactique envisagée à l’époque. L’aspect étonnant, c’est que les idées de fond de cet article auraient été parfaitement actuelles dans les années 1970. Il s’agit d’une défense en profondeur, où toute l’action serait concentrée contre la flotte de transport d’une force d’invasion. On peut distinguer trois phases : la mobilisation et la concentration de la flotte, la lutte pour survivre en se cachant dans les archipels et finalement la recherche de la force de transport et son attaque, avec une priorité contre les bâtiments de transport. Si la mission primordiale de notre flotte pendant une guerre est de protéger notre frontière maritime contre une invasion, menée par un débarquement naval, on voit facilement que son premier devoir sera de subsister jusqu’au moment où l’ennemi songe à envoyer cette expédition. Alors, la seule menace de notre flotte fait qu’il n’y aura pas d’expédition ou, si elle se matérialise, elle sera empêchée par sa destruction, c’est à dire à cause des attaques de notre flotte. La flotte suédoise doit, après sa mobilisation, le plus longtemps possible, s’efforcer de se cacher de l’ennemi en utilisant l’archipel pendant le jour en utilisant des mouillages d’un accès difficile et pendant la nuit en se déplaçant. Quand le commandement suprême, par des bâtiments de reconnaissance et des stations de signalisation, a une connaissance sûre de la position de la flotte de transport ennemie, son cap et le lieu probable du débarquement, il sort avec sa force concentrée à la faveur de la nuit par la passe la plus convenable, perce le blocus de l’ennemi si nécessaire et avance le plus vite possible vers la flotte de transport, pour l’attaquer et la détruire 54. Plus tard, on insistera davantage sur l’offensive tactique. Le futur amiral Lybeck fait remarquer en 1908 que « la science navale indique la direction d’action ». La stratégie impose l’offensive même dans la défensive et exige de l’activité et de l’agressivité. L’auteur français Daveluy dit « Il faut se battre quand même 55. Afin d’atteindre le but de la guerre navale, une action vive est nécessaire avant, pendant et après les batailles » 56. Daveluy est populaire dans la Marine grâce à son esprit offensif.
Un des ouvrages les plus importantes de la science navale… est L’esprit de la guerre navale de René Daveluy… Il condamne l’inclination française pour la défensive et montre que l’Angleterre a gagné sa maîtrise des mers en prenant toujours l’offensive…. Il ne suffit pas qu’une flotte soit conçue sur des bases rationnelles. Elle doit aussi disposer des moyens suffisants pour mener à bien sa mission, elle doit être en mesure de vaincre 57. On voit combien les officiers ont gagné en confiance, cet article de 1910 aurait été impossible quinze ans plus tôt. Au début du siècle, l’enseignement de Colomb – la « fleet in being » – et celui de Mahan – la maîtrise de la mer – sont, dans une certaine mesure, contradictoires. Quand les nouveaux cuirassés entrent en service au tournant du siècle, on commence à chercher une stratégie plus ambitieuse que celle de la « fleet in being ». Il s’agit surtout de modifier sa conception traditionnelle en Suède où elle avait été interprétée comme une tactique généralement passive, à l’abri dans les archipels. L’article de Hägg et Lybeck en est un bon exemple. C’est probablement Landquist, avec l’aide de la pensée de Castex, pendant les années 1930, qui le premier fusionne les deux théories d’une façon convenable pour un petit Etat avec une marine inférieure. L’idée d’une offensive tactique au sein d’une défensive stratégique y tiendra une partie importante58.
or, l’évolution technique, vers 1910, surtout les « dreadnoughts », a déjà démodé les cuirassés existants.
En ce qui concerne la Suède, on ne peut pas nier que ces derniers temps, l’évolution des flottes des grandes puissances a modifié les fondations de notre politique de construction navale. Nos cuirassés de première classe ont vu leur valeur militaire relative diminuée… La puissance navale suédoise a ainsi été abaissée jusqu’à un point où un changement devient nécessaire 59.
Le problème national des cuirassés sera facilité si nous modernisons la vue ancienne sur l’utilisation de nos cuirassés. Vouloir, à tout prix, envoyer la flotte côtière pour détruire une flotte de transport menaçante, peut, dans la situation actuelle, trop facilement mener à, comme le dit Monis, tout risquer en même temps. L’efficacité que notre défense légère a déjà gagné et gagne encore… montre à l’évidence qu’elle doit normalement reprendre le rôle que nous avions jusqu’à maintenant réservé au matériel blindé, quand ce dernier doit de plus en plus redevenir la protection de la défense légère 60. Comment voit-on les batailles navales de l’avenir ? Une article de 1910 donne une vision assez juste. Les bâtiments du futur seront toujours suivis par des torpilleurs d’une vitesse élevée servant de satellites offensifs et défensifs. Les cuirassés d’aujourd’hui auront probablement évolué, du bâtiment de ligne simple, vers une unité de bataille composée par un grand croiseur blindé avec ses torpilleurs… les batailles de futur ressembleront à des duels entre les unités de bataille participantes. La tactique des unités de ligne va engendrer de nouvelles conceptions et donner à l’officier de marine du futur de riches champs pour le développement de la tactique, dont nous, ou nos prédécesseurs, n’ont même pas pu rêver 61. Cependant, une article de 1908 ajoute une note sombre :
Continuerons-nous sur notre [bonne] route des trente dernières années ou y aura-t-il une nouvelle politique navale ? Garderons-nous nos beaux rêves d’une défense couvrant notre longue côte avec ses villes et ports, qui donnent vie et substance à toute la patrie, ou glisserons-nous vers cette condition sans espoir, où notre défense navale ne pouvait que contribuer à la défense des passages vers Stockholm et quelques autres points importants, comme au début des années 1870 ? 62 La guerre entre la Russie et le Japon est étroitement étudiée. « Chaque école s’efforce de traduire les événements de la guerre à l’avantage sa propre doctrine » 63. Pour la Suède aux ressources faibles, il y a des leçons spécifiques. Il semble que l’idée, valable depuis des siècles, de l’artillerie arme principale de la flotte, soit confirmée par la guerre de l’Asie orientale au moins pour les grandes marines… Pour les nations plus petites, qui pour des raisons économiques ne peuvent placer la force offensive sur les bâtiments blindés, il est capital que la torpille et la mine soient le plus offensives possible 64. Le débat entre les partisans d’une flotte légère et ceux d’une flotte ressemblant à celles des grandes puissances est donc loin d’être résolu. En 1911 il provoque une crise parlementaire. La décision gouvernementale d’annuler le premier cuirassé d’une classe nouvelle suscite un grand débat aboutissant à une souscription réussie65. Plus tard, entre les deux guerres, cette question sera au cœur du débat naval. Cette discussion se prolongera jusqu’à la « victoire » de la flotte dite « légère », lors du comité de défense de 1958. |
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Les débats particuliers
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Autour de ce thème central, gravitent un nombre de discussions plus ou moins liés à lui. Quelques exemples méritent d’être cités.
L’équilibre entre la concentration, la sûreté et l’économie des forces revient constamment dans les débats. Comme nous l’avons vu, c’est une question importante pour » libérer » la Marine de la tutelle de l’armée de Terre. La guerre entre la Chine et le Japon, surtout la bataille du Yalou, donne une enseignement important. Au lieu de concentrer toute leur flotte sous le commandement direct d’un seul homme avec la mission d’annihiler ou de bloquer l’ennemi, les Chinois ont partagé leur flotte en plusieurs escadres… La flotte chinoise, longtemps dispersée et passive, loin des lignes d’opérations ennemies, ne constituait pas une barrière face à l’avancée des Japonais. Le meilleur matériel de guerre est sans valeur, s’il ne s’est pas bien manié 66. La guerre de 1905 donne la même expérience. L’application de l’ancienne règle stratégique : “dispersion pour assurer sa sûreté et concentration pour l’attaque” doit donc se faire avec la plus grande prudence. La dispersion du gros d’une flotte pour la sûreté ou pour des missions non vitales doit toujours se faire avec précautions pour que la concentration en vue de la bataille puisse se faire en tout temps 67. Entre 1904 et l905, un vif débat sur ce sujet oppose le président de l’Académie, le contre-amiral Hjulhammar, et le capitaine de frégate Flach.
Partager l’armée navale [c’est-à-dire la Flotte côtière] en escadres, chacune sous un commandant indépendant sous l’autorité suprême du roi, serait, compte tenu de la taille de notre flotte, un grand erreur stratégique et je crains que les stratèges qui ont réussi à faire admettre une telle manière de faire aient beaucoup de défaites à subir… 68
Très probablement, quand un ennemi aura trouvé le bon moment pour envoyer sa flotte de débarquement, nous serons dans le plus grand incertitude sur sa route et sa destination. Des informations sur les opérations, qu’un ennemi veut cacher, sont données par une reconnaissance en force, mais on n’utilise pour cela toute sa force qu’avec de très grands risques. Ainsi la sagesse exige, aidée par la stratégie qui veut garder la force principale jusqu’au dernier moment, qu’on n’utilise pour ces opérations, incertaines mais importantes, qu’une partie mineure de nos forces. Nous aurons ainsi une répartition naturelle de notre flotte, opérant dans des zones et des temps différents 69.
Il faut remarquer que les opérations dans les archipels étaient le domaine des flottes des galères, « la Flotte de l’armée de Terre, plus tard la « Flotte des Archipels » et aujourd’hui l’Artillerie côtière. Au temps de la voile, il était impossible pour la grande flotte, constituée de vaisseaux à voile, de se déplacer dans l’archipel et en conséquence elle ne pouvait l’utiliser comme base des opérations. A l’inverse, les bâtiments conçus pour l’archipel arrivaient difficilement à opérer en haute mer70. Les bâtiments à vapeur résolvent le problème mais il faudra un certain temps avant que les officiers puissent naviguer dans ces parages difficiles. Le compte rendu de la manœuvre annuelle de l’escadre de 1895 donne une vue optimiste :
Quand on a vu le Thule [un des premiers cuirassés] prendre les passages les plus sinueux et les plus étroits du grand archipel, on peut espérer que les restes de la crainte de l’archipel, qui remonte au temps de la “grande flotte”, vont disparaître. Par contre, nous aurons compris l’importance vitale de l’archipel pour notre défense navale… 71 L’archipel offre donc une possibilité nouvelle pour les grands bâtiments mais aussi un danger à cause de la tentation de développer une tactique statique. La guerre entre la Chine et le Japon en montre les dangers.
Nous pouvons en apprendre ce qu’on ne doit pas faire. La flotte suédoise ne doit pas chercher une position forte [fixe] et, s’appuyant sur ces forteresses, essayer de constituer une “menace flanquante”, ce que la force chinoise a fait et qui l’a conduite à sa perte 72. A l’inverse, les archipels offrent un atout considérable, qu’il faut bien utiliser, ce qui exige une tactique particulière. Les opérations de notre flotte doivent s’appuyer sur la bonne utilisation des archipels. En tout cas, il ne serait pas sage de renoncer aux avantages qu’ils nous offrent, en particulier pour la défense. Il me semble que nos exercices de guerre sont en mesure de créer et de développer une stratégie particulière pour la flotte suédoise fondée sur la bonne utilisation des archipels pour des déplacements sûrs, des retraits ou des concentrations pour l’action décisive des forces navales 73. On peut remarquer une certaine réticence. Cependant, l’auteur a raison, la Marine suédoise développe vraiment une tactique particulière. La navigation en tout temps dans ces parages difficiles est toujours la fierté des officiers de marine. Evidemment, les archipels sont bien adaptés aux vedettes lance-torpilles. Les archipels sont le foyer des vedettes lance-torpilles, c’est là qu’elles se reposent et se préparent pour des batailles nouvelles. L’archipel est leur première et meilleure défense, parce que les vedettes peuvent se sentir protégées contre des poursuites ennemies. Par son utilisation habile, il leur donne les meilleures possibilités d’attaquer un ennemi y faisant irruption 74.
En lisant le journal de l’Académie, on est frappé par le nombre d’articles traitant des questions techniques – la construction navale, l’électricité, la guerre des mines, l’armement, la navigation etc. Face à une évolution technique rapide, il faut constamment suivre, faire des essais et s’efforcer de trouver de bonnes solutions tactiques pour les nouveaux moyens et les nouvelles menaces. En 1900, cinq ans avant le premier sous-marin suédois, l’Académie choisit comme sujet de concours annuel « Autour des sous-marins, en particulier par rapport à leur utilité pour la défense des côtes suédoises75« . Plus tard, les sous-marins auront une importance considérable dans la Marine. Cependant, à l’époque les opinions sont partagées.
Le détail de la défense qu’on a jusqu’à maintenant le plus souvent négligé, c’est la défense sous-marine offensive 76. Sans avoir subi, jusqu’à maintenant, dans sa forme moderne, les incertitudes du baptême de feu, ce matériel [le sous-marin] a gagné une confiance qui doit étonner chaque spectateur critique, parce qu’elle se fonde sur des espoirs dont on peut dire qu’ils restent généralement au giron des dieux 77. Une opinion plus réservée vient de la Russie : La force développée par le sous-marin se caractérise, comme nous l’avons vu, par son manque de cohésion ainsi que son immobilité, et par là ne constitue pas de force cachée 78.
Assez tôt, on commence à s’intéresser aux questions aériennes, d’abord aux aérostats. Loin de trouver une mission plus restreinte au service de la flotte qu’à celui de l’armée de Terre, l’aérostat a, entre autres, les avantages suivants… un horizon plus large… pas besoin d’être déplacé… Cependant, l’utilisation de l’aérostat dans la guerre navale sera d’un tout autre caractère que dans la guerre terrestre. Dans le premier cas, les observations visent à la découverte de l’ennemi et de ses objectifs. Elles sont liées en premier lieu aux opérations stratégiques tandis que les observations d’un aérostat militaire terrestre ont comme but des renseignements tactiques 79. Il n’y aura pas d’aérostats dans la Marine ; ni de dirigeables, malgré le plaidoyer suivant : Pour une nation, qui, à cause de ses ressources économiques, est forcée d’appuyer sa défense sur la défensive et a une côte très longue, le dirigeable se présente comme très utile dans la guerre navale. Des archipels constituent des bases d’opérations naturelles, qui élargissent beaucoup le rayon d’action du dirigeable… Le sous-marin trouvera probablement dans le dirigeable son ennemi le plus désagréable et dangereux… Il n’y a pas d’obstacle à l’utiliser comme arme offensive… un dirigeable contemporain peut porter une charge aussi grande qu’un destroyer ou une grande vedette lance-torpilles 80. Par contre, la Marine va acquérir son premier avion en 1911. Dans le compte rendu annuel de l’école de guerre navale on note que Il est indéniable que la navigation aérienne présente un intérêt majeur pour les grandes marines, malgré la rareté des informations dans la littérature81. D’un point de vue strictement maritime, l’avion constitue l’éclaireur idéal. Jusqu’à maintenant ces tâches ont été faites par des scouts et des destroyers, qui ont pu les réaliser grâce à leur vitesse supérieure. Si on compare le coût d’acquisition d’un destroyer à celui d’un avion, on obtiendra un rapport de 50 à 1. Cela ne veut pas dire que 50 avions aient la même valeur qu’un destroyer, mais il montre néanmoins que, même avec des pertes élevées, un grand avantage matériel existe82.
Dans les années 1900-1910, la Marine a pris matériellement le bon cap. Les questions de personnel, d’entraînement et, plus généralement, l’état de préparation, se trouvent au cœur des préoccupations. Si nous ne sommes pas matériellement égaux à nos adversaires futurs, il est encore plus important que nous ne soyons pas inférieurs quant à l’entretien de notre matériel et son maniement 83. En particulier, la guerre entre la Russie et le Japon démontre l’importance d’une préparation continue et d’une mobilisation rapide. Le général allemand Bigge, commentant cette guerre, remarque que surtout quand le plan de guerre prévoit des opérations d’invasion maritimes, on peut pour les guerres du futur, prendre comme postulat, que les hostilités s’ouvriront par une violente attaque surprise de la flotte de l’adversaire 84. Pour une marine dépendante d’une mobilisation, les dangers sont importants.
Le moment de mobilisation est le plus dangereux à la guerre, parce qu’il signifie la plus grande impuissance. Il peut aussi devenir le plus décisif. Il s’agit, en particulier pour les marines faibles, toujours être armées [opérationnelles]85. Le problème, c’est le service très court des appelés de l’époque. La Marine, comme l’armée de Terre, ne dispose en conséquence de la majorité de son personnel que pendant des manœuvres brèves. Flach dans le compte rendu annuel de l’Académie en 1904, explique la situation.
La directive propose que les exercices des officiers se déroulent pendant trois semaines par an, temps évidemment trop bref compte tenu des exercices [à finalités pratiques, tactiques et stratégiques]… Le matériel à utiliser pour les exercices se compose des bâtiments armés pour cette occasion, canonnières [probablement des monitors] et vedettes lance-torpilles, qui seront rassemblées dans une division-école des officiers 86. Le remède sera de tenir le plus grand nombre possible de bâtiments dans un état de préparation avec des équipages entraînés. J’ai essayé de montrer que la transformation des bâtiments de guerre en bâtiments de dépôts pour l’entraînement de base des conscrits et des exercices préparatoires appartient à un passé, qui doit être abandonné le plus vite possible. Une partie des bâtiments de guerre doit avoir des équipages bien entraînés, afin d’être en mesure d’opérer où et quand la défense l’exige 87. Comme le service militaire obligatoire est, et restera, le système de base pour le recrutement, il n’y aura jamais de vraie solution à ce problème. Certes, beaucoup de choses changeront, surtout pendant les deux guerres, et la disponibilité des équipages sera beaucoup plus grande qu’à l’époque qui nous intéresse ici.
A la fin du siècle dernier, la Marine commence une transformation majeure. En 1880, elle est encore divisée en deux parties – les grands bâtiments à vapeur et voile et les bâtiments plus récents conçus pour les archipels et les eaux côtières. L’évolution technique et économique ainsi que l’étude des marines étrangères offrent maintenant les moyens d’une construction nouvelle. La pensée navale n’évolue que lentement. Il faut d’abord montrer que la flotte peut servir la défense suédoise indépendamment et qu’elle n’est pas qu’une arme presque subordonnée à l’armée de Terre. Il faut une idée crédible pour une marine faible. Colomb, en théorisant la stratégie de « fleet in being » de Torrington, et son traducteur C.G. Flach fournissent cette base88. Au début, le principe de « fleet in being » se traduit par une tactique assez statique, serrée près de la côte ou dans les archipels en laissant l’initiative à l’ennemi. Ensuite, grâce, entre autres, à Mahan et Daveluy, on cherche un comportement plus actif – l’offensive tactique au sein de la défensive stratégique. On découvre l’idée de la maîtrise de la mer contestée qui jouera une grande importance. Elle est fondée sur la conviction que le transport d’une force de débarquement, exige la maîtrise de la mer. Pour le défenseur, il s’agit donc « simplement » de la contester, il n’a pas besoin de la conquérir, ce qui serait impossible pour la marine inférieure. L’équilibre entre ces trois notions – la « fleet in being » plutôt passive, l’offensive tactique et la maîtrise de la mer contestée – est étroitement liée à la question de savoir si on doit se battre près de la côte, ou même dans les archipels, ou si on doit chercher l’ennemi plus loin au large. Comme la réponse à ces questions constitue la base de la construction navale – des bâtiments plus grands ou non – elle est au cœur du débat général sur la politique de défense. La solution à ce problème complexe va changer avec l’évolution technique et la perception de la menace. Nous avons vu comme cet équilibre a changé pendant l’époque qui est le sujet de cette étude. En principe, il évolue lentement vers des bâtiments plus grands, une tactique plus offensive et la « haute » mer. Cependant, pendant les dernières années, vers 1910, l’évolution technique, avec la multiplication des dreadnoughts, donne une signal de prudence. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que les officiers de marine ont réussi à créer une stratégie navale manifestement suédoise dont les idées de base perdurent encore aujourd’hui. Elle n’est pas encore cohérente et beaucoup de problèmes restent à résoudre – la formation des équipages par exemple – mais la fondation est là. On ne peut qu’être impressionné par leurs articles de fond et leur recherche de solutions adaptées. Un débat vif et une ouverture vers des idées et des expériences nouvelles sont peut-être les traits les plus importants du Journal de l’Académie royale de Marine au cours de cette période.
________ Notes: 1 La plupart des notes de cet article renvoient au journal de l’Académie royale de la Marine, fondée en 1772, Tidskrift i Sjöväsendet (TiS). La langue ancienne des citations, souvent très compliquée, a été simplifiée. 2 Non-signé, “Anmälan av det första numret av “ Var Flotta ””, TiS, 1905, p. 109. 3 Cf. Lars Wedin, “Kjellén, la naissance de la géopolitique et la pensée navale suédoise”, La pensée géopolitique navale, pp. 227-228. 4 Ronny Lindsjö, Marinhistoria, Chefen för marinen, Stockholm, 1993, p. 74. 5 Ibid, p. 71. 6 Membre (souvent un membre de l’Académie n’utilise que cette expression en écrivant pour elle) C.G. Flach, “Stockholm eller Carlskrona ? Ett riksviktigt sjöstrategiskt spörsmål”, TiS, 1904, p. 62. 7 Capitaine de corvette S. Natt och Dag, “årsberättelse i Reglementen, Förvaltning samt Helso-och Sjukvård för år 1896”, TiS, 1897, p. 343. 8 Contre-amiral C.A Hjulhammar, président de l’Académie, “Om utvecklingen af vår flottas hufvudmateriel under konung Oscar II”, TiS, 1908, p. 400. 9 Lindsjö, op. cit., p. 73 10 Capitaine de frégate H. Wrangel, “återblick på svenska flottans öden under nittonde århundradet”, TiS, 1901, p. 66. 11 Lindsjö, op. cit., p. 103. 12 John Ericsson, Tordön, Tirfing et Loke. Ils présentaient de légères différences. Caractéristiques principales du Tordön : 1 500 tonnes, 60 x 14 x 4 m, 6,5 nœuds, 2 x 267 mm. 13 Hjulhammar, 1908, p. 402. 14 Ibid, p. 401. 15 Littéralement “bâtiment blindé”. Le Svea avait les caractéristiques suivantes : 2 900 tonnes, 76 x 15 x 5 m, 15 nœuds, 2 x 254 mm, 4 x 152 mm, 1 tube torpilles de 381 mm. 16 Hugin : 60 tonnes, 34 x 4 x 2 m, 19 nœuds, 1 x 2 x 25 mm, 2 tubes lance- torpilles 381 mm. 17 Lars Andersson, “Strategisk och operativ inriktning av Försvarsmakten inför Försvarsbeslut 96”. KKrVA (Académie royale de guerre), n° 3, 1995, p. 36. 18 Lindsjö, p. 133. 19 Membre O. Lybeck, “årsberättelse i sjökrigskonst och sjökrigshistoria år”, TiS, 1908, p. 157. 20 Non-signé, “Flottan under sistlidna året”, TiS, 1905, p. 178. 21 Natt och Dag, p. 344. 22 Lindsjö, pp. 152-153. 23 Ibid, p. 78. 24 Wrangel, 1901, p. 60. 25 Non-signé, “Det ljusnar”, TiS, 1897, pp. 110-111. 26 Par exemple le Gerda : 450 tonnes, 40 x 7 x 3 m, 8 nœuds, 1 x 240 mm dans une tourelle fixe. 27 Lindsjö, op. cit., p. 130. 28 La dernière corvette à vapeur était le Freja, mise sur cale en 1882 : 988 tonnes, 65 x 12 x 6 m, 14 nœuds, 4 x 152 mm, 8 x 122 mm. 29 C.A. Hjulhammar, “Ytterligare om Carlskrona station och flottans användning”, TiS, 1905, pp. 477-478. 30 Capitaine de frégate C.G. Flach dans l’avant-propos de sa traduction de Vice-amiral P.H. Colomb, Sjökriget, Dess grundregler och dess förande historiskt behandlat. 3e édition, Linköping, 1903, p. IX. 31 lbid, p. XVI. 32 La citation de Lullier est en français dans l’original. Capitaine de corvette H. Wrangel, “Anförande af föredragande i Sjökrigskonst och sjökriqshistoria”, TiS, 1895, p. 35. 33 Cf. Lars Wedin, “Stratégie et politique navales en Suède. La synthèse de Daniel Landquist”, L’évolution de la pensée navale IV, pp. 191-213. 34 H. Wrangel, “Naval Warfare af Colomb och The influence of Sea Power af Mahan”, TiS, 1895, p. 124. 35 Je n’ai réussi à en trouver aucune. 36 lbid, p. 118. 37 Flach, pp. VIII-IX. 38 Non-signé, “Iakttagelser från flottans eskaderöfninyar”, Tis, 1895, p. 363. 39 Ibid, p. 356. 40 Signé K.P., “Förbättringar inom torpedväsendet och derigenom ökadt värde af torpedvapnet för vårt försvar”, TiS, 1897, pp. 98-99. 41 Lieutenant A. Hägg, “Den moderna torpedens inverkan å torpedbåtstaktiken”, TiS, 1904, p. 567. 42 Non-signé, “Sjö- och landkrig”, TiS, 1896, pp. 217-228. 43 Ibid, pp. 219-220. 44 H. Wrangel, “Det strategiska sambandet emellan flottan och armén”, TiS, 1900, pp. 132-135. 45 Wrangel cite Effect of maritime command and land campaigns since Waterloo du colonel C.E. Calwell. 46 Non-signé, “Sjö- och landkrig”, TiS, 1896, p. 228. 47 Otto Lybeck et Erik Hägg, “Strategi och fartygsbyggnad”, TiS, 1903, p. 120. 48 Ibid.
49 Ibid, p. 121. 50 Le livre de Bridge, The art of Naval Warfare, est présenté dans J. Schneidler, “årsberättelse i sjökrigskonst och sjökrighistoria år 1907”, TiS, 1908, p. 99. 51 Lybeck et Hägg, p. 122. 52 Le Hajen : 127 tonnes (en plongée), 22 x 4 x 3 m, 7 nœuds (en plongée), 1 tube lance-torpilles 457 mm. 53 Ibid, p. 126-137. 54 C. G. Flach, “Stockholm eller Carlskrona ? Ett riksviktigt sjöstrategiskt spörsmål”, TiS, 1904, pp. 71-75. 55 En francais dans le texte original. 56 Lybeck, 1908, p. 157. 57 E. Peyron, “årsberättelse i sjokrigshistoria och sjökrigskonst för år 1910”, TiS, 1911, pp. 257-259. 58 Cf. Lars Wedin, La pensée navale IV. 59 P. Dahlgren, Fartfrågan, TiS, 1909, p. 254. 60 Membre d’honneur C.A.M. Hjulhammar, “Om materielens framtida utveckling och sjöförsvarets uppgift”, TiS, 1910, p. 635. Monis était un sénateur français. 61 Ibid, p. 631. 62 Hjulhammar, 1908, p. 408. 63 Membre G. af Ugglas, “Årsberättelse i sjökrigskonst och sjokrigshistoria för år”, 1905, TiS, 1906, p. 154-155. 64 Editorial 65 Le Sverixe : 7 300 tonnes, 121 x 19 x 7 m, 22 nœuds, 4 x 280 mm, 8 x 152 mm, 6 x 75 mm, 2 tubes lances-torpilles de 450 mm. 66 Wrangel, 1895 p. 31. 67 af Ugglas, p. 180. 68 C.G. Flach, “Carlskrona och Stockholm “ Ett riksviktigt spörsmål ”” (Genmäle), TiS, 1905, pp. 149. 69 Contre-amiral C.A. Hjulhammar, “Carlskrona stations betydelse för Sveriges försvar”, TiS, 1905, pp. 214-215. 70 Flach, 1904, p. 80. 71 Non-signé, “Iakttagelser från flottans eskaderöfningar 1895”, TiS, 1895, p. 351. 72 Lieutenant F. Grahm, “Hvilka lärdomar kunna för Sveriges forsvar hemtas af kriget mellan Kina och Japan ?”, TiS, 1897, pp. 331-332. 73 Signé C. “Om luftballongen i sjökrigets tjenst, särskildt med fästadt afseende på våra förhållanden”, TiS, 1901, pp. 26-27. 74 Capitaine de corvette Baron L. åkerhielm, “Villkoren för torpedbåtarnas framgångsrika uppträdande samt deras taktik”, TiS, 1902, p. 105. 75 “Kongl Örlogsmannasallskapets täflingsämnen för år 1900”, TiS, 1899, p. 484. 76 Hjulhammar, 1910, pp. 639-640. L’article se termine par une longue citation du ministre français à l’occasion des obsèques de l’équipage du sous-marin Pluviôse. 77 Le président de l’Académie, contre-amiral C.A. Hjulhammar, “Om det tekniska momentets inverkan på sjökrigsmaterielens utveckling”, TiS, 1909, pp. 510-511. 78 Lieutenant Alexander Dmitrivich Bubnoff de l’état-major général de la Marine russe, “Undervattensbåtarnas taktiska egenskaper”, Vojennije floti 1909, traduit par H. Elliot, TiS, 1910. 79 Signé C. “Om luftballongen i sjökrigets tjenst, särskildt med fästadt afseende på våra förhållanden”, TiS, 1901, p. 25. 80 J. Malmgren, “Nutidens luftskepp och deras betydelse för kriget till sjöss”, TiS, 1908, pp. 233-237. 81 Peyron, p. 253 82 Wilhelm, comte de Södermanland, “Aviatikens nuvarande ståndpunkt (våren 1910) samt dess användbarhet vid sjömilitära operationer”, TiS, 1910, p. 517. 83 Le présidant adjoint, contre-amiral C.A. Hjulhammar, “Om krig och förberedelse därtill”, TiS, 1904, p. 469. 84 af ugglas, p. 180. 85 C.E. Holmberg, “Engelska flottans stora manövrer, 1906, efter utländska tidskrifter och tidningar”, TiS, 1907, p. 61. 86 C.G. Flach, “Årsberättelse i sjökrigskonst och sjökrigshistoria år 1903”, TiS, 1904, p. 299. 87 Le président de l’Académie, contre-amiral C.A. Hjulhammar, “Anförande på högtidsdagen”, TiS, 1906, p. 533. 88 Flach avait fait l’US Naval War College, dont il doit avoir été des premiers stagiaires étrangers. |