ARCHÉOLOGIE DE LA PENSÉE NAVALE (Deuxième suite)

Hervé Coutau-Bégarie

S’il est permis de trouver un point commun aux études très diverses qui sont réunies dans ce volume, c’est certainement l’immense étendue du corpus naval qui se révèle peu à peu. Dans les premiers tomes, on découvrait un certain nombre d’auteurs dont les noms étaient connus, même si le sens réel de leur œuvre était souvent mal compris. Ici, hormis Jurien de La Gravière, Gabriel Charmes et, à la rigueur, Otto Groos et Di Giamberardino, il ne va être question que d’auteurs de second plan, voire, comme Suzanne, tout à fait inconnus. Si leur contenu théorique est souvent faible, ils constituent néanmoins un arrière-plan qu’il est absolument nécessaire d’évaluer. Ce ne sont pas toujours les auteurs les plus profonds ou les plus importants qui exercent la plus grande influence. C’est l’assemblage, parfois hétéroclite, d’écrivains ou de propagandistes qui aboutit peu à peu à l’élaboration d’une doctrine navale, d’une culture stratégique.

LES TATÔNNEMENTS DU XIXe siècle

Pierre-Henri Suzanne constitue le plus remarquable exemple de cet arrière-plan ignoré. L’étude que lui consacre Michel Depeyre est manifestement la première. Il était jusqu’ici vraiment inconnu, aucun ouvrage de stratégie ou de tactique navale ne le citait. Le personnage lui-même n’a pas eu grand éclat puisqu’on l’a mis en congé en raison du peu d’intérêt suscité par son enseignement. Son oeuvre, trop systématique, dominée par un esprit géométrique hérité du XVIIIe siècle, ne méritait certainement pas de passer à la postérité, même si Michel Depeyre y décèle quelques intuitions justes. Il n’en reste pas moins intéressant à découvrir. D’abord parce qu’il apporte un nouvel indice de l’intérêt pour les questions navales sous l’empire. Ensuite, parce qu’il révèle combien l’emprise des méthodes du XVIIIe siècle est restée forte après la tourmente révolutionnaire. La désorganisation causée par celle-ci ne s’est pas simplement traduite sur un plan matériel, ni sur le plan des qualités manœuvrières ou tactiques, elle a entraîné une sclérose doctrinale qui contraste avec les efforts de la dernière décennie de l’ancien régime, marquée par les travaux du vicomte de Grenier ou du chevalier d’Amblimont.

Le XIXe siècle a été partagé pendant longtemps entre les séquelles de cette sclérose et l’aspiration au renouveau renforcée par une révolution technique d’une ampleur inouïe. Michel Depeyre reviendra dans le prochain volume sur deux auteurs représentatifs de la transition entre la voile et la vapeur. Lorsque cette dernière a commencé à être maîtrisée sur un plan technique, il a fallu y adapter la tactique, puis concevoir pour elle une stratégie. L’un de ceux qui s’y sont consacrés sous le Second Empire est l’amiral Edmond Jurien de la Gravière, qui n’est plus guère connu aujourd’hui que comme un historien prolixe et largement dépassé. On se souvient du succès de ses livres mais on ne les lit plus. Dès le début de ce siècle, Castex émettait sur lui un jugement sévère. Etienne Taillemite le corrige quelque peu en montrant, d’une part, que Jurien de la Gravière n’a pas eu le privilège de se tromper toujours mais, d’autre part, que son intérêt pour les questions historiques ne l’a pas empêché de participer activement aux débats tactiques et stratégiques de son temps. Il lui est arrivé d’aller trop loin et d’énoncer des idées qui ont favorisé les excès ultérieurs de la Jeune Ecole mais il était loin d’être le seul et il a tout de même eu le mérite d’essayer de construire un système à un moment où des bouleversements techniques continus et immenses exigeaient un effort intellectuel immense.

L’une des manifestations les plus éclatantes de la Jeune Ecole sera probablement l’audience très brève, mais très influente, de Gabriel Charmes, journaliste entré en religion navale dans la confrérie de l’amiral Aube. Il s’emploiera à propager ses idées au point que la légende en fera le gendre de l’amiral, alors que le contre-amiral Monaque établit ici, définitivement, qu’il était resté célibataire. Charmes, comme tout observateur étranger à une institution aussi chargée d’histoire et aussi protocolaire que pouvait l’être la Marine de son temps, développe un sens critique aiguisé et même rageur. En même temps, il durcit les conceptions initiales de son chef de file qui voulait faciliter la tâche des flottes de ligne par la guerre de course et la défense côtière pour ne plus laisser subsister que les deux dernières composantes du trinôme initial. Un tel choix s’explique largement, on l’a signalé à plusieurs reprises, par des considérations idéologiques : la revanche du petit, stratégiquement correct, contre le gros, jugé réactionnaire. Il y a là toute une structure mentale qui a fait l’objet de maintes études et dont, cependant le cœur reste encore largement insaisissable. On attend toujours une synthèse « définitive » sur la Jeune Ecole.

Malgré ses excès, la Jeune Ecole a eu une audience considérable. Deux chercheurs américains, qui ont collaboré à cette série, sont en train de l’établir à propos du Japon où les écrits de Aube et de ses disciples ont été soigneusement étudiés1. Le présent volume en apporte deux illustrations à propos de l’autriche-Hongrie et de la Suède.

La pensée navale austro-hongroise est éclipsée par sa rivale allemande. Enfermée dans l’Adriatique, la double monarchie ne pouvait prétendre devenir une grande puissance maritime. Disposant de mauvais ports, elle ne pouvait même pas rivaliser

avec l’Italie, même si elle gardait le souvenir orgueilleux de sa victoire de Lissa en 1866. L’étude d’Olivier Chaline et de Nicolas Vannieuwenhuyze montre bien que l’émergence d’une pensée navale à la fin du XIXe siècle est essentiellement le fait d’un petit groupe autour d’un personnage central, l’archiduc François Ferdinand, célèbre malheureusement pour sa fin tragique à Sarajevo, avec les conséquences que l’on connaît. Cette vision stratégique de quelques individus n’aurait jamais pu déboucher sur un programme d’action si elle n’avait pas été intégrée dans une vision politique, de politique interne plus que de politique étrangère. Une expansion navale, modérée certes, mais tout de même notable par rapport aux possibilités du pays, a été une réponse à des tensions internes qui ont trouvé là un exutoire ou un dénominateur commun permettant de s’entendre sur un sujet moins polémique que les autres. Les résultats n’ont pas été négligeables. La Jeune Ecole a exercé une grande influence2 qui n’a pas seulement été le fait de publicistes ou de courants alternatifs mais a atteint le sommet de la hiérarchie navale, avant le retour en faveur des cuirassés à la veille de la guerre3. Il faut, en outre, ajouter que les chantiers navals autrichiens se sont signalés par la qualité de leurs réalisations. Ils ont été à la pointe du développement de la torpille puis de la tourelle triple pour les cuirassés.

La Suède a connu au tournant du XXe siècle un débat semblable. La tradition navale suédoise est ancienne et riche de victoires puisque la Baltique fut, au XVIIe siècle, une mare suecum. L’Académie royale de Marine est fondée en 1771. Le XIXe siècle connaît une dégénérescence qui ne prendra fin qu’à partir des années 1880. La reconstitution de la flotte déclenche un débat, qui continuera jusqu’au milieu du XXe siècle, entre les partisans des grands bâtiments et ceux des unités légères. Les premiers mettent en avant la nécessité d’opérer en haute mer pour faire face à l’agresseur, les deuxièmes veulent proportionner les forces navales aux possibilités du pays et ils suggèrent de tirer parti des innovations techniques, la mine, la torpille, puis le sous-marin, ainsi que des conditions particulières du littoral suédois qui favorise la défensive avec ses petits fonds et son réseau d’îles. Naturellement, la Jeune Ecole vient opportunément soutenir cette vision même si le commandant Lars Wedin n’a trouve aucune référence explicite. Le grand théoricien étranger est le vice-amiral Philip Colomb, dont la théorie de la fleet in being paraît offrir une solution au problème naval suédois : que faire face à un ennemi (la Russie) indiscutablement supérieur ? Colomb éclipse Mahan4 jusqu’aux années 1905-1910 qui voient, là comme ailleurs, le passage à une stratégie plus offensive. Mahan y contribue, mais il n’est pas le seul : Daveluy exerce aussi une influence notable.

LES DÉBATS DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES

L’autre groupe d’études réunit dans ce volume est relatif à l’entre-deux-guerres. La période est relativement bien connue en histoire navale : les négociations sur le désarmement naval ont donné lieu à une très abondante littérature, la politique navale des grandes puissances a fait l’objet de plusieurs monographies. En revanche, l’arrière-plan doctrinal reste relativement peu connu. Castex et Richmond semblent régner sur un désert parsemé d’auteurs médiocres ou insignifiants. Encore une fois, cette image résulte de la méconnaissance d’une production abondante et riche, même si elle n’est pas toujours originale et si elle est certainement moins puissante que celle de l’âge d’or des années 1880-1914.

Martin Motte en apporte une illustration avec le débat français sur les enseignements de la guerre dans la revue maritime. Coincé entre les grandes figures de la décennie d’avant-guerre, Darrieus et Daveluy, et le sommet que constitue l’amiral Castex dans les années 30, les penseurs navals français des années 20 paraissent insignifiants. La lecture de la revue maritime conduit cependant à nuancer quelque peu cette conclusion. Certes, on y retrouve les habituels débats sur la conduite de la guerre, fortement teintés, de considérations de personnes. Mais un certain nombre d’auteurs proposent des analyses solides. La faillite de l’école historique doit-elle conduire à un retour en force de l’école matérielle, Jeune Ecole modernisée, ou faut-il se cramponner à une orthodoxie dépassée et démentie par les événements ? Martin Motte montre que les leçons de la guerre sont largement pris en compte, que les excès d’avant-guerre, d’un côté comme de l’autre, sont largement répudiés : l’école historique, y compris sous la plume de son représentant le plus prestigieux, le vice-amiral Darrieus, reconnaît la nécessité de prendre en compte la formidable transformation des instruments. De leur côté, les partisans de l’école matérielle ne sont plus aussi catégoriques dans leur rejet des leçons de l’histoire. On voit ainsi s’esquisser la synthèse entre les deux méthodes qu’il appartiendra à Castex de réaliser pleinement dans ses Théories stratégiques.

la revue maritime est un indicateur particulièrement précieux. On constate que l’étonnante liberté de ton qui y régnait avant-guerre n’a pas disparu. De jeunes officiers y expriment les opinions les plus diverses, pour ou contre le sous-marin, pour l’avion contre le cuirassé ou inversement… sans que la hiérarchie s’en émeuve. Castex, qui dirige la revue en tant que chef du Service historique de la Marine, fait preuve d’un grand libéralisme et s’il intervient pour corriger les opinions tranchées du capitaine de frégate Barret, il ne les censure pas.

Il reste maintenant à compléter l’étude de la pensée navale française dans les années 20 par l’examen des livres et des articles publiés dans d’autres revues. Darrieus, qui sera le véritablement refondateur de l’Académie de Marine, n’est pas le seul auteur d’avant-guerre à rester actif. Daveluy, dès 1919, tire Les enseignements maritimes de la anti-germanique, dans lequel il amorce la distinction, qui ne sera explicitée que plus tard, entre maîtrise de la mer et interdiction de la mer. Dans ses souvenirs qui resteront longtemps inédits, il énonce une opinion encore plus radicale, puisqu’il se prononce carrément pour une flotte entièrement sous-marine5. Il est l’un des rares à reconnaître que l’échec du torpilleur ne signifie pas nécessairement celui du sous-marin dont le milieu n’est pas le même et dont les possibilités d’action sont infiniment plus grandes. C’est une conclusion que refusera Castex dont la synthèse de la guerre sous-marine sera une réaffirmation, intelligente mais artificielle, de la thèse traditionnelle du primat des flottes de ligne.

C’est le même genre de débat qui apparaît en Italie, lorsqu’il s’agit de tirer les conséquences d’une guerre dans l’adriatique qui n’a vu aucun engagement de grandes unités et dans laquelle les exploits les plus spectaculaires ont été le fait de nageurs de combat. Le débat italien se distingue de son pendant français par un facteur décisif : la Marine se trouve confrontée à une concurrence beaucoup plus forte des aviateurs, avec l’assaut frontal du général Douhet. Ses théories révolutionnaires obligent l’orthodoxie à une révision beaucoup plus profonde qu’en France. La réponse de l’amiral Giuseppe Fioravanzo consiste à montrer que la maîtrise de l’air présente des analogies avec la maîtrise de la mer et que la flotte ne peut conserver une attitude passive en laissant à l’armée de l’Air le soin de régler la guerre : il est indispensable de maintenir ouverte les communications maritimes car la victoire dans la prochaine guerre restera, comme dans la précédente, à celui qui pourra disposer des ressources de la mer. L’axiome « résister sur terre et sur mer pour faire masse dans les airs » de Douhet devient ainsi chez Fioravanzo : « résister sur terre pour faire masse sur mer et dans les airs ». Mais, à partir des prémisses outrancières de Douhet, la discussion est pour le moins difficile et la victime en sera l’aviation de coopération. L’armée de l’Air poursuivra une stratégie propre dont elle n’aura finalement pas les moyens, tandis que la marine se préoccupera d’abord de reconstruire sa flotte de ligne puisque la possession d’avions lui est interdite. Le manque de couverture aérienne se paiera très chèrement de 1940 à 1943.

Les responsabilités de cet échec sont partagées. La thèse traditionnelle des marins, affirmée notamment après 1945 par l’amiral Romeo Bernotti, rejette toute la responsabilité sur le régime fasciste acquis à un douhétisme outrancier et qui a refusé à la Marine les forces aériennes dont elle avait besoin. Cette vision a été brutalement contestée par James Sadkovitch qui incrimine la responsabilité des amiraux, cramponnés à leurs cuirassés et hostiles aux porte-avions6. Ferruccio Botti, historien de la pensée aérienne italienne, aboutit quant à lui à une conclusion plus équilibrée et probablement plus juste : les amiraux n’ont pas demandé de porte-avions parce qu’ils voulaient des cuirassés (toutes les autres marines n’en faisaient-elles pas autant ?), mais aussi parce qu’ils savaient qu’une telle demande avait peu de chances d’aboutir7. On constate, à travers cette exemple, le poids des théoriciens ou des doctrinaires dans la fixation d’une politique militaire navale : Douhet a incontestablement contribué, par la puissance et l’influence de ses écrits, au développement précoce de l’aviation italienne, mais son action a finalement été négative : il a engagé l’armée de l’Air sur une fausse piste avec sa négation de l’aviation de coopération et il a empêché la Marine de développer une dimension aérienne dont la hiérarchie navale reconnaissait la nécessité, même si elle lui refusait la primauté que les aviateurs réclamaient.

Les auteurs italiens sont très peu connus en dehors de l’Italie. Seul Castex leur avait porté attention. L’obstacle languistique a fait qu’ils sont restés pratiquement inconnus hors de leurs frontières. Pourtant, leur école est riche et à maints égards originale. Bernotti est un penseur puissant qui a été l’un des premiers à mettre l’accent sur l’intégration des diverses stratégies de l’école contemporaine avec les concepts de guerre aéro-terrestre et de guerre aéro-maritime. Son rival Fioravanzo a été le pionnier de la guerre intégrale (en même temps que les auteurs soviétiques qu’il ne pouvait connaître). A la fin des années 30, l’amiral Di Giamberardino est devenu l’auteur naval le plus lu de son temps avec pas moins de cinq traductions en quelques années. Sa renommée a certainement dépassé celle de Castex et de Richmond. Il n’en est pourtant rien resté, peut-être parce que son livre L’art de la guerre sur mer, synthèse très pédagogique des idées de son époque, n’était pas véritablement profond sur un plan théorique. Manifestation supplémentaire du décalage fréquent entre le succès du moment et le jugement de la postérité.

En Allemagne, la discussion s’est naturellement trouvée aggravée par l’inévitable recherche d’un bouc émissaire. Le grand-amiral Tirpitz a cherché à dégager sa responsabilité en publiant des mémoires accompagnées d’un recueil de documents soigneusement sélectionnés. Cela n’a pas empêché les violentes attaques de ses anciens adversaires, notamment du commandant Persius8. Le débat a été dominé par deux contributions majeures : celle du vice-amiral Alfred Wegener qui prônait une stratégie alternative à base géographique fondée sur l’occupation de la Norvège afin d’élargir la base de départ de la puissance navale allemande9. Cette solution s’est heurtée à un large scepticisme tant en Allemagne qu’à l’étranger10, et Wegener a dû prendre sa retraite, la direction de la Marine revenant à son concurrent l’amiral Raeder.

L’autre grande contribution est celle du vice-amiral Otto Groos. Son livre, publié en 1929, a suscité des interprétations opposées qui révèlent les contradictions qu’il n’est pas parvenu à surmonter. D’un côté, Groos est proche des thèses de Corbett, au point que Castex l’accuse de recopier des passages entiers des Principles ; de l’autre Groos appartient au clan Tirpitz et il ne peut, sous peine de condamner son héros, se désolidariser d’une stratégie fondée sur la recherche d’une bataille décisive, solution très peu corbettienne. Il appartiendra au vice-amiral Kurt Assmann de se livrer après 1945 à une relecture plus critique et (partiellement) dégagée du combat pour ou contre Tirpitz. La comparaison entre les deux ouvrages de Groos et d’Assmann permet de mesurer le chemin parcouru entre l’entre-deux-guerres et les réévaluations d’après la Seconde Guerre mondiale. L’exégèse minutieuse du capitaine de vaisseau Brézet est particulièrement précieuse puisque ces deux ouvrages n’ont jamais été traduits.

Il faudrait continuer dans cette voie, s’interroger par exemple sur le développement de la réflexion sur les opérations amphibies. L’expédition des Dardanelles s’est terminée par un échec en raison du manque d’expérience dans les débarquements de vive force. Pourtant, l’élan est donné et les grandes marines réfléchissent à cette nouvelle composante de la stratégie maritime. Les Etats-Unis seront en pointe dans ce domaine : le Marine Corps multiplie les expériences et entreprend d’élaborer une doctrine, en s’appuyant notamment sur l’œuvre aujourd’hui oubliée du général britannique Charles Callwell. En 1895, celui-ci a publié The Effect of Maritime Command on Land Campaigns since Waterloo qui a eu un grand retentissement. Il a été traduit en italien en 1901, en espagnol en 1903. En 1905, callwell a prolongé et étendu sa réflexion dans Military Operations and Maritime Preponderance : Their Relations and Interdependance 11. En Italie Bonamico l’a comparé à Mahan, en Suède il a nourri la réflexion sur le risque d’invasion. Dans l’entre-deux-guerres le Marine Corps en fera son profit et c’est cette avance qui permettra aux Etats-Unis de s’adapter rapidement aux conditions nouvelles de la guerre dans le Pacifique. La France reste en retard. Les expériences sont peu nombreuses et ne sont pas systématiquement poursuivies, on en reste à des prototypes et à des exercices insuffisants. Pour autant, le sujet est quand même étudié, le commandant Durteste en a apporté la preuve12. La pensée navale ne se manifeste pas seulement par des écrits publiés, elle s’élabore d’abord sous la forme de travaux d’état-major. Mais il est rare que ceux-ci débouchent sur des réalisations de grande ampleur s’ils ne sont pas relayés par des écrits publiés destinés à populariser les innovations.

Si ce sujet commence a être étudié, il n’en va pas de même des prolongements de cet entre-deux-guerres. La pensée navale des années 1940 est presque entièrement inconnue. Les auteurs, pourtant, ne manquent pas et représentent une palette très diverse. Certains théoriciens de l’entre-deux-guerres sont encore actifs, notamment Castex, Richmond, Bernotti et Fioravanzo. Mais on voit également émerger une nouvelle génération dominée par deux figures exceptionnelles qu’il faudrait relire et redécouvrir : Bernard Brodie, chez qui le stratège nucléaire a éclipsé le stratégiste naval des débuts, et Herbert Rosinski, dont l’œuvre est restée à l’état de fragments disjoints. En-dessous d’eux on trouve des partisans de l’avion, du sous-marin ou du cuirassé, les tenants d’un mahanisme dogmatique (dont le captain Puleston, biographe dévôt de Mahan, est le plus bel exemple), opposés aux partisans d’un mahanisme évolutif (voir critique) dans le sillage de Brodie et de Rosinski. Le champ d’étude à explorer reste immense.

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Notes:

1 Mark Peattie et David Evans, The Imperial Japanese Navy’s Doctrine, Annapolis, Naval Institute Press, 1997.

2 Lawrence Sondhaus, “Strategy, Tactics and the Politics of Penury : The Austro-Hungarian Navy and the Jeune Ecole”, Journal of Military History, octobre 1992.

3 La Revue maritime, 1912, pp. 511-512, publie un compte-rendu du plaidoyer de Nereus Die Probleme des Osterreichischen Flottenpolitik en faveur d’une politique mondiale appuyée sur de très gros cuirassés.

4 Le maître-livre de Mahan, The Influence of Sea Power upon History, n’est pas traduit en suédois. La seule traduction suédoise de Mahan est celle de sa Life of Nelson, par Daniel Landquist (présenté dans le tome IV de la présente série).

5 Amiral Daveluy, Réminiscences, Paris, CFHM-Economica, tome II, 1991, pp. 786-794.

6 James Sadkovitch, “Italian Naval Strategy”, Revue internationale d’histoire militaire, 73.

7 Ferruccio Botti, “Un dialogue de sourds : l’aviation et la guerre maritime dans la pensée stratégique italienne entre les deux guerres”, Stratégique, 59, 1995-3, pp. 114-116.

8 Cf. François-Emmanuel Brézet, “La pensée navale allemande des origines à juin 1914”, L’évolution de la pensée navale I, 1990.

9 Alfred Weneger, Seestrategie des Weltkrieges, Berlin Mittler, 1929 ; trad. anglaise The Naval Strategy of World War, Annapolis, Naval Institute Press, 1993.

10 Amiral Castex, Théories stratégiques, Paris, Editions maritimes et coloniales, tome I, 2e éd., 1937, p. 61.

11 Réédité par Colin S. Gray dans les Classics of Sea Power du Naval Institute, 1996.

12 Louis Dureste, “Des Dardanelles à Narvik. La réflexion sur les opérations combinées dans la marine française 1815-1840”, Stratégique, n° 61, 1996-1.

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